La Belle France, portraits de chez nous/01


La belle France

Portraits de chez nous


« Nous avons tous le souvenir de certains panoramas montagneux particulièrement exaltans par la multitude de leurs cimes, comme de certaines nuits plus éblouissantes que les autres par le fourmillement de leurs étoiles. C’est un peu une vision de cette sorte que nous donnent, depuis trois ans, les citations à l’Ordre de l’Armée. C’est comme un firmament de gloire et un panorama d’héroïsme, et rien n’y est plus caractéristique que l’infinie diversité des grades, des rangs, des âges et des qualités sociales. Le grand chef et le petit soldat, l’homme du peuple et l’homme du monde, le prêtre et l’instituteur, la religieuse et l’infirmière, le savant et l’illettré, le noble et le paysan, l’artiste et l’ouvrier, le vieux qui est déjà presque un vieillard et le jeune homme qui est encore presque un enfant, s’y mêlent dans une immense communion. Rien aussi n’émeut et ne force l’admiration comme les miracles d’audace, de grandeur ou de sacrifice, de tous les exploits cités, ou comme leur sublime monotonie. C’est le trompette blessé qui sonne sous la mitraille jusqu’à ce qu’elle lui arrache le bras, le général qui tombe en allant encourager la troupe dans la fournaise ou qui continue à dicter ses ordres en apprenant la mort de son fils, le sergent qui abat à lui seul toute une petite troupe de uhlans, le colonel qui va chercher de ses mains les mitrailleuses abandonnées par ses hommes, le soldat qui reste en observation dans un arbre jusqu’à ce qu’il soit trop criblé de balles pour pouvoir continuer à s’y cramponner, le cavalier tout couvert de blessures et qui livre encore des combats singuliers aux cavaliers ennemis à sa poursuite ! Tous ces blessés, officiers ou soldats, qui oublient ainsi que leur sang coule tant qu’ils en ont encore à perdre, sont l’ordinaire et comme la banalité dans cette sublime multitude. Des milliers d’images et de récits ont popularisé le cri fameux : Debout les morts ! Inoubliable cri de légende qui paraît être sorti de milliers de bouches pour se répercuter, d’un bout de la guerre à l’autre, dans les milliers de cœurs qu’il fait battre !

Je n’ai nullement l’intention de choisir entre tant de héros, ni surtout de les classer et de leur assigner des rangs, mais simplement de présenter quelques-unes des figures qu’il m’a été plus spécialement possible d’étudier, et qui m’ont paru en résumer d’autres par la physionomie de leur vaillance ou de leurs milieux. C’est la belle France et la France immortelle, la France héroïque, la vraie et la bonne France, qui passe dans ces légions de preux et de martyrs dont la vision nous exalte, et c’est un peu d’elle que j’essaie de montrer dans la vie et la mort de quelques-uns d’entre eux !


LE COMTE DE PELLEPORT

Dans les premiers jours du mois d’août 1914, il y avait à Autun, à la 8e compagnie du 29e régiment d’infanterie, un soldat de seconde classe dont la popularité était l’événement de la ville. En même temps que simple fantassin dans sa compagnie, il était aussi, il est vrai, l’un des hommes les plus considérables de la région. Grand propriétaire en Nivernais, apparenté, aux plus nobles familles du pays et porteur lui-même d’un beau nom, sa candidature à la Chambre, comme candidat conservateur et catholique, avait déjà révolutionné, une quinzaine d’années plus tôt, l’arrondissement de Château-Chinon, et sa personne elle-même ne pouvait guère passer inaperçue. Il avait une de ces figures de race, à la fois affinées et énergiques, qui attireront toujours l’attention, et au caractère aristocratique de laquelle ajoutait encore une imposante barbe blanche, comme celle d’un personnage de Rembrandt. C’était le comte de Pelleport. Il avait cinquante-neuf ans.

