LA
CAMPAGNE DE 1815

LES HISTORIENS DE L’EMPIRE.

première partie.

I. — LA FATALITÉ.


Celui-là, rendrait à la raison publique un véritable service, qui, sans crainte, sans éblouissement et sans colère, rétablirait la logique et l’enchaînement des choses dans l’histoire de Napoléon. Nous avons tant de goût pour la fable que nous ajoutons des merveilles aux événemens merveilleux. Nous aimons tant la force que nous sommes toujours prêts à l’assister, à l’augmenter des pouvoirs de notre imagination. Tout homme qui a courbé les autres sous sa main traîne après lui une légende qui le grandit par-delà les limites de la nature humaine, soit que nous pensions que, pour nous faire courber la tête, il faille absolument des demi-dieux, soit que nous soyons si naturellement courtisans que notre fantaisie s’exalte à la seule vue du plus fort. Nous lui prêtons à l’envi le secours de notre crédulité et de nos superstitions.

Napoléon nous connaissait bien lorsqu’en racontant ses prospérités ou ses revers, il ne parlait jamais que d’étoile, de destin, de coups de foudre, comme s’il s’agissait non d’une histoire arrivée sous nos yeux, mais d’un monde supérieur, où notre raison n’a rien à démêler. Ce langage, plus conforme à l’antiquité païenne qu’à notre époque de critique et de philosophie, nous l’avons conservé. Et quelle peine n’avons-nous pas à nous en délivrer ! Pour les autres époques des temps modernes, nous consentons à chercher une explication simple et naturelle des faits ; mais pour ce que nous appelons l’épopée de l’empire, nous rejetons cette méthode raisonnable, nous aimons à laisser dans le mystère la raison des événemens. Il semblerait que nous ferions déchoir cette épopée si nous rattachions simplement les effets à leurs causes. Nous brisons la chaîne qui les unit, prenant je ne sais quel plaisir qui tient du vertige à contempler ces prospérités, ces adversités, ces sommets et ces abîmes, comme si aucun lien ne les rattachait les uns aux autres, et que le hasard, ou ce que nous appelons une fatalité inexplicable, une bizarrerie du destin, eût seul changé la face des choses. Les ouvrages les plus considérables de notre temps sur l’histoire de l’empire ne se sont point encore entièrement affranchis de cette méthode asiatique.

Comment s’en étonner ? Cette méthode est celle de Napoléon lui-même ; son esprit pèse encore sur les nôtres. Non-seulement il a fait pendant vingt ans l’histoire, mais il l’a racontée à sa guise. Jamais homme d’action n’a tant parlé, raisonné, écrit sur ce qu’il a fait, et de même qu’il a ébloui le monde par ses actes, il l’a jeté dans un autre éblouissement par la manière dont il les a commentés, en sorte que nous sommes restés sous le double joug de ses actions et de sa pensée.

Napoléon n’a pas été un de ces Taciturnes qui maîtrisent la terre sans rien dire. Lui seul au contraire parlait dans un monde muet, et ses explications allaient retentir partout. Aussi longtemps qu’il a parlé dans la victoire, ses réflexions se sont accordées avec la nature des choses. Il a montré admirablement pourquoi il a vaincu à Lodi, à Arcole, à Rivoli, à Marengo ; mais c’est surtout après la défaite qu’il a parlé au monde, et il est incroyable combien il a mis d’obstination à prouver que la fortune a eu tort, que les rois et les peuples se sont trompés, car on ne voit pas qu’il ait accepté une seule des leçons de l’adversité. Au contraire jusqu’au bout il l’a gourmandée comme une coupable qui, par un caprice de femme, a détruit les combinaisons les meilleures de la sagesse et du génie. Dans une situation si fausse, décidé à soutenir cette lutte à outrance contre le ciel et la terre, j’admire qu’il ait conservé intacte la trempe de son esprit.

Si l’on ne cherche que le drame, c’en est un assurément de voir Napoléon, sur son rocher, repousser comme des outrages les leçons de la mauvaise fortune et s’envelopper de fictions plutôt que d’accepter une seule des vérités qu’elle apporte avec elle. Cette obstination à se tromper l’a servi aux yeux du plus grand nombre. Se proclamer infaillible jusque dans le fond de l’abîme, voilà une sorte de grandeur qui ne manquera jamais d’éblouir le monde. Et l’éblouir, c’est l’asservir encore.

Mais pouvons-nous, devons-nous imiter cette inflexibilité dans un système impossible ? Pauvres ilotes, ivres de la gloire d’autrui, voulons-nous prolonger pour notre compte cette résistance à l’évidence, à la vérité ? Non certes ! Si Napoléon a pu sans péril pour sa gloire condamner la raison des choses sous le nom de destin, nous ne pourrions l’imiter en cela sans dommage pour notre intelligence. Affranchissons-nous donc du servage d’un grand esprit quand il s’aveugle ; travaillons à émanciper au moins l’histoire. La vérité ! la vérité ! voilà le règne de la liberté durable. Cherchons à y rentrer.

Il devient visible à tous qu’il y a en France, dans le domaine de l’histoire, un premier effort de l’esprit français pour échapper à la légende et empêcher qu’une certaine mythologie ne remplace la vérité. Peu à peu la figure réelle de Napoléon se dégage au milieu des traditions fictives qui l’ont plus ou moins voilée. Les intelligences plus mûres la ramènent forcément aux proportions purement historiques. me semble que vous ne pourriez citer un ouvrage important sur cette matière qui ne fasse descendre Napoléon de son piédestal de nuages pour le soumettre aux conditions et aux lois de la critique ordinaire. Sans parler des Mémoires du roi Joseph, tous les ouvrages récens, les Souvenirs de M. Villemain, Histoire parlementaire de M. Duvergier de Hauranne, les derniers volumes de M. Thiers, la Campagne de 1815, par M. le colonel Charras, aboutissent par des voies différentes à un résultat semblable, la critique formelle du héros, une sorte de révolte contre la tyrannie de sa mémoire, ou du moins un besoin manifeste d’échapper aux éblouissemens de la renommée. C’est là un signe des temps, bien faible assurément, mais où il est permis de lire avec quelque sécurité dans l’avenir.

Vous pouvez en induire déjà que l’esprit français ne restera pas enveloppé, ébloui dans les rayons de Napoléon, ainsi que cela est arrivé chez d’autres peuples qui n’ont pas su se dégager à temps de l’étreinte d’un grand homme. L’esprit grec a été irrémédiablement gâté par Alexandre et a pris avec lui la robe orientale. Après César, l’esprit italien est resté césarien jusque dans le moyen âge. Après Charlemagne, la légende carlovingienne s’est répandue. Elle a grandi, elle a régné, elle a possédé les imaginations pendant des siècles. Elle s’est substituée à la réalité, à l’histoire, à la vie elle-même, sans que les intelligences aient fait aucun effort sérieux pour ressaisir la vérité. Chacun de ces grands hommes a projeté après lui une grande ombre dans laquelle des nations entières ont disparu ; éclipsées par des mémoires trop pesantes, elles n’ont eu la force ni de les porter ni de les répudier.

Napoléon n’exercera pas cet empire absolu sur les âmes. Déjà plus d’une s’est relevée et a osé le regarder en face. Soit que notre époque entière répugne à ces sortes de superstitions, soit que l’esprit français y soit particulièrement opposé, chaque jour amène un nouvel effort pour ressaisir impartialement l’histoire et disputer la place à la légende ; mais ces efforts ont besoin d’être soutenus, il faut surtout qu’ils s’appliquent aux événemens où la conscience publique est le plus aisément complice de l’artifice ou de la fable. Expliquons-nous sur cela clairement.


II. — LA LÉGENDE ET L’HISTOIRE.


Qu’est-ce que la légende napoléonienne ? Il y en a plusieurs sortes. Et d’abord il y a celle qui, née simplement de l’ignorance, forme l’histoire pour les grandes masses du peuple. À cette espèce appartient la tradition fabuleuse qui par exemple attribue à Napoléon tous les actes utiles, toutes les lois bienfaisantes, toutes les batailles de la révolution française. Cette sorte de fiction rentre dans la classe de celles du moyen âge sur Charlemagne, Attila, Théodoric de Berne. On peut y voir un effort ingénu des masses pour produire de notre temps une mythologie que tout rend impossible. Ce n’est pas de ce genre de fable que j’ai à parler ici.

Il est une autre sorte de légende napoléonienne, celle des classes cultivées, des lettrés, des savans, des historiens même. Elle ne se forme pas ingénument, comme celle de la foule ; mais, pour être presque aussi insoutenable que la première devant la raison, elle n’est guère moins tenace. J’appelle de ce nom le parti-pris d’arranger l’histoire de Napoléon en dépit des dates, des époques, des lieux, des distances, de la géographie, des documens les plus authentiques, une certaine manière de présenter les choses dont on ne veut plus sortir malgré l’évidence contraire ; les grandes maximes du genre humain qui régissent tous les autres peuples exclues de cette histoire et tenues pour inapplicables ; une volonté fixe de rejeter le sens commun dès qu’il s’oppose à notre échafaudage ; avec plus de connaissances que la foule, le même mépris de l’esprit de suite, la même logique fantasque, souvent le même oubli des faits réels, sans avoir pour excuse l’imagination ou la poésie de la fable.

Par exemple, nous répéterons à satiété que le 18 brumaire était nécessaire pour sauver la France de l’invasion étrangère, et nous savons pourtant à merveille que la France venait d’être sauvée par la bataille de Zurich. Il y a quelques jours, je visitais ce champ de bataille. En revoyant presque intacts, au passage de Diéticon, recouverts d’une épaisse végétation, les vastes travaux de l’armée à sa tête de pont, je n’ai pu m’empêcher de me dire : « Celui qui verra ces travaux, ces redans, ces bastions faits pour un jour, avec une solidité qui a bravé plus d’un demi-siècle (car ils semblent faits d’hier), celui-là pourra juger de la prudence consommée qui se mêlait aux entreprises les plus hardies des armées républicaines, et il ne pourra guère songer que ces armées eussent grand besoin du 18 brumaire pour sauver chez elles la discipline ou les traditions de l’art militaire. »

Nos historiens acceptent le 18 brumaire dans son principe, ils en font la pierre fondamentale de l’édifice ; c’est à leurs yeux le salut et la grandeur renaissante de la France. Je le veux bien ; mais alors qu’ils gardent une certaine conséquence avec eux-mêmes, sans laquelle l’histoire perd sa propre dignité.

S’il est juste, s’il est heureux qu’un homme seul ait pris sur lui, au 18 brumaire, la responsabilité des destinées de la France, s’il est sage et glorieux que tous les autres se soient démis devant lui et soient rentrés, les yeux fermés, dans la poussière ; si c’est une félicité qu’il ait, dès le commencement, détruit, renversé tout obstacle à sa fantaisie ; si vous n’avez pour cette journée que des louanges ou des acclamations, veuillez donc considérer que vous vous ôtez par là le droit de blâmer ce même homme, quand il tire les conséquences nécessaires de cette prise de possession de la patrie et des lois. Pourquoi dès lors l’accuser quand il agit en maître ? Après l’avoir mis au-dessus des lois, pourquoi lui reprocher de s’en faire un jeu ? Vous le placez au pinacle, au-dessus de tous les sermens jurés ; est-ce à vous de le condamner s’il est pris de vertige ? Où est la logique ? où est la conscience ? où est le simple sens commun ?

Vous l’avez fait seul juge de sa grandeur et de votre propre salut. Vous-même, vous avez déchaîné cet Alexandre. De quel droit le gourmandez-vous s’il s’enivre dans la coupe de Darius ? Pourquoi voulez-vous l’arrêter à l’Elbe ? pourquoi au Niémen ? pourquoi lui fermer les Pyrénées, le retenir plus longtemps à Vitepsk, le ramener si tôt sur le Rhin ? Vous lui avez lâché la bride et vous vous plaignez qu’il vous emporte plus loin que vous ne vouliez aller. Que signifient ces lamentations sur sa dureté, sa tyrannie, son aveuglement, s’il n’écoute pas vos avis ? Vouliez-vous lui donner la toute-puissance pour qu’il ne s’en servît pas ? Qu’êtes-vous pour entrer dans ses conseils ? Vous l’avez fait de vos mains vous-même de la race des Cambyse. Ces hommes ne prennent point de conseillers. Ils vont, ils poussent les autres devant eux ; ils les ensevelissent à leur gré dans la neige ou dans le sable de Jupiter Ammon. Nul n’a donc à leur demander compte de ce qu’ils ont fait.

