Calmann-Lévy éditeurs (p. 19-26).

II

— Mon bon chéri, lui disait-elle une heure plus tard, après avoir obtenu du capitaine la permission de la journée pour son neveu, mon bon chéri, comme tu as bien fait de m’écrire ! Je pensais à toi souvent, j’aurais voulu te connaître ; mais où te chercher ! Et surtout, surtout, dans quelles dispositions te trouver ! Tu es un bon petit homme, tu as fait le premier pas vers la vieille tante, le pas qu’elle aurait toujours hésité à faire, ne sachant ce que tu en aurais pensé. Alors, tu étais triste, mon grand garçon ? tu t’ennuyais tout seul et tu ne le disais pas ! As-tu faim, mon poulet ?

— Oui, j’ai faim, balbutiait-il en pouffant de rire, comme un gamin plein d’appétit, à la pensée des bonnes choses qu’on lui ferait servir. Il lui venait une gourmandise de petit garçon, des idées, une âme de petit garçon. Il parlait peu ; la vieille dame, beaucoup ; il l’écoutait ; il écoutait, dans un bien-être infini, les tendresses enfantines qu’elle lui disait ; il s’y reposait le cœur ; elles faisaient un lit à ses sentiments, elles le berçaient comme une chanson dont il eut moins entendu les mots que la musique. C’était si bien là cette vieille tante qu’il avait rêvée tant d’années et qui, sans doute, l’appelait déjà mystérieusement sans qu’il la connût, à travers tout un pan de France. Il jouissait d’orgueil à promener à son bras cette petite vieille ; il aimait qu’on les regardât au passage ; il ne se sentait plus le sans-foyer d’autrefois ; il avait une famille, comme tout le monde !

— Tu as faim déjà, mon grand chéri ? Je suis venue si tôt, si tôt ! J’ai voyagé toute la nuit et me suis fait conduire « tout de go » à la caserne ; j’avais tant peur que tu ne sois parti à l’exercice ! Veux-tu prendre un peu de lait, pour ce matin, ou un bifteck tout léger ? c’est bon à ton âge.

— Plutôt le petit bifteck, tante, si vous voulez bien.

— C’est cela, mon ami ; puis, tu me montreras la Seine et la Cathédrale qu’on dit belle, et nous causerons. Indique-moi quelque hôtel confortable,

Il la fit passer par les grandes voies de la ville, la rue Thiers, la rue Jeanne-d’Arc. Il aurait voulu que toute la population défilât devant eux pour montrer à tous qu’il avait une tante. Puis après, le besoin lui vint de s’enfermer avec elle, en tête à tête, le besoin de se faire embrasser par ces lèvres d’aïeule, d’oublier sa vie triste dans ses bras, de recouvrer tout l’arriéré d’affection refusée.

Ce fut l’hôtel d’Angleterre qu’elle choisit pour la partie fine.

« Comme le luxe va loin aujourd’hui ! dit-elle en foulant les tapis épais ; et pour le faire rire un peu de sa qualité de provinciale, elle ajouta malignement : C’est une fort belle auberge. »

Ils s’installèrent dans un cabinet particulier pourvu d’un coin de balcon sur la Seine. Ce fut délicieux. Elle se mit à la fenêtre. Rouen et ses quais sont exquis à cette heure, en avril. Les coteaux lointains, au pied desquels s’arrondit lentement le fleuve, sont un pastel bleuâtre, un décor léger, doré de soleil, sur lequel s’élève la mâture fine des bateaux de commerce, le long du port. En amont, à gauche, se dresse la grande falaise blanche de Sainte-Catherine, dont la ligne s’allonge et fuit en collines festonnées dans le fond de brouillard et, devant soi, ce sont les fûts de colonne panachés de fumée, les cheminées d’usine que le faubourg Saint-Sever produit et qui poussent comme les arbres tristes de l’industrie.

Émerveillée, Mlle d’Aubépine regardait silencieusement en attendant qu’on servit. Un bras se posa sur son épaule, elle se retourna :

« Que me veux-tu ? dit-elle à Frédéric.

— Embrassez-moi, répondit-il.

— Dieu ! que tu es grand ! faisait-elle en l’admirant de tous ses yeux.

— Dieu que vous êtes bonne ! » ajoutait-il timidement.

Il ne savait trop que lui dire. Il ne pouvait causer avec elle sur le même ton qu’avec Mlle Fleur de Lys. Il prenait, dans ses grandes mains longues, celle toute petite et grasse de la vieille demoiselle, et, sentant que ce cérémonial tendre et suranné lui plaisait beaucoup, il la baisait sans cesse.

