La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 09

L. de Potter (Tome IIp. 1-31).


CHAPITRE NEUVIÈME.


Comme Bouquin donnait ces renseignements à mademoiselle Lange, une porte s’ouvrit au rez-de-chaussée, et le chef de brigade apparut, roulé dans son fauteuil par deux domestiques.

Il leva la tête et joua la surprise.

— Comment ! dit-il, vous êtes déjà levée, madame ?

— Oui, mon cher général, répondit mademoiselle Lange ; je suis très-matinale.

— Ah ! ah !…

— D’ailleurs j’ai si bien dormi…

— Et vous admiriez ma jument, ce me semble ? continua Solérol.

— Oui, certes. Elle est charmante de formes et doit être délicieuse à monter.

— C’est vrai.

— Est-elle douce ?

— C’est un agneau ; on la conduit au filet, on l’arrête à la voix. Voulez-vous la monter ?

Mademoiselle Lange feignit une joie d’enfant.

— Oh ! je veux bien, dit-elle.

— Quand ?

— Mais tout de suite, si c’est possible. Je ferai une promenade avant le déjeuner, car, ajouta l’actrice en souriant, après nous aurons à causer, mon général.

— Politique ?

— Naturellement.

— Bouquin, dit le chef de brigade, selle Blanchette.

Blanchette était le nom de la jument.

Bouquin disparut. Il courut à la sellerie chercher une selle de femme et une bride qui avait deux nœuds de rubans au frontail.

— Mais, chère dame, reprit Solérol, je ne vous laisserai pas aller toute seule.

— Pourquoi donc ?

— Parce que vous vous égareriez sûrement dans la forêt.

— Qui donc m’accompagnera ?

— Moi, madame, dit le Bouquin.

Et le fils du père Brulé prit un air naïf et de bonne volonté.

— Il va donc prendre aussi un cheval ? demanda encore mademoiselle Lange.

— Oh ! non pas, répondit Solérol, il ira à pied.

— Mais je ne pourrai pas trotter ?

— Vous pourrez galoper, si bon vous semble, madame, dit le Bouquin, je cours comme un dératé, et Blanchette ne me dépassera que si je le veux.

— Allons, fort bien !… dit mademoiselle Lange ; je vais m’habiller et je descends.

Après avoir sellé et bridé la jument, le Bouquin l’attacha à un anneau de fer qui se trouva près de la porte.

Mademoiselle Lange avait refermé sa fenêtre.

Le chef de brigade et le Bouquin échangèrent un regard.

Puis le Bouquin dit tout haut :

— Je vais mettre mes souliers, je ne peux pas courir avec des sabots.

En effet, il était chaussé de sabots dans lesquels il avait fourré de la paille pour se tenir les pieds chauds.

Depuis l’incendie de la ferme de la Ravaudière, les Brulé logeaient aux Soulayes, et on avait donné au Bouquin une mansarde dans les combles.

Il y monta donc, se chaussa, mit sa veste des décadis et redescendit, non plus par un des escaliers de service, mais par le grand escalier, de telle façon qu’il put longer le corridor et passer devant la porte de mademoiselle Lange.

Comme elle était fermée, il frappa.

La jeune femme ouvrit.

— Madame, dit le Bouquin, qui jeta un regard rapide dans la chambre, Blanchette est sellée et je suis prêt.

— C’est bien, je descends.

En faisant cette réponse, mademoiselle Lange prit son portefeuille, que le Bouquin couvait des yeux et le plaça dans son corsage.

L’œil de Bouquin eut un fauve éclair, et il descendit l’escalier en fredonnant son refrain de prédilection :

Des gendarmes le capitaine
Voulait me mettre en prison,
Ton ton, ton ton, tontaine, ton ton.
............

Il se pencha à l’oreille de Solérol en passant près de lui :

— Elle a pris le portefeuille, dit-il.

— Où vas-tu la conduire ?

— Où elle voudra, dit le gamin, sur les lèvres de qui glissa un mauvais sourire.

— Tu sais, mon bonhomme, répondit Solérol, que je ne te donne aucun conseil, moi.

— Oh ! bien sûr…

— Si tu te mets une mauvaise affaire sur le dos, tant pis pour toi.

— Bah ! dit le Bouquin, on a toujours le droit de conduire les gens au Saut-du-Loup.

— Pardieu !

Mademoiselle Lange parut.

Elle avait une amazone de drap vert, une petite casquette à visière vernie, et tenait dans sa main une jolie cravache à manche d’ivoire.

— Vous voyez, mon cher général, dit-elle à Solérol, que je m’attendais à monter à cheval chez vous. J’ai tout ce qu’il faut.

Puis elle posa son pied sur le genou du Bouquin, et sauta lestement en selle.

— Où vas-tu me conduire ? lui dit-elle.

— Où vous voudrez, madame. Mais la plus belle promenade à faire est par là…

Et il étendit la main vers le sud.

— Où vas-tu par-là ?

— Vers l’Yonne.

— Ah ! ah ! dit mademoiselle Lange qui tressaillit ; eh bien, allons par-là.

