La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 26

L. de Potter (tome IIIp. 307-319).


CHAPITRE VINGT-SIXIÈME.


Qu’était devenu Curtius ?

Curtius était demeuré dans la cave du moulin, en présence de cette terrible roue qui tournait toujours.

Une heure s’était écoulée.

Pendant cette heure, le malheureux bureaucrate avait passé par toutes les angoisses du désespoir, par toutes les épouvantes de l’inconnu.

Que voulait-on faire de lui ?

On lui avait promis momentanément la vie pour lui faire écrire cette lettre qui devait amener Solérol dans un piège.

Mais après ?

Après, bien certainement on serait sans pitié pour lui, comme il avait été sans pitié pour les royalistes. Après, on lui infligerait quelque horrible et mystérieux supplice ; et, si on lui faisait grâce de la vie, bien certainement on le mutilerait.

Curtius s’était pris à rêver d’yeux crevés, d’oreilles et de langue coupées.

Comment cet homme, qui avait été le séide de Robespierre, le pourvoyeur actif de l’échafaud révolutionnaire, aurait-il pu croire à la clémence ?

Et puis, après avoir réfléchi, Curtius comprit qu’en écrivant sa lettre sans ponctuation, il venait de signer son arrêt de mort.

Solérol prévenu viendrait-il à son secours ? et quand il arriverait, si toutefois il venait, ne serait-il pas trop tard ?

Une fois encore la roue du moulin s’arrêta. Le silence se rétablit autour de Curtius, et alors il se prit à marcher en tous sens dans son obscure prison comme une bête fauve qui tourne sans cesse dans sa cage et va d’un barreau à l’autre, espérant toujours trouver une issue.

Les heures succédaient aux heures, et Curtius se souvint qu’il avait une montre dans son gousset, une de ces montres à la mode alors et qu’on appelait montres à répétition.

Il en pressa le ressort et la fit sonner.

La montre accusa huit heures du soir.

Alors Curtius se dit :

— Les hommes au pouvoir de qui je suis sont occupés sans doute à s’emparer de Solérol, et ils l’attendent sur la route des Soulayes à Auxerre. Si je pouvais sortir d’ici.

Et, à partir de ce moment, l’idée fixe qui s’empare de tous les prisonniers et qui se traduit par le mot évasion, s’empara de l’esprit de Curtius.

En présence de la mort imminente, Curtius avait été lâche, il avait prié, supplié, pleuré, tremblé. Quand il eut songé à reconquérir sa liberté, il retrouva quelque énergie… Il eut presque du courage.

Sortir de la cave, revoir les étoiles, respirer le grand air, telle fut désormais la pensée dominante de Curtius.

Mais comment sortir ?

Il alla, en tâtonnant, sonder les murs.

Partout, il trouva la pierre de taille unie, lisse, humide et chargée de salpêtre.

Il arriva jusqu’à la porte et s’arc-bouta contre elle, cherchant à l’ébranler avec ses épaules de taureau.

Mais la porte résista.

Alors il revint vers cette ouverture qui laissait deviner plutôt que voir la terrible roue du moulin.

Une bouffée d’air glacé lui fouetta le visage.

En même temps, un clapotement de l’eau monta distinctement jusqu’à son oreille.

Et Curtius osa avancer la tête en dehors de l’ouverture, et il se pencha.

Une clarté vague brillait à dix pieds au-dessous de lui.

C’était le reflet brisé d’un rayon de lune qui arrivait obliquement sur l’eau de l’écluse.

Alors Curtius se dit :

— La roue est arrêtée. Si je pouvais descendre jusqu’au niveau de l’eau, je suis assez bon nageur pour me tirer d’affaire.

Et, dès lors, Curtius chercha le moyen d’arriver jusqu’à l’eau.

Ses yeux, habitués peu à peu à l’obscurité, avaient fini par mesurer exactement les distances.

Curtius calcula que la roue avait quinze ou dix-huit pieds de diamètre, et que, par conséquent, il était à dix ou douze pieds du niveau de l’eau.

Et il se dit :

— Si je saute, la chute de mon corps fera du bruit… Il faut descendre… mais comment ?

Il osa toucher à la roue.

La roue était solidement arrêtée.

Alors l’instinct de la liberté fit faire à cet homme une chose inouïe : lui qui tout à l’heure tremblait devant la mort, il engagea une lutte terrible avec la mort.

Il se cramponna à une des dents de la roue et posa ses pieds sur une dent inférieure.

Pour comprendre le danger que Curtius courait, il faut songer que si le poids de son corps, — et Curtius était gros et pesant, — déterminait le mouvement de rotation, il allait être broyé dans l’engrenage comme un grain de blé.

Et cependant Curtius osa.

Il descendit le long de la roue, s’arrêtant à chaque dent pour reprendre courage et étouffer les affreux battements de son cœur.

Puis, enfin, ses pieds éprouvèrent une sensation glacée et enfoncèrent dans l’eau.

Alors Curtius lâcha la roue, disparut un moment, revint à la surface et se mit à nager.

