La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 41

L. de Potter (Tome Vp. 283-319).


CHAPITRE QUARANTE-ET-UNIÈME


Le citoyen Curtius était sous sa tente, comme Achille, avec cette différence qu’il ne boudait pas ses compagnons d’armes.

La nuit était proche.

Les soldats dont le citoyen Curtius s’était arrogé le commandement étaient campés entre la petite ville de Clamecy et la forêt.

Donc le citoyen Curtius était sous sa tente.

Depuis cinq jours, réduit à une apparente inaction, ce célèbre général improvisé semblait méditer un plan de bataille grandiose.

La vérité était qu’il attendait le retour de l’estafette envoyée à Paris.

Les habitués du café Foy, à Paris, qui avaient coutume, jadis, de voir le citoyen Curtius, chef de bureau au ministère de la guerre, vêtu d’un habit bleu et d’un gilet blanc à la Robespierre, auraient eu de la peine à le reconnaître sous son nouveau costume.

Il avait un habit tout brodé, orné de deux grosses épaulettes semblables à celles d’un major prussien ; un grand sabre qui traînait jusqu’à terre et faisait un bruit d’enfer, et enfin un chapeau à cornes surchargé de plumes rouges, blanches et bleues.

Ses grandes bottes étaient ornées d’éperons inoffensifs.

Car, on le sait, le citoyen Curtius ne goûtait que médiocrement le plaisir de l’équitation.

Aussi, depuis cinq jours, passait-il ses revues à pied.

Le citoyen Curtius adorait passer des revues ; il posait son poing sur la hanche, renversait la tête en arrière et adressait à chaque compagnie une éloquente allocution, que Cicéron n’eût peut-être pas désavouée.

Or donc, ce jour-là, le général commençait à s’impatienter.

Le sous-lieutenant envoyé à Paris, ne revenait pas.

D’horribles pressentiments faisaient battre le cœur de Curtius, et sa tête empanachée se courbait frémissante sur sa poitrine.

Comment apprécierait-on son audace à Paris ?

Serait-il blâmé ou félicité d’avoir osé se mettre à la tête des troupes privées de leur général.

Était-il en train de devenir ministre, ou bien d’être à jamais mis de côté ?

Ces deux questions plongeaient Curtius dans l’anxiété, et lui donnaient des battements de cœur.

Il s’était fait servir à souper, mais l’appétit lui avait manqué. Par exemple, il avait bu.

Curlius avait toujours soif, Curtius buvait toujours.

Son aide de camp entra.

Car le citoyen Curtius, en s’improvisant général, s’était donné le luxe d’un aide de camp.

Il avait pris un jeune capitaine, à qui il avait fait espérer un sabre d’honneur, comme récompense de ses services.

À la vue de l’officier, Curtius tressaillit.

— Le sous-lieutenant est-il arrivé ? demanda-t-il avec vivacité.

— Pas encore, général.

Curtius poussa un profond soupir.

— Mais, reprit le paysan, il y a un paysan qui demande à être conduit auprès de vous sans retard.

— A-t-il dit son nom ?

— Il s’appelle Brulé.

— Faites-le venir, ordonna Curtius.

L’aide de camp sortit de la tente, et revint aussitôt après, conduisant le père Brulé.

Celui-ci fit un signe mystérieux à Curtius.

Ce signe voulait dire :

— J’ai besoin de te parler seul à seul.

Curtius renvoya d’un geste son aide de camp, et, quand ce dernier fut parti, Brulé s’assit familièrement sur le pied du lit de camp qui se trouvait dans la tente.

— Eh bien ! général, dit-il, tu ne sais rien de nouveau ?

— Rien.

— Tu n’as pas de nouvelles de Paris ?

— Aucune.

— Alors, je suis plus avancé.

— Toi ?

— Moi.

Curtius regarda Brulé avec angoisse.

— Et que sais-tu donc ? fit-il.

— Je sais que tu vas être destitué.

Curtius bondit sur son siège et donna un violent coup de poing sur la table.

— Tu es même destitué déjà, continua Brulé, et le commandement est donné au capitaine Bernier.

Les rares cheveux de Curtius se hérissèrent.

— Seulement, poursuivit le fermier, le capitaine Bernier ne saura cela que demain matin.

— Comment le sais-tu déjà, toi ? demanda Curtius d’une voix lamentable.

— Je le sais, répondit Brulé, par Machefer, qui arrive de Paris.

Et Brulé raconta ce qu’il savait.

Une sueur abondante coulait du front de Curtius.

— Hé ! hé ! dit le fermier, si tu n’avais pas été un homme esclave de la légalité, tu n’en serais peut-être pas là.

— Que veux-tu dire ?

— Avais-tu besoin de la permission de Barras pour mettre le feu ?

— Oui, c’est vrai… j’ai eu tort.

— Et si tu voulais suivre mon conseil…

— Eh bien ?

— Tu pourrais bien rester général.

— Comment cela ?

— En brûlant la forêt cette nuit. Les royalistes rôtiront, et tu auras bien mérité de la patrie.

— Ah ! s’écria Curtius, tu as raison… je vais donner des ordres… et, cette nuit, tout brûlera.