Wladimir de la Fite, marquis de Pelleport, plus habituellement appelé comte de Pelleport, restera comme l’une des figures les plus symboliquement héroïques de cette extraordinaire époque. Il conservait avec piété, après les avoir recherchées en fidèle de sa famille autant qu’en érudit, les preuves authentiques de sa noblesse, et la maison de la Fite de Pelleport, de vieille chevalerie de Guyenne, avait toujours été, pendant plus de sept cents ans, exclusivement et passionnément militaire. Arnaud-Guillaume de la Fite se croisait dès le milieu du XIIe siècle, Raymond de la Fite en 1198, et Bernard de la Fite en 1213. Des nombreuses branches formées par cette maison de la Fite, celle de Pelleport avait seule survécu. Tirant son nom de la terre de Pelleport restée pendant sept siècles entre ses mains, elle avait été, durant presque tout le XVIIe siècle et le commencement du XVIIIe, propriétaire de deux régimens, Pelleport-infanterie et Pelleport-cavalerie. Devenu plus tard le 5e cuirassiers, Pelleport-cavalerie avait été presque entièrement détruit en Espagne sous Louis XIV, et le marquis de Pelleport du temps, lieutenant général des armées du Roi, s’était à peu près ruiné à le reconstituer. Mais les Pelleport n’en étaient pas moins toujours restés soldats dans le sang et, à plus d’un siècle de là, le petit-fils du lieutenant général, Louis-Joseph de la Fite de Pelleport, ancien lieutenant au régiment d’Artois, avait encore servi sous Napoléon, après avoir émigré. Fait prisonnier par les Russes au siège de Dantzig, puis interné en Courlande, il s’y était marié, y était mort, et son fils Wladimir de Pelleport était alors rentré en France, pour s’y engager dans les lanciers, qu’il quittait à la fin de son engagement. Il devait être le père du vieux soldat à barbe blanche dont la présence à Autun, au début de ce tragique mois d’août 1914, causait une si profonde émotion, et sous la simple capote duquel revivaient, à ce moment de réveil et d’exaltation, sept cents ans de noblesse militaire.

Descendant de cette lignée illustre mais dont les derniers représentans, dispersés et ruinés par la Révolution, avaient connu tous les revers, le comte de Pelleport, une quarantaine d’années auparavant, était entré dans le monde par la porte douloureuse. Fort lettré, mais pauvre, son père, après son passage aux lanciers, avait suivi la carrière littéraire à laquelle l’appelait un sérieux talent d’écrivain, et toute son existence, dans les lettres comme dans l’armée, n’avait guère été qu’une lutte des plus dures contre les difficultés de la vie. Il mourait en 1870, et son fils, âgé seulement alors de treize ans, rappelait lui-même plus tard ces mélancoliques et chères années de son enfance dans une lettre admirable de culte filial pour la mémoire malheureuse mais aimée et vénérée de ses parens. Sa mère était Écossaise et, profondément tendre, avait en même temps une virilité et une élévation de sentimens dignes des héroïnes des vieilles ballades celtiques. Il faisait ses études au lycée de Versailles, et son père, les jours de congé, l’emmenait faire de grandes promenades dans les bois, lui apprenant à en admirer la beauté, et lui parlant de la nature, de Dieu, d’honneur, de gloire, de mille choses grandioses ou sublimes. Jamais l’enfant n’avait oublié ces leçons, données avec cette tendresse, par ce père malheureux, dans le cadre de ces forêts. Elles lui étaient pour toujours restées dans le cœur, et n’avaient pas peu contribué à faire de lui l’homme chevaleresque et religieux qu’il devait être, fier de sa race, comprenant la beauté du travail et du sacrifice, et n’hésitant jamais devant ce qu’ordonnait le devoir ou ce que lui imposait son nom. Resté seul à treize ans avec -sa mère, et sans fortune, il s’adaptait tout de suite à sa position, travaillait, et, reçu dans un bon rang à l’Ecole centrale, partait à dix-neuf ans pour l’Egypte, où il allait remplir un emploi d’ingénieur et devait bientôt trouver une fortune inespérée.