Il était dans l’étroit chenal qui permet aux eaux de l’écluse de s’en aller après avoir fait fonctionner le moulin.

Le moulin, construit sur pilotis, se trouvait au-dessus.

Mais devant lui, à une certaine distance, Curtius vit briller ce rayon de lune dont il avait aperçu le reflet.

Ce rayon était encadré par une étroite ouverture, une ouverture en demi-lune.

Curtius, qui était de la campagne, comme on dit, en conclut que c’était la Martelière qui restituait à l’Yonne les eaux du moulin.

Et il se mit à nager vigoureusement dans cette direction.

On était au mois de janvier, l’eau était glacée… Mais Curtius voulait vivre, Curtius voulait être libre, et, s’il était mauvais cavalier, il était excellent nageur.

Il arriva donc à la Martelière, plongea, fit la planche et sortit victorieusement du chenal.

Alors seulement il respira.

Il nageait en pleine rivière d’Yonne et avait le moulin derrière lui.

Il se mit sur le côté et tourna la tête.

Le moulin était silencieux et aucune lumière n’y brillait.

— Ou il n’y a personne ou tout le monde dort, pensa Curliüs.

Et il coupa le courant, alla s’accrocher aux herbes de la rive opposée et se hissa sur la berge.

Là, seulement, il se reprit à grelotter.

Mais il était libre, la nuit était silencieuse, la berge déserte, et ses ennemis, fort tranquilles, le croyaient au fond de la cave du moulin.

Nous l’avons dit, il faisait clair de lune.

Curtius se sécha de son mieux en se roulant dans l’herbe ; puis il chercha à s’orienter.

Le moulin était sur la rive gauche de l’Yonne, il se trouvait, lui, sur la rive droite, et, par conséquent, en Nivernais.

Son œil, qui explorait les deux berges, finit par découvrir un petit point noir dans une touffe de saules, à une centaine de pas de lui en aval.

C’était une barque.

Une de ces barques plates qu’on appelle des chalands et qui se manœuvrent avec une perche, en guise d’aviron.

La barque était du côté opposé à celui où se trouvait Curtius.

Mais Curtius n’en était pas à un bain près ; il se rejeta à la nage et se dirigea vers la barque, dans laquelle il monta.

Un couteau qu’il avait dans sa poche lui servit à couper l’amarre.

— Et maintenant, se dit-il en prenant la perche couchée en travers du chaland, filons !

L’Yonne est très-rapide en cet endroit.

Curtius, favorisé par le clair de lune, laissa la barque suivre le courant, se bornant à la redresser de temps en temps et à la maintenir au milieu.

Où alla-t-il ?

D’abord, il ne le sut pas très-bien.

Curtius ne connaissait pas le pays ; seulement, il savait que l’Yonne descend de Coulanges à Châtel-Censoir, et que Châtel-Censoir est un gros bourg.

Or, à cette époque, les fermes, les hameaux, les villages pouvaient, jusqu’à un certain point, abriter les royalistes, les gens fidèles au régime déchu ; mais les petites villes et les gros bourgs avaient une municipalité, une commune, et les patriotes s’y trouvaient en majorité.

Curtius se dit donc, après quelques minutes de réflexions :

— Au train dont je file, j’arriverai en moins d’une heure à Châtel-Censoir, et là je me ferai reconnaître par les autorités, car les imbéciles qui m’ont arrêté ont négligé de me débarrasser de mon écharpe tricolore, des papiers que renfermaient mes poches et de la ceinture de cuir qui contient mon argent et ma commission d’envoyé extraordinaire du ministère de la guerre. Tout cela a pris un bain, mais bah !

La barque filait rapidement.

Tout en la dirigeant, Curtius arrangea dans sa tête un petit plan de campagne et se dit encore :

— Quand Solérol a reçu ma lettre, il devait être ivre, selon son habitude. Alors il n’aura pas fait attention au manque de ponctuation. Dans ce cas là, il aura donné tête baissée dans le piège. Les royalistes se seront emparés de lui et l’auront emmené.

Or, cet événement irréparable, si j’étais demeuré prisonnier moi-même, devient une bonne fortune pour moi… je prends le commandement à sa place, j’extermine les royalistes, le conseil des Cinq-Cents me félicite, et je deviens le premier citoyen de la République ! Donc j’ai raison d’aller à Châtel-Censoir, au lieu de retourner aux Soulayes.

Comme il se faisait ce raisonnement, Curtius entendit un bruit lointain sur la berge gauche de la rivière.

Il se pencha sur le bordage du chaland, l’oreille à six pouces de l’eau qui, on le sait, a la propriété de répercuter les sons, et il écouta attentif et muet.

Le bruit qui lui parvint était celui du pas de plusieurs chevaux.

Il se releva et fit de sa main une sorte de lunette d’approche.

Quelque chose de noir se mouvait dans l’éloignement.

En même temps une voix cria :

— Qui vive !

Curtius planta sa perche au fond de l’eau et arrêta le chaland.

— Au nom de la loi, qui vive ? répéta la voix qui devint impérieuse.

