La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 05

La Bouquetière de Tivoli (Les Incendiaires)
L. de Potter (tome Ip. 147-189).


CHAPITRE CINQUIÈME


Un matin de décembre, Barras était dans son cabinet, à Paris, au palais de Luxembourg où les directeurs s’étaient logés.

L’ex-comte de Barras, le gentilhomme devenu républicain, se promenait à grands pas, trahissant malgré lui une violente agitation.

Il était vêtu d’une longue robe de chambre en molleton gris, chaussé de pantoufles et tête nue. Ses cheveux, frisés à la Titus, étaient ramenés avec soin de l’occiput au-devant de la tête, et pommadés à outrance.

Sa fine chemise de batiste à jabot de dentelles, sa main blanche aux ongles soignés, aux doigts ornes de deux bagues magnifiques, un saphir et un diamant, un discret parfum d’ambre qui s’échappait de toute sa personne enfin, semblaient dire qu’il n’attendait pas précisément des ministres ou des hommes politiques.

Barras était toujours l’homme aux bonnes fortunes, le vieux bateau qui ne veut pas abdiquer.

Cependant il était à peine dix heures du matin, et certes, pour les belles impures de ce temps de plaisir sans frein et de réaction violente, il ne faisait jamais jour à cette heure.

Qui donc Barras attendait-il ?

Son valet de chambre lui avait apporté le courrier du matin.

Barras avait parcouru et jeté au panier les lettres qu’il contenait…

Une seule l’avait fait tressaillir, puis froncer le sourcil.

Puis il l’avait rejetée sur le plateau de vermeil sans l’ouvrir, en disant :

— Ma foi !… je suis comme César… à demain… les affaires sérieuses,… ou du moins, à plus tard.

Cette lettre portait cette suscription quelque peu singulière :

Le citoyen général de brigade Solérol, commandant en chef les forces militaires du département de l’Yonne, au citoyen premier directeur Barras.

Et, en rejetant cette lettre, Barras avait ajouté, en manière d’aparté, ces mots à demi-mystérieux :

— J’attendais cette lettre avec impatience depuis huit jours ; mais elle arrive mal à propos, maintenant… Je n’ai plus l’esprit à la politique.

Et se posant devant une glace dans laquelle il mira sa belle prestance, il dit encore :

Pour être directeur, on n’en est pas moins homme !

Comme il se faisait cet aveu touchant, une petite porte s’ouvrit doucement au fond du cabinet, livrant passage à un flot de satin, de soie et de dentelle.

Une femme entra.

— Ah ! enfin ! dit Barras, qui courut à elle et lui prit les deux mains.

Puis, comme la petite porte se refermait :

— Vous êtes donc seule ?

— Hélas ! oui, dit la jeune femme qui entrait.

Elle était jeune et belle et nous l’avons entrevue déjà.

C’était mademoiselle Lange, l’amie de Machefer, l’ancienne déesse à qui Barras avait dressé des autels.

— Seule ? répéta le directeur avec une sorte d’accablement. Vous êtes donc seule ?

Elle ne veut pas, dit l’actrice.

Barras soupira ; mais comme il était toujours galant et parfait gentilhomme avec les femmes, en dépit de sept années de république, il prit mademoiselle Lange par la main et la conduisit vers un canapé sur lequel il s’assit auprès d’elle.

— Dieu ! fit-elle en riant, comme vous voilà pâle !

— Vous trouvez ? demanda Barras avec émotion.

— Pâle et bouleversé, mon cher…

— Mais…

— Ah !… mon pauvre ami ; reprit mademoiselle Lange d’un ton dégagé, je ne vous ai jamais vu ainsi… de mon temps…

— Angèle !…

— Non, parole d’honneur ! reprit-elle. Votre cœur battait moins vite…

— Je vous ai bien aimée pourtant, chère amie…

— Oh ! il y a si longtemps…

— Six mois… tout au plus…

— Vous retardez, comte.

Barras fronça le sourcil à cette appellation aristocratique.

— Mais taisez-vous donc ! fit-il.

— Bah ! dit-elle, la République n’a point qualifié de défaite ce que Dieu et le temps ont fait, c’est-à-dire un gentilhomme…

— Angèle !

— Le roi, malgré son pouvoir, n’ayant jamais pu faire un gentilhomme, continua mademoiselle Lange en souriant, la République ne saurait en défaire. Donc, vous êtes comte… et grand seigneur… et nullement puritain…

— Mais je suis directeur !…

— Tarare ! elle est si malade, votre République !

— Hé ! hé ! dit Barras, qui sait !

— Si cela dépendait de moi…

— Eh bien ?

— Je vous ferais roi.

— Merci ! Mais… chère amie… il me semble que ce n’est pas… pour parler politique…

— Que je suis venue, n’est-ce pas ?

— J’allais vous le dire.

— Eh bien donc ! je suis venue seule.

— Mais… pourquoi ?

— Parce que Marion n’a pas voulu me suivre, cher comte…

— Ah ! soupira Barras, savez-vous, ma chère, que depuis ma fête de Grosbois… vous savez ?…

— Je sais que cette nuit-là vous l’avez échappé belle.

