La Catastrophe de la Martinique (Hess)/38

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 237-252).


XXXVIII

LA VIE À SAINT-PIERRE, SOUS LA MENACE DU VOLCAN.


Documents et entretiens.


Ce qu’était la vie à Saint-Pierre, durant les jours qui précédèrent la catastrophe, on a pu s’en faire une idée à la lecture des précédents articles de mon reportage. Il faut cependant que j’y ajoute encore quelques documents.

Tout d’abord, on prit l’éruption de la Montagne Pelée pour une amusante curiosité. On songeait au vaudevilliste qui faisait dire à l’un de ses personnages : « Comment, ces imbéciles avaient un volcan et ils l’ont laissé éteindre ! »

Le volcan se rallumait, le volcan fumait… Tant mieux… Cela donnait un nouvel attrait à la montagne Pelée. Le cratère devenait un but d’excursion, « sensationnelle ». Depuis le temps qu’on y allait et que c’était toujours la même chose, on commençait à s’en fatiguer… Les fumées du volcan donnaient, enfin, occasion d’organiser de belles parties de tourisme, et l’on insérait dans le numéro des Colonies daté du 2 mai, l’avis suivant :


Nous rappelons que c’est dimanche prochain, 4 mai, que doit avoir lieu la grande excursion à la Montagne Pelée organisée par les membres de la Société de gymnastique et de tir.

Ceux qui n’ont jamais été jouir du magnifique panorama qui s’offre à l’œil du spectateur étonné, à une altitude de 1.300 mètres, ceux qui désirent voir de près le trou encore béant par lequel s’échappaient, ces jours derniers, les épaisses fumées qui n’ont pas manqué de jeter l’effroi au cœur des habitants des hauteurs du Prêcheur et de Sainte-Philomène, devront profiter de cette belle occasion et venir se faire inscrire au siège de la Société, rue Longchamps, ce soir au plus tard.

La réunion des excursionnistes aura lieu à 3 heures un quart du matin au Marché du Fort, et le départ à 3 heures et demie très précises. On se rendra à la Rivière-Blanche, habitation Isnard, où l’on trouvera des conducteurs.

Ceux qui ne voudraient pas s’occuper de leur nourriture, devront verser une cotisation de 3 francs : ils ne regretteront pas de ne pas s’être embarrassés du soin de se procurer des vivres.

D’après les tuyaux que nous avons pu avoir, la compagnie sera très nombreuse. Si donc le temps est beau, les excursionnistes passeront une journée dont ils garderont longtemps un agréable souvenir.

Il reste entendu que ce jour-là il n’y aura point de tir au Jardin botanique.


L’inquiétude ne parut qu’assez tard. On affectait de conserver la gaieté, l’insouciance avec lesquelles on avait accueilli les premières fumées, les premières cendres… Les avait-on assez plaisantées ces premières menaces, ces premiers avertissements du volcan ! L’esprit créole avait trouvé pour cela des raffinements qui valent d’être conservés.

Telle cette fin de chronique non signée qui parut dans les Colonies du 30 avril :


Pour nous, insulaires de la Martinique, avril, s’il n’a pas été comique, aura été tragique, doublement tragique. Nous y aurons vu deux éruptions volcaniques, l’une dans les esprits, l’autre à la Montagne Pelée ; l’une électorale, l’autre physique ; l’une de discours, de propagande, de rhum, d’argent et de bulletins de vote, l’autre de fumée et de cendres. L’une n’est pas finie, car le volcan électoral fume encore et ne s’éteindra que dans douze jours ; l’autre continue, car notre Pelée est toujours en activité et éteindra ses feux nous ne savons quand. Ni de l’une, ni de l’autre on ne sait ce qui résultera. Espérons que ce ne sera rien de mauvais.