Curtius ne douta plus qu’il n’eût affaire à une patrouille de gendarmerie.

Et il répondit :

— Vive la République !

Puis il poussa la barque vers le groupe noir qui s’agitait au clair de la lune et sauta sur la berge, laissant le chaland engagé dans la vase et les hautes herbes du bord de l’eau.

Alors le groupe vint à lui, et Curtius reconnut trois hommes à cheval.

Trois gendarmes !

— Vive la République, répéta-t-il.

L’un des trois gendarmes était un brigadier. C’était lui qui avait parlé.

— Approche ici, citoyen, dit-il brusquement, et dis-nous d’où tu viens.

— Je viens du moulin de Jacques le Borgne.

— Ton nom, ta profession ? demanda le brigadier.

Mais Curtius jugea que l’heure était venue pour lui de faire acte d’autorité.

— Je vous trouve impertinent, dit-il, de me faire de semblables questions.

— Sais-tu bien à qui tu parles, citoyen ! s’écria le brigadier en colère. Je m’appelle Trépassé, et je suis brigadier de gendarmerie à Chatel-Censoir.

— C’est précisément à toi que j’ai affaire, répondit Curtius.

— Toi ?

— Moi.

— Qui es-tu donc ?

Curtius déboulonna sa carmagnole qu’il avait serrée contre sa poitrine et, au clair de lune, le brigadier aperçut l’écharpe tricolore.

— Je suis commissaire extraordinaire de la République, répondit majestueusement Curtius.

Le brigadier salua.

— Et tu me dois, ajouta le gros homme, obéissance et soumission.

— Mon commissaire, répondit le gendarme, excusez-moi si je ne vous ai pas reconnu… Mais vous trouvant seul, à cette heure… et dans ce lieu désert…

Un frisson de froid, qui parcourait tout le corps de Curtius, lui arracha cette réponse.

— Je n’ai pas le temps de le donner des explications. Où suis-je ici ?

— À un quart de lieue de Châtel-Censoir.

— Le pays est-il patriote ?

— Il a guillotiné tous les aristocrates.

— De combien d’hommes se compose ta brigade ?

— De huit.

— Y a-t-il une garde civique ?

— Oui.

— Quel est son nombre ?

— Cinquante hommes.

— Eh bien ! il faut mettre tout ce monde-là sur pied.

— Quand ?

— Tout de suite.

— Mon commissaire, dit le brigadier, voulez-vous monter en croupe derrière moi ?

— Oui.

Curtius se hissa sur le coussinet de la selle du brigadier, et celui-ci piqua des deux.

Un quart d’heure après, le pavé inégal et pointu de Châtel-Censoir résonnait sous le pied des chevaux.

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Le citoyen maire de la commune de Châtel-Censoir se nommait Jean Bernin.

C’était un ancien piqueur du marquis de Mailly-Senneterre, une famille éteinte dont le dernier rejeton était mort sur l’échafaud révolutionnaire.

Maître Jean Bernin avait fait de belles économies, mais il avait jugé convenable de ne pas imiter la plupart de ses semblables, qui s’étaient rués sur les biens seigneuriaux devenus biens nationaux.

Jean Bernin n’avait acheté ni manoir, ni futaies, ni prairies.

On lui soupçonnait de l’argent, mais nul ne l’avait vu.

Républicain farouche, il avait salué de travers l’ère modérée du Directoire.

Mais le Directoire n’était pas assez puissant pour écraser partout ce qu’on appelait alors la queue de Robespierre, et maître Jean Bernin était demeuré investi de ses fonctions municipales.

Seulement, chose étrange, depuis un mois environ, c’est-à-dire depuis qu’il y avait eu un soulèvement royaliste dans le pays, maître Jean Bernin demeurait chez lui, se montrait rarement en public et évitait de parler politique.

Un matin, les plus ardents patriotes de Châtel-Censoir étaient venus le trouver.

Ils étaient fort émus, chantaient la Marseillaise et demandaient à marcher contre les royalistes.

Jean Bernin les avait écoutés gravement, puis il leur avait répondu ces simples mots :

— J’attends des ordres.

Et comme les ordres ne venaient pas, l’ancien piqueur restait chez lui.

Mais l’arrivée de Curtius devait mettre fin à cette inaction.

Il était dix heures du soir lorsque le brigadier de gendarmerie vint frapper à sa porte, ayant en croupe le commissaire extraordinaire du ministère de la guerre.

Toute lumière était éteinte.

Jean Bernin ne dormait pas, mais il feignait de dormir.

Le brigadier frappa plus fort.

Alors Jean Bernin ouvrit une croisée et s’y montra en chemise.

— Qui va là ? dit-il.

— Moi, le brigadier.

— Que veux-tu ?

— Ouvrez, citoyen, je vous amène un commissaire de la République.

Jean Bernin referma la croisée et s’habilla.

Mais avant d’aller ouvrir, il jugea prudent de passer une paire de pistolets dans sa ceinture et de refermer par dessus sa carmagnole.