— Pas avant que j’aie donné le signal.

— Et quand le donneras-tu ?

— Aussitôt que l’affaire de Solérol sera finie.

— Ah ! c’est pour cette nuit ?

— Je le crois.

— Eh bien ! dit Curtius, aussitôt que ce sera fini, lu allumeras la torche en haut des rochers.

— Parbleu !

— Et nous répondrons à ton signal…

— Mais, dit Brulé, il faut faire entourer la forêt.

— Sois tranquille.

— Allons, murmura le paysan, je tiens ma vengeance. M. Henri ne m’échappera pas maintenant.

Et comme Curtius avait oublié de lui offrir un verre de vin, Brulé prit une bouteille sur la table et but à même.

Puis il fit claquer sa langue et dit à Curtius :

— C’est fâcheux que tu ne puisses pas venir avec moi.

— Pourquoi ?

— Tu aurais vu la dernière grimace de Solérol.

Et sur cette hideuse plaisanterie, Brulé donna une poignée de main à Curtius et s’en alla.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure après, Brulé se glissait à travers les broussailles jusqu’à la petite vallée où était établi le camp des royalistes.

La nuit était sombre ; mais au-dessus des bois il y avait une lueur rougeâtre.

En même temps, un murmure sourd, étrange, s’élevait de la profondeur du vallon.

— Ça chauffe ! murmura le fermier. Pourvu que je n’arrive pas trop tard.

Et il doubla le pas.

À mesure qu’il approchait, la lune grandissait, et le murmure devenait plus strident.

Brulé arriva aux pieds des rochers qui enserraient la vallée, et, grimpant de roc en roc, il parvint jusqu’à un point culminant, d’où son regard put tout embrasser.

La vallée était éclairée par des torches, et au milieu se dressait un sinistre échafaudage.

C’était la guillotine que les royalistes avaient construite.

Des hommes armés de fusils l’entouraient.

Sur l’échafaudage, il y avait un homme qui se tenait debout, muet et sinistre.

C’était le bourreau.

Un bourreau improvisé avec un jeune royaliste, dont on avait guillotiné le père, la mère et les deux sœurs : deux anges de quinze ans, deux jumelles, dont le tribunal révolutionnaire n’avait pas eu pitié.

Le condamné seul manquait encore à l’appel.

Brulé grimpa sur un arbre pour mieux voir.

La foule qui entourait l’échafaud était morne et silencieuse.

Tout à coup un frémissement l’agita.

À la lueur des torches, toutes ces têtes ondulèrent comme les vagues de la mer ; puis la foule s’écarta et livra passage au condamné.

Brulé entendit alors des hurlements.

C’était Solérol, qui se débattait aux mains de deux hommes vigoureux qui l’entraînaient.

Un éclair de joie féroce brilla dans les yeux du père Brulé, quand il vit qu’on hissait Solérol sur l’échafaud.

Car Solérol hurlait toujours, et refusait de marcher.

— Ah ! tu as voulu déshonorer ma femme, murmura le féroce paysan.

Et son œil avide suivit toutes les opérations de ce hideux spectacle.

Il vit le bourreau coucher Solérol sur la planche et lui lier les mains.

Et les hurlements du condamné lui arrivaient à l’oreille plus mélodieux que la plus douce des musiques.

Brulé jouissait de sa vengeance. Il la savourait avec une âpre volupté.

Tout à coup le reflet des torches se brisa sur une surface luisante et polie.

On eût dit un éclair.

Et les hurlements de Solérol s’éteignirent. Et Brulé n’entendit plus que ce murmure de la foule qui vient de voir tomber une tête.

Tout était fini pour le chef de brigade Solérol.

Tout, excepté la justice de Dieu qui commençait.

Le père Brulé quitta alors son poste d’observation.

Il descendit de son arbre et s’éloigna, gagnant de plus en plus la partie rocheuse et montagneuse de la forêt.

Quand il eut atteint le sommet d’une petite colline, il s’arrêta.

De cet endroit il aperçut au loin dans la plaine, au-delà des lisières de la forêt, plusieurs feux allumés.

C’étaient des signaux convenus entre lui et le citoyen Curtius.

— Ah ! ah ! dit-il, voici, je crois, le moment.

Et il se mit à rassembler une poignée de feuilles mortes et d’herbes desséchées par la gelée, et il en fit une sorte de gerbe.

À cet endroit, il y avait un monceau de fagots entassés autour d’un soliveau.

Brulé tira un briquet de sa poche, alluma sa gerbe et la plaça sous les fagots.

En ce moment, le vent de la nuit commença à souffler….

C’était un de ces vents d’est qui activent si bien l’incendie.

La flamme se communiqua de la gerbe aux fagots, et bientôt une lueur se fit en haut de la colline.

Cette lueur fut aperçue par Curtius, sans doute, car les feux qui brillaient dans le lointain semblèrent se multiplier tout à coup et changer de place.

Brulé n’en pouvait douter, c’étaient les soldats, armés de torches, qui couraient incendier la forêt.

— Maintenant, mes bons amis les royalistes, murmura le féroce paysan, je crois que vous n’avez plus besoin de moi. Et je n’ai que le temps de m’en aller, si je ne veux pas rôtir aussi.