D’une intelligence et d’une information remarquablement appropriées à son poste, et parlant toutes les langues, y compris l’arabe, il devenait très vite ingénieur en chef des domaines de l’État égyptien et, pendant plus de dix ans, occupait là-bas, en cette qualité, une situation des plus hautes. Tous les personnages de marque, diplomates ou militaires, résidant alors au Caire, savaient de quelle autorité y jouissait M. de la File. Car il n’avait encore voulu s’appeler que M. de la Fite, ne se regardant toujours que comme un cadet gagnant sa vie, et ne se considérant pas comme suffisamment autorisé à porter son titre. Puis, en 1887, pendant un de ses congés passés en France, il avait épousé Mlle de Ruffi de Pontevès Gévaudan, fille du colonel de Pontevès, et quitté l’Egypte quatre ans après, pour venir s’installer dans le pays de sa femme, en Nivernais, au château de Champlevrier. Vivant alors dans ses domaines, et désormais indépendant, il n’avait plus aperçu d’objections à s’appeler le comte de Pelleport, et c’était là que, vingt-quatre ans plus tard, la guerre de 1914 le retrouvait père et grand-père, ayant un fils officier d’avenir et déjà marié, une fille mariée également, et deux jeunes filles. Fier de ses enfans, aimé d’eux, résidant toute l’année dans son château, et heureux de sa vie rurale, il n’y connaissait toujours pour guides, à la veille de ses soixante ans, que le devoir et l’honneur du nom !

A proximité de Chiddes, petit bourg de l’arrondissement de Château-Chinon, Champlevrier est un ancien caste féodal entouré d’ombrages et de pièces d’eau et, le soir du 1er août, M. et Mme de Pelleport s’y disposaient à aller dîner chez des parens avec leur fille aînée, Mme de Quérézieux, en ce moment. chez eux, et leurs deux jeunes filles, quand ils entendaient sonner le tocsin. Il était six heures, la journée avait été très chaude, toutes les fenêtres étaient ouvertes, et les tintemens, venus d’abord de l’église neuve du village, puis du vieux clocher où l’on ne sonnait pourtant plus depuis des années, semblaient même encore arriver d’autres églises plus lointaines. Les nouvelles, toute la semaine, avaient été si alarmantes, et toutes ces sonneries étaient si étranges, qu’on pouvait se demander si elles n’annonçaient pas la guerre, mais M. de Pelleport ne voulait pas y croire, et disait à sa femme et à ses filles :

— L’omnibus est attelé, et nous ne pouvons plus attendre… Partez… je vous rejoindrai en route… Je vais aller savoir pourquoi on sonne…

Mme de Pelleport recommandait alors au cocher d’aller au pas, pour donner le temps à son mari de revenir, mais on était à peine à mi-chemin de l’avenue qu’il reparaissait en hâte à l’autre bout, faisait signe à l’omnibus d’arrêter, et disait en arrivant :

— Eh bien ! c’est la guerre… Nous ne sortirons pas… On va rentrer à la maison…

En même temps, il prenait les chevaux par la bride, et leur faisait faire lui-même demi-tour pour les reconduire au château.

M. de Pelleport n’avait jamais caché son intention de partir, en cas de guerre, et ses idées, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, avaient toujours été très arrêtées. Il estimait que, dans certaines grandes circonstances, les hommes de sa condition ne faisaient pas leur devoir lorsqu’ils ne faisaient pas davantage, et annonçait, le soir même, à Mme de Pelleport, qu’il irait, dès le lendemain, s’engager à Autun. Elle essayait alors, tout en admirant sa résolution, de lui rappeler qu’il n’était pas bien portant et qu’elle allait être bien seule pour administrer leurs propriétés, mais il ne se rendait pas à ces raisons, et lui répondait simplement :

— C’est vrai, mais nous devons donner l’exemple… Les gens de notre rang ont des obligations qui ne sont pas celles de tout le monde, et je dois partir… J’irai dès demain à Autun…

Le lendemain, les trains chargés de soldats ne prenaient plus de voyageurs, mais cette difficulté ne l’arrêtait pas. Il empruntait l’automobile d’un ami, revenait le même jour avec son engagement au 29e d’infanterie, et rapportait en même temps tout ce qu’il fallait pour s’équiper. Il était de retour à quatre heures, et sa fille aînée, Mme de Quérézieux, en l’apercevant de loin à côté du chauffeur, disait tout de suite à sa mère :

— Papa a réussi, vois comme il a l’air heureux !

