La Catastrophe de la Martinique (Hess)/42

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 272-278).


XLII

LE CRATÈRE AVANT LA CATASTROPHE


Au cours des divers entretiens que j’ai publiés, divers renseignements ont été notés, sur l’état du cratère de la Montagne Pelée, entre les jours où il commença de manifester son activité et les 5 et 8 mai.

Dans le dernier numéro (7 mai) du journal les Colonies, qui se publiait à Saint-Pierre, j’ai lu un récit très intéressant d’une visite faite au cratère par MM. Boulin, Waddy, Décord, Bouteuil, Ange et Berte le 27 avril.

Leur récit fut publié sous ce titre :


Note pour servir à l’histoire de l’éruption de 1902.


La voici :


Arrivé au lieu dit la Petite-Savane, ou Morne-Paillasse, le chemin tortueux qui conduit au sommet de la montagne se bifurque. D’où deux sentiers : l’un va au lac situé au pied du Morne Lacroix, l’autre à l’Étang sec. Le sentier de l’Étang sec n’est pas fréquenté ; seuls, les individus qui récoltent les choux palmistes le parcourent quelquefois, sans pour cela atteindre l’Étang sec, où il n’y a rien à voir. Les touristes, sous la conduite de plusieurs guides, gracieusement mis à leur disposition par M. Emm. Isnard, se sont dirigés vers cet ancien étang. Ils ont dû descendre pendant plus d’une heure avant d’y arriver. Le sentier était comblé d’arbres enchevêtrés, barrant absolument le passage. Les mains aidant les pieds, ils ont pu franchir force ponts de branches, de troncs pourris formant fouillis bizarres ; cela, en respirant un air souillé de gaz nauséabonds. Brusquement, après cette heure de marche, une clairière s’est présentée à leurs yeux. Un spectacle inattendu les arrêta net et muets d’admiration. Tous reculèrent instinctivement devant la magnificence de la scène qui s’offrait aux regards. On était en présence d’un lac immense et d’un volcan en activité.


Avant 1852, l’Étang sec, au dire des vieux, était rempli d’eau. Par suite de l’éruption survenue à cette époque, l’Étang s’était desséché et par quelques fissures du sol, fissures qu’on n’apercevait presque plus jusqu’à l’éruption actuelle, des émanations sulfureuses se faisaient sentir de temps à autre. C’était là tout ce qui restait de l’Étang, aussi ne tarda-t-on pas à désigner ce lieu sous le nom de « La Soufrière ». Depuis 1852, on n’y allait presque plus, à part quelques chasseurs et quelques cultivateurs ; le chemin qui y menait était abandonné ; le gazon avait remplacé l’eau de l’Étang ; des arbres de haute futaie y avaient même poussé en certains endroits.

Quand les touristes se trouvèrent en présence du cratère, ils furent littéralement éblouis de surprise. Que l’on se représente une cuvette gigantesque mesurant approximativement : le fond 300 mètres de diamètre ; la partie supérieure 800 mètres. Sur les parois de cette excavation des arbres uniformément recouverts d’un enduit noir, à reflets métalliques ; au fond, un lac de 200 mètres de diamètre ; tout contre le fond et les parois, vers l’Est, un tronc de cône de 10 mètres de hauteur, de 15 mètres de diamètre au sommet, surplombant légèrement le lac ! Il était alors onze heures du matin ; le soleil frappait perpendiculairement le cirque ; tout était illuminé étrangement. Le lac sur lequel flottait de la cendre noire balayée par un vent intense présentait l’aspect d’une mer de plomb fondu ou de vif-argent. Les arbres étincelaient par la poussière qui les recouvrait.

Du point où ils se trouvaient, les touristes avaient le cratère en face. On entendait distinctement le mouvement tumultueux d’un liquide en ébullition ; la fumée s’envolait par gros flocons de la bouche du volcan ; l’eau rejaillissait en cascades sur les bords du cratère et allait se répandre dans le lac immédiatement à sa base.


L’eau du lac a la température du corps.

Quand on y plonge la main, on n’éprouve aucune autre sensation que celle du liquide lui-même. Elle a donc environ 37 degrés. Il y a lieu de croire qu’elle est bouillante à la sortie du cratère ; mais la superficie du nouveau lac jointe à la violence du vent en accélèrent le refroidissement. D’ailleurs, en un point plus déclive que celui du lac, on trouve de l’eau chaude. On peut supposer que le centre du cratère communique par un conduit passant sous le lac et à une grande profondeur dans le sol avec cette source d’eau chaude.