Voilà la logique de l’histoire. Aussi je ne puis comprendre un historien qui, ayant lui-même ouvert la barrière à l’un de ces hommes et mis les lois sous ses pieds, prétende tout à coup le retenir, lui barrer le passage et en faire un despote modéré. L’intervalle immense que vous avez placé entre cet homme et vous ne peut plus être comblé, car cette différence se compose non-seulement de sa grandeur, mais de votre abaissement ; ce que vous appelez maintenant son égarement, sa folie, qui vous dit si ce n’est pas une sagesse supérieure à la vôtre ?

Que les Français de 1799, sous le poids de l’heure présente, sous l’impression immédiate de la force, ignorant d’ailleurs les conséquences que réservait l’avenir, aient accepté aveuglément une œuvre de violence et de ruse dissimulée par la gloire, il faut bien se résigner à le comprendre ; mais que nous, après un demi-siècle, quand nulle nécessité ne nous presse, quand la lumière s’est faite, quand chaque faute a engendré sa part de calamités ou d’opprobres, que nous fermions les yeux à la lumière du ciel pour nous replacer au point de vue nécessairement borné des contemporains ; que de l’expérience si durement acquise nous ne fassions rejaillir sur les actes passés aucune lueur de justice ou même de raison, voilà une chose vraiment extraordinaire ! Si nos pères, après le premier abandon de la liberté conquise, sont tombés sous un régime dur, quoique glorieux, que méritons-nous donc, nous qui, après soixante années d’expérience, applaudissons encore à cet abandon du droit dans la journée du 18 brumaire, et nous y associons de nouveau sans avoir pour nous l’excuse de l’ignorance ou de la surprise ? Qu’est-ce qui nous est réservé, si, dans cet intervalle rempli de tant d’enseignemens, nous n’avons rien appris ? Dans l’histoire, nous ajoutons à la servitude des temps passés la servilité de nos âmes ; de tout cela se forme dans nos narrations un ensemble pire cent fois que la réalité que nous avions à décrire.

N’imitez plus Napoléon dans le récit qu’il fait du 18 brumaire. Ce récit, nu, pauvre, haché, mesquin, est la seule de ses œuvres où l’on ne sente pas même la vertu de la force. La nécessité où il s’est condamné de divulguer lui-même ses rôles appris, ses fausses caresses, ses dissimulations à table, au lit, au conseil, abaissent outre mesure son esprit. César n’a pas écrit les anecdotes cavalières du passage du Rubicon.

Cette manière de concevoir l’histoire de Napoléon n’est pas seulement la destruction de la logique, c’est surtout la destruction de toute idée de dignité et de justice, car s’il est peu raisonnable de condamner sans merci les vertiges du pouvoir absolu que l’on a fait soi-même, il est peu juste et peu digne de se plaindre d’avoir eu à en souffrir. Il serait trop commode que l’on pût à son gré déchaîner ou retenir de tels maîtres et frapper l’univers avec ces marteaux de Dieu sans en ressentir pour son compte aucun dommage. Cela ne se peut et cela ne se doit pas. L’exemple serait trop mauvais pour le monde, si un peuple pouvait s’abandonner aux fantaisies d’un seul sans avoir rien à souffrir ni dans sa dignité, ni dans sa paix, ni dans sa prospérité.

Ainsi, dès le commencement, notre conception de l’histoire de Napoléon chancelle dans sa base. Cette conception n’a aucune force logique, elle appartient à la fantaisie toute seule, non pas à la raison. Nous voulons le germe et nous ne voulons pas l’arbre. Nous voulons bien la servitude, mais nous voulons qu’elle s’exerce à notre caprice. Nous consentons de grand cœur à être esclaves, mais nous voulons brider le maître. Nous acceptons la cause, nous rejetons l’effet. Voyons s’il n’est aucun moyen d’accorder l’une et l’autre.


III. — PRINCIPES DES CAMPAGNES DE 1812, 1813, 1814.


En ramenant l’histoire de Napoléon aux conditions de toute autre histoire humaine, il faut bien reconnaître que le 18 brumaire contient en soi l’empire et que l’empire contient tout ce qui a suivi jusqu’à sa chute, en y comprenant les deux invasions de 1814 et de 1815. Cette proposition est si simple, qu’on s’étonne d’avoir à la rétablir dans nos histoires, puisqu’elle n’est rien autre chose que l’exposition abrégée des faits.

En même temps qu’ils acceptent le 18 brumaire comme la source d’où découlent leurs récits, nos historiens déclarent que la France était incapable de se régir par elle-même ; il lui fallait se remettre entre les mains d’un sauveur qui penserait et agirait pour elle. Tout l’avenir prochain allait donc dépendre du caractère, du tempérament de ce sauveur, et si la nature en a fait le plus grand homme de guerre des temps modernes et le plus impatient de domination, il est évident que les conquêtes deviendront l’occupation de sa vie, la loi de sa destinée. Si d’ailleurs par ses origines, par sa descendance étrangère, il a dans son esprit un certain idéal de pouvoir que lui seul possède, il n’est pas moins évident qu’il se servira de toutes les forces de la France pour réaliser cette idée particulière. Si de plus cette idée se trouve fausse et irréalisable, il est encore manifeste qu’il se servira de la France comme d’un instrument, jusqu’à ce que cet instrument se brise entre ses mains dans une œuvre impossible. La logique sera maintenue dans l’histoire, parce qu’on y verra les causes produire leurs effets, et la justice aussi sera sauvée, parce qu’un grand peuple sera puni de ses complaisances pour un seul, et un homme de ses caprices au détriment de tous. Par là, les choses seront liées entre elles. Elles contiendront la raison des événemens. Ce sera une base ferme et sensée sur laquelle vous pourrez asseoir le récit des faits sans crainte d’être en perpétuelle contradiction avec vous-même et de voir votre œuvre se ruiner à mesure qu’elle avance.

Si cela est vrai, il reste à savoir quelle était l’idée propre à Napoléon, celle qui n’appartient qu’à lui, à quelle forme de pouvoir il aspirait naturellement par son origine. Ce n’est pas répondre que de dire qu’il aspirait à la domination, au pouvoir absolu, comme tant d’autres conquérans. Non, il faut préciser davantage. La forme de pouvoir à laquelle aspirait Napoléon n’avait rien de vague ; elle avait un caractère, un nom particulier, une tradition déterminée. Elle s’appelait le grand empire.

Or à quelle tradition française appartient l’idée de ce genre de pouvoir ? Elle n’appartient à aucune époque suivie de la France du moyen âge ou de la France moderne. Parmi tous les hommes qui ont pu rêver chez nous la puissance absolue, Louis XI, Richelieu, Louis XIV, il n’en est aucun qui ait rencontré ou imaginé cette forme ; elle n’est pas française.

D’où vient-elle donc ? J’ai montré ailleurs[1] que Napoléon demeure inexplicable, si l’on ne voit en lui son origine italienne, qui a marqué son esprit du sceau des grands Italiens. C’est dans son ascendance florentine, gibeline, qu’il a trouvé cet idéal invétéré chez lui du grand empire gibelin, carlovingien, que ne pouvait lui donner aucune des formes, aucune des magistratures de la révolution française, ou même de la monarchie moderne. Cet empire sans limite, qui n’est pas même circonscrit par l’Océan, se trouve au fond de l’esprit de presque tous les hommes importans d’Italie ; cette même pensée s’est naturellement retrouvée et développée dans Napoléon à mesure qu’il s’est vu maître de donner un libre cours à ses fantaisies par l’abdication de la France.

Construire l’empire gibelin, carlovingien, tel qu’il a été rêvé par le génie renaissant de l’Italie, lui conquérir ses frontières imaginaires, faire servir à ce résultat impossible les forces de la révolution française, voilà quel est devenu le but du grand Italien qui s’est servi du bras de la France. Et comme cette idée appartient à l’imagination plus qu’à la raison, voilà pourquoi vous voyez cette chose surprenante, une politique si fantasque, si impossible chez un homme d’un si grand calcul, car cette pensée de l’empire gibelin, universel, étant chez lui une tradition de race, en avait la ténacité ; il lui parut légitime de jouer la fortune de la France pour cette imagination.

Si vous ne vous placez au foyer même de l’esprit de l’Italie, il est impossible de s’expliquer la conception de Napoléon, ce qu’elle a de chimérique pour nous, ce qu’elle avait de saisissant, d’entraînant, d’irrésistible pour lui. La monarchia del mondo, cette idée qui se montre chez le moindre chroniqueur italien et fait le fond de la politique de Dante, devient aussi le fond des entreprises de Napoléon ; mais si cette fantaisie ruineuse n’avait pas détruit l’ouvrage du poète, elle ne pouvait manquer de détruire l’ouvrage du conquérant.

Nous ne comprenons pas que Napoléon n’ait pas voulu s’arrêter à telle frontière, écouter tel conseil que la sagesse la plus vulgaire aurait entendu. Si nous descendions plus avant dans sa pensée, nous y trouverions l’explication du vertige ; nous nous apercevrions qu’il voyait des yeux de l’esprit cet empire légendaire, qu’il s’était identifié avec cette imagination d’une race d’hommes, et se sentait périr s’il en laissait la moindre partie. Chose étrange ! c’est précisément ce fond chimérique qui a séduit le plus l’imagination des hommes, comme si d’être sacrifiés pour une fumée leur semblait la destinée pour laquelle ils sont faits !

Rien de plus effrayant qu’une idée fausse qui se rend maîtresse d’un grand esprit ; elle y prend des proportions gigantesques. Ce qui fut d’abord entamé dans Napoléon, c’est le politique. Il modela son empire sur l’empire légendaire, non de l’antiquité, mais du moyen âge, et comme il avait des barons et des ducs, il voulait aussi avoir des rois vassaux et un pape vassal, ce qui fit que ses conquêtes n’avaient aucune solidité ; car, comme il désespérait ses adversaires et qu’il ne les détruisait pas, comme il humiliait les peuples et qu’il ne les possédait pas, il ne pouvait manquer d’arriver que tous ses ennemis, qu’il laissait subsister, se relèveraient contre lui à la première occasion. Baylen souleva toute l’Espagne, Moscou toute l’Europe.

Ce qu’il y eut de décisif, c’est que les fausses idées qui altéraient sa politique finirent par altérer ses combinaisons militaires. Dès lors l’empereur perdit le général. Et cela se reconnaît dès le commencement des affaires d’Espagne. Quand on voit ces trois ou quatre armées d’Andalousie, du centre, d’Aragon, de Portugal, agir séparément, sans presque aucun lien entre elles, on cherche sans les retrouver les principes des campagnes précédentes : ils commencent à passer chez l’ennemi. De notre côté, le besoin d’avoir l’air de posséder ce que nous ne possédons pas nous entraîne à occuper toutes les provinces à la fois au risque de n’en garder aucune.

Dans les campagnes d’Italie, vous admirez un général qui ne donne rien à la fumée, à l’apparence, aux vaines imaginations. Tout est réservé pour l’utile. Il refuse d’aller occuper Rome, grande occasion pourtant de vain éclat et d’inutile renommée. Combien en Espagne on est loin déjà de cette sagesse accomplie ! Ce n’est plus un général décidé à vaincre, c’est avant tout un monarque qui doit faire croire au monde qu’il tient toutes ses provinces dans sa main. Le politique ruine déjà le capitaine.

Pour pallier le désastre de Baylen, avant-coureur de Moscou et de Leipzig, la légende imagine que ce champ de bataille est un défilé, une gorge hérissée au milieu de montagnes inaccessibles, et cette géographie fabuleuse devient le fond de presque tous les récits. J’ai vu ces lieux funestes : c’est une plaine à peine ondulée, et semée de champs d’oliviers ouverts de toutes parts. Malgré l’évidence, la légende persistera dans sa topographie imaginaire. Que dirait-on d’un historien qui s’obstinerait à élever des sierras impraticables entre Paris et Saint-Denis ?

Si Napoléon a accusé l’hiver dans la campagne de 1812, il n’a pu accuser que lui-même dans celle de 1813, car alors ses plus belles combinaisons militaires, ses plus heureuses inspirations, ont été visiblement entamées et corrompues par les fausses imaginations qui obsédaient son esprit en ce temps-là.

On demande pourquoi la stratégie intéresse par elle-même, indépendamment de la cause à laquelle elle s’applique. En voici la raison : l’art militaire est une géométrie vivante dans laquelle la raison s’exerce avec toute sa plénitude. La moindre erreur de calcul, la moindre disproportion entre la conception et la réalité, sont punies dans cet art par des châtimens foudroyans. Toute prédominance de l’imagination sur le possible, tout désaccord entre le but et le moyen, détruisent en même temps l’œuvre et l’ouvrier. Or il est certain que les conceptions militaires de Napoléon en 1813 ne donnent plus à votre esprit cette sécurité, cette satisfaction, qui naissent de l’accord véritable, mathématique, entre les moyens et le but. Napoléon ne se contente plus du possible, il veut regagner d’un seul coup de dé tout ce qu’il a perdu. Il fait entrer le hasard dans ses combinaisons pour une part qu’il ne lui avait jamais accordée.

