La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 34

L. de Potter (Tome IVp. 301-319).


CHAPITRE TRENTE-QUATRIÈME


Qu’était devenu Publicola depuis la veille au soir ?

Brulé, on doit s’en souvenir, l’avait enfermé dans une des caves, après lui avoir lié les pieds et les mains.

Nous avons déjà fait une vague connaissance avec ce personnage.

Solérol l’avait ramassé au pied de l’échafaud et en avait fait son officieux.

Ces deux êtres obscurs s’étaient liés d’une tendre et inaltérable amitié.

En voyant Solérol renversé et maintenu immobile sous le genou de Brulé prêt à le frapper avec son couteau, Publicola avait ressenti la première émotion de sa vie.

Il avait eu peur… non pour lui, mais pour l’homme à qui il s’était attaché corps et âme.

Cependant l’instinct de sa propre conservation avait fini par le dominer, et lorsqu’il avait vu qu’on était résolu à lui faire un mauvais parti, il s’était bien gardé de résister.

Il s’était laissé lier les pieds et les mains et avait demandé grâce pour sa vie.

— On ne te tuera pas, si tu nous laisses tranquille, lui avait dit Brulé.

Cette cave était pleine de futailles, vides pour la plupart.

Cependant, il y en avait une aux trois quarts pleine et après laquelle il se trouvait un robinet.

C’était une futaille de vieux vin de la Chaînette, un vieux cru de la vallée d’Yonne auprès d’Auxerre.

Publicola le savait.

Ce que Publicola connaissait le mieux aux Soulayes, c’était les caves.

Depuis qu’il s’y trouvait, il avait bu un coup dans tous les coins, vidé une bouteille dans chaque caveau.

Il avait même pipé avec un chalumeau une feuillette de vieux vin centenaire qu’on ne soutirait, au temps des anciens maîtres du château, que pour les baptêmes et les mariages.

Quand Solérol régnait en maître aux Soulayes, Publicola faisait trois parts de son temps : il servait son maître, dormait et buvait.

Quand il n’y avait plus de vin à l’office, il descendait à la cave.

Et pour cela il était muni d’une corde cirée, dite rat-de-cave, et d’un briquet.

Or, lorsqu’il se trouva couché sur le sol humide du caveau, Publicola remarqua surtout qu’il était garroté, en songeant à son rat-de-cave et à son briquet.

— Si je pouvais me servir de mes mains, pensa-t-il, j’allumerais ma chandelle. Puis grâce à sa lueur, je me traînerais jusqu’au tonneau et je me placerais sous le robinet.

À partir de ce moment, Publicola eut une idée fixe, celle de débarrasser ses mains des liens qui l’étreignaient.

Et il y parvint.

Il ne lui fallut pas moins de deux heures pour obtenir ce résultat, et le moyen qu’il employa fut étrange, mais réussit pleinement.

Il se mit à rouler sur lui-même comme un tonneau, et de rotations en rotations, il rencontra la muraille.

Alors avec des efforts inouïs, il parvint à se mettre sur ses pieds.

Après quoi il s’adossa au mur, et comme ses mains étaient liées derrière le dos, ce fut ses mains qui, les premières, se trouvèrent en contact avec le mortier durci qui servait à joindre les pierres.

Ce mortier constituait une surface raboteuse qui avait acquis une grande dureté.

Alors Publicola, repliant ses poignets en dedans, ne laissa porter sur le mur que la corde qui les attachait.

Et il se mit à frotter, en balançant un peu son corps de gauche à droite, car l’usage de ses mains lui était interdit.

Et il frotta, frotta, lentement d’abord, puis plus vite, et si longtemps que la corde s’usa.

El quand elle fut aux trois quarts usée, il donna une violente secousse, et elle cassa.

Publicola avait les mains libres.

Alors, il fouilla dans ses poches et en retira son briquet, puis il en fit jaillir une étincelle et alluma son rat-de-cave.

Quand il se fut ainsi procuré de la lumière, il posa la mèche cirée à terre et délia ses jambes en un clin d’œil.

Ses jambes libres, il courut au tonneau.

Publicola avait oublié son cher maître, le chef de brigade Solérol, et le danger que lui même avait couru.

