La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 32

L. de Potter (Tome IVp. 235-271).


CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME


Pour expliquer la scène qui va suivre, revenons maintenant aux événements de la soirée et de la nuit précédentes.

Nous avons laissé Solérol, la cuisse cassée de nouveau par une seconde balle, se roulant sur le parquet de la salle à manger.

Brulé s’était jeté sur lui pour l’achever, mais Lucrèce arrêta son bras.

Lucrèce ne voulait pas faire tort au bourreau.

Au même instant aussi, un homme, un fantôme plutôt, se montra au seuil de la salle.

C’était le capitaine Victor Bernier qui s’était traîné hors de sa chambre lorsqu’il avait entendu tout ce vacarme.

Solérol écumait et tremblait.

— Trahi ! trahi ! murmurait-il avec rage.

Il vit le capitaine et lui cria :

— À moi, Bernier ! à moi !… Tu n’es pas royaliste, toi ?

— Ah ! vous en convenez ! dit le capitaine avec un sourire d’ironie.

— Oui… je dirai que tu es bon républicain, je te ferai faire colonel… Mais débarrasse-moi de ces misérables !

Brulé haussa les épaules, mais Bernier répondit avec calme :

— Tout ce que je puis faire, c’est d’empêcher cet homme de vous tuer.

Il désignait Brulé.

— Mêlez-vous donc de ce qui vous regarde, dit Brulé avec emportement.

Bernier répondit avec douceur :

— Je suis trop faible pour ordonner… je prie…

Lucrèce prit la parole à son tour.

— Capitaine, dit-elle, cet homme est à nous désormais.

— Je le sais, dit Bernier.

— Mais si nous lui faisons grâce de la vie aujourd’hui, nous ne pouvons engager les autres.

— Quels autres ? fit le capitaine.

— Ceux qui vont venir le chercher.

Bernier regarda Brulé.

— Ainsi, dit-il, vous êtes tout à fait avec les hommes qui combattent contre leur pays ?

— Je veux me venger, dit Brulé.

— Oui, mais moi, reprit le capitaine, je ne veux pas prendre les armes contre la République.

— Cependant, dit encore Brulé, les royalistes vont venir ici. Que ferez-vous ?

— Je serai leur prisonnier.

— Et vous ne les suivrez pas ?

— Non.

Brulé fronça un moment le sourcil, puis il dit au capitaine :

— Au fait ! vous avez raison… Chacun sa manière de voir.

Et il ajouta en manière d’aparté :

— Pourvu que tu épouses ma fille, c’est tout ce que je te demande…

Brulé avait relevé Solérol et l’avait adossé contre un mur.

Le chef de brigade, après avoir vomi blasphème sur blasphème, avait fini par tomber dans une sorte de prostration.

Publicola était revenu de sa première terreur et, sur l’ordre de Brulé, il pansait la nouvelle blessure de son maître, de laquelle le sang coulait en abondance.

Quand la plaie fut bandée, Brulé à qui, désormais, tout le monde obéissait dans le château, les uns par peur, les autres en haine de Solérol, Brulé, disons-nous, fit transporter le blessé dans sa chambre.

Puis il s’assit à son chevet.

— Ah ! lui dit-il, tu as voulu me tuer, Jean Solérol !

— Infâme ! traître ! assassin ! répondit Solérol dont les lèvres écumaient.

— Tais-toi, imbécile ! et, au lieu de m’insulter, écoute-moi…

Brulé parlait posément ; Solérol le regarda avec une curiosité mêlée de terreur.

Le fermier reprit :

— Nous avons été paysans ensemble, Jean, et, quoique tu sois aujourd’hui riche et général, tu n’en es pas moins mon égal.

Solérol inclina la tête.

— Tu sais bien, poursuivit Brulé, que je n’étais pas royaliste… moi…

— Ils t’ont acheté, les misérables ! hurla le chef de brigade.

Brulé haussa les épaules.

— Je n’étais pas royaliste, et je haïssais les nobles et les prêtres…

L’œil de Solérol brilla d’une satisfaction féroce.

— Il y a surtout un noble que je hais autant que toi.

— Henri ! balbutia Solérol.

Et comme il se rencontrait, en ce moment, sur le même terrain que Brulé, il oublia que celui-ci était désormais son ennemi, et il le regarda avec une sorte de tendresse sauvage.

— Mais, sois tranquille, avant de me venger de Henri, je me vengerai de toi.

— Mais que t’ai-je donc fait, misérable ? demanda Solérol.

— Ce que tu m’as fait ?…

— Oui, ne t’ai-je pas donné de l’argent, autant que tu en as voulu ?

— Peuh !

— Ne t’es-tu pas assis à ma table ?

— Qu’est-ce que ça me fait.

— Et pendant trois ans, n’avons-nous pas agi ensemble.

— Ah ! oui, ricana Brulé, mais alors nous avions le même but : allumer des incendies… pour perdre M. Henri.

— Eh bien ! tu ne veux donc plus le perdre, à présent ?

— Je veux te perdre auparavant, toi.

— Mais que t’ai-je fait ?

— Tu as mauvaise mémoire, Jean.

Solérol tressaillit, et un lointain souvenir traversa son esprit.

— Te rappelles-tu certaine nuit où tu vins chez moi, il y a plus de vingt ans ?…

Solérol jeta un cri.

— Eh bien ! vois-tu, poursuivit Brulé, je ne sais cela que d’hier ; mais…

Solérol regardait son ennemi avec effroi.

— Mais, acheva Brulé, je t’ai condamné.

