La Bonne aventure (Sue)/6/I

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 3-36).
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I

(Cette scène se passe dans le cachot des condamnés à mort, à la prison de la Roquette, à Paris. On voit au fond une porte avec un guichet ; du côté opposé à la porte, une petite fenêtre garnie d’épais barreaux fortement maillés de fil de fer ; à travers cette fenêtre, on aperçoit un ciel d’automne gris et pluvieux ; au fond, un lit de fer ; à gauche, une table et une chaise. Maria Fauveau, nu-tête et vêtue comme à l’audience, est assise sur son lit, le regard fixe, les mains jointes sur les genoux. Le greffier vient de sortir et de lui lire son arrêt de mort.)

MARIA, seule.

C’est fini ! Allons, dans trois heures tout sera dit. Trois heures à attendre ! c’est long, bien long ! (Silence. Maria se lève et s’approche de la fenêtre.) Pourvu que cette pluie continue ! il y aurait moins de monde là-bas ; s’il y avait beaucoup de monde, cela m’ennuierait. Bah ! c’est un moment à passer. J’en ai passé bien d’autres depuis quatre mois. (Allant à la table et mettant en ordre différents objets renfermés dans des enveloppes cachetées.) N’oublions rien : mon anneau de mariage pour ma petite fille, avec une boucle de mes cheveux et de ceux de mon pauvre Joseph. Il est heureux, lui : il est fou, il ne se souvient de rien. (Nouveau silence.) Ce fichu, pour Clémence Duval, ma sœur en douleur. Ce médaillon, le portrait de ma petite fille, pour madame Bonaquet. Elle a été autrefois si amicale pour moi ! Et puis cette épingle, mon seul bijou ; pour ce bon docteur, avec la lettre où je lui recommande ma petite fille. (Long silence.) Ah ! s’il avait été ici M. Bonaquet, je n’en serais peut-être pas où j’en suis ! Enfin, il n’y était pas. Cela devait arriver, comme tant d’autres choses sont arrivées, pour que la prédiction de la sorcière se réalise. Voyons, je n’oublie personne : (Comptant sur ses doigts) ma petite fille, Clémence Duval, M. Bonaquet. Non, c’est bien tout. Ceux-là seuls m’ont aimée ; ils ne m’oublieront pas tout à fait, j’en suis sûre. (Elle rêve pendant quelques instants.) Mettons aussi ces vingt francs pour le geôlier, afin qu’il soit exact à faire mes commissions. (La porte s’ouvre, le geôlier entre.)

MARIA.

Ah ! monsieur, vous venez à propos. (Lui donnant l’argent.) Voici pour vous. Je vous prie seulement de faire porter ce matin, dès que je serai partie, ces différentes enveloppes à leur adresse. Vous me le promettez, n’est-ce pas ?

LE GEOLIER.

Oui, ma petite dame, je vous le promets ; soyez tranquille.

MARIA.

Je vous remercie.

LE GEÔLIER.
.

Je venais vous demander, ma chère dame, si vous ne vouliez pas prendre quelque chose ce matin.

MARIA surprise.

Prendre quelque chose ?

LE GEÔLIER.
.

Aujourd’hui, vous avez le droit de demander tout ce qui peut vous faire plaisir, vous ragoûter davantage. Nous avons d’abord d’excellentissime bouillon, ou vrai consommé ; ou bien une petite côtelette très tendre, ou bien du poulet, où bien encore du café à la crème et des œufs frais.

MARIA, avec un rire triste et en elle-même.

De la crème et des œufs frais, ça aurait été notre déjeûner, si nous nous étions retirés dans une jolie campagne avec ce pauvre Joseph et ma petite fille, comme nous en avions l’intention dans le temps. Ah ! il y a loin d’ici à ce temps-là.

LE GEÔLIER.

Je peux vous garantir les œufs pondus d’hier, ma petite dame.

MARIA, souriant.

Non merci ! vous concevez, dans trois heures… vous savez ?… Et naturellement ça vous coupe un peu l’appétit.

LE GEÔLIER.
.

Je le sais bien ; mais le temps est pluvieux ce matin, et je vous assure, ma pauvre petite dame, qu’il est toujours bon de prendre auparavant quelque chose de chaud : ça soutient, ça réconforte. Allons, une bonne tasse de bouillon et deux doigts de mâcon, cachet vert ; car, aujourd’hui, vous avez le droit de demander même du cachet vert.