Oui, en vérité, mémorable sera notre avril 1902, surtout au point de vue de l’éruption physique ou volcanique, on en parlera comme on parle du 5 août 1851, date de l’avant-dernière. Quand nous entendions parler de celle-ci, nous eussions voulu y être ; cela nous paraissait un phénomène extraordinaire, et d’autant plus piquant que, croyant notre Pelée éteinte, nous n’espérions jamais voir un événement de ce genre. Aussi qu’elle n’a pas été notre surprise quand on vint nous dire que la Montagne Pelée fumait ! Nous prîmes tout d’abord la chose pour un poisson d’avril, et nous ne crûmes que quand nous eûmes vu. De grosses masses, tantôt noirâtres, tantôt blanches de fumée, sortaient de terre et montaient rapidement et verticalement dans les airs en s’arrondissant. Ensuite, une accalmie se produisait, puis le même manège recommençait. Nous vivrons encore cent ans que nous garderons intact ce souvenir. Précieusement, nous garderons aussi cette cendre mystérieuse, sortie des mystérieuses et enflammées entrailles de notre globe et vomie à des kilomètres de distance par la gueule de notre volcan. Sans doute, c’est de la cendre comme une autre ; mais à moins d’être dépourvu de toute imagination, on avouera que cette cendre tient de la nature du phénomène quelque chose de particulièrement intéressant. Nous la gardons donc comme une relique. Elle est fine, légère, menue comme du ciment, d’une couleur semblable à celle du ciment, mais un peu plus bleuâtre. Cette cendre est pour nous un poème. Il est fait déjà dans notre imagination, et, si nous l’écrivions, nous l’intitulerions : La cendre du Volcan ! Et quelles flammes, amis, nous ferions jaillir de cette cendre !

Nous ne manquerons pas, par exemple, d’en célébrer la vertu bienfaisante pour la culture cacaoyère et caféière. Les habitants du Prêcheur prétendent qu’elle détruit les microbes de leurs plantations, et favorisent celles-ci. Ils assurent que les exhalaisons sulfureuses qui, depuis quelque temps s’échappaient de la montagne, ont hâté déjà la floraison de leurs cacaoyers et que l’on n’y a jamais vu tant et de si précoces fleurs !

Parfait. Pourvu que cela s’arrête là et que la montagne se contente de fumer et montrer de la cendre.

Mais pour Dieu ! qu’elle ne se mette pas à trépider ! C’est pour le coup que les cœurs trépideraient et danseraient aussi. Mais nous ne nous attendons pas à ce mauvais coup de sa part. La Montagne Pelée voyant que les bonnes coutumes s’en allaient a voulu simplement nous faire manger un poisson d’avril. Aimable avril ! aussi puisque tu vas te coucher, dors bien ! Et toi, mai, salut.


Ces lignes plurent sans doute beaucoup aux Pierrotins, et l’auteur en fut certainement complimenté quand il parut au Cercle artistique… Lues après le cataclysme, elles nous apparaissent macabres.

Mais l’inquiétude venait tout de même.

Je lis dans le dernier numéro des colonies, celui du 7 :


La panique à Saint-Pierre.


L’émigration de Saint-Pierre continue à se faire de plus en plus intense.

Du matin jusqu’au soir et toute la nuit ce ne sont que gens pressés portant des paquets, des malles, des enfants et se dirigeant vers le Fonds-Saint-Denis, le Morne-d’Orange, le Carbet, etc., etc. Quant aux vapeurs de la Compagnie Girard, ils ne désemplissent pas.


Et le journal appelle cela un « mouvement d’affolement. »

J’ai publié dans d’autres chapitres, les déclarations de M. Clerc et la lettre de M. Riffard, sur les appréhensions de M. Landes. Voici une interview de ce professeur dans le journal du 7 ;


Le 5 au matin, M. Landes a vu des torrents de fumée s’échapper de la partie supérieure de la montagne à l’endroit dit « Terre Fendue ». Il remarqua que la Rivière-Blanche s’enflait périodiquement et fournissait un volume d’eau cinq fois supérieur au volume normal des grandes crues. Elle charriait des blocs de rochers qui pouvaient peser jusqu’à 50 tonnes.

M. Landes se trouvait sur l’habitation Perrinelle et cherchait à midi 50 l’Étang sec ; il vit une masse blanchâtre descendre avec une rapidité de train express la pente de la montagne, s’engager dans la vallée de la rivière en marquant son passage par une épaisse fumée blanche. C’est cette masse de boue et non de lave qui a submergé l’usine. Plus tard, au bas du Morne Lénard, il a paru à M. Landes qu’il existait une branche nouvelle et qui peut être fournissait de la lave.

La vallée a reçu le contenu de l’Étang sec dont la digue s’est rompue, laissant tomber des eaux boueuses à une hauteur de 700 mètres. Si, chose surprenante, il n’y a pas eu trépidation du sol sous l’influence de cette énorme chute, c’est que la mer a fait tampon.