— Tue-moi donc tout de suite, infâme, balbutia Solérol écumant.

— Oh ! ce n’est pas moi qui te tuerai…

— Et qui donc ?

— Les royalistes.

Solérol fut pris d’une rage folle :

— Oh ! dit-il, toi je te comprends… je t’ai outragé… tu as le droit de me tuer… mais eux… eux, ces hommes que je hais !…

— Ils te le rendent, ricana Brulé.

— Je ne veux pas mourir de leur main !… je ne veux pas !…

Comme il prononçait ces mots avec un accent d’épouvante et de folie, le chef de brigade vit la porte se rouvrir et la Lucrétia parut.

Elle avait deux pistolets à la main.

— Mon père, dit-elle à Brulé, il faut faire enterrer le cadavre qui est là-bas et enlever les traces de sang qui couvrent le parquet. Si vous voulez vous en occuper, je garderai cet homme.

— Tu as bien fait, petite, dit Brulé, de te munir de ces deux porte-respect ; tout blessé qu’il est, il faut t’en méfier.

— S’il essaye de quitter son lit, je lui casserai la tête, dit froidement la Lucrétia.

Et elle vint prendre la place que Brulé quittait.

— Hé ! hé ! dit le fermier avec un sourire narquois et cruel, tu demandais une occasion tout à l’heure de mourir tout de suite, la voilà. Si tu bouges, ma fille le plantera une balle entre les deux yeux… car c’est ma fille, ajouta Brulé, ma propre fille… que tu as assez fait trembler autrefois et dont tu as voulu faire ta maîtresse.

Lucrétia regarda Solérol avec mépris :

— Cet homme est un misérable ! dit-elle.

Brulé s’en alla.

La Lucrétia s’assit au pied du lit de Solérol et plaça sur une table, à portée de sa main, les deux pistolets chargés et amorcés.

Mais alors il passa une étrange idée dans le cerveau de Solérol, déjà troublé par l’épouvante réunie à la douleur physique.

— Écoute, Lucrèce, lui dit-il, je ne suis devenu un misérable, comme tu dis, que parce que je t’aimais…

— Tu ne m’aimais pas, malheureux, lorsque tu passais tes journées au pied de l’échafaud. Tu ne pouvais pas m’aimer alors, puisque tu ne m’avais jamais vue.

— Mais… depuis…

— Depuis, tu as fait tomber la tête des chevaliers du poignard.

— C’est parce que j’étais jaloux du marquis.

— Et que tu voulais, vil assassin, épouser mademoiselle de Vernières.

Solérol se tut.

La Lucrétia ajouta.

— L’heure du châtiment est venue pour toi.

— Mais ils vont donc me tuer ?

— Je ne sais quel supplice ils te destinent, mais tu seras puni d’une façon terrible.

— Ah ! murmura Solérol dont les dents s’entrechoquaient, s’ils me faisaient grâce de la vie.

— Eh bien ?

— Je trahirais la République et je les servirais…

— Tais-toi, infâme !

Et la Lucrétia eut un geste tellement impérieux, que Solérol n’osa ouvrir la bouche.

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Cependant, Brulé était descendu au rez-de-chaussée du château.

Il avait assemblé les domestiques et leur avait fait un petit discours par lequel il les engageait à lui obéir et se disait le représentant de madame Solérol et de ses amis.

À l’exception de Publicola, tout le monde haïssait le chef de brigade.

Brulé n’eut pas grand’peine à s’assurer le concours de tout le monde.

Et comme Publicola le gênait, il le fit garrotter, puis il l’enferma dans une des caves.

Le corps de Scœvola fut enveloppé dans un drap et jeté dans une fosse qu’on creusa à la hâte dans le jardin.

Tandis qu’on accomplissait ces funérailles dépourvues de toute pompe, Michelin arriva.

Machefer, on s’en souvient, l’avait envoyé en éclaireur.

Michelin raconta l’évasion de Curtius.

— Cela m’est bien égal, répondit Brulé. Va-t’en leur dire que je tiens le Solérol à leur disposition.

Michelin repartit et s’en alla droit au rendez-vous qui avait été pris.

Nous l’y avons vu rencontrer Machefer et sa troupe.

Le Bouquin servait toujours de guide, et il tira si bien au plus court, qu’il était minuit à peine lorsque le père Brulé vit arriver les royalistes.

La violente hémorrhagie qui s’était déclarée chez Solérol, à la suite de sa blessure, l’avait tellement affaibli, que Machefer le trouva pâle, fiévreux, l’œil hagard et comme frappé d’hébètement.

— Cet homme est hors d’état d’avoir une volonté, murmura-t-il, et il me faut renoncer à lui faire écrire quoi que ce soit.

Machefer avait quelques connaissances en chirurgie ; il se fit montrer la blessure de Solérol, la sonda et s’assura qu’elle n’était point mortelle.

— Il pourra supporter le trajet, dit-il.

Ces mots semblèrent éveiller Solérol de sa somnolence et l’arracher à sa stupeur.

— Je ne veux pas sortir d’ici, s’écria-t-il. Je ne veux pas ! Tuez-moi donc tout de suite.

— Non, pas encore, répondit Machefer.

Et il eut un sourire qui glaça Solérol d’épouvante.

Brulé, qui se doutait bien qu’on emmènerait le chef de brigade, avait trouvé un moyen fort ingénieux de le transporter.

On lui lia les pieds et les mains, puis ou le coucha dans une grande manne d’osier qui servait à porter le raisin au temps de la vendange, et cette manne fut placée en travers du cheval que les royalistes avaient amené.