MARIA, avec un sourire sinistre.

Non merci ! Vrai, je ne fais pas de façons.

LE GEÔLIER.

Vous auriez tort, ma petite, dame, vous auriez tort.

MARIA, même sourire.

Ce qui m’étonne, c’est que vous, si obligeant, vous ne me proposiez pas un parapluie pour aller là-bas… Dame ! il pleut, et je pourrais m’enrhumer, n’est-ce pas ?

LE GEÔLIER, embarrassé.

Je ne sais pas s’il est permis de…

MARIA, même sourire.

Vous ne voyez pas que je plaisante ! Je suis très gaie… ce matin…

LE GEÔLIER.

Ma foi ! ma petite dame, j’aime mieux vous voir ainsi qu’autrement, et je vous en fais mon compliment… Malgré cela, je voudrais que vous preniez quelque chose !… un peu de vin chaud ?… hein ! bien sucré ?

MARIA.

Non. Voyez-vous, si sucré que ce soit, j’ai l’idée que cela me semblerait très amer. Ah ! çà vous n’oublierez pas mes commissions ?

LE GEÔLIER.

Non, Madame, tout sera remis exactement… je vous le promets. (Tirant de sa poche un papier). Je voulais vous parler aussi de cette petite note de la blanchisseuse. C’est neuf francs soixante quinze centimes…

MARIA.

C’est juste… et moi qui oubliais… (Tirant une bourse de sa poche.) Je vais vous remettre votre argent.

LE GEÔLIER.

Je vous parle de cette petite note, ma chère, dame, parce que…

MARIA, lui donnant l’argent.

Certainement, vous ne pouvez plus me faire crédit. Voilà dix francs, c’est tout ce qui me reste. Je ne vous dois plus rien ?

LE GEÔLIER.

Pas un centime, Madame, (Un gardien entre ; il va parler bas au geôlier.)

LE GEÔLIER, bas.

Et ce monsieur, a-t-il un permis ?

LE GARDIEN, bas.

Très en règle. Il est chez M. le directeur, qui m’a envoyé vous dire de prévenir la condamnée, et de lui demander si elle veut recevoir cette visite.


LE GEÔLIER, à Maria.

Madame, il y a une visite pour vous.

MARIA.

Une visite ! c’est un peu tard.

LE GEÔLIER.

Aussi, madame, M. le directeur désire savoir si vous voulez recevoir ce monsieur.

MARIA.

Quel monsieur ?

LE GEÔLIER.

M. le docteur Bonaquet.

MARIA, tressaillant.

Lui !… Oh ! mon Dieu !

LE GEÔLIER.

C’est le nom qu’on m’a dit.

MARIA.

Lui… de retour.

LE GEÔLIER.

Ce monsieur est chez le directeur, et si vous le voulez, madame, il va venir.

MARIA, vivement, après réflexion.

Non… non… je ne veux pas le voir… je ne le veux pas !

LE GEÔLIER, sortant avec le gardien.

Très bien, madame ; je vais prévenir M. le directeur que vous ne recevrez pas ce monsieur.

(Le geôlier sort ; à peine a-t-il fermé, la porte, que Maria, qui a un instant caché sa figure dans ses deux mains, court et frappe, au guichet, en s’écriant : — Monsieur ! monsieur le geôlier !)

LE GEÔLIER, ouvrant le guichet.

Que voulez-vous, ma petite dame ?

MARIA.

Je veux voir M. le docteur Bonaquet.

LE GEÔLIER.

Dans un instant il sera ici, madame. (Il referme et verrouille la porte.)

MARIA.

Ah ! sans ma pauvre petite fille, que je veux recommander moi-même au bon docteur, je n’aurais pas le courage de m’exposer à le regarder en face… car, lui aussi, il va croire… (Se tordant les mains avec désespoir.) Ah ! j’ai tort de le voir. J’avais pris mon parti, j’avais pris mon courage, je m’étais endurcie ; il va m’attendrir, me faire réfléchir ; je sentirai mon agonie. (Se jetant sur son lit en pleurant.) Ah ! j’ai eu tort, j’ai eu tort ! Depuis hier, après le départ de ma petite fille, je n’avais pas eu envie de pleurer une seule fois, et voilà que déjà je fonds en larmes malgré, moi.

LE GEÔLIER, ouvrant la porte au docteur Bonaquet.