Publicola, devenu philosophe, se disait :

— La captivité a des rigueurs qui s’adoucissent singulièrement quand on a de quoi boire.

Et Publicola se plaça sous le tonneau et ouvrit le robinet.

Puis il but à la façon des Marseillais, c’est-à-dire à la régalade.

Il but à longs traits, il but longtemps, si longtemps qu’après lui avoir coulé dans la bouche, le jet de vin lui arrosa le visage.

Et Publicola, qui n’était pas entêté, en conclut qu’il était ivre.

Et il retira tout à fait la tête.

Cependant il eut quelque présence d’esprit, et murmura :

— Il faut faire vie qui dure !

Et de sa main tremblante, il referma le robinet.

Puis il voulut se lever et marcher, mais ses jambes refusèrent tout service.

Alors, de plus en plus philosophe, il fit cette réflexion que le sommeil est l’ami de l’homme, et qu’on n’a pas besoin d’y voir pour dormir.

Sur quoi, il souffla sa chandelle, et l’obscurité régna dans la cave.

Dix minutes après, couché sur le dos, Publicola ronflait avec la sonorité majestueuse d’un orgue de cathédrale.

Mais les ivrognes de profession, ceux qui ont l’habitude de cuver consciencieusement leur vin, ne le cuvent jamais longtemps.

Au bout de quatre heures, Publicola s’éveilla.

Une bouffée d’air glacé lui fouettait le visage, un rayon de clarté suivait la bouffée d’air.

La cave avait un étroit soupirail, à fleur de terre, et c’était par ce soupirail qu’entraient à la fois le vent d’hiver, qui s’était encore refroidi en balayant la neige, et un rayon de ce clair de lune étincelant qui avait si fort mécontenté Machefer.

Publicola se leva, alla vers le soupirail, se dressa sur la pointe des pieds et regarda.

Le soupirail de la cave donnait dans la cour, et Publicola, qui avait l’œil perçant, remarqua que la cour était pleine de monde.

Un cheval surtout attira son attention.

Des hommes armés de fusils l’entouraient.

Sur ce cheval, il y avait une corbeille qui éprouvait des secousses et des oscillations de nature à faire comprendre qu’elle renfermait un être vivant, alors même qu’on n’eût pas entendu les gémissements étouffés, des sons inarticulés qui trahissaient une fureur violente.

Publicola, qui avait l’oreille fine, reconnut la voix de Solérol étouffée par un bâillon.

Le premier mouvement de l’officieux fut tout spontané.

Il jeta un cri.

Mais ce cri fut si faible qu’il ne sortit point de la cave et que les hommes armés qui entouraient le cheval ne l’entendirent point.

Le second fut plus réfléchi et dicté par la prudence et le bons sens.

Publicola se dit :

Je suis enfermé et j’aurais bien de la peine à enfoncer la porte de la cave… Ensuite, si j’y réussissais, que pourrais-je, moi tout seul, contre tous ces hommes armés jusqu’aux dents ? Je me ferais tuer pour le général en pure perte. Autant vaut rester tranquille !

Et, sur ce raisonnement plein de sagesse, Publicola ne bougea plus.

Seulement, immobile à la bouche du soupirail, il examina attentivement et écouta.

Il entendit Machefer donner ses derniers ordres, faire ses dernières recommandations à Brulé, qu’il instituait gouverneur du château des Soulayes ; puis il vit la petite troupe sortir de la cour et emmener prisonnier le citoyen chef de brigade Solérol.

Alors Publicola se dit :

— Je ne comprenais pas hier pourquoi Brulé, qui était notre âme damnée, avoir tué Scœvola, voulait assassiner Solérol. Maintenant, je le comprends, Brulé a été acheté par les royalistes… Il faudra voir.

Sur cette réflexion mentale, Publicola, guidé par le rayon de la lune, retourna donner une accolade au tonneau de vin de la Chaînette.

Après quoi, il se recoucha.

Publicola n’avait pas soupé, mais on le sait, les ivrognes n’ont jamais faim, en vertu de ce proverbe qui est le pendant de : « Qui dort dîne ! »

— Qui boit n’a pas besoin de manger !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tandis que Publicola cuvait sa seconde tournée de vin de la Chaînette, la nuit s’écoulait, puis venait un rayon de soleil, la matinée s’avançait, et enfin Brulé voyait arriver le majestueux Curtius suivi par la garde civique et la gendarmerie de Châtel-Censoir.

