Calmann-Lévy éditeurs (p. 262-272).

XVIII

Ce chagrin sans fondement de Camille angoissa son voyage. Il ne put jouir. Pourtant, Paris approchait, et de grandes satisfactions intellectuelles, dont il avait été sevré depuis trois mois, l’y attendaient ; mais il se sentait aimer par-dessus tout, et de la plénitude de l’amour, sa petite fiancée dont Paris le séparait.

Beaudry-Rogeas le reçut avec de grandes démonstrations de joie. Frédéric avait à demi oublié ses traits : les favoris roux, les yeux bleus béats, les joues roses. Il retrouva d’un bloc toute sa vie passée : cette figure d’homme dans le tête-à-tête de laquelle il travaillait, l’hôtel, le hall ombreux, l’escalier à rampes de bois à double révolution, les domestiques, êtres silencieux et de visages familiers, le cabinet Empire aux petites aigles dorées, les vieilles éditions, les notes de sa propre écriture. Lydie parut à son tour et il trembla devant elle comme un oiseau pris. Elle lui saisit la main, la pressa doucement, lui souhaita la bienvenue de sa voix douce, de toute sa personne douce, enveloppante, prenante, et il souhaitait désespérément de s’en aller, de fuir, de ne plus connaître cet envoûtement mauvais qu’elle exerçait sur lui, sans parler, rien que par sa seule proximité.

D’abord, le travail l’accapara. Le consciencieux Beaudry-Rogeas prenait au sérieux son rôle de démêler, à travers l’Histoire des peuples, le nœud central de l’Europe. L’Empire de Charlemagne existait toujours idéalement, prétendait-il. Et il le prouvait. La force matérielle avait d’abord tenté l’agglomération en un organisme de tous les éléments, puis, cette force, cédé sous l’autre mouvement contraire d’expansion personnelle des races.

Frédéric alors soufflait :

« Il y eut la Chrétienté du moyen âge qui fut l’agglomération morale.

— Ah ! oui, la Chrétienté ! C’est très vrai, mais mon cher, l’ennui, c’est que cela nous mettrait un tas de curés et de moines en jeu. J’en ai parlé à Chapenel, il m’a dit : « Au point de vue historique, la Chrétienté n’est pas intéressante. » Et en effet.

— De ce que la Chrétienté n’intéresse pas M. Chapenel, reprenait Frédéric, on ne peut pas nier qu’elle fut. »

Et les discussions roulaient, interminables, sur ce point de savoir si l’on devrait ou non rattacher la personnalité intellectuelle et morale, qu’est l’actuelle Europe, au groupement religieux du moyen âge. La chose en soi ne déplaisait pas à Beaudry-Rogeas, mais ce fait que, selon sa propre expression, « Chapenel n’aimait pas les curés et les moines », pesait étrangement sur sa construction de Naissance d’Europe. Frédéric se sentait impuissant, avec toute sa logique, à renverser dans l’esprit de son collaborateur cette lourde influence de l’homme au foie malade, qui était aux eaux. Une semaine passa. Beaudry-Rogeas avait eu raison. Ils vivaient comme deux bénédictins. Lydie demeurait très renfermée dans sa chambre où elle lisait et travaillait aussi, disait-elle. Elle rappelait obscurément à Frédéric ces mystérieuses princesses carolingiennes, perverses, irrésistibles, et divinement belles dans leurs tuniques voluptueuses dont rêvent les vieux chroniqueurs. Et il se souvenait de la suave Imma, fille de Charlemagne, qui aima le jeune barbare Eginhard, secrétaire et confident du seigneur empereur. La légende charmante le hantait ; il adorait cette nuit de neige où la délicate et passionnée princesse, pour tromper les soupçons, emportant sur ses épaules l’amant qu’elle a feçu le soir, le dépose avant l’aurore à sa demeure, et le sauve en ne laissant, dans le sol ouaté de blanc, que l’empreinte de sa pantoufle.

Le soir, dans la chambre que Beaudry-Rogeas lui avait offerte à l’hôtel, il écrivait : « Ma petite Camille bien-aimée, encore un mois et nous nous reverrons. »

« Freddy, murmura un jour Lydie, comme ils se croisaient dans la galerie, qu’avez-vous contre moi ? Vous m’évitez.

— Je ne vous évite pas, madame, et je voudrais que mon travail me laissât le loisir de vous rechercher au contraire.

— Oh ! fit-elle tristement en hochant la tête, je vois bien que je ne suis plus votre amie. »

Et elle poursuivit son chemin devant lui, si noble et si lente, si inconcevable et réticente, que, tout un moment, le jeune homme fut incapable de juger de sang-froid.

« Vous ne m’avez pas montré, lui dit-elle, une autrefois, la photographie de votre fiancée.