Et d’abord, pour accomplir la vision du grand empire et en tenir les frontières imaginaires, il faut bien ensevelir 190,000 de ses meilleurs soldats, qu’il ne reverra plus, dans les garnisons de la Vistule, de l’Oder, de l’Elbe, 30,000 à Dantzig, 40,000 à Hambourg, 30,000 à Dresde, 20,000 à Magdebourg, autant à Torgau. Cette base vicieuse, chimérique, donnée à sa conception générale de la campagne, ne pourra être corrigée par aucun succès de détail, ni par Lutzen, ni par Bautzen. De ce moment, vous voyez un esprit inépuisable qui enfante, sous le coup de la nécessité, des plans grandioses, et ces plans les plus magnifiques se retournent contre lui, parce qu’il leur a ôté la base solide qui les rendait possibles. Plus ses conceptions sont hautes, plus elles retombent avec fracas sur lui pour l’écraser. Là où un esprit médiocre eût pu sauver de grands débris, se retirer à temps, imposer peut-être une paix honorable, le plus beau calculateur du monde ne peut que précipiter sa chute, car il y fait servir sa force entière. Il lui faut un Marengo, un Austerlitz, ce qu’il appelle un coup de foudre. Pour ressaisir ce tonnerre dont la mémoire l’obsède et l’éblouit, il foulera aux pieds ses propres règles, il enflera ses projets. Nous voulons bien, s’il le faut, admirer la pensée de se rejeter contre l’armée de Silésie après avoir battu à Dresde l’armée de Bohême ; mais cette entreprise démesurée n’en est pas moins cause qu’il laisse la victoire de Dresde inachevée et qu’il précipite Vandamme dans le gouffre de Culm.

Il y eut un autre malheur dans cette campagne : les ennemis ont enfin appris de lui l’art par lequel il les a vaincus. Ce sont eux qui, par cette marche concentrique sur Leipzig, appliquent ses maximes. C’est lui qui les enfreint par la dissémination de ses forces aux extrémités de son empire imaginaire, — non qu’il ne sût mieux que personne comment il fallait vaincre, mais parce qu’il était la proie d’une idée fausse, parce qu’il comptait sur l’étoile de l’empire, sur le soleil d’Austerlitz, et qu’il faisait entrer pour une trop forte part sa grande imagination dans un art qui l’exclut. Si dans les campagnes d’Italie, en 1796, 1797, il eût agi comme dans la campagne de 1813, si, au lieu de se concentrer autour de Vérone, il eût voulu à la fois continuer le siége de Mantoue, occuper Rome, menacer Naples, s’assurer la Toscane, c’est-à-dire éblouir au lieu de frapper, il eût trouvé en 1797 Leipzig à Arcole et à Rivoli.

Tout événement de guerre étant, d’après Napoléon, un drame qui a son commencement, son milieu et sa fin, la campagne de 1812 a été le premier acte de l’invasion de la France ; la campagne de 1813 a été le second. Celle de 1814 a un caractère particulier qu’il faut signaler aussi. Comme tous les hommes qui sont consommés dans une science ou dans un art dont ils ont outre-passé les limites. Napoléon en 1814 a fini par demander à son art ce que celui-ci ne peut donner en aucun cas, la puissance de remplacer un peuple dans la défense de son territoire contre l’univers conjuré. Napoléon s’est obstiné à croire dans cette campagne que la science de la guerre possède ce secret, qu’elle pouvait faire ce miracle et remplacer une nation armée. Il a cru à la toute-puissance de la stratégie ; cela n’a pas servi médiocrement à le perdre et nous par lui et avec lui. Au moindre succès, il comptait sur la restauration subite du grand empire chimérique de Hambourg à Rome. À Châtillon, il se revoyait sur la Vistule, et il est de fait que jamais peuple ne fut tenu endormi dans une pareille ignorance du danger de mort qui pesait sur lui. En Espagne, en Russie, en Allemagne, les peuples étrangers avaient été armés pour la défense de leurs foyers ; pour nous, nous étions déjà enveloppés que nous ne soupçonnions pas même qu’il pût s’agir de nous. Nul appel, nul avertissement, nulle parole de confiance à cette nation sur qui on avait déchaîné les colères du monde. On attendait pourtant quelque chose, mais vaguement. Je me souviens que, moitié insouciance d’enfant, moitié attente, je m’acheminai sur la grand’route. Il pleuvait. Je vis des cavaliers en manteaux blancs qui s’approchaient et formaient une longue file jusqu’à l’extrémité de l’horizon : c’était l’invasion qui s’étendait silencieusement sur notre bourgade ! La France était aux mains de l’ennemi que nous n’en savions rien encore.


IV. — RELATIONS ÉCRITES PAR NAPOLÉON. — LES HISTORIENS RÉCENS.


Nous voici arrivés par une pente irrésistible à la seconde invasion ; nous touchons à 1815 et à Waterloo. C’est là que je veux m’arrêter, puisqu’aussi bien, depuis six ans[2], j’ai ce champ de bataille pour unique horizon, et que, dans ce long intervalle, j’ai eu autant d’occasions que personne de réfléchir sur ce désastre et d’en chercher les causes. Moi aussi, je connais ce tombeau, parce que je l’habite.

Lorsque de pareilles calamités se renouvellent coup sur coup, il est peu raisonnable d’imaginer qu’elles ont été produites par une circonstance fortuite, un ordre oublié ou négligé, un orage, une pluie qui s’obstine. Non, la fortune, toute capricieuse qu’on la fait, ne l’est pas à ce point. Elle est mobile, elle n’est pas insensée. Quand de semblables désastres se répètent, avouons qu’un vice profond, irrémédiable, était dans les choses et dans l’homme. Il y a eu non pas seulement une faute (car la fortune est quelquefois assez bonne pour ne pas les punir toutes), mais une accumulation de fautes qui sont devenues irréparables à cause de leur nombre même.

Napoléon a raconté avec une complaisance visible ses premières campagnes : Toulon, l’Italie, l’Égypte, Marengo, forment dans ses Mémoires un récit continu. Évidemment il s’est plu à décrire avec sérénité, dans le langage transparent des mathématiques, cette géométrie héroïque, dans laquelle chaque théorème est une bataille. Par malheur, il s’est arrêté à la première moitié de sa vie ; il a pris Marengo pour borne, soit que le mal de l’exil qu’il avait fait connaître à tant d’autres l’ait saisi à son tour et l’ait dégoûté même de la renommée, soit que la maladie l’ait empêché de dicter plus longtemps. On peut aussi penser qu’il a voulu s’arrêter sur ce sommet de Marengo, où aucun nuage ne se montrait encore ; il aura refusé d’attacher trop longtemps son esprit et ses yeux sur cette pente rapide de l’empire, qui, à travers la toute-puissance, le menait si vite au dénoûment de Sainte-Hélène. Quoi qu’il en soit, vous ne trouvez dans ses récits aucune trace du second intervalle de sa carrière. Le long espace compris entre 1800 et 1815, c’est-à-dire tout l’empire, reste vide dans ses Mémoires, comme s’il eût tenu voilées les victoires déjà trop achetées d’Essling, Wagram, Friedland, la Moscova. Sans doute, ces journées approchaient trop de la catastrophe ; elles la lui dissimulaient trop mal. Et c’est la raison pour laquelle il s’est attaché exclusivement dans son récit aux deux époques extrêmes de sa vie : à la première parce qu’il y goûtait une gloire sans ombre et sans appréhension, à la dernière parce qu’il y avait trouvé sa ruine, et qu’il fallait s’en justifier devant lui-même et devant la postérité.

Aussi la campagne de Waterloo a-t-elle pris une grande part dans ses travaux d’historien. Après le long silence gardé sur tout l’empire, il est revenu à diverses reprises sur cette campagne. Il en a fait au moins deux relations achevées, sans compter les versions qui ne sont pas venues jusqu’à nous. La première de ces relations a été rapportée de Sainte-Hélène par le général Gourgaud ; elle a même paru sous son nom. C’est elle qui a fixé l’opinion sur cette matière. Tous les faits que cette relation a avancés ont été admis sans contrôle. Tous les hommes qu’elle a accusés sont restés condamnés sans examen. La foule, le peuple, les gens du monde, les écrivains, les historiens ont été saisis de la même passion de crédulité et quelquefois d’injustice. Personne, pour ainsi dire, n’en est revenu encore, tant un grand capitaine qui écrit son apologie est d’abord invincible ! car, à la première lecture de ces pages nerveuses, hâtives, impérieuses, qui flétrissaient la fortune, il n’est aucun de nous qui n’ait reconnu la main d’où elles sortaient, et qui ne se soit écrié : C’est lui !

Cependant cette première relation, ardente encore du feu de la bataille, n’était qu’un premier jet, une ébauche de Napoléon. W a fait une seconde histoire de la campagne de 1815, et cette fois lentement, revenant, avec une patience dont on ne l’eût pas cru capable, sur le fond et sur la forme des choses. Que ceux qui ont avancé qu’il s’inquiétait peu des conditions de l’écrivain l’ont mal connu ! Plût à Dieu qu’il n’eût pas possédé cet art dans sa plénitude ! Il eût moins aisément ébloui la postérité sur ses fautes, il eût laissé une plus entière liberté de jugement, car pour le coloris, pour la force d’exposition, le mouvement, l’art de surprendre la raison, de convertir en drame les incidens de la stratégie. Napoléon n’a point de maîtres. Comment m’étonnerais-je de l’éblouissement que cette narration a causé ? Toutes les fois que je la relis, la grandeur majestueuse du récit, l’émotion des détails, le pathétique des choses, me gagnent à mon tour. Moi aussi, pris au piège du génie, je suis près de n’accuser que l’aveugle fatalité. Je ne trouve aucune faute dans celui qui s’enveloppe de cette magie ; j’oublie la raison, j’oublie la vérité, j’ajourne la justice, la liberté ; il faut pourtant y revenir.

Au reste, quelque supériorité de tout genre que cette seconde relation ait sur la première, elle passa inaperçue. Un petit nombre d’hommes du métier la lurent ; le public l’ignora, il l’ignore encore aujourd’hui. Combien de personnes éclairées, instruites même, confondent encore les Mémoires de Napoléon avec le Mémorial de Las Cases ! L’impression que le monde avait reçue était fixée, il ne voulait plus s’en départir. Napoléon lui-même n’eût rien pu changer à cette première émotion causée par le premier écrit de Napoléon à Sainte-Hélène.

Outre le besoin de l’apologie, il y avait une autre cause qui avait dû altérer profondément l’histoire de cette campagne. Le chef de l’armée n’avait plus revu ses lieutenans depuis le moment du désastre ; il n’avait pas entendu de leurs bouches le récit des faits auxquels ils avaient participé, leurs explications, leurs excuses, quelles difficultés ils avaient rencontrées, à quel moment ils avaient reçu les ordres, à quel autre ils les avaient exécutés. Réduit pour la première fois à la connaissance des choses qui s’étaient passées immédiatement sous ses yeux, il restait dans l’incertitude sur toutes les autres. Il était obligé de combler le vide en imaginant ce qu’il n’avait pu connaître. Souvent ces imaginations, envenimées par l’adversité, étaient tout l’opposé du vrai. C’est ainsi, et par d’autres raisons de ce genre, que cette relation, si riche de coloris, de mouvement, composée avec un art infini, a entraîné les historiens à se jouer avec elle des lieux, des temps, des distances, car tous ne firent que la répéter ou la transcrire, sans que l’idée soit venue chez nous à personne d’y appliquer les règles les plus simples de la critique ordinaire.