On sait comment le rusé paysan avait ourdi la petite trahison qui consistait à faire passer Curtius comme fou.

Quand Jean Bernin eut fait battre la retraite et quitté les Soulayes avec la garde civique de Châtel-Censoir et les huit gendarmes, Brulé, qui avait fait garrotter Curtius et ordonné qu’on l’enfermât dans une cave, se souvint de Publicola.

Il dit à Bouquin :

— Viens avec moi !

— Où donc ? fit le gamin.

— Voir ce qu’est devenu l’officieux.

— Publicola ?

— Justement.

Bouquin alluma la grosse chandelle de suif qui se trouvait dans le vestibule, à l’entrée des caves, et dit à Brulé :

— Vous avez été deux fois bien imprudent, papa.

— Comment cela ?

— En ne prenant pas votre fusil.

— Ah ! c’est vrai, drôle ! dit Brulé ; cela ne m’arrivera plus.

Et il prit son fusil.

Le Bouquin avait le sien en bandoulière depuis la veille.

Seulement il l’arma et le mit sur son avant-bras gauche.

Brulé avait la clef des caves.

Il descendit le premier.

Placé derrière lui, le Bouquin tenait haut sa chandelle et éclairait l’escalier.

Quand ils furent à la porte du caveau qui servait de prison à Publicola, Brulé prêta l’oreille.

On entendit un ronflement bruyant.

— Il dort, dit Brulé.

Cependant il mit son fusil au poignet et ouvrit la porte avec précaution.

En même temps, le Bouquin dirigea en avant la lumière de sa chandelle.

Mais le ronflement persista.

Alors le fermier et son fils aperçurent Publicola couché sur le dos.

Seulement, ô miracle ! il avait les pieds et les mains aussi solidement attachés, du moins en apparence, que lorsqu’on l’avait porté au caveau.

— C’est bon, dit Brulé, qui ne songea point à vérifier les attaches, il était ivre hier soir, sans doute, et il cuve son vin.

— Est-ce que vous allez mettre Curtius ici ? demanda le Bouquin.

— Sans doute.

— Pourquoi ?

— Parce que, ricana Brulé, ils se tiendront compagnie.

Sur l’ordre de son père, le Bouquin remonta, et deux domestiques des Soulayes s’emparèrent de Curtius, qui blasphémait, tempêtait et criait, et le descendirent dans le caveau.

Mais les cris de Curtius n’éveillèrent point Publicola.

Publicola ressemblait à un bourdon d’église.

— Prends donc garde, citoyen ! dit Brulé à Curtius, tu vas réveiller ton camarade.

Et, après l’avoir couché côte à côte de Publicola, Brulé sortit du caveau, en ferma la porte à double tour et mit la clef dans sa poche.

— Maintenant, mon fieu, dit-il au Bouquin, si tu m’en crois, nous mangerons un morceau et nous boirons un coup.

— Comme vous voudrez, répondit le Bouquin, j’ai souvent faim, mais j’ai toujours soif.

— Voilà qui est parler, dit Brulé.

Et ils gagnèrent la salle à manger.

La confiance que Machefer avait témoignée à Brulé et à son fils, avait produit une singulière impression sur les gens du château, la plupart anciens serviteurs de la maison de Vernières, ennemis jurés de Solérol, dont ils avaient subi le joug despotique, et dévoués à sa femme.

Or, parmi eux, il y avait un vieillard du nom de Clément, qui avait été jadis, le valet de chambre du marquis défunt.

Clément qui, un peu par couardise, un peu aussi par dévouement pour mademoiselle de Vernières, était demeuré aux Soulayes, avait conservé une sorte d’autorité occulte sur la valetaille.

Or, tandis que Brulé et le Bouquin enfermaient Curtius dans le caveau où Publicola cuvait son vin, Clément avait tenu ce langage aux gens du château :

— Mes bons amis, j’ai cru comme vous que le père Brulé, qui avait toujours passé pour un honnête homme, était une franche canaille, et tout le monde l’avait pensé comme moi, à le voir, à tu et à toi avec ce misérable Solérol ; mais il faut avouer, maintenant, que c’était un jeu.