En effet, il rayonnait, et commençait immédiatement ses préparatifs de départ. C’était un dimanche, il devait rejoindre son régiment le surlendemain, et de bonne heure, le lundi, il assistait d’abord à la messe en uniforme avec sa famille communiait, employait sa journée à mettre ses affaires en ordre, passait une dernière soirée au milieu des siens, et le mardi, dès le matin, faisait ses adieux à tous. Il embrassait sa femme et ses filles, les chargeait d’embrasser pour lui sa belle-fille et son petit-fils, et serrait la main à ses domestiques. Puis, très calme, silencieux, pendant que chacun évitait également de parler pour ne pas laisser éclater son émotion, il montait dans l’auto qui l’emportait.

Dans le pays et les environs, il n’était bruit, cependant, que de son engagement, et son arrivée à Autun, où chacun l’avait tout de suite reconnu, provoquait l’enthousiasme général. Il écrivait chaque jour à sa femme et à ses filles, « à ses chéries, » comme il aime à les appeler dans ses lettres, et n’y revient pas de surprise à toutes les ovations dont il est l’objet. D’abord, il se rendait à la tannerie dont on avait fait la caserne, et ne rencontrait déjà partout que des chapeaux et des mains qui s’agitaient en son honneur. Ensuite, il allait déjeuner à l’hôtel de la Poste, et tous les officiers, dans les cafés, se levaient sur son passage ne faisant le salut militaire. A l’hôtel même, il venait à peine de prendre sa place que son colonel et tout l’état-major entraient s’installer à la table près de la sienne, et le fêtaient aussi de toutes les manières. Son repas terminé, il allait prendre le café dans un autre établissement, mais retombait, là encore, au milieu de jeunes officiers qui venaient tous défiler devant lui en touchant respectueusement leur képi et en demandant à lui serrer la main. Il écrivait alors à Mme de Pelleport qu’il était « honteux » mais heureux, car il sentait qu’il « faisait du bien, » et le sentait surtout à la caserne où il voyait de jeunes soldats le regarder furtivement « avec des larmes dans les yeux… » Enfin, il avait passé sa première nuit à la tannerie, couché sur la paille avec la troupe, et s’était levé à trois heures et demie du matin, pour assister à la messe à la cathédrale. Il y avait là plus de six cents soldats, tout le corps d’officiers, colonel en tête, et une communion générale couronnait la cérémonie. Puis, toute la matinée, partout où il se montrait, les manifestations recommençaient encore, et l’une d’elles, dans l’après-midi, les dépassait toutes. Sa compagnie avait été désignée pour aller chercher le drapeau chez le colonel, et il défilait au premier rang, sac au des et fusil sur l’épaule, quand un grand gaillard de civil s’était tout à coup élancé vers lui et l’avait embrassé à l’étouffer, en tâchant de le faire sortir du peloton, pour le présenter à la foule qui éclatait en acclamations.

Vingt-quatre heures plus tard, le 29e était en route pour le front, et M. de Pelleport, dès la première étape, télégraphiait à sa femme : « Santé excellente, moral général et particulier parfait. » Le lendemain, d’un autre village où il disposait d’un peu plus de temps et de papier, il lui écrivait que le cuisinier de la compagnie pouvait faire concurrence à leur cuisinière de Champlevrier, tant la nourriture était bonne ! On marchait cependant à marches forcées, par une température torride, et beaucoup d’hommes tombaient de chaleur ou d’épuisement, mais il résistait et supportait toutes les fatigues avec une endurance merveilleuse. A peine avait-on le temps, aux haltes, de faire et de boire le café, ou de se baigner et de nettoyer son linge quand on était près d’une rivière. Un coup de sifflet, brusquement, ordonnait le rassemblement, et il fallait repartir à la seconde, renverser les gamelles, ramasser sa chemise et son caleçon tout trempés. Mais M. de Pelleport ne s’en plaignait pas, sa bonne humeur n’en était pas altérée, et toutes ces alertes l’amusaient. Il voyait sans le moindre chagrin le café s’en aller au vent, et se rhabillait gaiement, malgré ses cinquante-neuf ans et sa barbe blanche, avec ses effets mouillés. A l’occasion, pourtant, il n’échappait pas sans plaisir à la promiscuité du bivouac, et rendait grâces à la Providence lorsqu’elle lui procurait un lit. Un soir, il en trouvait un chez une vieille demoiselle et lui en gardait une profonde reconnaissance. Un autre soir, c’était au presbytère d’un village, et le bon curé, le lendemain matin, lui remplissait même sa gourde, au moment du départ, « d’une exquise eau-de-vie de poires sauvages, » dont il ne peut s’empêcher de parler dans une lettre à sa famille.