Monsieur, donnez-vous la peine d’entrer. (Bas.) Je dois vous avertir que c’est pour huit heures très précises ; la toilette est pour sept heures et quart, et ces messieurs n’attendent jamais. Vous n’avez donc qu’une demi-heure.

JÉRÔME BONAQUET.

C’est bien, monsieur.

(Le geôlier sort et referme la porte.)

Jérôme Bonaquet est d’une pâleur effrayante ; il reste un moment immobile, les yeux fixés sur Maria. Celle-ci, assise au bord de son lit, cache son visage entre ses mains ; soudain elle se relève, se jette dans les bras du docteur, et s’écrie en sanglottant, d’une voix déchirante, avec un irrésistible accent de sincérité :

— Ce n’est pas moi… Je ne l’ai pas empoisonnée !… Ce n’est pas moi !

JÉRÔME BONAQUET, sanglote et serre avec force Maria sur sa poitrine.

— Je vous crois… oh ! maintenant je vous crois… malheureuse enfant !… (Levant les yeux au ciel.) Et une demi-heure, une demi-heure à peine pour la sauver, si l’on peut encore la sauver ! Ma tête se perd ! (Serrant encore contre lui Maria, qui continue de cacher sa figure dans le sein du docteur.) Chère… chère et pauvre Maria !… Voyons… du calme, du courage, de la présence d’esprit, car les minutes… les secondes nous sont comptées ; (La soutenant et la reconduisant vers le lit, sur lequel Maria s’assied accablée.) Remettez-vous et répondez à mes questions avec le plus de précision possible.

MARIA.

Vous ici ! Je ne vous attendais plus.

BONAQUET.

Je revenais à petites journées d’un voyage des Pyrénées, entrepris pour la santé de ma femme, et…

MARIA.

Mon Dieu !… elle est malade ?

BONAQUET.

Elle va mieux ; parlons de vous. À Bordeaux, le hasard a fait tomber entre mes mains les journaux qui rendaient compte de votre procès et de votre condamnation : j’ai tout appris à la fois… J’ai su ainsi que pendant mon absence vous aviez invoqué mon témoignage… Cet appel de vous… trop tardif, hélas ! m’imposait un devoir sacré. J’ai laissé ma femme à Bordeaux : elle était encore trop faible pour voyager nuit et jour… J’ai pris la poste… arrivé ce matin, à cinq heures, j’ai couru chez le secrétaire-général du ministère de la justice, excellent homme et mon ami. Mon premier mot a été votre nom. — « Malgré les faits, malgré ses aveux mêmes, — lui ai-je dit, — Maria Fauveau n’est pas coupable. Je la connais, je la déclare aussi étrangère au crime que moi-même, je me fais fort de le prouver. Suspendez seulement l’arrêt. — Cela m’est impossible, mon ami, — m’a-t-il répondu ; — la condamnée a refusé de se pourvoir en cassation, le jugement doit donc être exécuté. Tout ce que je puis faire, c’est de vous donner un permis pour la voir, et de charger un magistrat de vous accompagner. Interrogez-la, pressez-la de questions. Si elle fait des révélations précises qui aient le cachet de la vérité, le magistrat que je délègue les recevra, les pèsera, et si, dans sa conscience, il les trouve capables de faire soupçonner la justice d’erreur, je l’autorise à suspendre l’exécution de l’arrêt ; sinon… cela est fatal… le jugement suivra son cours. » Voilà, pauvre enfant, ce qu’il m’a dit. (Frémissant et portant la main à son front.) Mon Dieu ! mon Dieu ! et il est six heures et demie ! (Posant sa montre sur le lit où Maria est assise.) Ne quittons pas cette aiguille des yeux, elle est inexorable ! (Prenant les deux mains de Maria dans les siennes.) Maintenant ne me cachez rien. Non, vous n’êtes pas coupable. En me voyant, ç’a été votre premier cri ! et, j’en jure Dieu ! tel a été l’accent de ce cri que, même prévenu contre vous, vous m’auriez à l’instant convaincu de votre innocence. Mais alors, le coupable, quel est-il ? Pourquoi ces réticences dans votre défense ? Pourquoi l’aveu de ces projets de vengeance contre la duchesse, si écrasants pour vous ? Mon Dieu ! quand je songe que la dernière fois que j’ai vu ce malheureux Joseph, c’était la veille de mon départ pour l’Auvergne, où une parente de ma femme était mourante. À mon retour de cette absence malheureusement prolongée, je cours à votre magasin : il était fermé. Je vais chez votre mère : on m’apprend que, morte depuis peu de jours, elle avait à peine survécu un mois à votre père. J’apprends encore que ce malheureux Joseph est devenu fou. Je demande dans quelle maison de santé on l’a transporté : on l’ignore. Je m’informe de vous : impossible de savoir où vous vous êtes retirée avec votre enfant. Quinze mois se passent, et c’est seulement il y a peu de jours que par hasard ce journal… Ah ! c’est affreux ! mais pourquoi, depuis la mort de vos parents, ne vous êtes-vous jamais adressée à moi ? Pourquoi… Mais non, je suis fou, je vous parle du passé, je vous accable de questions sans suite, je jette encore le trouble dans votre esprit au lieu de le calmer, afin d’obtenir de vous des réponses claires, précises, qui puissent vous sauver. (Regardant la montre.) Et cet aiguille qui marche… marche toujours ! Mon Dieu ! ayez pitié de moi. (Il reste un moment anéanti.)