— Ah ! vous croyez, père Clément ? avait demandé un valet naïf.

— Si je le crois ! La preuve en est qu’il a livré Solérol à M. Machefer.

— C’est juste, père Clément.

— Alors, avait ajouté Clément, je pense qu’il faut lui obéir.

— Comme à vous même, dirent plusieurs voix.

Ce qui fit que lorsque Brulé remonta de la cave à la salle à manger, on le salua

comme un seigneur.

— Hein ? fieu, dit le paysan, en poussant le coude du Bouquin, qu’en penses-tu ?

— De quoi ? fit le Bouquin.

— Est-on assez respectueux pour nous ?

— Oh ! pour ça, oui !

— Et avenant, donc !

Le Bouquin cligna de l’œil.

— Si nous nous faisions servir un poulet rôti, papa ? fit-il.

— Va pour un poulet, dit Brulé.

— Et du vin de la Chaînette.

— Je veux du Mâcon, exclama Brulé.

Le Bouquin frappa du poing sur la table et commanda.

Les valets s’empressèrent de servir.

Le père et le fils s’attablèrent et mangèrent comme des gentilshommes.

Ils burent de vieux vin et se prirent à manger.

Ce fut le Bouquin qui entama le chapitre des confidences.

— Hé ! papa, dit-il, que pensez-vous de tout cela ?

— Cela dépend, répondit Brulé, qui, en sa qualité de Bourguignon mâtiné de Morvandiau, n’exprimait jamais clairement sa pensée.

— Comment ! ça dépend ?

— Faudra voir la fin, observa sentencieusement le fermier.

— Il me semble pourtant que nous sommes un peu chez nous, ici.

— Pardi !

— Et que nous y faisons ce que nous voulons.

— Du temps de Solérol, c’était la même chose, dit Brulé.

— Heu ! heu ! fit le Bouquin.

— Tandis que maintenant, ça n’aura qu’un temps.

— Comment ça !

— Si les royalistes réussissent, je redeviendrai Brulé le fermier.

— Bon !

— Et s’il ne réussissent pas, on leur coupera le cou et à nous aussi.

— Farceur ! dit Bouquin ; avec ça que nous ne sommes pas malins, nous !

— Mais c’est égal, reprit Brulé, qui un moment avait froncé le sourcil, je ne me repens pas d’avoir changé de maîtres.

— Moi non plus ; on paye bien.

— Et je me venge, dit Brulé d’un air sombre.

— Tiens ! au fait papa, puisque nous sommes seuls, dites-moi quelle est votre idée.

— Mon idée ?

— Oui, touchant le général. Est-ce que vous croyez qu’ils le tueront ?

— Parbleu !

— Mais quand ?

— Oh ! M. Machefer m’a fait une promesse, à moi.

— Laquelle ?

— Celle de me faire signe quand l’heure de Solérol viendra… Oh ! ajouta Brulé, qui serra dans ses mains le manche de son couteau, s’ils ont besoin d’un bourreau, me voici. Je le couperai en morceaux comme de la chair à saucisse.

— Vous le haïssez donc bien ?

— Il a voulu déshonorer ta mère !…

Le Bouquin qui était un philosophe haussa légèrement les épaules.

— Tout ça, dit-il, c’est des bêtises ! le plus clair c’est que l’argent vient, on nous donnera ce que nous voudrons.

À ce mot d’argent, Brulé qui venait de se lancer dans une foule de réflexions assez sombres, Brulé tressaillit tout à coup.

— Mais il doit y en avoir ici, dit-il.

— Tiens ! c’est vrai, fit le Bouquin.

— Le chef de brigade en avait ; madame Solérol, qui s’est presque sauvée en chemise, en avait aussi…

— Et puis, dit le Bouquin, il y a du linge, de l’argenterie…

Brulé haussa les épaules.

— Non, dit-il, il ne faudrait pas piller de ce côté-là.

— Pourquoi ?

— Parce que tôt ou tard il faudrait rendre l’argenterie et le linge.

— C’est juste.

— Tandis qui de l’argent… on ne le rendrait pas, fit le Bouquin d’un air naïf, qui donna de suite des soupçons à son père.