— Soit !

— Eh bien, dites-vous, depuis cette nuit-là…

— Je ne dors plus.

— Vous ne mangez plus et ne dormez plus… tout cela va ensemble.

— Hélas !

— Et vous aimez Marion ?

— Comme un fou.

— C’est grave…

Et mademoiselle Lange baissa les yeux et devint pensive.

— Oh ! tenez, reprit Barras avec feu, je ne sais, en vérité, de quel sacrifice je serais capable pour lui plaire.

— Vraiment ?

— Je lui donnerais un palais…

— Bien. Après ?

— Des chevaux, des valets, des diamants…

— Et puis ?

— Et puis ? Le sais-je… ma vie, mon sang.

Mademoiselle Lange haussa les épaules.

— Pauvre ami, dit-elle, vous êtes et vous serez toujours jeune.

— Oh !

— Je le crains.

— Mais… pourquoi ?

— Hé ! le sais-je ? Savez-vous pourquoi vous aimez Marion ?

— Non… mais je l’aime !

— Vous l’aimez parce qu’elle vous dédaigne, parce qu’elle refuse vos offres magnifiques…

— Ah ! dit Barras avec l’accent d’un découragement douloureux, c’est qu’elle aime ailleurs…

— C’est vrai.

— Mais il est donc jeune, beau, magnifique, cet homme ?…

— Il était tout cela.

— Comment !… il était ?…

— Oui.

— Expliquez-vous, de grâce.

— Je dis il était, car il est mort.

— Ah ! fit Barras, avec un accent de joie égoïste et cruelle.

— Mon cher, dit froidement mademoiselle Lange, on triomphe presque toujours des vivants, jamais des morts. Un cœur qui est attaché à une tombe est un cœur imprenable !

— Mais, s’écria Barras avec emportement, quel était donc cet homme ?

— Vous l’avez connu.

— Moi ?

— Il a figuré dans le complot des chevaliers du poignard.

— Ah !

— Et il a été guillotiné.

— Son nom ?

— Il s’appelait Cadenet.

Barras pâlit et sa voix devint plus sourde :

— Ainsi, dit-il, Marion aimait cet homme ?

— Oui.

— Elle l’aime encore ?

— Elle l’aimera toujours…

Barras passa une main convulsive sur son front, puis ses narines frémissantes se dilatèrent, sa lèvre supérieure se crispa.

— Mais vous êtes donc venue, dit-il, pour jeter le désespoir dans mon cœur ?

— Mon bon ami, reprit mademoiselle Lange, que pensez-vous de ces naufragés qui errent sur un radeau, en pleine mer, par une nuit de tempête, sans boussole, et qui n’aperçoivent même plus le ciel ?

— Que voulez-vous dire ?

— Tandis qu’ils se désespèrent, un lambeau de nuage triste se déchire, un coin du ciel bleu apparaît, une étoile brille, l’étoile polaire, qui montre le nord, c’est-à-dire la route à suivre, c’est-à-dire le salut.

— Eh bien ? fit encore Barras.

— Vous êtes un de ces naufragés, mon ami.

— Et je ne vois luire aucune étoile, soupira Barras.

— Je vais vous la montrer.

— Vous ?

— Sans doute. Pourquoi donc serais-je venue ?

Barras leva sur elle un regard avide.

— Oh ! parlez, fit-il, parlez vite !…

— Ici, et près de mademoiselle Lange, vous êtes un homme faible. Le nom d’une femme vous bouleverse la tête et le cœur, et vous voilà sans forces devant l’indifférence de cette femme !

— C’est vrai, hélas !

— Mais, hors d’ici, vous devenez le premier magistrat de la république, l’homme qui fait de la France ce qu’il veut…

— À peu près, du moins, murmura Barras qui se rengorgea tout à coup, malgré l’accablement qui pesait sur lui.

— Vous avez entre les mains la vie de bien des personnes… parfois, sinon tou jours.

— Après ? fit Barras.

— Eh bien, supposez qu’un jour le hasard mette entre vos mains la destinée d’un homme pour lequel Marion aura autant d’amitié qu’elle a eu d’amour pour celui qui est mort…

— Eh bien ?

— Ne voyez-vous donc pas luire, là-bas, dans le lointain, l’étoile dont je vous parlais.

Barras fronça le sourcil de nouveau.

— Ma chère, dit-il, je ne puis pourtant pas servir mon cœur au détriment de la République.

— Bah ! fit-elle d’un ton railleur.

Le directeur, qui s’était levé de nouveau et continuait à se promener à grands pas, s’arrêta brusquement.

— Ah çà ! ma chère, dit-il, viendriez-vous, par hasard, me demander la grâce de quelqu’un ?

Mademoiselle Lange eut un éclat de rire.

— Non pas, dit-elle, ni Marion, ni moi, n’avons personne à sauver.

— Eh bien ! alors…

— Mais l’occasion peut se présenter…

— Trève d’énigmes ! Comment se nomme cet homme pour qui Marion…

— Cadenet ! mon cher.