En 1840 seulement, c’est-à-dire vingt-cinq ans après l’événement, un homme qui a trop peu vécu, déjà cher à l’armée, poussé alors par un sentiment pieux envers un père illustre, fit une première tentative pour détromper la France. M. le duc d’Elchingen, dont une partie de la vie a été employée à scruter profondément cette journée des Quatre-Bras dans laquelle on a voulu ensevelir la mémoire du maréchal Ney, publia un ouvrage important sous un petit volume. Ce n’était point des récriminations, comme on pouvait s’y attendre, mais les papiers mêmes de l’état-major du maréchal Ney, les ordres de marche, de mouvement, d’attaque, les lettres, les instructions de Napoléon durant les quatre journées de la campagne de 1815. Le duc d’Elchingen avait eu l’heureuse idée de faire une sorte d’enquête auprès des commandans de corps, Reille, d’Erlon, auprès des aides-de-camp de l’empereur, Flahaut, Dejean, chargés de porter les ordres, auprès du major-général Soult, et il donnait les réponses originales de ces généraux aux questions précises qu’il leur avait posées. Par là il assurait à l’histoire le témoignage de quelques-uns des principaux acteurs pendant qu’ils vivaient encore. Avec une discrétion, une modération que, pour ma part, je ne puis trop admirer dans une cause si poignante, le duc d’Elchingen se contenta d’ajouter à ces documens précis, à ces pièces officielles, un commentaire en peu de lignes sur les dates, les distances à parcourir. Il n’y avait là aucune de ces argumentations à double tranchant où la stratégie se complaît quelquefois, car elle aussi a ses sophismes. C’était un simple appel à l’évidence, au sens commun. Ce recueil de documens authentiques était la première base solide pour une histoire militaire de la campagne de 1815.

Admirez ici la puissance invétérée de la légende dans les classes même savantes. Il vous semble que tout le monde eût dû être frappé de voir les ordres authentiques de Napoléon, le 15, le 16, le 17 juin 1815, en pleine contradiction le plus souvent avec les récits de Napoléon à Sainte-Hélène. Il semble au moins que les historiens de profession eussent dû prêter quelque attention à ces faits si graves, soudainement révélés, les discuter au moins, les accepter ou les nier. Il n’en fut rien. En dépit des documens officiels, authentiques, placés sous leurs yeux, les historiens s’obstinèrent à ne pas même en faire mention : ils ne les regardèrent pas, ils ne les contredirent pas. Leurs yeux étaient éblouis par la version de Sainte-Hélène, leur siége était fait ; ils continuèrent de la transcrire sans y changer un mot.

Un seul écrivain militaire et, il est vrai, l’un des plus considérables, le général Jomini, grand admirateur de Napoléon même après avoir passé dans le camp ennemi, fut ému, ébranlé par ces faits qui venaient à la lumière. Il reconnut que ces faits jetaient un nouveau jour sur la campagne de Waterloo. Bien que son siége aussi à lui fût achevé, bien que son Précis historique et militaire fût déjà imprimé, il n’hésita pas à corriger ses vues ; il eut la rare bonne foi d’y faire d’importans changemens, comme on peut le voir dans sa correspondance avec le duc d’Elchingen, sur laquelle je serai forcé de revenir plus tard.

Ainsi quelques mots, quelques notes timides, voilà tout ce que la vérité et l’évidence avaient pu gagner chez nous en un quart de siècle sur les versions et les imaginations de Sainte-Hélène ; tant on avait peur de diminuer Napoléon ou plutôt de le contredire, certain que l’on aurait contre soi les superstitions de la foule, qui aime son aveuglement et ne veut point en guérir.

Il fallait pourtant sortir à la fin de cette sorte d’incantation, s’il est vrai que l’histoire est, non pas un jeu, mais une vérité. Après quarante ans, il était temps de regarder en face cette grande catastrophe, et, si Napoléon y est pour quelque chose, le moment était venu de le dire, de le montrer et de le publier sans mollir. Pour moi, j’avoue que j’attendais avec impatience qu’un écrivain se livrât à ce travail de critique, qui m’avait semblé, dès la publication du duc d’Elchingen, une des nécessités de notre époque. Dans mon trop d’impatience, j’en avais même ébauché quelques points dès 1844. Je comptais d’ailleurs sur la clairvoyance de M. Thiers pour satisfaire ce besoin de vérité que tous les récits de Waterloo avaient excité en moi sans y répondre. Ayant ouï dire, à tort, que M. Thiers ne traiterait pas de la campagne de 1815, je désespérais presque de voir, de mon vivant, cette restauration attendue de l’histoire militaire des cent jours, lorsque je sus qu’un homme parfaitement compétent et préparé, M. le colonel Charras, avait pris cette tâche. Il me semble l’avoir remplie avec la vigueur d’esprit nécessaire en pareille matière.

Pour cela, il fallait des conditions qui se rencontrent rarement, car on ne trouve point ici, pour se guider, l’immense correspondance de Napoléon qui, en d’autres époques, vous conduit presque à coup sûr. Au milieu de cette mêlée de plaintes, d’accusations, de justifications entre Napoléon et ses lieutenans, entre les apologistes de Ney et Gourgaud, entre Grouchy et Gérard, entre les Anglais et leurs alliés qui se disputent leur part de victoire, comme les autres se renvoient leur part de défaite, le discernement militaire est presque aussi nécessaire que sur le champ de bataille. Il fallait donc un écrivain qui eût passé une partie de sa vie dans les camps, à l’école de nos meilleurs généraux. Officier en Afrique depuis 1841, chef des affaires arabes après s’être distingué dans le combat de Djida et dans la belle opération qui réduisit le califat Sidi-Embarek, l’auteur remplissait la première de ces conditions. Elle ne suffisait pas ; il devait en outre avoir manié les ressorts de l’administration d’une grande armée. Les circonstances avaient aussi donné cet avantage à l’auteur, qui, en qualité de sous-secrétaire d’état, avait contribué à mettre l’armée sur le pied de guerre et à la préparer à tout événement. Après avoir aperçu la vérité, il s’agissait d’oser la dire. Pour cela, il était nécessaire que l’amour de la vérité et de la France l’emportât sur toutes les considérations ordinaires de complaisance, de routine ou de vanité. Enfin, et par-dessus tout, il fallait être libre d’idolâtrie envers Napoléon. À chacun de ces points de vue, l’histoire critique de la campagne de 1815 ne pouvait tomber en de meilleures mains que celles de M. le colonel Charras.

J’ai entendu faire deux objections à son ouvrage. La première est singulière. C’est le sujet même que l’on conteste. Pourquoi, disent quelques personnes, raconter un désastre tel que celui de Waterloo ? N’est-ce pas un devoir de l’ensevelir dans l’oubli ? Le patriotisme, n’est-ce pas de dire avec le poète :

Jamais son nom n’attristera mes vers ?


J’avoue que je suis d’une opinion bien opposée. Je crois que nous avons assez gémi sur cette journée pour avoir acquis le droit d’en scruter les causes et d’en chercher l’auteur. Il me semble que toute la génération à laquelle j’appartiens a été conduite par des raisons à peu près semblables à la même pensée. Une marque de force chez un peuple, n’est-ce pas de sonder ses plus grandes blessures ? C’est du moins la chose la plus utile quand le moment est venu de la faire avec maturité. Il y a un grand courage à manier stoïquement ses plaies, et la France ne doit manquer d’aucune sorte de courage. Qui jamais a reproché à Thucydide d’avoir décrit en deux livres le désastre de la campagne de Sicile, le Waterloo des Athéniens ?

La seconde objection est presque aussi étrange. On voudrait que l’auteur eût été plus avare de détails militaires, qu’il eût moins accordé à la stratégie et plus à la politique. Fallait-il donc retrancher du sujet le sujet lui-même ? Le côté neuf de cette histoire, fait pour attirer un esprit solide, est précisément le côté militaire. C’est là que tout est en litige, excepté l’incomparable bravoure des combattans. Napoléon est-il, oui ou non, responsable du désastre de l’armée française ? Telle est la question : ample matière non encore épuisée, à peine effleurée chez nous.

Je suppose que l’auteur a dû être tenté plus d’une fois de s’étendre outre mesure en considérations générales sur les cent jours ; il aurait eu besoin, j’imagine, de peu d’efforts pour se laisser aller à cette pente. Je le loue d’y avoir résisté. Il a bien fait de s’attacher principalement au nerf de son sujet, et de réserver, pour le traiter à fond, ce qu’il a d’énergie stoïque et de précision dans l’esprit. Par cette réserve, il a échappé au reproche d’avoir composé un ouvrage de parti. Ceux même qui eussent été le plus disposés à lui adresser ce reproche seront obligés, je crois, de reconnaître que la science pratique des faits, la recherche minutieuse des détails, la vue de l’ensemble, l’intelligence des grandes opérations, l’approximation patiente de la vérité, peuvent difficilement être portées plus loin, et ils en concluront que l’auteur s’est placé par cet ouvrage au premier rang des écrivains militaires de notre temps. J’ai vu, revu tous les lieux dont il parle ; j’ai fait mesurer de longues distances sur lesquelles on dispute encore ; je n’ai pu le prendre en faute sur un point de quelque importance. Quant à l’exactitude dans l’exposé des détails de guerre, d’autres l’ont déjà constatée : « c’est la première fois que je comprends une bataille à la lecture, » disait un général qui en a gagné plusieurs.

On ne risque rien à affirmer de ce livre que personne désormais ne s’occupera de la campagne de 1815 sans le connaître et l’étudier à fond. J’aurais voulu l’analyser ; l’abondance des choses m’en a empêché. Un récit vif, coloré, éloquent, entraînant, ne se résume pas. Ce que je puis, c’est de m’attacher aux points décisifs de cette campagne ; c’est de présenter les questions principales qu’elle soulève avec les solutions diverses que le temps et la pénétration des historiens ont indiquées chez les peuples les plus intéressés, les Français, les Anglais, les Prussiens, les Hollandais, les Belges.

Je me serais fait scrupule de revenir sur des points qui viennent d’être approfondis, éclairés avec une supériorité incontestable, si je ne savais que d’autres ouvrages du même genre se préparent et ne tarderont pas à paraître. La France, je pense, ne veut pas, ne peut pas rester étrangère plus longtemps à la vaste enquête qui s’est ouverte en Europe, depuis près d’un demi-siècle, sur des événemens où elle est bien aussi pour quelque chose. D’ailleurs il est des événemens inépuisables par leur nature même ; ils prennent la forme de chacun des esprits qui les racontent. L’erreur enracinée ne se détruit pas d’un seul coup ; il faut plus d’un eflbrt pour l’abattre. La preuve la meilleure du mérite et de la vitalité d’un livre tel que celui de M. le colonel Gharras sera toujours d’inspirer, non pas seulement une adhésion stérile, mais d’autres travaux entrepris dans un même esprit de dévouement à la France et d’équité pour le reste du monde[3].


V. — RESTAURATION DE 1814.


Au commencement de 1814, les Français s’étonnaient encore d’avoir été vaincus ; ils cherchaient sur qui ils pourraient faire peser la responsabilité de leur défaite. Bientôt la maison de Bourbon, qui avait le plus profité des désastres, en parut la première complice. Dès lors cette dynastie put voir combien c’est un don funeste et difficile à garder que celui d’un trône reçu de la main de l’étranger. En peu de mois, la nation avait fait cette découverte que son principal ennemi c’était son gouvernement. Chacun sentait déjà ce qu’il y a d’insupportable dans une paix imposée. Ceux qui avaient espéré goûter au moins le repos dans la restauration s’étonnaient de trouver en toutes choses une guerre intestine, l’étranger, d’autres mœurs, un autre siècle, et comme une autre race d’hommes que l’on ne connaissait plus. De son côté, la légitimité reprochait comme une félonie aux hommes de la révolution l’attachement qu’ils gardaient à leurs souvenirs et à leurs intérêts.

La sincérité même des passions de la restauration était pour elle une cause de faiblesse. Nul gouvernement n’a mis tant de bonne foi et de franchise dans ses haines : il a combattu à visage découvert le siècle nouveau ; par là, il a été le plus éloigné de l’esprit politique qui a fini par prévaloir. La restauration a toujours ignoré ce grand secret que nous avons si bien appris, qu’en accordant aux hommes de nos jours les mots, les apparences, il est possible de leur enlever les choses, presque sans qu’ils s’en doutent. Le caractère du gouvernement de la légitimité est d’avoir attaché aux mots, aux couleurs, aux cocardes, aux oripeaux, à ce qui frappe les yeux de la multitude, autant d’importance qu’aux affaires elles-mêmes. La moindre concession de langage sur ces points lui était odieuse ; elle mit ainsi tout le monde dans la confidence de l’horreur qu’elle éprouvait pour les bienfaits de la révolution. Il en est résulté que tout est devenu signe de ralliement contre une dynastie qui procédait avec la témérité passionnée d’un autre siècle au milieu des calculs du nôtre.

Quand le peuple lui-même eût voulu se tromper, il n’aurait pu y réussir. La restauration, en affichant partout sa victoire, la dénonçait à la haine publique. Le gouvernement des Bourbons, pour le vain plaisir d’humilier ses anciens adversaires, risquait à chaque moment son existence. Il jouait pour une cocarde le trône de France. Même les numéros des régimens leur furent ôtés, comme si on leur eût enlevé par là leurs souvenirs !