Mais on entrait bientôt en Meurthe-et-Moselle, et le 12 août, à Fontenoy-la-Joute, où la division s’était arrêtée, le général, en voyant passer le soldat Pelleport, lui faisait signe d’approcher pour le féliciter, le faisait rester à côté de lui pendant la lecture d’une proclamation pour laquelle on venait de battre le rappel, et disait ensuite au colonel :

— Colonel, aussitôt après le premier combat, vous nommerez Pelleport premier soldat… C’est le premier grade, et le plus beau !

Puis, il lui touchait la poitrine :

— Et après, ce sera la croix !

Le surlendemain, on avait franchi la frontière, le canon tonnait, et à Douesvres, vers midi, en débouchant devant un bois, la 8e compagnie était reçue par une grêle de balles.

— En avant ! criait M. de Pelleport sous la fusillade, en voyant tomber raide mort son voisin de gauche, le premier tireur de la section.

Et il se précipitait à l’attaque, suivi par toute la compagnie.

Les Allemands prenaient la fuite, on les poursuivait jusqu’au village, et M. de Pelleport, toujours en avant, sous les balles qui continuaient à pleuvoir, arrivait le premier avec son capitaine sur le mur crénelé du cimetière. Il n’avait même pas ralenti son élan, et revenait seulement ensuite sur ses pas, pour panser un homme tombé par terre et qu’il entendait se plaindre derrière lui… Le soir, il était nommé premier soldat !

« Je t’écris de chez le maire de Richeval, annonçait-il le jour suivant à Mme de Pelleport… Nous avons passé la frontière hier soir à dix-sept heures, et arraché le poteau aux couleurs allemandes. Il pleuvait à torrens, j’ai cherché à t’envoyer un télégramme pour souhaiter la fête à toutes nos chéries… Impossible !… J’ai reçu le baptême du feu, et je crois m’être conduit en vrai Pelleport… On commande sac au dos, au revoir. » Et, d’Aspach : « Quelle joie pour moi, ce matin ! j’ai reçu trois lettres de toi et un billet de Guillemette. Je suis si heureux de vous savoir tous bien portans !… Un régiment allemand entier s’est rendu, le 109e, colonel en tête. Nous avons pris dix-neuf camions automobiles superbes, une auto de luxe avec quatre officiers allemands… Nous marchons sans arrêt, absolument comme les anciennes légions de César… »

Le lendemain, à Sarrebourg, on se battait encore, mais on n’y retrouvait plus la même chance. Des bataillons entiers y succombaient, et c’était seulement cinq jours après le combat que le premier soldat Pelleport pouvait écrire à sa femme : « 25 août 1914, 10 heures du matin. — J’ai été blessé à la cuisse droite, le 20… J’ai été ramassé par les Allemands qui me traitent bien… je suis à Saaraltrof… Embrasse Poucette, Zizi, Lili, Gaston, Loulou, Pierre et Guillemette… » Puis, le même jour encore : « 25 août, Saaraltrof, 1914, je crois 13 heures. — Je t’ai écrit deux cartes postales ce matin. Je te disais que j’avais été blessé le jeudi, à la deuxième journée de la bataille de Sarrebourg… Vers midi et demi, notre compagnie, la 8e, avait été désignée avec la 7e pour aller remplacer notre troisième bataillon qui avait dû reculer, écrasé par l’artillerie ennemie. Nous sommes partis vers vingt-trois heures et nous nous sommes glissés en silence, malgré les projecteurs allemands, tout à fait en première ligne, le long des bords de la Sarre. Nous avons assisté là au feu le plus infernal qui se puisse concevoir, de cinq heures du matin à midi. Nous n’avons pas perdu un homme, nous étions trop près des Allemands, et nous aurions pu tenir encore lorsque notre capitaine a commandé baïonnette au canon pour charger. La compagnie n’a pu rien faire. Je suis tombé aussitôt, une balle ayant pénétré, avec une force terrible, dans le haut de la cuisse… Heureusement, elle est sortie, et j’espère qu’elle n’a rien laissé dans la plaie, qui est longue… »