Ils se mirent à table ; elle posait, sur la nappe satinée de fleurs, le bout de ses doigts lourds de bagues et de diamants ; une azalée rose trônait entre eux. On plaça sur la table des cristaux et de l’argenterie à foison ; on leur servit des oranges, des poires et des pommes qui embaumaient leur cru savoureux. Pendant que la vieille dame buvait un peu de lait, Frédéric fit quelques bouchées de son bifteck ; elle pressentit tout à coup l’appétit insoupçonné qui est l’inguérissable mal du soldat. Elle lui fit servir un quart de poulet froid. Complaisamment, elle le regardait manger, souriante, heureuse, attendrie, et voyant de quelle férocité canine il grattait encore le dernier os, elle demanda une terrine de foie gras. La terrine s’en fut en épaisses tartines qu’il dévorait. Quand il eut fini et qu’on fit le compte, il avait mangé onze petits pains. Mlle d’Aubépine pleurait de joie. Le tout avait passé sous l’influence d’un certain « Entre-deux-mers » qu’elle lui versait à pleines rasades, Frédéric restait dans une douce griserie.

« Eh bien maintenant, mon bon chéri, tu vas me dire quelque chose ? » lui demanda-t-elle en riant.

Elle caressait sa tête rasée et ronde, où l’on sentait sacrifiée et prête à renaître la brune chevelure riche d’autrefois. Frédéric s’émut ; ses yeux s’emplirent de larmes.

« Pourquoi n’êtes-vous pas venue plutôt ! dit-il ; j’ai souffert…

— Mon enfant, fit-elle gravement, j’avais peur de toi. Lorsque tu fus devenu grand et moi libre… »

À ce mot libre, il leva vers elle ses yeux surpris.

« … C’est-à-dire lorsque j’eus perdu notre mère avec qui je vivais, j’aurais voulu faire des recherches, m’occuper de toi ; mais tu étais déjà presque un jeune homme ; les vieux redeviennent timides à l’égard des jeunes ; ils craignent comme le feu l’importunité dont on les taxe si souvent. Ils sont réservés et retenus, parce qu’ils sont délicats et susceptibles. J’imaginais que tu m’aurais mal reçue.

— Parfois, balbutia Frédéric, si bas qu’on l’entendit à peine, parfois je me mettais en colère contre vous, tante, je vous en ai voulu… pour mon père. »

Mlle d’Aubépine étouffa un gros soupir.

« Ah ! s’il n’y avait eu que moi ! dit-elle. Je n’étais guère intransigeante ! Ton pauvre père, je l’excusais si bien ! Ce fut sa façon d’être gentilhomme, à lui, que d’épouser ta mère… On la disait la plus grande beauté de Paris. »

Frédéric l’écoutait avec passion.

« Je l’aurais aimée, moi, parce qu’il l’aimait ; mais nos parents avaient des principes rigides d’autrefois, je me suis soumise à eux et n’ai pas revu mon frère. De son amour, je ne lui ai jamais fait un crime, et son mariage, je l’ai secrètement approuvé. Seulement il ne l’a pas su. Tu l’ignorais pareillement, Frédéric, c’est pourquoi tu avais droit, contre ta vieille tante, à de si lourdes préventions.

— Mais ma mère, fit le jeune homme obsédé de cette idée à laquelle il revenait toujours, qui était-ce ! »

_ Il avait dit cela d’une voix hésitante, étranglée ; c’était la question de sa vie, l’éternelle curiosité de sa jeunesse, son problème unique qu’il avait toujours redouté de résoudre. Ce fut seulement en cette minute qu’il osa…

Mlle d’Aubépine se troubla ; elle glissa ses bagues le long de ses doigts, se détourna pour faire un pli en mince tuyau dans sa robe raide, et murmura :

« Ta pauvre mère… c’était… c’était… une danseuse. »

Instinctivement, Frédéric baissa la tête. Il était devenu blanc comme la nappe et ne voulait pas qu’on le vît. Une image s’édifiait dans son cerveau, malgré lui, et qu’il s’efforçait à ne pas voir : une créature de fête et de gaîté, posant à terre à peine du bout de son pied chaussé d’un bas rose, un nuage de tulle blanc tourbillonnant à son corps plus qu’il ne le revêtait, les bras et la poitrine nus sous des fleurs. Et il appelait du fond de son cœur, désespérément : « Maman ! maman ! » la belle jeune femme si maternelle et noble dans sa robe noire de maison, qui le déshabillait jadis, le soir, au coin du feu.

« Je m’en souviens encore, tint-il à dire de suite ; elle ne me quittait jamais ; elle était bonne et tendre, je l’aime et la vénère.

— Moi aussi, mon enfant, fit la vieille fille en lui serrant les mains. »

… Et ils s’en allèrent vers les monuments merveilleux de la ville, un peu mélancoliques et silencieux, mais si contents l’un de l’autre qu’ils n’avaient besoin de rien dire pour s’entendre. Pourtant le soir, lorsque Frédéric reconduisit la voyageuse à la gare, il connaissait jusqu’au plus intime de sa vie ; le nombre de ses poules, le nom de ses chevaux et l’âge de ses deux filleules, deux orphelines, petites-cousines des plus éloignées qu’elle avait recueillies et élevées : Laure et Camille, dix-huit et quinze ans, un ange et un démon, disait-elle, Frédéric savait encore que la Bergerie lui était ouverte et qu’on l’y attendait à sa prochaine permission. Ce soir-là, il oublia de faire ses comparaisons ordinaires entre l’Être et le non-Être ; mais il y a fort à penser que, les eût-il faites, sa conclusion ne se fût pas trouvée du même côté que de coutume.