Quelle n’a pas été l’influence du drapeau blanc substitué au drapeau de la révolution ! Le peuple, qui ne lit pas, juge de tout par les signes, par l’apparence, et d’ailleurs une certaine simplicité, qui était le fond de l’esprit français, l’avait protégé jusque-là contre les subtilités : la nation portait dans la lutte la même loyauté que son gouvernement. Tous les deux ne suivaient que leurs passions crédules, sans y mêler presque aucun artifice. En voyant arboré le drapeau de l’ancien régime, les masses voyaient déjà en imagination le retour de la dîme, de la corvée, des droits féodaux, de la noblesse et du clergé, c’est-à-dire de tout ce que l’on avait appris à haïr et à craindre depuis un quart de siècle. Au contraire, les couleurs proscrites réveillaient en un clin d’œil les espérances les plus éloignées. Il faut avoir vécu dans ce temps-là pour savoir ce que produisait sur la foule l’apparition d’un lambeau de drapeau enfoui et sauvé par hasard. C’était la bonne fortune, l’honneur, la vie heureuse, qui revenaient, car on avait déjà oublié le sang versé. Que serait-ce donc si ce drapeau était rapporté miraculeusement de l’île d’Elbe !

Ainsi la nation se sentait blessée dans les petites choses autant que dans les grandes, et comme l’occasion ne manque jamais pour les premières, la blessure était de chaque instant ; l’irritation croissait à vue d’œil. La honte, le ressentiment de la défaite chez un peuple alors fier, qui avait subi des calamités, mais point encore de flétrissure, la menace perpétuellement suspendue de perdre ce que l’on avait sauvé, l’intérêt, la peur même, tout ce qui peut exciter l’esprit d’une nation se réunissait peu à peu contre le gouvernement de la restauration ; plusieurs l’appelaient déjà le gouvernement de l’invasion. Avec sa mobilité surprenante, Paris avait oublié qu’il s’était pavoisé des couleurs de l’ennemi, du moins il s’efforçait déjà de le faire oublier aux autres.

Dans ces circonstances, les germes des passions et des haines qui devaient renverser ce gouvernement par la main de la nation elle-même en 1830 étaient déjà tout formés. En se développant, ces germes ne pouvaient manquer de détruire un édifice si mal cimenté, qui, à peine commencé, penchait déjà vers sa ruine ; mais il pouvait aussi se faire que cette ruine fût hâtée, précipitée avant l’heure même par l’effort d’une volonté seule.

Si, avant que la nation soit prête à faire explosion, il se trouve un homme qui serve de ralliement aux passions nouvelles, qui ait gardé dans sa chute le prestige de la prospérité ; si, usant de l’habileté qui a manqué à la restauration, il s’enveloppe de ces signes, de ces apparences, de ces drapeaux, qu’elle a rejetés, et s’il confond ainsi sa cause avec celle de la France, alors cet homme pourra devancer de quinze ans l’œuvre de la nation entière.

Qu’il vienne, qu’il se montre seulement ! Sans lui demander de gages, tous l’accepteront d’abord comme une délivrance, par cela seul qu’il s’agit d’un changement. Les ressentimens s’uniront pour lui ouvrir le chemin. Ce ne sera pas l’acclamation naïve d’un peuple entier qui n’a jamais été trompé ! Ce sera le silence d’un peuple qui attend un vengeur ; et comme la haine et non l’amour sera le principal mobile des actions, la concorde ne se montrera qu’un moment. Tous seront unis jusqu’à ce que le gouvernement imposé soit renversé ; celui qui doit le détruire ne trouvera point d’obstacles. Les difficultés ne recommenceront pour lui que lorsqu’il sera redevenu le maître.

Cependant au congrès de Vienne les empereurs de Russie, d’Autriche, les rois, les princes, les plénipotentiaires de tous les états d’Europe refaisaient, parmi les fêtes, la carte du monde. L’Angleterre, la plus avide, se payait, sur tous les rivages, de ses subsides, par Malte, le Cap, l’Île-de-France. La France perdait ses frontières du Rhin ; elle restait ouverte à la Prusse, à l’Autriche, à la Bavière. La Pologne disparaissait, quoiqu’on lui laissât son nom ; l’Italie était rendue à l’Autriche, la Sicile à Naples, les Espagnols étaient livrés poings liés à Ferdinand VII. Et dans cet abandon de tout droit c’était le peuple le plus libéral, — les Anglais, — qui exigeait comme sa récompense la servitude du monde. Ceux-là surprirent par leur facilité à oublier leurs promesses. Toute leur haine se montra quand on les vit, eux puissance protestante, demander impérieusement que la France fût soumise au bras séculier du catholicisme sans mélange de liberté pour les autres cultes. L’aversion fut ce jour-là plus sincère que la foi. Un si grand désir de nuire et d’offenser sous des paroles pieuses étonna, quoiqu’on s’y attendît. Au reste, dans cette paix encore sanglante, un point semblait menacer. Cachée dans les flots, l’île d’Elbe effrayait par le voisinage. Quelques-uns cherchaient un lieu de proscription qui ne pût être aperçu d’aucun rivage ; ils avaient déjà prononcé le nom de Sainte-Hélène.


VI. — RETOUR DE L’ÎLE D’ELBE. — L’ACTE ADDITIONNEL.


« Napoléon a débarqué à Cannes le 1er mars ! » J’entends encore à mon oreille le retentissement de ces mots la première fois qu’ils furent prononcés devant moi. Pendant quelques jours, les nouvelles restèrent interrompues. On ne savait que penser, lorsqu’on apprit que l’empereur était à Grenoble, et presque aussitôt à Lyon, à Mâcon, à Châlons. On le sent passer invisible à quelques lieues comme un tourbillon qui entraîne tout après soi. Les détachemens, les bataillons, les régimens que l’on voulait éloigner de lui s’arrêtent, ils se retournent, ils ont changé de cocarde, ils rentrent dans son orbite. Ce fut une force d’attraction irrésistible, aveugle ; l’étonnement d’abord, puis l’éblouissement, puis l’admiration nous conquirent presque tous au même moment.

Mais ce moment fut court ; il dura aussi longtemps que la marche merveilleuse de Cannes à Paris. Dès que le succès fut assuré et qu’il n’y eut plus lieu de craindre pour l’entreprise elle-même, l’imagination tomba ; les plus enthousiastes cédèrent à la réflexion. Napoléon et la France se regardèrent en face et se trouvèrent changés, comme s’ils eussent été séparés par des générations nouvelles. Ils eurent peine à se reconnaître l’un l’autre.

Napoléon ne revenait pas tel qu’il était parti ; il avait appris une grande chose dans l’exil : son génie tout seul, soutenu de son art consommé, ne suffisait plus à porter le poids des difficultés. Pour y faire face, il fallait le concours de la volonté et des énergies de la nation française. Revenait-il converti à la liberté ? Ce serait se montrer trop crédule de le penser ; mais il avait entrevu qu’elle peut être une force ; à ce titre il consentait à en faire l’essai.

Pour nous, nous avions non pas goûté, mais aperçu la liberté comme une espérance, et cette chose si nouvelle nous avait séduits déjà par son ombre même. Il semble donc que l’accord dût être facile entre l’ancien maître, qui proposait de se réconcilier avec la liberté parce qu’elle pouvait lui être utile, et la nation, qui la voulait aussi parce qu’elle la croyait alors le premier des biens et le plus nécessaire, celui sans lequel tous les autres ne sont rien ; mais cet accord fut au contraire le point impossible à réaliser. Chacun devait apprendre bientôt à ses dépens qu’il n’est rien de plus illusoire que de prétendre changer la nature des choses.

Le jour de la rentrée de Napoléon dans Paris, Benjamin Constant, qui venait de l’attaquer la veille, se crut perdu. Je tiens de celui-là même qui lui fournit alors un refuge que Benjamin Constant ne songeait Cu’à en finir avec la vie ; déjà il avait commencé ses apprêts, certain qu’il ne ferait que devancer ainsi de quelques heures le châtiment. Une dépêche le mande aux Tuileries. Il obéit non sans crainte. Napoléon le reçoit d’un air riant. « C’est à lui qu’il veut parler de liberté et de constitution ; c’est à lui qu’il veut s’ouvrir. Et d’abord il lui dira ce qu’il ne dit à personne, que la guerre est inévitable. D’ailleurs pourquoi serait-il opposé à la liberté ? Il la veut, puisque la France croit la vouloir ; mais elle ne l’a pas toujours voulue. » Et sachant qu’il s’adresse à un écrivain, c’est la liberté de la presse qu’il invoque ; il est pleinement converti sur ce point. L’interdire serait un acte de folie. Qu’au reste Benjamin Constant lui apporte ses idées, ses vues ; il est prêt à accepter ce qui est possible. Tout cela entremêlé de sourires et de caresses, comme en ont les maîtres du monde. Ces discours ne durèrent pas moins de deux heures. Le tribun se retira ébloui des confidences et de la conversion du maître. Il ne pense plus à mourir. De cet éblouissement va sortir le préambule de l’acte additionnel, compromis funeste qui perdra tout à la fois la liberté et le despote.

Était-ce en effet pour Napoléon une nécessité de se réconcilier en 1815 avec la liberté ? Le devait-il ? le pouvait-il ? Au lieu de convoquer les chambres, que ne se contentait-il de réunir les armées ? Qu’avait-il à gagner à changer sa nature ? Y réussirait-il ? Était-il sage, après avoir désespéré quinze ans les amis de la liberté, de les prendre pour appui ? N’était-ce pas tout perdre que de renoncer au pouvoir absolu, qui avait été jusque-là la règle de sa vie ? Toutes les fois que Ces questions et d’autres de ce genre se sont présentées à l’esprit de Napoléon, il a renvoyé pour y répondre à ce qu’il appelle le livre X de ses Mémoires, où ces matières, dit-il, sont approfondies et longuement traitées ; mais ce livre X, qui devait contenir le secret de sa pensée, où est-il ? Il n’existe pas. Napoléon n’en a pas écrit une seule ligne. Pour savoir ce qu’il devait contenir, nous sommes réduits à nos seules conjectures.

Aujourd’hui que nous avons appris combien les hommes aiment à se payer d’apparence, combien ils préfèrent les mots aux réalités, nous devons être étonnés que la constitution donnée par Napoléon sous le nom d’acte additionnel ait été si mal accueillie par les contemporains. Il semble qu’ils eussent dû savoir gré de ses concessions à un despote qui revenait de si loin, puisque tous les mots qui servent à prendre les hommes sont prodigués à chaque ligne de l’acte additionnel. Quelques historiens ont cru que le mal est venu de certaines dispositions particulières qu’il eût été facile de changer. En cela, ils se trompent. L’acte additionnel eût été la plus parfaite des constitutions, que la répugnance du public eût été à peu près la même, car cette répugnance se propageait de bouche en bouche, sans examen ; tel qui était le plus opposé à la charte bonapartiste n’en avait pas lu une ligne.

Ce n’est point l’œuvre qui inspirait le doute, le soupçon : c’était l’auteur. De quelque formule de liberté qu’il eût fait usage, l’incrédulité fût restée la même, parce qu’un certain bon sens disait à tous que le despotisme ne se corrige pas. Plus ses promesses eussent été magnifiques, plus on eût refusé de croire qu’il devait les tenir. Ainsi ce n’était point l’acte qui blessait, mais l’homme qui n’avait pas qualité pour le faire. Il était trop visible aux plus simples que le maître de 1809, de 1810, de 1811, ne pouvait devenir un roi débonnaire. En dépit de sa volonté, cette impossibilité éclatait à tous les yeux, aussi bien qu’à lui-même. Dans la charte de liberté, on s’ingéniait à voir une machine de servitude, et cela ôtait toute force à la situation ; il n’en pouvait sortir aucun principe d’énergie et de salut public. Bien au contraire, ce jeu, si ce fut un jeu, ne renfermait que des périls. Si ces générations de 1815, enthousiastes du grand capitaine, restèrent sévères et incrédules pour le maître converti, s’il lui fut impossible de les éblouir par l’apparence, si elles démêlèrent avec un discernement qui doit nous sembler prodigieux l’ancien despotisme sous les couleurs nouvelles, cela vient, je pense, de ce que ces générations, longtemps sevrées de la liberté, en étaient avides ; elles avaient conservé l’instinct de ce qui leur avait le plus manqué. Au contraire, des générations fatiguées d’une liberté qu’elles ont été incapables de garder perdent quelquefois dans cette prompte satiété la conscience et même l’instinct des choses les plus claires.