Il résulte des observations de M. Landes que, dans la matinée d’hier, la bouche centrale du volcan située aux fentes supérieures vomissait plus que jamais, mais par intermittence, des matières pulvérulentes jaunes et noires.

Il faut fuir le fond des vallées avoisinantes et habiter à une certaine hauteur pour éviter d’être submergé comme le furent Herculanum et Pompéï.

Le Vésuve, ajoute M. Landes, n’a jamais fait que de rares victimes. Pompéï fut évacué à temps et l’on n’a trouvé que peu de cadavres dans les cités ensevelies.

Conclusion : La Montagne Pelée n’offre pas plus de danger pour les habitants de Saint-Pierre que le Vésuve pour ceux de Naples.


Mais le journal ajoutait :


Cependant, ce matin, la montagne était découverte ; le morne Lacroix s’est montré présentant à sa base, du côté de l’Étang plein, une échancrure de 100 mètres de long sur 40 de hauleur, rendant possible la chute partielle de cette éminence qui pourrait amener un peu de trépidation du sol.


Et je prends encore dans ce même numéro le récit des phénomènes du 6.


Le 6, vers 7 heures, le débit de la Rivière des Pères augmenta. La rivière roulait une eau noirâtre. On croyait à une simple augmentation de volume causée par les pluies. Soudain un torrent arriva entraînant une très grande quantité de bambous ; puis succédèrent des arbres, des roches énormes que l’on peut encore voir dans le lit de la rivière. Le pont de l’habitation Perrinelle a disparu, pour ainsi dire, sous les blocs de roc. Si ce n’était le mur de la propriété qui a été assez fort pour ne pas céder, les écuries auraient été emportées par le torrent.

Ce premier débordement dura jusque vers 10 heures, diminua peu à peu, pour recommencer vers 2 heures du matin.

La Roxelane a débordé à son tour vers 7 heures du soir. Les eaux charrient de la cendre. À l’embouchure de la rivière flottent des poissons morts.


Est-ce qu’il n’était point normal que de tels phénomènes donnassent de la « panique » ?

Raz de marée du 5 mai à Saint-Pierre.

Le 6, le quartier nord de Saint-Pierre était menacé…

Dans cette même journée du 6, un habitant de Saint-Pierre, M. Berte, écrivait à son frère les deux lettres que voici :


Saint-Pierre, mardi 6 mai, 3 heures du matin.

Joseph vient me réveiller et m’apprend qu’une grande partie de la population s’est transportée sur les boulevards se dirigeant vers le Fonds-Saint-Denis. Il paraît que la Rivière des Pères est envahie par une coulée de boue. Je perçois distinctement une odeur de bourbier. Le ciel est pur cependant. Avant de prendre une décision, je fais les constatations suivantes : il a plu dans la nuit, ce qui explique l’odeur infecte qui se dégage de la ville ; les détonations n’ont pas augmenté en intensité ; elles sont plus fréquentes et rappellent le tonnerre. Les brouillards de la montagne ont disparu, ce qui me permet de bien observer que le cratère n’a au-dessus de lui ni flammes ni cendres.

À l’Est, le temps est à la pluie.

La rue Castelneau est en émoi, c’est une danse de fanaux assez originale ; beaucoup de personnes portent des paquets sur la tête et marchent vite. La lumière électrique ne fonctionne pas depuis hier soir, les machines étant engorgées par les cendres. Tout bien pesé, je ne crois pas que le moment soit venu de suivre mes concitoyens affolés… et je reste malgré Joseph Claude, et Pauline.

Hier, à 1 h. 1/2, l’usine Guérin a été engloutie ; une vague de 2 mètres a envahi la Roxelane, a remonté la rivière et s’est arrêtée au Pont de Pierre. L’onde se propageant a atteint le Carbet. Depuis le matin, la Rivière-Blanche roulait une masse considérable de boue bouillante. Deux gendarmes à cheval partis de Saint-Pierre pour le Prêcheur vers 6 heures du matin avaient pu facilement traverser cette rivière ; à leur retour, vers 9 heures, ils ont été arrêtés par la violence du débordement et sont retournés au Prêcheur. À partir de ce moment, le courant augmente à vue d’œil, et des boulevards on pouvait suivre, par la vapeur qui s’y dégageait, l’avalanche de boue se précipitant par bonds prodigieux sur l’usine… l’usine fut complètement recouverte… Toute cette partie de Saint-Pierre n’est plus qu’une plaine, une plaine affreuse, puante, chaude, fumant abondamment. De loin, on dirait qu’un cratère s’est formé à cet endroit.