Sur ces mots, le fermier se jeta en courant dans un sentier qui descendait de la colline. Mais tout à coup il s’arrêta, frissonnant et l’oreille au guet.

Il avait entendu marcher derrière lui ; mais le bruit avait cessé comme il s’arrêtait.

— C’est le vent qui chasse les feuilles, pensa-t-il.

Et il reprit sa course.

Le même bruit de pas se fit entendre de nouveau.

Alors la peur le prit.

— Qui est là ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

En même temps, il arma son fusil.

Nul ne lui répondit mais deux bras nerveux l’enlacèrent par derrière.

Brulé jeta un cri et chercha à faire usage de son fusil.

Mais on le lui arracha des mains.

— Ah ! brigand ! lui dit une voix, il y a longtemps que je te connais, moi… et quand j’ai dit qu’il fallait se méfier de toi, on n’a pas voulu me croire.

— Jacomet ! murmura Brulé, gagné par l’épouvante.

Mais le bûcheron l’avait déjà renversé sous lui, et lui appuyait son genou sur la poitrine.

— Ah ! bandit, répéta-t-il, tu veux nous faire rôtir… Eh bien ! le feu commencera par toi.

Et Jacomet prit un paquet de cordes dans son carnier et se mit à garrotter Brulé, qui faisait de vains efforts pour se dégager.

Il lui lia les mains, il lui lia les pieds, puis, il lui mit son mouchoir dans la bouche.

Brulé ne pouvait plus fuir, Brulé ne pouvait plus crier et demander du secours.

— Tu as un nom qui porte malheur, lui dit Jacomet.

« Incendiaire, tu te nommes Brulé, et tu mourras par le feu. »

Alors, le chargeant sur son épaule, il le porta au milieu d’une broussaille épaisse. Et, à son tour, Jacomet battit le briquet et alluma la broussaille.

Puis, quand une colonne de feu s’éleva alentour de Brulé, qui poussait au travers de son bâillon des hurlements étouffés, il s’en alla et se mit à courir, disant :

Il faut pourtant que je les sauve :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’échafaud, sur lequel le chef de brigade Solérol avait expié ses crimes, avait disparu comme un décor de théâtre.

À sa place, on avait élevé un autel, et sur cet autel un prêtre, revêtu de ses habits sacerdotaux, célébrait le service divin.

Au pied de l’autel, une femme, vêtue de noir, était agenouillée à côté d’un jeune homme.

Alentour, la petite troupe de chouans, debout et tête nue, écoutait la messe avec recueillement.

Le vent soufflait toujours avec violence, et la nuit était noire.

Quand la messe fut finie, le prêtre descendit les marches de l’autel et vint se placer devant la femme vêtue de noir et le jeune homme.

— Hélène de Vernières, dit-il d’une voix lente et grave, Hélène de Vernières, veuve Solérol, consentez-vous à prendre pour époux légitime Henri, comte de Vernières.

— Oui, répondit la jeune femme d’une voix émue.

— Et vous, Henri, comte de Vernières ? dit encore le prêtre.

Henri répondit par un oui joyeux.

Alors le prêtre ajouta :

— Je vous unis en mariage.

Et un murmure de satisfaction courut parmi cette foule agenouillée.

Puis, quand le prêtre eut dépouillé ses habits sacerdotaux, lorsqu’on eut éteint les cierges, la voix de Machefer se fit entendre.

— Mes amis, dit-il, demain peut-être, à pareille heure, la moitié d’entre nous aura succombé.

Cette nuit est la dernière que nous passerons ensemble peut-être.

La lutte est désormais impossible ; que ceux qui sont las de la vie et préfèrent la mort à la honte restent autour de moi.

Que ceux qui ont foi dans l’avenir et veulent vivre cherchent à fuir…

Il en est temps encore…

— Il ne sera plus temps dans une heure, s’écria une voix qui couvrit celle de Machefer.

Un homme accourait haletant, le front baigné de sueur.

Il avait ensanglanté ses mains et laissé ses vêtements par lambeaux aux broussailles parmi lesquelles il s’était ouvert un passage.

Cet homme fendit la foule, arriva jusqu’à Machefer, monta auprès de lui sur les marches de l’autel et répéta :

— Dans une heure il sera trop tard… la forêt est en flammes !

C’était Jacomet.

Et Jacomet disait vrai, car tout à coup la petite armée royaliste vit une lueur immense éclairer l’horizon aux quatre points cardinaux.

C’était la forêt qui brûlait de tous les côtés.

— Mais nous sommes cernés, sans doute, s’écria Machefer.

— Je ne sais pas, répondit Jacomet. Mais si vous voulez tous me suivre, je vous sauverai tous !

La flamme montait, montait, et le ciel paraissait embrasé.

On eût dit une aurore du pôle arctique.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand, deux jours après, le capitaine Bernier, à la tête des troupes dont il avait reçu le commandement, arriva sur les cendres fumantes encore de la forêt incendiée, il découvrit un cadavre carbonisé, mais encore reconnaissable. C’était le père Brulé.