MARIA.

Pauvre monsieur Bonaquet, vous êtes toujours le meilleur des hommes ! Ah ! si je vous avais vu plus tôt ! (Silence.) Et encore ? à quoi bon ? cela n’aurait servi à rien.

BONAQUET, avec réflexion.

Oui, c’est cela. Voici dans quel ordre je dois vous questionner pour épargner le temps. Vous n’êtes pas coupable ; mais, savez-vous, qui a commis le crime ?

MARIA.

Je ne sais pas.

BONAQUET.

Il ne s’agît pas ici de générosité insensée. Qui soupçonnez-vous d’avoir commis le crime ? Je vous en conjure, dites-le…

MARIA.

Monsieur Bonaquet, sur le salut de ma petite fille, je ne soupçonne personne.

BONAQUET, accablé.

Personne ! et ce poison trouvé chez vous, dans votre commode ?

MARIA.

Ce n’est pas moi qui l’y ai mis.

BONAQUET.

Mais qui peut l’y avoir mis, alors ?

MARIA.

Je n’en sais rien. Je ne soupçonne personne.

BONAQUET, anéanti.

Ainsi, pas de révélation ! Rien, pas un fait ! Elle proteste de son innocence, voilà tout… Mais, malheureuse enfant, pourquoi du moins n’en avez-vous pas protesté devant vos juges, de votre innocence ? protesté partout, toujours, avec ce cri, cet accent qui, tout à l’heure, m’a remué jusqu’au fond des entrailles ? On vous aurait crue comme je vous ai crue. Pourquoi cette sombre résignation à la mort ? Pourquoi ces mots qui semblaient échapper à une conscience criminelle : « Je dois mourir sur l’échafaud : mon c’est sort ! » paroles insensées qui m’ont un instant fait croire que le malheur avait égaré votre raison.

MARIA.

La preuve que c’est bien mon sort de monter à l’échafaud, c’est que, dans deux heures, j’y vais monter. Que voulez-vous ! c’était ma destinée. On ne peut rien contre sa destinée.

BONAQUET, à part.

Que dit-elle ? Est-ce que vraiment sa raison… (Haut). Maria ! Maria ! revenez à vous ! Vous ne songez pas à ce que vous dites !

MARIA, souriant tristement.

Monsieur Bonaquet, vous souvenez-vous, il y a dix-huit mois environ, chez vous, lors de ce dîner où votre dame a été si bonne, si amicale pour moi… (S’interrompant et allant chercher sur la table un paquet cacheté.) Tenez, vous verrez que je n’avais pas oublié votre dame, ni vous non plus. Je vous recommandais à tous deux ma pauvre petite fille, dont la pension est heureusement encore payée pour quatre ans. Il y a dans cette enveloppe son portrait, que je prie madame Bonaquet de garder en souvenir de moi, et, pour vous, il y a une petite épingle que j’ai toujours portée.

BONAQUET, pleurant.

Elle me brise le cœur, elle me fait perdre l’esprit ! et l’heure s’avance ! Maria, écoutez…

MARIA.

Je vous disais, mon bon monsieur Bonaquet, qu’à ce dîner chez vous, avec mon pauvre Joseph… et lui, vous savez ?

BONAQUET.

Maria, par pitié, pas toutes les douleurs à la fois ! je n’ai que les forces d’un homme, et j’en ai besoin pour tâcher de vous sauver.