L’eau du lac est grise. Enfermée dans une bouteille bien bouchée et soustraite à toute agitation elle laisse déposer une poudre fine et devient limpide. Cette poussière impalpable est gris ardoisé ; elle ressemble à la plombagine, au bioxyde de manganèse. C’est elle qui tamisée à la surface du lac, sur les arbres du cirque et éclairée par le soleil avait produit l’étrange illumination dont il est parlé ci-dessus.

Cette eau contient aussi une grande quantité de gaz parmi lesquels semblent dominer les gaz sulfureux et sulfhydrique. Le bouchon est chassé avec force quand on débouche la bouteille. Des boutons d’argent ont été noircis sous l’influence des gaz qui se dégageaient du cratère et du lac.



Malgré tous leurs efforts, les touristes n’ont pu approcher du cratère. Pour cela, il leur aurait fallu traverser le lac dans un de ses plus grands diamètres, soit 300 mètres environ. Ils ont cherché un gué et avaient cru le trouver quand la voix des guides les a avertis. Ça et là, en effet, au milieu et sur le pourtour du lac, dans l’eau même, on voit des feuilles flottantes immobiles et encore vertes. Les touristes croyaient qu’ils pouvaient avoir pied en ces endroits. Mais, désignant l’un de ces îlots minuscules les guides affirmèrent que l’on avait tout simplement affaire à un arbre d’une vingtaine de mètres de hauteur et dont le sommet sous l’aspect d’une touffe de feuilles émergeait à peine.

Le cône volcanique existait-il avant l’éruption ? Les touristes ne le pensent pas. Il leur a semblé de même constitution que les lapilis. Ces cendres sortant du cratère, en suspension dans l’eau, se sont accumulées autour de l’ouverture et ont formé un monticule de 10 mètres de hauteur environ. Le cône sera donc très probablement disloqué au fur et à mesure que les apports intérieurs diminueront.


Le lac n’a pas d’issue visible, et bien qu’on ait stationné une heure sur ses bords on n’a pas vu le niveau augmenter. En revanche, le débit de la Rivière-Blanche s’étant accru on peut supposer qu’il y a des fissures dans le fond.

Les touristes n’ont trouvé ni lave ni pierres dans le voisinage. De la cendre noire partout.

Dans la nuit de vendredi 2 mai, l’éruption a été rendue palpable pour tous par les cendres qu’elle a répandues sur Saint-Pierre et ses environs, cendres qui diffèrent absolument par leur aspect extérieur de celles que les touristes ont trouvées sur les lieux mêmes.

Le mercredi 30 avril il y a eu trois secousses de tremblement de terre : la première à 3 h. 40, la deuxième à 5 h. 5, la troisième à 6 h. 10. Ces secousses n’ont pas été perçues par tous ; elles se faisaient horizontalement.

Depuis samedi matin, MM. Boulin et Berté n’ont pas cessé de remarquer que la colonne de cendres, de flammes qui s’élève sur la montagne, se produit juste au point où le nouveau cratère s’est formé.



Dans le même numéro j’ai coupé une autre note curieuse intitulée vers le cratère et signée E. G.


Le phénomène qui s’est produit samedi, à 1 heure du matin, enveloppant tout Saint-Pierre d’un large et épais manteau de cendre, était à la fois trop attrayant et trop intéressant pour que la curiosité individuelle ne fut pas excitée à monter sur les lieux et à se rapprocher le plus près possible de la cuvette explosive.

Il est 6 heures du matin, nous partons en voiture, laissant Saint-Pierre dans une agitation folle au milieu d’une pluie de cendre épaisse et incessante. Devant l’Ex Voto les chevaux s’arrêtent, la pluie de cendre redoublant d’épaisseur et de violence, nous pénètre dans les yeux et dans les organes respiratoires, malgré les mouchoirs qui nous masquent totalement la figure ; le cocher terrifié déclare qu’il ne peut plus continuer et regagne Saint-Pierre. Nous continuons à pied jusqu’à la propriété dite Le Pommier où nous arrivons suffoquant, les vêtements poudrés d’une épaisse couche de cendre qui se transforme, dans les articulations, en boue noirâtre sous l’effet de la transpiration.