— Certainement non.

— Comment cela ?

— Solérol avait de l’argent ou n’en avait pas, mais comme il ne contait pas ses affaires à sa femme…

— Elle ne sait rien ?

— Absolument rien. Si nous trouvons l’argent, on ne nous le réclamera pas.

— Ah ! c’est vrai cela, papa.

Et le Bouquin prit un air tout joyeux, et se versa à boire.

— Tu es venu dans le château plus souvent que moi ? dit Brulé.

— C’est vrai.

— Je gage que tu connaissais mieux que moi les habitudes de Solérol.

— Oui et non.

— Ah !

— Par exemple, dit froidement le Bouquin, je n’ai jamais su où il mettait son argent.

Brulé regarda son fils du coin de l’œil, puis il lui versa à boire de nouveau.

Mais le Bouquin lui dit :

C’est inutile de vouloir me roidir dans le vin.

— Ah !

— Je serais saoul comme une grive que je ne dirais rien.

— Pas même à ton père ?

— Et ça pour deux raisons, continua le Bouquin. La première, c’est que chacun pour soi est un beau proverbe.

— Et la seconde ? fit Brulé.

— C’est que je ne sais absolument rien.

— Là vrai ? fit le fermier en regardant son fils en face.

Le Bouquin soutint, impassible, l’éclat du regard paternel.

— Vrai de vrai ! dit-il.

— Eh bien ! si nous cherchions ensemble.

— Mais part à deux alors ?

— Naturellement.

— J’aimerais assez une garantie, dit le Bouquin.

— Prends ton fusil, dit Brulé, qui, se levant de table, alla décrocher le sien.

— Un instant, papa, dit le Bouquin, faut que je vous fasse part d’une réflexion…

— Parle.

— Si nous cherchons maintenant, tous les valets sauront ce que nous faisons.

— C’est juste… Eh bien ! attendons à ce soir…

— Quand tout le monde sera couché, nous irons dans l’appartement du général.

— Très-bien.

— J’ai trouvé la clef de son secrétaire dans la cour.

— Plaît-il ? fit Brulé.

— Elle sera tombée de sa poche tandis qu’on le plaçait dans la manne.

— Et cette clef, tu l’as ?

— La voilà…

Et le Bouquin tira une petite clef tréflée de sa poche et la montra à son père.

Brulé étendit la main pour la saisir, mais le Bouquin la remit tranquillement dans son gousset.

— Pas encore, papa, dit-il.

Le père Brulé eut un sourire indulgent.

— Tu vas bien ! dit-il, tu es le digne fils de ton père.

— Ah ! dame ! on apprend à votre école, papa ; mais donnez-moi donc à boire.

Et le Bouquin tendit son verre.

Brulé avait replacé son fusil sur les andouillers qui surmontaient le manteau de la cheminée, et il s’était remis à table.

Le Bouquin buvait et ne mangeait plus.

Brulé mangeait et buvait peu.

Chacun avait son idée, comme disent les paysans.

Le Bouquin se disait :

— Tu veux me griser, papa, mais tu n’y arriveras pas. Seulement, je suis bon enfant, et si ça peut te faire plaisir, on fera semblant.

Brulé pensait :

— Si je pouvais le voir tomber sous la table, comme je te prendrais la clef du secrétaire.

— Quelle cassine que ce château !… s’écria le Bouquin, dont l’œil parut émerillonné au père Brulé, on y meurt de soif.

— Mais bois donc, fieu !

Et Brulé lui versa de nouveau à boire.

Le Bouquin parlait haut, et, la langue épaissie, il prit un air confidentiel :

— C’est dommage tout de même, dit-il, qu’il ne soit pas nuit.

— Tu es pressé ?

— Oui, de me coucher…

Et le Bouquin se renversa dans le fauteuil où il était assis.

— Ah ! papa ! bredouilla-t-il en riant, vous avez gagné…

— Quoi donc ?

— Vous m’avez roidi… Heureusement, balbutia le Bouquin, que vous êtes un honnête homme, vous.

— Oh ! tu peux y compter.

— Le père Brulé ! reprit Bouquin sur le même ton de la parodie, le plus brave homme du pays ! Vous m’attendrez, n’est-ce pas ? papa.