— Remarquez, madame, fit-il avec une ironie mauvaise, que souvent les jeunes gens naïfs et ingénus sont cachottiers. »

Imperceptiblement ses traits se durcirent, puis elle reprit presque aussitôt :

« C’est vrai que vous êtes un fameux enfant ! Montrez-moi donc ce portrait. Je gagerais que vous le portez sur vous, là, dans la poche du cœur. Je l’imagine gentille, cette petite ! »

Elle avait raison. La photographie était là, sur lui, il la sentait en cette minute avec le bonheur infini de défendre, de cacher, de refuser à tous, le cher petit visage inondé d’amour. Camille avait posé en songeant à lui, elle le lui avait dit et il l’aurait bien deviné dans son regard. Montrer cela à Lydie, maintenant, ce mystère de pure tendresse, cette photographie faite à Saint-Lô chez un artiste médiocre, ignorant des « procédés », qui n’avait pu donner à ces traits enfantins et velouteux le modelé de la grande beauté ? Montrer Camille, sa petite campagnarde aimée, dans sa rusticité simple qu’il trouvait belle, mais dont Lydie rirait peut-être à cause des cheveux coiffés sans art et de la robe de pensionnaire qui se devinait en dessin pâle sur le fond blanc ? Est-ce que c’était possible ?

« Sa sœur est déjà charmante, insinua sans hâte la douce fille ; ses yeux sont jolis et elle a cette distinction, cette paix extrême, la sévérité d’une madone des primitifs. Alors, songez, songez, Freddy, comme je voudrais connaître celle qui vous est si liée déjà, celle que vous aimez. Elle est belle, dites ?

— Elle me charme… voilà… »

Il allait ajouter « et je l’aime ». Il se retint. Il lui semblait que si Lydie concevait soudain cet amour tranquille, plus tendre que fou, plus doux que violent, plus fort qu’orageux, cet amour que Frédéric, instruit de l’attirante philosophie du mariage, aurait appelé l’amour chrétien, elle l’aurait traité de berquinade. Il eut une espèce de honte de cette honnêteté, comme s’il eut une hésitation à montrer cette fraîche et printanière adolescente, si loin des artificielles beautés parisiennes. Cependant, cet intérêt plein d’émotion que Lydie avait montré pour sa fiancée le toucha. Il se réconcilia avec elle. Ils causèrent ensemble davantage. Beaudry-Rogeas les laissait souvent seuls après le repas du soir. Frédéric, avec une certaine excitation, parlait de la poésie des champs. Lydie alors s’attristait sans répondre. D’autres fois, elle l’entraînait au salon et se mettait au piano. Elle ne chantait jamais. Ses mains habiles jouaient des mélodies tourmentées, aux savants et suaves glissements harmoniques, qui vous mettent l’âme en langueur, et ses yeux cherchaient Frédéric, qui, du fond du salon obscur, la regardait baignée de lumière, entre les deux lampes du piano.

Et Frédéric songeait à cette ovation que Ménessier, Croix-Martin, des peintres, des acteurs, d’autres artistes, hommes et femmes, et même les trois académiciens présents lui avaient faite, au soir du concert, à propos de son article d’étude sur le musicien. Et il rêvait d’écrire autre chose, des impressions agricoles par exemple, qu’il viendrait lire à Lydie, par une soirée pareille à celle-ci, dans l’intimité, la pénombre du grand salon.

Et pendant qu’il bâtissait ce travail, l’écrivant mentalement, déjà plus qu’à moitié, une fin d’après-midi d’octobre où ils étaient seuls ensemble ici, voilà qu’il reconnut indistinctement des arpèges entendus autrefois, au prélude familier, et Lydie, d’une voix retenue, d’un filet de voix pure, délicieux, émouvant, chanta pour lui tout seul en sourdine :

Le soir j’allais avec mes sœurs à la fontaine.

Il se redressa, interdit et pâlissant. Il sentit que c’était son propre drame qu’elle entendait jouer là ce soir. D’abord il n’osait croire… il tremblait. La voix de Lydie se fit un murmure pour signifier la brise du crépuscule se jouant dans le voile de Bethsabé, et le pianissimo continua si doux, si tendre, si vibrant, pour arriver à l’appel de la fin, et cet appel, — très certainement Frédéric le connut alors, — n’était plus celui de l’amoureuse Bethsabé vers le poétique roi de la Bible, c’était le vouloir secret de cette fascinante créature, c’était la propre voix de Lydie qui exprimait son propre délire.