(puis mauvaises explications du phénomène…)


Il est 4 heures, mon cher Émile. Je m’habille et cours mettre cette note à la poste. Conserve-là. Inutile de te dire que je n’ai pas encore perdu mon sang-froid. Quand je ne pourrai plus prendre de notes, je saurai que le danger est imminent.

6 mai, 11 heures du matin.

Je viens de visiter le lieu du sinistre d’hier. L’usine est ensevelie sous une montagne de boue. De l’endroit où se trouvait l’usine, jusqu’à l’habitation Neuilly, c’est une plaine de boue noire. Les maisons qui bordaient la route à droite ont disparu. Côtoyant la boue, je me suis rendu chez M. Isnard, et j’ai pu assister à la descente de la boue. On entend une détonation dans la montagne, puis une traînée de vapeurs blanches court avec une vitesse vertigineuse de l’endroit où l’explosion s’est produite. Pendant une demi-minute, on suit ces vapeurs ; on les perd ensuite de vue et, brusquement, vous voyez surgir devant vous une mer de boue fumante qui se rend dans la mer. Cela se fait avec un grondement formidable perceptible jusqu’à Saint-Pierre. Le lit de la Rivière-Blanche, ainsi que la gorge où coule cette rivière ayant été comblés, il est à présumer que la houe envahira la Rivière-Sèche.

D’où provient cette boue ? C’est le morne Lacroix et toutes les parties élevées de la montagne qui, sorties par l’eau bouillante et les gaz du cratère, se sont précipités dans le nouveau lac. Le volcan rejette toute cette masse de terre par saccades. Il en résultera une nouvelle configuration de la montagne. La chaîne se trouvera partagée en deux parties à son sommet : l’une du côté du Prêcheur, l’autre regardant Saint-Pierre.

Le volcan est toujours en pleine activité ; je crois même qu’il y a recrudescence. Les colonnes de fumée s’élancent gigantesques du cratère ; elles sont de plus en plus compactes et sont franchement éclairées par le feu intérieur. Jamais je ne les ai vues s’élever si haut et en telles masses. L’effet est saisissant et vous fait rêver malgré vous. Si je n’avais pas d’enfants, j’aurais été au Dos-de-Mulet, en compagnie de quelques amis, assister au spectacle merveilleux qui doit s’accomplir au four de la fournaise ! Je ne puis malheureusement que voir de loin.

La vague, qui s’est fait sentir à Saint-Pierre et dans ses environs, a atteint la route au Fonds-Coré. Elle a endommagé toutes les maisons de ce hameau ; maintenant, l’aspect est le même que celui qu’un ras de marée laisse après son passage. La mer de boue est une chose hideuse à voir. Quelque flegmatique que l’on soit, on éprouve une certaine émotion quand on l’aperçoit. Ce bruit sinistre qui vous environne et qui se propage par le sol, ces témoins dénudés qui s’offrent à la vue, ce changement absolu de choses qui, hier encore vivaient, tout cela vous jette dans un recueillement profond. On revient de ces lieux désolés, l’âme ou l’esprit, je ne sais, préoccupé. Le phénomène est beau, sublime, parce que grand, mais combien triste aussi ! Je ne puis le comparer à une tempête sur mer, n’en ayant jamais vu ; il doit être plus grandiose et plus horrible à la fois.

La population est affolée, tes femmes surtout. Il y a des chipies qui ont, dans leur jeunesse, brûlé bambous et roseaux, qui vous engueulent sans maille ni raison. Elles vous crient à la face, sans vous connaître : « Eh bien, pas ni bon Dieu. » Elles voient partout une intervention occulte. Si leurs filles ont trouvé un mâle, grâce à Dieu ! si un volcan entre en éruption, grâce à Dieu ! si elles se cassent la jambe, grâce à Dieu ! Maudites soient les gens qui exploitent ainsi la crédulité ignorante des foules.