— Mais, puisqu’il est mort.

— Ce n’est pas celui-là…

— Ah !

— C’est le frère. Comment ! vous l’avez oublié, déjà ?

— Oh ! non, dit Barras, qui se souvenait en frémissant de la nuit du bal des Victimes.

« Eh bien !.. qu’est-il devenu ?

— Je l’ignore.

— Mais enfin… Si jamais son sort était en mes mains… vous croyez que… Marion…

— Je ne crois rien, dit mademoiselle Lange, mais je m’attends à tout…

Barras tressaillit, puis il ajouta :

— Au fait, cet homme doit conspirer.

— Ah ! vous croyez ?

— Lui et un certain Machefer…

Mademoiselle Lange tressaillit à son tour et pâlit légèrement à ce nom de Machefer.

— Vous le connaissez aussi, celui-là ?

— Pardieu ! dit Barras.

— N’êtes-vous pas son parrain ?

— Ma chère, dit brusquement le directeur, il est de certaines questions auxquelles je n’aime pas à répondre.

Puis, comme s’il eût voulu à tout prix couper cet entretien qui semblait lui devenir terrible, il prit la lettre demeurée intacte sur le plateau de vermeil, en brisa le cachet et lut :

« Citoyen directeur,

« Je suis au lit, la cuisse cassée, et cette glorieuse blessure me donne un titre de plus à la reconnaissance de la République.

« Les incendiaires sont découverts. Ce sont des royalistes qui viennent de se mettre en pleine révolte. À leur tête marchent un certain Henri ex-comte de Vernières et ma propre femme, que j’ai dû chasser honteusement de chez moi.

« Se voyant découverts, les incendiaires ont levé hardiment l’étendard de la révolte.

« Ils ont massacré une brigade de gendarmerie, mitraillé un bataillon et soutenu un siège.

« À l’heure qu’il est, ils sont retranchés dans les forêts du Nivernais.

« J’attends des ordres pour agir.

« Solérol. »

À cette lettre, digne des Commentaires de César, le citoyen Curtius avait ajouté ce post-scriptum :

« Le chef de brigade Solérol s’est conduit comme un lion. Il est nécessaire de lui donner les pouvoirs les plus étendus. À ce prix, tout rentrera dans l’ordre. »

Et Scœvola ! ce digne Scœvola ! il n’avait pas voulu laisser partir la lettre, sans quelques mots de sa plume :

« Citoyen directeur, disait-il, si nous avons des pleins pouvoirs, je réponds de tout. Sinon, la patrie est en danger… »

Barras relut cette lettre, tandis que mademoiselle Lange l’observait attentivement.

Puis il prit une plume et écrivit en marge :

« Les pleins pouvoirs sont accordés ! »

Mademoiselle Lange étouffa un cri.

Le directeur se retourna vers elle.

— Qu’avez-vous ? dit-il.

— Savez-vous comment ce Solérol, qui est un misérable, dit-elle, interprétera le mot pleins pouvoirs ?

— Il fera tout fusiller, dit froidement Barras.

La comédienne se leva.

— Vous avez raison, dit-elle ; il faut se montrer énergique pour sauver la patrie !

Elle eut un accent d’amère raillerie et dit encore :

— Qui sait ? peut-être aurez-vous bientôt l’occasion de voir luire votre étoile.

— Ah ! fit Barras, vous croyez que… ce Cadenet…

— Je ne crois rien. Adieu.

Et la comédienne se leva.

— Vous partez ?

— Oui.

— Mais… Marion…

— Je vous l’ai dit, Marion aime ailleurs.

— Mais… cette étoile…

— Mon cher comte, dit froidement mademoiselle Lange, quand on est un homme grave comme vous, et le premier magistrat de la République, on ne songe point à ses propres passions… on songe à la patrie…

Au revoir.

Et mademoiselle Lange sortit, laissant Barras en proie à une vive agitation.

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Une heure après, Jeannette, cette robuste fille qui ne quittait guère mademoiselle Lange, la grondait au besoin et lui reprochait de sacrifier à chaque instant ses intérêts à ses affections, Jeannette, disons-nous mettait en maugréant quelques hardes dans une valise de voyage.

Une chaise de poste attendait à la porte de l’hôtel de mademoiselle Lange.

— Où allons-nous ? demanda Jeannette.

— Toi, nulle part, répondit l’actrice.

— Comment, je ne suis pas madame ?

— Non.

— Mais… cependant… madame a besoin de moi… toujours.

— Pas cette fois-ci.

— Mais enfin, s’écria Jeannette avec désespoir, où va madame ?

— C’est mon secret.

— Ah ! je devine, murmura Jeannette accablée, vous vous occupez encore de politique… Mais vous voulez donc mourir sur l’échafaud ?

Mademoiselle Lange haussa les épaules et ne répondit pas.

Puis, quand tout fut prêt, elle monta en voiture en disant au postillon :

— Route de Bourgogne.

Et elle murmura tout bas, tandis que la chaise de poste s’ébranlait :

— Il faut pourtant que je sauve Machefer !