Cette évocation de la liberté que tout le monde sentait illusoire ne prêta aucune force réelle à Napoléon. Dès le premier jour, elle embarrassa ses pas. Le lendemain, elle devait précipiter sa chute. Que pouvait un appel mensonger aux énergies de la révolution ? Au moment suprême, Napoléon se souvint des conventionnels qui vivaient encore ; il les sollicita de sortir de l’obscurité pour exciter un moment l’opinion. Je vois encore un de ces hommes partir à cet appel pour se rallier à ce qu’il nommait les principes. C’était lui qui avait appelé Hoche au commandement général et donné à la France la rive gauche du Rhin. Que fit-on des talens de cet homme de bonne volonté ? On le plongea dans je ne sais quel bas-fond de la police, d’où il ne sortit que pour mourir en exil. Je cite cet exemple parce qu’il marque clairement combien ce prétendu retour aux grands instincts de la révolution était peu fait pour entraîner les foules.

Certes il est étonnant qu’un aussi grand esprit que Napoléon se soit abusé sur le parti qu’il pouvait tirer de la liberté et n’ait point aperçu d’avance que le nom seul devait lui être fatal. J’imagine que, dans ce mystérieux livre X, sa principale excuse pour avoir altéré sa nature, répudié le despotisme, désarmé le bras de l’empereur, énervé par les lois, par les chambres, par la presse, par les garanties individuelles, son pouvoir absolu, c’eût été qu’il ne pouvait faire autrement ; c’est sans doute sur le sentiment de cette impossibilité qu’il se fondait pour demander grâce à la postérité d’avoir démenti l’inflexible unité de son caractère et de sa vie. croyait à un réveil de la liberté européenne ; il ne vit pas que, dans tous les cas, il n’avait plus rien à démêler avec elle. En ranimer la mémoire, c’était se condamner lui-même. La révolte des chambres ne devait pas tarder à le lui démontrer, puisqu’il l’ignorait encore, car les événemens intérieurs de 1815 ont prouvé qu’il n’est pas si facile qu’on pourrait le croire de se réconcilier avec la liberté lorsqu’on l’a une fois offensée à ce point. On ne peut la ressusciter pour s’en servir quand on l’a soi-même ensevelie. Elle a meilleure mémoire des injures qu’il ne semble. Le plus sage est donc, quand on l’a renversée, de la poursuivre à outrance, jusqu’à ce qu’on l’ait extirpée du souvenir des hommes.

Les contemporains sont unanimes sur l’effet manqué du champ de mai. On l’avait remis au 1er juin. Le mot lui-même, emprunté h. la vieille France, cette fausse imitation d’une assemblée franke, le costume féodal, le manteau du moyen âge qui cachait l’empereur, étaient en désaccord complet avec l’état des esprits et des choses ; il n’y avait là de saisissant que les régimens de la garde qui allaient mourir. Le serment prêté par Napoléon aux constitutions de l’empire parut un serment à l’ancien despotisme ; il n’était pas besoin des Évangiles pour attester que le maître se resterait fidèle à lui-même. Napoléon, fatigué de l’attirail byzantin dont il s’était enveloppé, rejeta brusquement le manteau impérial. Il s’approcha du bord de l’estrade et montra le soldat. Les troupes le reconnurent, elles le saluèrent de leurs acclamations au milieu d’un grand bruit de fer. Ce changement de scène rendit à tous les assistans le sentiment de la situation. Les voiles tombèrent ; la vérité apparut menaçante et terrible, après les illusions du prince et des sujets.

Pendant que la défiance se montrait ainsi déjà en France dans une partie du peuple, la haine des rois, des chefs des gouvernemens étrangers, n’avait pas attendu un instant pour éclater ; leurs peuples étaient aussi impatiens qu’eux-mêmes de renverser celui qui venait de reparaître sur le pavois. On ne prenait plus la peine de déguiser l’agression sous l’apparence du rétablissement de la liberté. Ces mots avaient perdu leur puissance depuis que les victoires et les promesses de 1814 n’avaient servi qu’à appesantir partout le joug sur ceux qu’on s’était vanté de délivrer ; mais, quoique abusés, les peuples ne croyaient pas encore l’être, et même ils ne l’étaient qu’à demi, car ils étaient poussés par le même ressentiment que leurs chefs, par la même ambition de représailles, et pourvu que cette ambition fût satisfaite, ils ne demandaient rien de plus, tant le désir de vengeance est aveugle.

Ainsi une même passion réunissait les rois et les peuples ; elle faisait oublier toutes les causes de dissentiment entre eux. La même incrédulité que Napoléon trouvait chez une partie des Français, il la trouvait auprès des étrangers. Les uns ne pouvaient croire que le despote fût devenu soudainement un homme de liberté, les autres que le conquérant du monde en fût devenu le pacificateur. Les rois le revoyaient déjà chercher une revanche dans leurs capitales ; d’ailleurs fût-il sincère dans ses déclarations de paix, pouvaient-ils pardonner leurs longues humiliations, leurs craintes, leurs exils, leurs royautés errantes, renoncer à en tirer vengeance ? On n’était séparé de Leipzig et de l’occupation de Paris que par quelques mois ! Se laisserait-on enlever par surprise la sécurité, la gloire inespérée conquise l’année précédente ? L’ébranlement d’un million d’hommes, la terre entière soulevée de ses fondemens, l’invasion de la France, la prise de Paris, la déportation de Napoléon dans une île, ne tourneraient qu’à la gloire de Napoléon, à l’opprobre des rois et des puissances étrangères ! Avait-on oublié déjà qu’il pouvait être vaincu ? Sans plus délibérer, par un accord unanime, tous se réunirent dans le même parti.

Les propositions de paix de Napoléon ne seront pas même écoutées, ses courriers seront arrêtés aux frontières : pour les peuples. Napoléon c’est la tyrannie ; pour les rois, l’usurpation ; pour tous, c’est la guerre. Le jour même où la nouvelle de son débarquement est connu, l’ordre est donné à la garde russe de reprendre le chemin de Paris. Le gros de l’armée est encore à trente marches, mais celle de l’Autriche se rassemble. Les Anglais et les Prussiens se cantonnent en Belgique ; ce sont les plus impatiens. Huit cent mille alliés entrent en ligne. Les deux généraux les plus entreprenans, ceux qui sont le plus avant dans la confiance des monarques, le duc de Wellington et le maréchal Blucher, se concertent ; ils promettent d’entrer en France au plus tard dans les premiers jours de juillet.


VII. — PLAN DE CAMPAGNE. — ÉTAT MILITAIRE DE LA FRANCE.


Napoléon garda longtemps pour lui seul le secret du péril et de tant de haines amassées. Autour de lui, on croyait encore à l’amitié renaissante d’Alexandre, à la complaisance de l’empereur d’Autriche, au retour de l’opinion des whigs en Angleterre, et même au bon vouloir des peuples, quand il savait déjà qu’il ne pouvait regagner tout cela que par une victoire foudroyante.

Pour briser le cercle qui s’était reformé autour de lui, il se présentait deux partis à suivre, et Napoléon les avait mûrement pesés l’un et l’autre dans le temps même où il parlait à tout le monde des bienfaits de la paix. Il pouvait gagner du temps, attendre sous Paris l’agression des puissances étrangères ; on opposerait ainsi à l’ennemi une armée régulière de 300,000 hommes ; la masse entière du peuple serait appelée aux armes. On organiserait une guerre nationale sur toute l’étendue du territoire ; à mesure que l’ennemi pénétrerait sur le sol sacré, il serait assailli, usé en détail par la résistance de chaque bourgade, de chaque département, de chaque province. Quand il arriverait au cœur du pays, il trouverait en ligne une armée bien formée, commandée par Napoléon, et l’on n’aurait sans doute pas de peine à détruire des masses nombreuses, il est vrai, mais épuisées par. l’effort de toute la France.

Tels étaient les avantages qu’offrait ce premier parti. En voici les inconvéniens : ce système avait réussi aux Espagnols, aux Russes ; En serait-il de même des Français ? Avaient-ils le génie propre à cette guerre de chicane ? Il faudrait donc voir sans sourciller l’invasion d’une moitié des provinces, l’Artois, la Picardie, la Bourgogne, l’Alsace, la Lorraine, le Dauphiné. Et si, au lieu de porter à l’extrême l’enthousiasme national, l’occupation d’une si grande partie du territoire allait au contraire répandre le découragement ? Ces inconvéniens tenaient à la nature du génie français. Il y en avait d’autres qui tenaient à la situation et à la nature d’esprit de Napoléon. Était-il assez sûr du dévouement de la France pour l’exposer à se voir déchirée sans s’émouvoir ? Tant qu’il ferait la guerre au dehors, il pouvait jusqu’à un certain point compter sur l’esprit public ; mais, s’il laissait entamer le territoire, comprendrait-on qu’il le fît volontairement et par système ? Ne le croirait-on pas vaincu d’avance, et n’était-ce pas l’être en effet que de laisser croire qu’il le fût un moment ? Une dernière raison emportait toutes les autres. S’il déchaînait les masses dans une guerre nationale, était-il bien assuré de les retenir, même victorieuses, sous sa dépendance ? N’était-ce pas mettre le sort de la France dans les mains de la France ? Et dès lors il n’était plus le seul libérateur, il disparaissait dans la victoire populaire, il détruisait ainsi et son système et ce pouvoir si difficilement reconquis. Cette raison, jointe à celles qui précèdent, ne laisse guère de doute sur l’opinion à laquelle s’arrêtera Napoléon dans le système de défense.

Il y en avait un second qui présentait des avantages différens : ne pas attendre l’ennemi, le devancer, le surprendre dispersé dans ses cantonnemens, le déconcerter par une attaque furieuse, rompre dès lors toutes ses combinaisons. On engagerait tout, il est vrai, sur une seule journée, sur une grande bataille, après laquelle la question serait décidée, et il faudrait agir avec les seules forces que l’on avait sous la main ; mais cette bataille, n’avait-on pas quatre-vingt-dix chances sur cent de la gagner ? Elle rallierait les partis, elle électriserait la France ; elle ferait sortir de terre des légions innombrables ; elle briserait la coalition, elle terminerait la sanglante mêlée où l’empire avait failli disparaître ! Et quoi d’ailleurs de plus conforme au génie impétueux de la France ! C’est ainsi, et non par une levée en masse suivie d’une guerre de détails, que la coalition avait été brisée à Marengo, à Austerlitz, à Wagram. Il n’y avait donc pas à hésiter davantage sur le choix du système de défense. Napoléon s’arrêtera à celui qu’il a pratiqué toute sa vie ; il lui doit la gloire, le trône, et la France impériale son salut.

Cette résolution suppose, il est vrai, qu’on a mis dans les préparatifs une énergie égale au danger, et cela se peut-il quand, pendant le premier mois, l’empereur cache à la France que la guerre est imminente ? Comment la nation fera-t-elle des efforts surhumains pour se préparer à la guerre quand le gouvernement assure en mars, en avril et même en mai, que la paix sera consolidée ? En avril, un décret ordonne la formation de trois mille cent trente bataillons de garde nationale qui devront donner 2,250,000 hommes. Ce décret fit une profonde impression sur l’étranger. On crut revoir la France se soulever tout entière encore une fois contre l’Europe ; mais soit que cette levée en masse fût impossible à effectuer, soit que les moyens de l’armer manquassent, soit aussi que cet appel direct à la nation se trouvât trop contraire au tempérament de l’empire, ces grandes mesures furent presque aussitôt abandonnées que prescrites. Il est certain que pendant que les rois de la vieille Europe se confiaient pleinement à leurs peuples et appelaient chez eux la levée en masse dans la landsturm Napoléon, qui se disait l’empereur de la démocratie, ne voulut pas mettre sur pied la masse même de la nation : il craignait de ne plus pouvoir la régir. Les trois mille cent trente bataillons, épouvantail un moment de l’Europe, se réduisirent en mai à la mobilisation de quatre cent dix-sept bataillons. Ceux-ci formèrent seulement une réserve de 146,880 gardes nationaux, destinés à la défense des places fortes de l’est.

On sait en quelles masses irrésistibles s’étaient levés les Français en 1793, en 1794. On avait vu quelque chose de semblable en Prusse en 1813. Par la landwehr, l’armée avait été augmentée en quatre mois de 150,000 hommes[4]. Après 1812, l’armée française, en sept mois, avait été augmentée de 200,000 hommes, après Leipzig, en trois mois, de 150,000 hommes. On n’atteignit pas ces chiffres en 1815. L’effectif de l’armée sous la restauration était de 155,000 hommes disponibles, prêts à entrer en campagne. Ce même effectif fut porté sous Napoléon à 198,000 hommes. L’armée de ligne n’avait donc été augmentée que de 43,000 hommes pendant les deux mois et demi que Napoléon avait eus pour se préparer à la lutte suprême. Ce résultat est loin des états de situation qui se trouvent dans les écrits de Sainte-Hélène ; il est loin surtout des prodiges que la révolution française avait accomplis, lorsqu’elle avait été obligée de tout créer de rien en quelques jours.