Ainsi les gens avaient peur. Ils sentaient le danger. Ils avaient le pressentiment de quelque chose qui les engloutirait. Les gens à prétentions scientifiques parlaient de l’écroulement de la montagne et d’un tremblement de terre. Les autres ne parlaient pas de la nature de la catastrophe redoutée. Ils pensaient tout simplement qu’il y en aurait une et ils avaient peur. Et ils voulaient fuir.

Cela est indiqué dans l’affiche que le maire de Saint-Pierre fit placarder le 6, et dont voici la copie, l’original m’ayant été seulement prêté par un habitant de Fort-de-France, M. Josa, qui en avait reçu un exemplaire de Saint-Pierre :


Chers concitoyens,

Une nouvelle calamité vient de frapper notre malheureux pays déjà si éprouvé.

La commune de Saint-Pierre et celle du Prêcheur sont les plus atteintes par l’éruption du volcan de la montagne Pelée.

Cet événement a jeté la consternation dans toute l’île.

Les habitants des hauteurs de Saint-Pierre avoisinant la montagne, ceux du quartier de la Rivière-Blanche et de Sainte-Philomène sont sans asile et sans pain.

Aidée par la haute intervention de M. le Gouverneur et de l’autorité supérieure, l’Administration municipale a pourvu, comme elle le pouvait, aux premiers secours en vivres. Des logements sont fournis à ces émigrés intéressants, à ces travailleurs du sol dont les produits alimentaient Saint-Pierre et qui, en une nuit, ont vu le fruit de leur pénible labeur englouti sous la cendre.

Il vous appartient, chers concitoyens, dans ces douloureuses circonstances, de montrer ce que votre cœur renferme de générosité et de sollicitude pour ces victimes.

Que ces malheurs ne vous laissent pas indifférents, et que votre solidarité si connue trouve, en ce moment, une occasion de se manifester.

Le calme et la sagesse dont vous avez fait preuve depuis ces quelques jours d’angoisses nous font espérer que vous ne resterez pas sourds à notre appel.

D’accord avec M. le Gouverneur, dont le dévouement est toujours à la hauteur des circonstances et que nous avons accompagné hier à Sainte-Philomène et au Prêcheur, nous croyons pouvoir vous assurer que, vu les immenses vallées qui nous séparent des cratères, nous n’avons pas à craindre un danger immédiat et que la lave n’arrivera pas jusqu’à la ville : les événements seront localisés aux endroits déjà éprouvés.

Ne vous laissez donc pas abattre par des paniques sans fondement. Ne vous découragez pas et permettez-nous de vous conseiller de redoubler d’ardeur comme en 1890 et 1891, et de reprendre vos occupations habituelles afin de donner le courage et la force nécessaires au peuple si impressionnable de Saint-Pierre et des environs pendant une heure de calamité publique.

Le Maire, R. Fouché.


En même temps que cette affiche, Mme Josa recevait une lettre de la sœur du maire, sa parente. Cette malheureuse femme qui a péri le 8 attendait la mort dès le 6.


Saint-Pierre, le 6 mai 1902.
Ma chère Marguerite,

Nous vous remercions beaucoup de votre gracieuse offre, mais, ne pouvant abandonner la maison, nous attendons, avec résignation et soumission à la volonté de Dieu, la mort prématurée.

Nous vous embrassons tous peut-être pour la dernière fois.

Votre cousine dévouée.

Signé : H. Brindis de Salas, née Fouché.



Ainsi dès cette date, les femmes avaient peur, effroyablement peur. Le 8 au matin leur peur avait atteint son paroxysme. Peur de quoi… elles ne savaient pas exactement… mais elles avaient peur, les malheureuses, elles sentaient la mort.

À bord du Canada qui nous ramène en France ont pris passage deux religieuses de l’hôpital de Fort-de-France.

L’une d’elles m’a conté que le 8 au matin leur supérieure a reçu une lettre de la sœur Providence, supérieure du lycée de Saint-Pierre. Cette religieuse avait écrit sa lettre à 5 h. 1/2 et l’avait portée au bateau de 6 heures.

Je répète les paroles de la sœur de Fort-de-France.