Le cœur de Frédéric fut, ce soir-là, pris et roulé dans un flot de choses terribles, comme un homme à la mer dans un tourbillon. Le lendemain, il ne se souvint plus de ce qu’il avait dit à Lydie sur le coup de cette griserie absolue et soudaine, mais l’impression lui resta, et la conscience, de s’être attaché à elle par des mots qu’entre homme et femme on n’efface plus. Peut-être ne s’étaient-ils rien dit, mais regardés seulement tristement comme des êtres qui se voudraient l’un à l’autre, et qu’une fatalité sépare ; et cela était encore entre eux, plus indélébile que des mots. Il avait aussi désormais la certitude d’être aimé d’elle et d’un amour sauvage, théâtral, excessif et désordonné, qui ressemblait à l’amour de Camille, comme la mer aux eaux lourdes et troubles, avec ses frémissements formidables, ressemble aux petits lacs bleus des montagnes, dont le vent ne soulève même pas l’onde légère. Et de sa pure idylle lointaine, avec ce cœur de Camille si pétri de candeur, il commençait à rougir à présent vis-à-vis de lui-même. Était-ce là la passion, étaient-ce là les orageuses aventures qui secouent la vie des hommes de talent ? Était-ce là le roman dont on parle clandestinement, qu’on cache, qui se devine et fait, autour de la passion, la volupté du scandale ? Quoi ! il se lierait pour la vie à cette petite pensionnaire gentille qui l’aimait bien, et puis ce serait tout ?…

Ce même lendemain, Chapenel revint des eaux. Il avait passé par Berlin pour consulter au sujet de son estomac. Il était encombré de couvertures et de plaids, de flacons pharmaceutiques, de brochures allemandes, et d’un goût nouveau pour la Germanie. Il avait une barbe de deux jours, un teint de brique et des yeux dominateurs qui se préparaient à inculquer à tous ses propres impressions de voyage. Il fut surpris de retrouver ici Frédéric et le lui avoua ; mais il avait tant à dire, de son élocution lente et serrée, que personne n’eut à répondre. L’après-midi, la stupéfiante Lydie demanda pour tout le jour, à son frère, son secrétaire et son coupé. Elle avait, disait-elle, une fantaisie : celle de voir le musée du Luxembourg avec Frédéric. Ils partirent ensemble.

« Mon ami, lui dit-elle délicieusement, nous n’avons plus que peu de jours d’intimité. Employons-les, voulez-vous, à voir ensemble de belles choses, à pénétrer ensemble ce Paris pour lequel vous étiez fait, dont vous vous exilez. Dites, n’ai-je pas une bonne idée ?

« Oh ! Lydie ! » murmura-t-il.

Il était le timide Eginhard ; elle, la splendide princesse de la légende, l’impériale et exquise Imma. Elle l’emportait dans la nuit de neige du Rêve, comme la fille de Charlemagne y conduisait son bien-aimé. Autour d’eux, Paris déployait son grand décor d’opéra. Le Louvre que le soleil couchant teintait, de biais, d’or rose, la Seine dont les ondes allégées se noyaient l’une l’autre et léchaient les quais, les tours, les clochetons, les flèches d’églises, les théâtres, les arbres des boulevards et leur ramure maigre que frôlaient les omnibus, et de temps à autre, par la trouée d’une rue, la vision du Sacré-Cœur, là-haut, émergeant des brumes bleues avec ses coupoles byzantines, ses dômes rebondis qui se teintaient d’un oranger léger, si estompés, si flous, qu’on aurait dit, sur la butte, une cathédrale de mousseline gonflée de vent. Une dernière fois, Paris étala sa séduction devant l’enfant de son ancienne étoile, et quand il le vit grisé, amolli, inconscient à demi dans le mystère de ce coupé noir qui roulait sans secousse par les rues, il emprunta, pour le ressaisir à jamais, les bras de Lydie…

« Mon Frédéric, écrivait Camille sur son papier gris perle, sans parfum, je sens que je deviens malade sans vous. C’est l’hiver, l’hiver affreux dans mon cœur. J’ai beau me dire que dans dix jours vous serez à Ia veille de revenir, rien ne me console. Que m’importe ce qui m’arrivera d’heureux dans dix jours ! C’est aujourd’hui que je vous voudrais près de moi ; c’est en cette minute même. Devant ce que j’endure de notre séparation, je cherche à me figurer ce que peut être la mort et je n’y parviens pas ; non, mon ami, ce n’est pas possible ; ceux qui s’aiment ne doivent mourir qu’ensemble. Quand je vois autour de moi la Bergerie si triste, le mois de novembre ayant fait partout son œuvre noire, j’ai peur que ce retour ici ne vous navre. Et pourtant c’est vrai, c’est sûr ; si nous vivons l’un et l’autre dans quinze jours, ce sera l’un près de l’autre.

Déprimé, abattu, les yeux rougis, Frédéric montra, sans rien ajouter, cette lettre à Lydie. Il était sans force, sans volonté, découragé de tout.

« Vous resterez, Frédéric, supplia Lydie, vous resterez. Cette petite est touchante, mais sait-elle ce que c’est que d’aimer ! Elle souffrira, mais cela peut-il se comparer, dites, cela peut-il se comparer à ce que nous souffririons !

— Il faut ! essaya-t-il de dire, accablé.

— Plus tard peut-être… n’y songez pas. Restez. »