— Cette bêtise !

— Vous ne prendrez pas l’argent sans moi ?

— Non.

— Alors, bonsoir !

Et le Bouquin plaça ses deux bras sur la table, et sa tête sur ses deux bras.

Brulé tira sa pipe de sa poche, la bourra et se mit à fumer.

Quelques minutes après, le Bouquin ronflait comme eussent pu faire Curtius et Publicola.

Alors Brulé le toucha avec précaution.

Le Bouquin continua à ronfler.

Brulé passa sa main sous le bras de son fils, arriva jusqu’à la poche de sa veste, et y prit dextrement la clef du secrétaire.

Bouquin ronfla plus fort.

— Allons, murmura le fermier avec un sourire moqueur, ce n’est qu’un enfant.

Et Brulé glissa la clef dans sa poche, et fit le raisonnement que voici :

— Je vais monter à la chambre du chef de brigade, je ferai main basse sur l’or et les valeurs que contient le secrétaire et je mettrai tout cela en lieu sûr. Puis je replacerai la clef dans le gilet du Bouquin. Ce qui fait que, lorsqu’il s’éveillera, je lui dirai que je l’ai attendu. Nous ne trouverons rien, mais, dame ! ce ne sera pas ma faute à moi.

Et, songeant ainsi, Brulé se dirigea sur la pointe du pied vers la porte de la salle à manger, qu’il ouvrit et referma sans bruit.

Et comme il n’allait pas en compagnie du Bouquin, une troisième fois il fut imprudent et oublia son fusil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Brulé parti, les ronflements du Bouquin cessèrent subitement.

En même temps, le gamin ouvrit les yeux et se prit à rire.

— Je suis encore plus malin que toi, papa, murmura-t-il.

Et il se leva et alla décrocher le fusil du père Brulé.

Puis, tirant la baguette, il retira le tire-bourre, glissa la baguette dans le canon et enleva prestement les deux bouchons d’étoupe qui formaient la double charge.

Enfin, prenant l’extrémité des canons dans le creux de sa main, il leva la crosse en l’air, et les deux balles glissèrent.

Le Bouquin les mit dans sa poche, replaça la baguette dans ses coulants et le fusil sur les andouillers.

— Si tu tires sur moi, papa, tu ne me feras pas grand mal.

Et il retourna se placer dans le fauteuil, les coudes sur la table et la tête sur ses coudes.

Une heure après, Brulé revint.

Le fermier n’était pas d’une gaîté folle.

Si Bouquin avait eu les yeux ouverts, il eût pu voir que son père fronçait les sourcils, allongeait les lèvres et avait tout à fait la mine d’un homme qui n’a pas trouvé grand’chose.

En effet, le secrétaire de Solérol contenait à peine une dizaine de louis.

Brulé les avait mis dans sa poche en faisant la grimace, et, pour n’avoir pas de querelle avec son fils, il venait lui restituer cette clef qu’il lui avait empruntée durant son sommeil.

Le Bouquin ronflait de plus belle ; il laissa remettre la clef dans sa poche sans faire un mouvement.

Alors Brulé se replaça au coin de la cheminée et alluma sa pipe.

Au bout d’un quart d’heure, le Bouquin entrecoupa son ronflement d’un soupir.

Puis il remua un bras, puis ouvrit un œil.

— Eh bien ! lui dit le père Brulé, as-tu bien dormi ?

— Oui, mais j’ai la tête lourde.

— Tu t’es grisé ?

Le Bouquin eut un geste plein de naturel.

Il porta la main à son gilet et y chercha la clef du secrétaire.

— À la bonne heure, dit-il.

— Tu seras donc toujours défiant, fit Brulé en souriant.

— Dame !

— Je t’ai attendu pour faire le coup.

— Eh bien ! allons-y, dit le Bouquin.

Et il se leva, titubant encore un peu.

Cette fois, ce fut lui qui oublia de prendre son fusil, tandis que le père Brulé mettait le sien sur son épaule.

Seulement, si le Bouquin eût soulevé sa blouse, Brulé aurait pu voir la crosse luisante de deux pistolets.

— On dit pourtant, grommelait le Bouquin entre ses dents, tandis qu’il suivait son père, que les loups ne se mangent pas entre eux.