Pour répondre d’avance à cette comparaison inévitable. Napoléon affirme que si la révolution eût été attaquée comme lui par un million d’hommes, elle eût été vaincue comme lui. Cette supposition se détruit d’elle-même. La révolution française ne pouvait, dans aucun cas, déchaîner contre elle un million d’ennemis ; elle n’avait soulevé que les cabinets ; elle n’avait pas réuni contre elle aux passions des princes les passions des peuples, qui maintenant produisaient d’eux-mêmes comme un déluge d’hommes.

Napoléon fut-il dès lors au-dessous de sa tâche ? Quelques-uns l’affirment avec autorité. Je lis dans l’historien le plus récent que « ce qui manqua dans les préparatifs, ce furent l’activité, l’énergie, car la moitié de l’armée extraordinaire était nue, le tiers sans armes. Le dénûment, la honte, la crainte même de n’être pas traités en soldats par l’ennemi, accroissaient chaque jour la désertion. » Et que l’on ne dise pas que l’auteur ici se presse trop d’accuser, car il allègue des témoins irrécusables, jusqu’ici trop peu consultés, les lettres de Suchet, les états de situation de Rapp, de Lecourbe. S’il en coûte trop de condamner Napoléon sur ces indices, contentons-nous d’avouer qu’il y a des choses impossibles à un seul homme. Quand il s’agit de supprimer ou de remplacer le temps, une nation seule en est capable.

On lira dans l’ouvrage que je viens de citer des pages lumineuses, pleines de faits, d’observations, de vues, sur les ressources de la France, sur la composition des armées en 1815. Ces pages sont un riche arsenal où les historiens iront souvent puiser. Jamais le dénombrement des différentes forces qui vont se trouver aux prises n’a été calculé avec tant de précision et de fermeté. C’est là qu’il faut avoir un coup d’œil éprouvé pour distinguer l’apparence de l’effectif réel, ce qui a été fait de ce qui aurait pu l’être, tant Napoléon est habile à montrer qu’il n’a rien omis de ce qui était possible. Au milieu de ces chiffres se détachent, nets et vigoureux, les portraits, les caractères des principaux chefs d’armée. Pour moi, sans entrer dans une analyse désormais épuisée, je me bornerai à un rapide tableau des forces en présence.


VIII. — COMPOSITION ET SITUATION DES ARMÉES FRANÇAISES, ANGLAISES ET PRUSSIENNES.


Contre quelle partie de la ligne ennemie seront portés les premiers coups ? Cette question se trouvait résolue d’avance par la position des armées étrangères. Napoléon négligera toutes celles qui sont encore éloignées des frontières ; il ne leur opposera qu’un rideau. Rapp, avec 20,000 hommes, couvrira l’immense frontière de l’est ; Suchet, avec 16,000 hommes, Lyon, le Dauphiné et les débouchés des Alpes ; Brune, avec 6,000, la Provence et le Var ; Clausel, avec 4,000, les débouchés des Pyrénées orientales et occidentales. Lecourbe couvrira le Haut-Rhin de son nom et des souvenirs de ses campagnes des Alpes plus que de son armée, car il n’aura que 5,000 hommes à opposer à l’Autriche ; 25,000 des meilleures troupes seront données à Lamarque pour étouffer la révolte royaliste de la Vendée : il serait trop imprudent de la laisser se développer. L’absence de ces 25,000 hommes, en partie d’élite, laissera un vide profond dans le système de défense. Peut-être leur intervention serait décisive à l’heure de la bataille !

Au lieu de ce simulacre de force, plusieurs ont soutenu qu’il eût mieux valu laisser les frontières vides, sans un seul homme, et tout concentrer dans l’armée d’opération. Cette censure est excessive et mal fondée, car ces faibles corps, revêtus de grands noms, firent assez longtemps illusion à l’ennemi, qui sans cette précaution n’eût pas manqué de se jeter dès le premier jour sur le territoire français. Les faibles divisions de Rapp, de Lecourbe, de Suchet, de Clausel, étaient des têtes d’armées destinées à grossir à mesure que les levées se feraient et que la conscription rendrait ce que l’on devait en attendre. Elles donnaient un point d’appui à l’esprit public, elles prêtèrent. de la consistance aux bataillons de gardes nationales qui devaient les rejoindre dans les places-frontières, et raisonnablement pouvait-on moins faire que d’opposer 49,000 hommes aux 800,000 ennemis qui s’avançaient à marches forcées contre la France dans la direction de l’est, du sud, de l’ouest ? Ce peu d’hommes seront, il est vrai, hors d’état de repousser la nouvelle invasion de barbares ; mais ils suffiront pour en retarder les approches.

Ces précautions prises. Napoléon se décide à se jeter à l’improviste, avec ce qui lui reste de forces, sur les armées qui étaient le plus près de lui : c’était l’armée anglaise et l’armée prussienne, toutes deux cantonnées en Belgique. Elles appartenaient aux peuples qui avaient montré aux Français le plus de haine, qui leur avaient fait le plus de mal en 1814. Ainsi la fortune ou le choix du chef mettait les Français en face de ceux qu’ils étaient le plus impatiens de rencontrer sur un champ de bataille.

L’armée anglaise en Belgique était forte de 105,950 hommes[5], y compris 9,000 hommes de réserve hanovrienne, laissés dans les garnisons d’Anvers et des villes de Flandre.

On y comptait 82,062 fantassins, 14,482 cavaliers, 8,166 artilleurs, 1,240 soldats du génie. Elle était divisée en deux corps : le premier de quarante bataillons, vingt-trois escadrons, sous le prince d’Orange ; le second de trente-huit bataillons, douze escadrons, sous le lieutenant-général lord Hill. La réserve générale était, pour l’infanterie, de 23,748 hommes, sous la main du duc de Wellington, pour la cavalerie, de 9,913 cavaliers, d’aussi bons qu’il y eût au monde, sous lord Uxbridge. L’artillerie, répartie entre les différens corps, se composait de cent quatre-vingt-seize bouches à feu.

La moitié au moins de cette armée était de vieilles troupes éprouvées dans la guerre d’Espagne, et pour celles-là une discipline implacable, telle que l’aristocratie sait l’imposer : nul espoir, nulle possibilité d’avancement pour les sous-officiers, retenus, quoi qu’ils fassent, à jamais dans les mêmes grades inférieurs. De là des guerres sans espérance, sans joie, sans récompense, mais aussi sans ambition et sans mécompte, le devoir pour les meilleurs, la crainte du châtiment pour les autres, tenant lieu d’avenir. Une obéissance aveugle lie ces troupes à leur chef, dont elles semblent avoir le tempérament. Froid, plein de sens, circonspect, le duc de Wellington ne se laissait jamais emporter ni abattre. Comme il n’avait jamais fait la guerre contre Napoléon en personne, il n’avait pour ainsi dire rien appris à son école. Il faisait la guerre méthodique et sûre des Marlborough, du prince Eugène ; il y portait la patience inébranlable d’une vieille aristocratie.

Tout n’était pas homogène dans son armée. On y comptait au plus 32,700 hommes de race anglaise ; le plus grand nombre, selon la coutume des armées britanniques, était étranger. La légion allemande avait fourni 7,500 hommes, Hanovre 15,800, Nassau 7,300, Brunswick 6,700, commandés par le duc Frédéric-Guillaume. La plupart avaient donné des gages de fidélité sur les champs de bataille ; à la solde de l’Angleterre, ils en avaient contracté l’esprit avec certaines habitudes de tactique, par lesquelles ses troupes se séparaient encore de celles du continent.

Une autre masse d’étrangers, c’était le contingent de la Belgique et de la Hollande, qui amenaient en ligne 30,000 hommes. Les historiens anglais ont montré envers ces alliés une dureté qui touche à l’ingratitude. Pour réponse, ceux-ci ont compté et nommé[6] leurs morts. Longtemps ces troupes ou du moins l3eaucoup de leurs officiers ont servi avec honneur dans l’armée française, et qui sait s’ils ne s’en souviendront pas au moment décisif ? qui sait si la mémoire de tant de victoires remportées ensemble n’étouffera pas le ressentiment des dernières années ? La vue d’anciens compagnons d’armes, celle du drapeau sous lequel on a combattu tant de fois n’ébranlera-t-elle pas de vieux soldats ? Les Hollandais et les Belges, que tout sépare, ne profiteront-ils pas du désordre de la guerre pour briser une union formée d’hier et déjà odieuse ? Ce qui est un danger pour les uns ne semblera-t-il pas une délivrance aux autres ? Autant de choses douteuses encore, et que l’événement seul peut éclaircir.

Au reste, la prévoyance du chef va au-devant de ces motifs de crainte. En mêlant dans le même corps les brigades anglaises, hollandaises, belges, hanovriennes, saxonnes, et en les faisant combattre les unes à côté des autres, il empêchera qu’aucun esprit de race ne prévale, excepté celui de l’Angleterre, qui contiendra de sa forte discipline tant d’élémens divers. Le grand nom d’Orange lui répond de la fidélité de tous les Néerlandais. Quant aux autres, s’il y a encore des incertains, la nécessité, le danger, l’impossibilité du retour, surtout la rapidité de l’attaque, les décideront bientôt.

L’unité, qui manquait à l’armée anglaise, se trouvait au plus haut degré dans l’armée prussienne. Là tout est Allemand de langue, de cœur, de passion. Cette armée de 124,074 combattans, partagée en quatre corps, le premier sous Ziethen, le second sous Pirch, le troisième sous Thielmann, le quatrième sous Bulow, comptait cent trente-six bataillons, cent trente-neuf escadrons, trois cent douze bouches à feu. On peut remarquer dans cette distribution de l’armée l’absence d’une réserve générale, comme si tout était donné à l’impétuosité de l’attaque, et rien à la temporisation.

Il y avait un grand nombre de gardes nationales mobilisées sous le nom de landwekr. Dans ces troupes, qui avaient fait la campagne de Leipzig et de France, le sombre enthousiasme des années 1813, 1814, allait jusqu’à la fureur. La vengeance semblait un devoir, car toute l’Allemagne les avait chargées de venger ses hontes, et le général en chef, le feld-maréchal Bliicher, partageait les passions du soldat ; il les exagérait encore. Ses soixante et dix ans n’avaient attiédi en rien son ardeur. Au contraire, l’âge redoublait en lui l’impatience de représailles et de renommée. Il serait difficile de dire s’il y avait en lui plus d’enthousiasme pour la patrie allemande ou plus de haine pour la France. Je crois pourtant que la haine l’emportait. Dans tous les cas, il était l’opposé du duc de Wellington. Violent, effréné, immodéré dans l’attaque, toujours prêt à tourner ses revers en victoire, il s’était familiarisé sur les champs de bataille de Lutzen, de Bautzen, de Leipzig, avec la tactique de Napoléon, dont il imitait au moins l’élan, la rapidité, l’impétuosité, ce qui lui avait fait donner par ses soldats le surnom de maréchal En avant.

Avec des qualités si opposées dans les deux chefs d’armée, on peut présumer qu’ils se contrarieront l’un l’autre. De cette profonde différence sortiront des incidens dont Napoléon ne manquera pas de s’emparer ; mais au contraire, s’ils s’entendent, si la même passion les réunit, que ne pourra la circonspection de l’un, aiguillonnée par l’impétuosité de l’autre !

Telles étaient les deux armées de Wellington et de Blûcher. Voici celle que leur oppose Napoléon : le juin, l’armée du Nord comptait dans les rangs 89,415 fantassins, 22,302 cavaliers, 12,371 artilleurs et soldats du génie, 3,500 hommes dans le grand parc, total 128,088 hommes, 346 bouches à feu. Elle était divisée en cinq corps, le premier commandé par d’Erlon, le deuxième par Reille, le troisième par Vandamme, le quatrième par Gérard, le dernier par Lobau.

Outre la cavalerie répartie entre eux, on avait formé quatre corps de cavalerie de réserve, sous Pajol, Excelmans, Kellermann, Milhaud. Cette masse de 103 escadrons, ou 11,826 cavaliers, presque tous hommes d’élite, est réunie sous le commandement du maréchal Grouchy.

