La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 16

L. de Potter (Tome IIp. 269-308).


CHAPITRE SEIZIÈME


Solérol, Curtius et Scœvola étaient demeurés à table.

Le chef de brigade était tout à fait ivre Curtius l’était aux trois quarts et Scœvola commençait à le devenir.

Solérol avait le vin loquace et vantard.

— Tu es bête ! dit-il à Scœvola, lorsque Brulé et le Bouquin furent partis.

— Pourquoi suis-je bête ?

— Parce que tu donnes une mauvaise opinion de moi à mes gens.

Curtius éclata de rire.

— Tu as donc des gens, toi, monsieur le marquis.

— Certainement. Est-ce que Brulé n’est pas un homme à moi ?

— Oui… qui te tutoie à l’occasion.

— C’est d’un bon républicain ce qu’il fait là ; mais ça n’empêche pas que c’est un de mes gens.

— Eh bien ! après.

— Tu lui as donné une mauvaise opinion de moi, Scœvola.

— À propos de la bague ?

— Oui.

— Mais dame ! écoute-donc, tu lui as dit que je l’avais volée.

— Ce Solérol est stupide ! murmura Curtius. Qu’est-ce que ça peut faire à Brulé que tu aies volé une bague.

— Ou une montre ! dit Scœvola.

— Tonnerre et sang ! murmura le chef de brigade, qui donna un terrible coup de poing sur la table et brisa une assiette.

— Tiens ! fit Curtius, tu connais l’histoire de la montre, toi, Scœvola.

— Parbleu ! aussi elle fut joliment niaise, cette petite Micheline.

— Quelle Micheline ?

— Eh bien ! la propriétaire de la montre, donc !

Le chef de brigade frappa un nouveau coup de poing sur la table.

— Tais-toi ! tais-toi, canaille ! répéta-t-il.

— Et si je veux causer, moi… Curtius ne sait pas l’histoire… Il me plaît de la lui dire…

— Mais… misérable !… tu es chez moi !…

— Je suis chez ta femme, dit Scœvola, et si tu continues à te plaindre et à faire un pareil tapage, je vais appeler tes gens, comme tu dis, et t’envoyer coucher.

Le chef de brigade lâcha un dernier juron et vida de nouveau son verre.

Puis il arrondit ses bras sur la table et dit à Scœvola :

Raconte donc tout ce que tu voudras, je dors…

Et il appuya sa tête sur ses deux bras, et, presque aussitôt, un ronflement sonore se fit entendre.

Curtius était très-ivre, mais son intelligence n’en souffrait point.

Quant à Scœvola, qui allait être le narrateur, c’était un de ces hommes froids et bilieux, qui supportent admirablement le vin, et sont calmes dans l’ivresse.

— Eh bien ! maintenant qu’il dort, fit Curtius, dis-moi l’histoire de la montre.

— Voilà, répondit Scœvola, ce sera servi chaud : Te rappelles-tu qu’après les massacres de l’Abbaye, on continua cependant à y déposer de temps en temps des prisonniers, lorsque la Conciergerie était trop pleine ?

— Parbleu ! j’ai été commissaire des prisons.

— Alors tu dois te rappeler ce cachot qui, à l’Abbaye, avait une petite croisée grillée et donnait sur la rue.

— Si je m’en souviens ! il a logé bien des grands seigneurs.

— Justement, et parmi eux l’homme à la montre.

— Ah ! çà, observa Curtius, dont l’ivresse n’excluait pas une certaine logique, distinguons cependant.

— Quoi donc ?

— Tout à l’heure il était question d’une femme.

— Oui.

— Et maintenant c’est d’un homme.

— Tu vas voir qu’il est question de deux. La montre a eu deux propriétaires.

— Ah ! c’est différent.

— L’homme à la montre était le baron de Buzençay, un joli garçon qui s’occupait des sciences, vivait à la campagne, en Picardie, ne s’était jamais mêlé de politique, et fut fort étonné quand on l’arrêta à Amiens, un soir qu’il achetait des produits chimiques chez un droguiste. On l’accusa d’avoir voulu empoisonner la République.

— En détail ?

— Non, en bloc.

Curtius se mit à rire, et Scœvola poursuivit :

— On envoya le baron à Paris ; le hasard fit qu’il avait un ami dans le tribunal révolutionnaire. Celui-ci n’osa l’acquitter, mais il remit la condamnation à plus tard, et le baron de Buzencay fut enfermé à l’Abbaye, dans le cachot dont nous parlions.

Le cachot n’avait pas d’araignées ; les rats n’y pénétraient point ; le baron fut donc obligé d’envier le sort de Pélisson et de Lalude.

Comme la République avait fait répondre à Lavoisier, lorsqu’il demanda un sursis pour terminer son ouvrage, qu’elle n’avait pas besoin de savants, on avait refusé des plumes, du papier et des livres au prisonnier.

Mais un guichetier complaisant lui avait apporté une échelle de cinq pieds.

À l’aide de cette échelle il atteignait l’étroite fenêtre du cachot et pouvait plonger un regard dans la rue.

La rue était solitaire, et cependant certaines personnes y passaient à heures fixes.