L’atmosphère est grise et la vue ne s’étend pas au-delà de 10 mètres ; le vent souffle violemment par intermittences et fait tomber, des arbres, des gouttelettes solides de poussière noirâtre dont la chute est semblable à celle des premières gouttes d’une pluie indécise. Les mugissements des animaux abandonnés, les cris de détresse des oiseaux voltigeant aveuglément, se mêlent aux grondements sourds et aux détonations terribles du volcan en éruption.

À 7 h. 30 notre marche est reprise. Nous suivons le chemin de la digue sur le parcours duquel des travailleurs en grand nombre groupés autour de leur cahute, immobiles, transis de frayeur, nous prédisent un insuccès certain dans l’entreprise de notre ascension. Des grondements ont cessé momentanément, mais la pluie de cendre n’est pas moins abondante. Nous suivons un chemin qui conduit à l’Habitation Isnard que nous trouvons ainsi que ses dépendances complètement abandonnées. La fuite a être précipitée car les portes des cases occupant la partie gauche de l’Habitation sont restées ouvertes. Seule une vieille femme à la mine bouleversée et réduite est devant la porte d’une de ces cases et nous indique la route à suivre pour arriver à la Montagne.

Des champs de canne couverts de cendre se déroulent à nos yeux ; la saturation est moins intense et la vue a une plus longue portée ; la Montagne est invisible car elle projette de temps à autre une cendre noirâtre qui monte verticalement en colonne épaisse et qui la cache totalement à nos yeux. La cendre tombe toujours, mais en quantité moindre ; celle qui nous arrive dans le moment provient des arbres des champs voisins plus élevés et des cimes environnantes encore invisibles, que le vent balaye et entraîne avec lui dans la direction Ouest, c’est-à-dire de Saint-Pierre.

L’immensité ténébreuse et grisâtre s’éclaircit peu à peu et à mesure que nous approchons. Le vent souffle de temps en temps par bouffées et nous amène de la poussière très fine. Son épaisseur sur le sol et sur les feuilles des arbrisseaux est de 1 cent. 1/2, la marche est pénible, mais nous atteignons enfin le sommet du Morne Saint-Martin ; il est 10 heures.

Partout ce n’est que cendre ; le Morne-Bardury qui est à notre gauche en est couvert, les arbres sont très hauts et leurs branches sont courbées vers le sol. Soudain une détonation se fait entendre accompagnée de grondements sourds et prolongés, puis une deuxième, puis quatre autres à différents intervalles. Le ciel s’obscurcit aussitôt et du cratère dont nous ne sommes éloignés que de 800 mètres environ, sort une épaisse et noire poussière qui se dirige vers le Prêcheur. Des mugissements lointains arrivent à nos oreilles, des cris d’animaux effarés s’élèvent au milieu du profond silence qui suit les détonations, ce sont des bœufs qui fuient dans toutes les directions, couverts de cendre et poussant ces mugissements sinistres. Les petites conduites d’eau sont sèches ; l’eau est absorbée et remplacée par une couche de cendre de 2 centimètres. Nombre de petits oiseaux gisent sur le sol grisâtre ; pas une goutte d’eau pour les ranimer.

Le sommet de la montagne est clair. À droite, le soleil montre de timides rayons qui viennent augmenter encore la blancheur tranchante de la cendre sur la verdure des arbres et des sommets.

La Nature est triste et monotone, aucun chant d’oiseau, aucun bruit que le mugissement des bœufs sauvages et les ronflements souterrains du sol de la Montagne.

Un phénomène curieux qui ne manquera de surprendre ceux de nos lecteurs qui n’ont pas été sur les lieux, est l’accès de plus en plus facile qui s’offre au fur et à mesure que l’on approche du cratère. La cendre au pied de la Montagne ne se rencontre plus que sur les arbres et le sol, et c’est bien à tort, croyons-nous, que les organisateurs de l’excursion de la Montagne Pelée ont cru devoir renvoyer la partie.

La Montagne est absolument accessible ; nous nous proposons d’ailleurs, d’y retourner bientôt et d’offrir à nos lecteurs un compte rendu plus intéressant et plus complet de cette nouvelle ascension.