La garde présentait en ligne 12,941 fantassins, 3,689 cavaliers, 52 bouches à feu. Grâce à la distribution savante de ses forces. Napoléon s’est ménagé ainsi une réserve de 30,000 hommes qu’il jettera à propos dans la balance. L’artillerie est fournie d’un simple approvisionnement, car les chevaux manquent, et l’on a dCi même faire une réquisition de chevaux de poste pour le grand parc. Les soldats les plus jeunes datent de Lutzen, les plus vieux de Marengo, plusieurs chefs de Jemmapes. Si vous considérez individuellement les hommes, les armes, l’équipement, c’est une des plus belles armées qu’ait possédées la France. Elle n’en avait pas eu depuis la révolution où le moral eût été plus exalté, disposition admirable, qui peut, par son excès même, devenir un danger ; car on n’avait pas vu depuis longtemps de troupes si ardentes, si ombrageuses, si raisonneuses. Celles-ci se rendaient compte avec anxiété de tous les mouvemens prescrits, comme si elles avaient à commander autant qu’à obéir. L’armée ayant fait la révolution de 1815, il lui restait le tempérament d’une foule agitée. Elle était peuple plus qu’aucune autre. Inquiète, soupçonneuse à l’excès, parce qu’elle avait refait à elle seule l’empire, qu’elle en était responsable, elle veillait sur son ouvrage. Surtout elle se souvenait d’avoir été vaincue, sans pouvoir le comprendre. Elle avait vu ses chefs passer avec une rapidité inouie dans des camps opposés, et ce qu’elle ne s’expliquait pas, elle l’appelait trahison. Un seul homme avait conservé la confiance entière du soldat : c’était l’empereur. La merveille du retour de l’île d’Elbe avait encore accru la magie de ses aigles.

Quant à tous les autres, il dépendait de la moindre apparence pour qu’on les soupçonnât. Les plus illustres étaient Soult, Ney, Lobau. Quelques-uns craignaient que le duc de Dalmatie, accoutumé depuis longtemps à une sorte de royauté militaire exercée au loin et sans contrôle, dédaignât les détails secondaires de l’état-major-général, abandonnés auparavant à la patience éprouvée de Berthier. Et qu’arriverait-il si, tous sachant commander, nul ne s’inquiétait de l’exacte transmission des ordres ? Les plus grandes opérations pourraient être compromises par une négligence de l’état-major. Une dépêche oubliée serait la perte de la France.

Au reste, on était sûr que des caractères militaires tels que celui de Ney se remontreraient invulnérables sous le canon. Les soldats le saluaient familièrement du surnom de Rongeât lorsqu’il passait devant les rangs ; ils oubliaient à sa vue leurs défiances, leurs ombrages, ils se sentaient invincibles. Lobau et lui avaient à conserver leur vieille renommée, Vandamme à relever la sienne, tous à sauver leurs noms mêmes, sans parler de leurs têtes proscrites d’avance. Kellermann, négligé pendant la bonne fortune, avait enfin expié Marengo ; on lui avait pardonné d’avoir partagé un moment une gloire qui ne devait pas avoir de rivale. Dans l’adversité, on s’était souvenu de lai ; heureuse occasion pour un tel homme de se montrer au-dessus de l’injustice et de recommencer la dernière heure de Marengo ! Malgré sa renommée, il ne commande, comme un simple divisionnaire, qu’un petit corps de huit régimens de grosse cavalerie ; mais il sait qu’un plus petit nombre suffit quelquefois pour décider à propos la fortune dans une grande journée.

D’autres, tels que le maréchal Grouchy, ont à justifier la faveur récente dont ils ont été l’objet ; d’autres enfin, tels que le général Foy, le général Gérard, sont désignés par le respect de l’armée et par le choix encore secret de Napoléon à devenir les jeunes maréchaux d’empire ; mais le sentiment de la patrie, au bord du gouffre, laisse à peine une place à l’ambition permise dans les temps glorieux ou assurés.


IX. — LA BELGIQUE AU POINT DE VUE STRATÉGIQUE. — CANTONNEMENS ANGLAIS ET PRUSSIENS.


Le terrain sur lequel les armées vont se rencontrer se divise de lui-même en trois parties : au nord, des plaines unies, défendues par la Lys, par l’Escaut, ou plutôt une vaste plage, des terres basses facilement inondées, et, si l’on avance plus loin, les fleuves sinueux, les bras de mer qui enlacent la Hollande ; au midi, sur la droite de la Meuse, un pays montueux, difficile, coupé de ravins, de bois, qui s’élève jusqu’aux Ardennes ; au centre, en face de Charleroi, des plateaux d’abord unis, bientôt ondulés, que couvre à peine la Sambre, et par-delà ses bords marécageux, des routes nombreuses qui toutes aboutissent à Bruxelles, la capitale des Pays-Bas. Cette zone intermédiaire entre l’Escaut et la Meuse a presque toujours été le grand chemin suivi par les armées dans les guerres de Louis XIV et de la révolution française. Ni la nature ni l’art n’opposent presque aucun obstacle à un envahisseur entreprenant. Une raison décisive fera choisir à Napoléon ces mêmes lieux pour ouvrir la campagne.

Les cantonnemens de l’armée anglaise prouvent que le duc de Wellington n’a aucun pressentiment des projets qui le menacent ; soit méprise, soit disposition naturelle dans un Anglais à s’appuyer de la mer, et crainte d’en être séparé, le duc de Wellington prolonge au loin ses cantonnemens vers l’Escaut. C’est de ce côté qu’il attend l’ennemi ; trompé par cette idée, qui résistera longtemps chez lui à l’évidence contraire, il a disséminé ses troupes sur l’immense ligne de Nivelles à Mons, à Ath, à Audenarde. Sa réserve est dans les environs de Bruxelles, où il a établi son quartier-général. Il lui sera impossible de rassembler son armée en moins de quatre jours.

Blücher occupe au midi une ligne presque aussi étendue, de Charleroi à Namur, à Ciney, à Liège. Son quartier-général est à Namur. Il lui faudra trente-six heures pour réunir ses quatre corps. La cause en est l’impossibilité de faire vivre ses troupes dans un plus petit rayon à cause de l’hostilité sourde des habitans. Voilà l’excuse du général prussien. Quant au général anglais, il n’a pas songé à se justifier, par oubli, par dédain, ou parce qu’à ses yeux la victoire a tout couvert.

Quoi qu’il en soit, c’était pour Napoléon une grande tentation de percer des lignes si démesurément allongées. Il est difficile qu’il ne profite pas des chances presque assurées que lui offre l’imprévoyance de l’ennemi ; mais où, rompra-t-il cette longue chaîne de cantonnemens ? S’il débouche par Mons sur l’extrême droite des Anglais, il pourra sans doute les séparer de la mer, leur patrie, leur refuge ; mais il les refoulera sur l’armée prussienne, et ne fera ainsi que hâter la jonction qu’il redoute. Même résultat s’il attaque la gauche prussienne sur la Meuse : Blücher sera rejeté sur Wellington ; les forces ennemies seront encore une fois rassemblées dès l’entrée en campagne.

Napoléon ne débouchera ni sur la droite anglaise, ni sur la gauche prussienne. Il se placera entre les deux armées, au centre de la ligne, c’est-à-dire à l’extrême droite des cantonnemens prussiens. Par là le duc de Wellington et le maréchal Blücher seront séparés dès la première heure. L’occasion, le moment décidera sur laquelle des deux armées il faudra frapper les premiers coups. Que les deux masses ennemies soient d’abord partagées, après quoi on renouvellera contre elles, l’une après l’autre, la manœuvre de Castiglione, tant de fois couronnée de succès. Ce mouvement portera l’armée française de l’autre côté de la Sambre sur la grand’route de Bruxelles ; on y trouvera partout des populations amies, prêtes sans doute à se prononcer dès le moindre succès. Et, chose aussi de bon augure ! dès le premier pas, on rencontrera Fleurus, armé des deux victoires de Louis XIV et de la république. Elles salueront au passage l’armée impériale.

Ainsi Napoléon, avec 110,000 hommes, marche au-devant des armées anglo-hollandaises et prussiennes fortes de 220,000 hommes. C’est un homme contre deux. Il n’y a rien là qui puisse étonner une armée française commandée par le vainqueur de l’Europe ; mais c’est le chef qui devra surtout rétablir la balance au profit du petit nombre. Il faudra chez lui avant tout non pas seulement la même fécondité de conception (personne ne doute qu’il l’ait gardée), mais la même confiance dans la fortune, la même ardeur foudroyante à la saisir, la même divination pour pénétrer le secret de l’ennemi, la même inspiration soudaine qu’à Arcole, à Ulm, à Ratisbonne.

Quand Napoléon compte les cent victoires dont il marche environné, quand il se souvient de ce qu’il a fait à Dresde et l’année précédente dans la campagne de France, il calcule que sa présence à l’armée vaudra cent mille hommes ; surtout il sent un juste orgueil en face des deux généraux ennemis. Peut-être aussi les estime-t-il trop peu. À force de répéter aux autres que Wellington est un général sans talent, Blücher un officier de hussards, il finit par e croire à moitié : pente funeste qu’une si grande disposition à mépriser ! En dédaignant trop l’ennemi, en se plaçant trop au-dessus de lui, on risque de ne plus apercevoir ses projets.

Déjà il se plaint que ses lieutenans ont été ébranlés par les désastres ; mais lui-même n’en a-t-il reçu aucune atteinte ? est-il bien sûr d’être resté ce qu’il était ? Quelques-uns soutiennent (et parmi eux le général Lamarque, le colonel Charras) que l’ennemi n’a devant lui dans cette campagne qu’une ombre de Napoléon, Examinons à ce point de vue, en nous donnant le plaisir de l’impartialité, les quatre jours qui vont suivre, puisque la campagne n’a pas duré davantage. Comptons les heures, les minutes ; chaque moment renferme les destinées de la France.

Dira-t-on que l’infaillibilité du chef fait partie de la gloire nationale ? On substituerait ainsi l’idolâtrie à la raison publique. La gloire des Romains, était-ce de consacrer toutes les fautes de César ? était-ce de mettre Dyrrachium à côté de Pharsale ? La gloire de la Prusse, est-ce de ne faire aucune différence entre la campagne de Torgau et les autres campagnes de Frédéric ? Les anciens, les modernes, César, Frédéric, Napoléon lui-même, ont pensé le contraire.

Edgar Quinet.

(La seconde partie au prochain n°.)

  1. Les Révolutions d’Italie, liv. iv, ch. ii.
  2. Écrit en 1857.
  3. Outre l’ouvrage capital de M. le colonel charras, les principaux de ceux que j’ai consultés sont les suivans :

    Le général Gourgaud, Campagne de 1815 ; Paris 1820.

    Napoléon, Mémoires pour servir à l’histoire de France, tome IX ; Paris 1830.

    Le duc d’Elchingen, Documens inédits sur la campagne de 1815 ; Paris 1840.

    Correspondance entre M. le général Jomini et M. le duc d’Elchingen ; décembre 1841.

    Le général Gérard, Quelques documens sur la bataille de Waterloo, dernières observations ; Paris 1829.

    Le général Jomini, Précis politique et militaire de la campagne de 1815 ; Paris 1839.

    De Grouchy, Observations sur la relation de la campagne de 1815 publiée par le général Gourgaud ; Paris 1829.

    E. van Loben Sels, Précis de la campagne de 1815 dans les Pays-Bas ; La Haye 1849.

    V. Damitz, Geschichte des Feldzugs von 1815 ; Berlin 1837.

    V. Clausevvitz, Hinterlassene Werke. VIII. Bund. Berlin 1835.

    Cari von Plotho. Der Krieg des verbUndeten Europa ; Berlin 1818.

    Gurwood, the Dispatches of the field-marschal duke of Wellington, tome XII ; London 1838.

    W. Siborne, History of the War in France and Beljium in 1815 ; London 1844.

    Le général Renard, les Allégations anglaises ; Bruxelles 1857.

  4. Voyez Carl von Clausewitz, Der Feldzug von 1815, p. 5.
  5. On varie beaucoup sur l’évaluation précise de cette armée. Napoléon dit 104,200 combattans, Jomini 99,900, V. Damitz, 100,000 le colonel Charras 95,503, van Loben Sels 91,000. Le chiffre que je donne ici, eu y comprenant la réserve hanovrienne que le duc de Wellington aurait pu attirer à lui, revient à celui que présente le colonel Charras, d’accord avec les dépêches du duc de Wellington et avec les documens officiels contenus dans les archives du ministère de la guerre des Pays-Bas. C’est aussi l’évaluation fournie par l’historien anglais Siborne. Quant au chiffre si inférieur de 91,000 donné par van Lùben Sels, la différence provient de ce que cet historien hollandais, si exact, si consciencieux, n’a pas compté l’effectif de l’artillerie, du génie et du grand parc ; au reste, il en avertit clairement de manière à empêcher toute erreur.
  6. Voyez le général Renard, les Allégations anglaises, van Loben Sels, 1854 ; passim.