Le Bouquin se mit à courir côte à côte de Blanchette, qui prit le galop de chasse.

D’abord il suivit une grande ligne, puis il se jeta à gauche sous le couvert.

— Pourquoi passons-nous par-là ? demanda l’amazone.

— C’est pour vous faire voir de belles ruines.

— Ah ! vraiment.

— Les ruines de l’ancien couvent des templiers.

— Mais, dit mademoiselle Lange, nous ne nous éloignons pas de l’Yonne ?

— Au contraire, nous tirons au plus court.

Le Bouquin avait pris un sentier qui courait au milieu de grandes bruyères roses et de chênes de haute futaie.

Blanchette avait repris le pas et suivit, la bride sur le cou.

Mademoiselle Lange songeait.

La forêt était montueuse en cet endroit, et bientôt le Bouquin, se retournant, dit à l’amazone :

— Regardez derrière vous, madame, à travers, vous allez voir les toits du château. Il est quasiment sous vos pieds.

— Mais alors nous n’allons pas vers l’Yonne ?

— Au contraire, madame ; quand nous serons en haut du plateau, vous la verrez tout en bas, au bord des bois. Oh ! vous aurez un beau coup d’œil de là-haut. On voit bien dix ou douze clochers.

— Et les bois du Nivernais, les voit-on.

— Oui, madame.

— À quelle distance ?

— À deux lieues.

— Ah ! fit mademoiselle Lange qui retomba dans sa rêverie.

Le Bouquin se mit à siffler un air de chasse et doubla le pas.

La jeune femme pensait.

— Ce bon général m’attendra longtemps pour déjeuner… Sa jument paraît avoir du fond ; elle passera l’Yonne à la nage, et dans trois heures je serai avec mes amis et mon bon Machefer.

Comme on le devine, mademoiselle Lange avait médité, la nuit, avec le capitaine Victor Bernier, qui lui avait donné les renseignements nécessaires, son plan d’évasion.

Au bout d’une demi-heure de marche, le Bouquin s’arrêta et se laissa dépasser par Blanchette.

Blanchette continua son chemin au pas, mademoiselle Lange rêvait toujours.

— Oh ! vous allez avoir un beau coup d’œil, répéta le Bouquin en se plaçant derrière le cheval.

— Quand donc ?

— Dans cinq minutes.

En effet, la jeune femme vit la forêt se changer peu à peu en clairière, et reconnut qu’elle allait bientôt atteindre le point culminant du plateau.

Tout en causant, tout en cheminant, le Bouquin avait ouvert son couteau et coupé une branche de hêtre, qu’il polissait et dont il se faisait une cravache.

Et tout en accomplissant cette besogne, le Bouquin songeait aussi et se disait :

— Les broussailles sont épaisses autour du Saut-du-Loup, et on ne voit plus rien. Elle va faire un fameux saut, et je la trouverai en miettes.

Enfin l’amazone atteignit le haut du plateau et s’arrêta saisie d’admiration.

Un panorama de six lieues carrées se développait devant elle :

Sous ses pieds, à l’extrême limite d’une pente inclinée assez rapide, l’Yonne qui serpentait à travers les prairies bordées de peupliers.

Au-delà, une chaîne de colline sinuée de hameaux et de villages ; et puis, au-delà, encore plus loin, formant l’horizon et se confondant avec la brume du matin, les grands bois du Nivernais, qui servaient de retraite à la petite armée royaliste.

— Ah ! fit mademoiselle Lange, voilà un joli paysage, mais par où passer maintenant ? Je ne vois plus de sentier.

— Madame, il faut descendre à travers les bruyères, mais n’ayez pas peur ; Blanchette est un cheval de chasse ; elle connaît ça !… Hue ! Blanchette.

Et il la toucha légèrement du bout de sa branche de hêtre.

La jument entra résolument dans la bruyère.

— Tout droit ? demanda mademoiselle Lange.

— Voyez-vous, là-bas, devant vous, un rocher blanc ? fit le Bouquin.

— Oui.

— Eh bien ! allez droit dessus… nous retrouverons, derrière, un sentier.

— Mais les ruines du couvent, où sont-elles ?

— Ah ! c’est plus loin encore.

Mademoiselle Lange continua à pousser Blanchette, qui avait des bruyères jusqu’au poitrail.

Bouquin était toujours par derrière.

Mais, tout à coup, Blanchette s’arrêta, pointa ses oreilles, dilata ses naseaux.

— Qu’a-t-elle donc ? fit mademoiselle Lange qui lui donna un coup de cravache.

Blanchette se cabra à demi, mais ne voulut point avancer.

— Elle a peur, dit le Bouquin.

Et il lui déchargea, à tour de bras, un coup de sa branche d’arbre de hêtre sur la croupe.

Cette fois, la jument bondit en avant ; les bruyères s’entr’ouvrirent, et Blanchette et l’amazone disparurent.

Puis le Bouquin entendit un bruit terrible, un cri de terreur et de désespoir…

Et, après ce cri, un bruit sourd…

Puis, rien !

Les bruyères roses s’étaient refermées sur un mystérieux abîme, au bord duquel le Bouquin demeura tranquillement debout.