Le matin, comme six heures sonnaient, le baron voyait un jeune homme de vingt-sept ou vingt-huit ans, vêtu d’habits assez râpés, un gros portefeuille sous le bras, sortir de la maison voisine.

C’était un beau garçon, à la tête intelligente, au sourire triste et doux.

Le baron demanda un jour son nom au guichetier.

— Ça, dit le guichetier en grand mystère ; c’est un ci-devant qui s’est fait clerc d’avoué.

À six heures, le clerc s’en allait à son étude ; à six heures et demie le baron voyait passer une jeune fille.

Seulement elle allait en sens inverse ; si bien que si elle était sortie une demi-heure plus tôt, elle aurait rencontré le beau jeune homme.

La jeune fille était charmante.

Elle était grande, mince, avec des cheveux blonds plantés en épis, des yeux bleus comme l’azur des cieux d’Orient…

— Peste ! interrompit Curtius, tu parles élégamment.

— Peuh ! fit modestement Scœvola.

Et il continua :

— La jeune fille était donc bien jolie et le prisonnier en tomba amoureux.

Mais la jeune fille ne pouvait le savoir, attendu qu’elle détournait la tête en passant devant la prison, et que le guichetier n’avait donné au baron ni plume ni papier pour écrire.

Un jour le clerc de notaire sortit plus tard qu’à l’ordinaire.

Le cœur du prisonnier battit d’angoisse et de jalousie ; il pensa que les deux jeunes gens allaient se rencontrer et que peut-être ils s’aimeraient.

Et ils se rencontrèrent, en effet, mais ils ne firent pas attention l’un à l’autre.

Alors M. de Buzancay respira.

Un jour, il dit au guichetier.

— Je voudrais bien savoir quelle est cette jeune fille ?

— Je le sais, répondit le guichetier, c’est Micheline, une orpheline.

— Sage ?

— Très-sage.

— Et elle n’a personne avec elle ?

— Personne au monde. Ses parents sont morts. Elle vit de son travail et chante du matin au soir.

— Est-ce que je pourrais la voir ?

— Oh ! non, dit le guichetier.

— Cependant, insista M. de Buzançay, si je la faisais prier de me venir visiter à mon cachot… peut-être qu’elle viendrait.

— C’est bien sûr, dit le guichetier, car elle a très-bon cœur ; mais, voyez-vous, les règlements de la prison s’y opposent, et puis j’estime que moins on s’occupera de vous… plus vous aurez de chances de vous sauver.

Le baron se résigna, mais il devint de plus en plus amoureux de Micheline.

Un matin, le guichetier entra fort triste.

— Qu’avez-vous ? lui dit le baron. Serait-il arrivé malheur à Micheline ?

— Non, c’est à vous qu’il est arrivé malheur. Vous paraissez ce soir devant le tribunal révolutionnaire.

M. de Buzançay se prit à sourire et dit :

— Je suis prêt.

Il comparut, en effet, devant le tribunal, le jour même, et fut condamné à mort.

— Ô mon Dieu ! murmura-t-il avec désespoir. Mourrai-je donc sans avoir pu donner un baiser à Micheline ?

— Non, dit le guichetier, je vous l’amènerai.

— Quand ?

— Ce soir.

Le condamné se prit à trembler comme une feuille.

— Oh ! dit-il, pourvu qu’elle veuille venir !…

— Elle viendra, répondit le guichetier, je lui ai parlé de vous. Elle m’a promis de venir.

Et, en effet, Micheline fut introduite le soir dans le cachot du prisonnier.

Elle y passa deux longues heures, écoutant la parole ardente de cet homme qui l’aimait et qui allait mourir.

Il couvrit ses mains de baisers, il obtint d’elle une boucle de cheveux qu’il voulut avoir sur sa poitrine en allant au supplice.

Enfin, l’heure de la séparation arriva, et M. de Buzançay voulut laisser un souvenir à Micheline.

Il n’avait plus que sa montre, — un bijou enrichi de diamants, un souvenir de famille.

Micheline l’accepta et partit en fondant en larmes.

Le lendemain le baron fut guillotiné.

À partir de ce moment Micheline ne chanta plus.

Elle aimait le pauvre guillotiné.

Or, il y avait un capitaine qui était venu demeurer sur le carré de la jeune fille.

— C’était Solérol, n’est-ce pas ?

— Justement.

— Il devint amoureux de Micheline ?

— Non, de la montre. Un jour il lui dit : « Vous devriez bien me vendre cette montre… j’en ai envie… »

— Et Micheline refusa ?

— Pour son malheur, la pauvre petite.

— Comment cela ?

— Solérol la dénonça à la commune comme ayant aimé un aristocrate.

— Et on l’arrêta ?

— Le soir même.

— Et elle fut condamnée ?

— On la guillotina deux jours après.

— Ah ! fit Curtius avec dégoût, il est encore plus misérable que nous !

— Tiens ! parbleu…

— Et la montre ?

— La montre fut déposée au greffe, et le greffier, qui était l’ami de Solérol, la lui donna.

En ce moment, Solérol souleva sa tête avinée et rouvrit un œil.

— Tu en as menti, Scœvola ! dit-il, je l’ai payée…