« La mère nous lut la lettre au réfectoire. C’était une lettre d’agonie. Elle disait :

Nuit terrible. Nous n’avons pu nous coucher. Nous avons marché toute la nuit dans notre dortoir… à peine osions-nous regarder le ciel du côté de la montagne. Tonnerres. Éclairs. Détonations et feux dans le volcan. Un gros orage. Nous mourons de peur…

Priez Dieu pour nous… Comment va se passer celle journée… Priez pour nous…

Au moment où la Mère nous montrait cette lettre d’angoisse écrite ou plutôt griffonnée au crayon… une écriture tremblée, une écriture d’effroi qui à notre tour nous remplissait de terreur ; à ce moment nous avions déjà reçu la pluie de cailloux, et la pluie de cendres tombait toujours… et nous avons prié, et nous avons pleuré aussi car nous sentions, nous savions que notre prière était pour des mortes…



À bord du Canada se trouvaient aussi trois petites filles ; leur père, un instituteur de Saint-Pierre et leur mère avaient péri dans la catastrophe. Elles allaient en France chez leurs grands parents.

L’aînée, douze ans m’a dit tout ce qu’il y avait d’angoisse et de craintes à Saint-Pierre « des jours avant ».

« Le volcan, les nuits, je l’ai vu donnait du feu. Et tout le monde à Saint-Pierre avait peur, dans notre quartier…

« Les gens couchaient au moins à cinquante dans la même maison ; tous les voisins se mettaient ensemble pour avoir moins peur. Et ils priaient le bon Dieu pendant toute la nuit. Mais cela ne les empêchait point d’avoir peur. Il y en avait qui pleuraient. Maintenant c’était des gens du peuple, car l’école était dans un quartier de gens du peuple… Ailleurs je ne sais pas. Cependant Mme X… Mme Y… et d’autres… des amies de maman chez qui nous sommes entrées quand nous allions à la Savane pour voir le volcan, toutes ces dames avaient aussi très peur.

« Et papa aussi. Il disait comme ça que c’était bête de vouloir s’obstiner contre un volcan, qu’il arriverait malheur pour sûr. Il voulait s’en aller avec nous. D’autres fonctionnaires aussi. Mais on n’a pas voulu. On lui avait seulement permis de nous conduire à Fort-de-France, et il devait revenir tout de suite. Il avait conduit maman avec nous… Mais quand il est reparti, comme il était triste, et que maman n’aimait pas le voir triste, maman est repartie avec lui, nous laissant toutes seules. Et ils étaient tristes tous les deux… Ils ne sont pas revenus… »

Et quand cette enfant vêtue de noir me disait cela sur le pont du paquebot qui filait joyeux en Europe, elle était triste…

Moi aussi…

Une de ses petites sœurs, toute petite, qui ne savait pas bien, qui ne comprenait pas, mais qui se voyait en noir, et qui n’aimait pas le noir, et qui se rappelait des pleurs, et je ne sais quelles terreurs, et peut-être aussi quelles visions… une toute petite jouait avec ma barbe et m’appelait l’Ogre…

Non mignonne, l’Ogre c’était l’autre, c’est les autres…



J’ai encore d’autres lettres, d’autres notes… mais celles-là, je crois, suffisent pour montrer dans quelles terreurs, dans quel affolement a péri Saint-Pierre… et surtout pour prouver que si on avait laissé les gens libres d’obéir à leur instinct le nombre des victimes ne se chiffrerait point par milliers.

Devant la mort, devant les grandes menaces de la nature il y a un instinct qui avertit les êtres en leur donnant la peur.

Les animaux obéissent à cet instinct et fuient.

Les gens simples écoutent leur peur et veulent fuir.

Les gens trop civilisés méprisent cette peur, ne la comprennent plus et restent.

Il fallait fuir… La nature tout entière le criait. La terre le disait. Elle frémissait au poids des vivants. Elle les secouait. Elle leur mettait dans les jambes un tremblement comme pour les forcer à marcher, à s’en aller, à fuir…

Une institutrice qui arrivait de Saint-Pierre à Fort-de-France le 8 par le bateau de 6 heures du matin, Mlle D…, qui ne pouvait donc rien savoir encore des dernières menaces du volcan, de celles entre 6 et 7, disait à un ami :

« Il va arriver quelque chose… pour sûr… Je suis dans un état… La terre a frémi toute la nuit… On ne pouvait tenir en place… J’ai encore ce frémissement dans les jambes… Je ne pouvais rester… une force m’obligeait à marcher… à m’en aller. »