MARIA.

Eh bien ! à ce dîner, je vous ai parlé, n’est-ce pas, d’une prédiction que l’on m’a faite il y a quatre ans, et vous vous êtes moqué de moi ?

BONAQUET.

Une prédiction ! quelle prédiction ?

MARIA.

Vous l’avez oubliée ?

BONAQUET, cherchant.

Mais, je ne sais : pourtant, il me semble… (Tressaillant tout à coup et avec un cri.) L’échafaud !

MARIA.

Dans deux heures, j’y monterai. Vous le voyez, la sorcière avait raison.

BONAQUET, regardant plus attentivement Maria, et remarquant l’espèce d’égarement avec lequel elle a prononcé ces dernières paroles.

Ah ! je comprends tout, maintenant ! Frappée de cette sinistre prédiction, voyant d’inexplicables événements la confirmer par un terrible jeu du hasard, cette malheureuse enfant, déjà accablée par tant de chagrins, aura laissé sa raison s’ébranler ; oui, et dans son égarement, elle a accepté cette horrible destinée avec l’aveugle et morne résignation du fataliste ! (À Maria, avec une explosion de douleur.) Ainsi, quand vous disiez à votre avocat : « À quoi bon me défendre, je suis condamnée d’avance à l’échafaud ! » dans votre pensée, vous faisiez allusion à cette prédiction ?

MARIA.

Cela n’était-il pas tout naturel !

BONAQUET.

Ainsi, lorsque, poussée à bout de questions par vos juges, vous leur disiez : « Eh bien ! oui, c’est moi qui ai mis du poison partout ; cela doit être moi, puisque les empoisonneuses vont à l’échafaud, et que je dois y mourir ! » vous faisiez encore allusion à cette prédiction ?

MARIA.

Comment aurais-je pu m’en empêcher ? Toute chose tournait contre moi : l’empoisonnement de la duchesse, le poison trouvé dans ma commode ! Est-ce que cela ne prouve pas que la prédiction devait s’accomplir ? Alors je me suis dit : Qu’elle s’accomplisse !

BONAQUET, avec désespoir.

Et c’est ainsi que vous vous êtes perdue vous-même ! Cette préoccupation constante de l’échafaud a été un argument terrible contre vous. Mais pourquoi n’avoir pas, du moins, parlé de cette prédiction à votre avocat, à vos juges, pour expliquer le sens de vos paroles ?

MARIA.

À quoi bon ! je devais être condamnée.

BONAQUET, à part.

Mais c’est une idée fixe, une monomanie, et l’on ne condamne pas les insensés !

MARIA, souriant avec amertume.

Monsieur Bonaquet, la prédiction de la sorcière se réalise-t-elle, oui ou non ? (Silence du docteur.) Vous voyez donc bien que je n’étais pas si folle.

BONAQUET.

Mais il faut pourtant que l’on sache cela ! mon Dieu ! il est impossible que l’on prenne pour le cri involontaire du remords la divagation d’un esprit troublé par le chagrin, égaré par une croyance insensée à la fatalité ! Il faut que la vérité soit dite, soit connue ! On ne peut pas laisser une créature de Dieu se suicider ainsi en se jetant au-devant de l’échafaud ! Le magistrat est là, et je cours…) Mais, hélas ! à quoi bon ? maintenant le jugement est rendu ! Ce sont des moyens de défense pour un avocat, ce n’est pas une révélation assez précise pour faire suspendre l’exécution.

(Regardant sa montre.) Et cette aiguille qui marche toujours ! (Joignant les mains avec force et levant les yeux au ciel) Mon Dieu, mon Dieu ! oh ! vous, seul protecteur du juste et de l’innocent, ayez pitié de moi, inspirez-moi ! Hélas ! sur quelle voie de salut mettre ce pauvre esprit à moitié égaré par le malheur ? Comment découvrir le monstre d’hypocrisie et de férocité qui commis le crime et envoie cette malheureuse à l’échafaud ? Il reste un moment pensif et accablé.)

MARIA, le regardant.

Allons, je suis moins faible que je ne le pensais. Cela me donnera au contraire de la force d’avoir vu ce bon et excellent homme, l’ami d’enfance de ce pauvre Joseph, qui l’aimait tant ! (Regardant la montre de Bonaquet.) Sept heures moins un quart… et c’est pour huit heures !