Cette dernière lettre n’avait pas été achevée, et l’héroïque blessé s’y trompait sur sa blessure, causée non par une balle, mais par un éclat d’obus, et qui était mortelle. De l’ambulance où ils l’avaient d’abord recueilli, les Allemands le transportaient à l’hôpital d’Heilbronn, il y expirait en arrivant, et on avait alors retrouvé la lettre sur lui…

Dans les premiers jours de mars 1915, la comtesse de Pelleport recevait la communication officielle suivante :


… ARMÉE

… Corps d’armée
… Division
… Brigade
29e REGIMENT D’INFANTERIE

N° 330
LIEUTENANT-COLONEL P…
Commandant le 29e régiment d’infanterie.

4 mars 1915.

« Madame la comtesse de Pelleport, « J’ai l’honneur de vous faire parvenir une citation à l’ordre de l’armée du soldat de Pelleport.

« Le 29e régiment tout entier applaudit de grand cœur à cette citation si hautement méritée.

« Le comte de Pelleport s’est noblement conduit pour la plus grande gloire de son nom et pour l’honneur de sa maison.

« Signé : P… »

Et on lisait, en effet, à l’Officiel :

DE PELLEPORT (Wladimir), soldat de première classe au 29e régiment d’infanterie. — A donné le plus bel exemple de patriotisme en s’engageant à cinquante-neuf ans pour la durée de la guerre ; a pris part à toutes les opérations du début de la campagne, faisant l’admiration du régiment par son endurance, son entrain et la beauté de son caractère ; le 20 août, à Sarrebourg, s’est précipité à l’assaut en tête de sa compagnie, a eu la cuisse fracassée par un éclat d’obus. Est mort au champ d’honneur.

ROQUES.

A sept mois de là, en septembre suivant, après plus d’une année d’héroïques services, et proposé lui-même par ses chefs pour la croix de la Légion d’honneur, le fils du comte de Pelleport, le jeune lieutenant de Pelleport, obtenait quelques jours de permission, et venait les passer à Champlevrier, où il savait retrouver les siens. On devine la profondeur de son émotion en revoyant, après si longtemps, dans son cadre d’eaux et d’ombrages, le vieux castel paternel. Mais il la ressentait encore plus violente en entrant dans le bureau même de son père, et là, son cœur débordait. Car tout parlait trop haut du héros au milieu de toutes ces choses où il avait si longtemps vécu, ou qui rappelaient si douloureusement sa mémoire, depuis les papiers et les livres si souvent feuilletés par ses mains et les glorieuses archives de famille ou dormaient, comme dans un trésor, sept cents ans de sacrifice à la patrie, jusqu’à son grand portrait en soldat d’où son regard vous suivait toujours, et où il semblait toujours vivre !


UN PETIT LIBRAIRE PARISIEN

Un matin de novembre 1915, les élèves du lycée Carnot, habitués à venir faire leurs achats de plumes et de cahiers à la petite librairie-papeterie voisine du collège, la trouvaient fermée pour cause de décès. Le libraire, M. Munier, était mort pendant la nuit, et une lettre encadrée de noir l’annonçait à la clientèle, sur les volets de la boutique. Décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre, chevalier de la Légion d’honneur, engagé volontaire au 104e d’infanterie et gravement blessé en Champagne, il venait de succomber à ses blessures, et son histoire aurait pu s’ajouter à celles des héros classiques cités dans les manuels qu’il vendait à sa clientèle d’écoliers.

Quarante et un ans auparavant, le jeune Munier, âgé alors de douze ans, était entré comme apprenti à l’imprimerie Chaix. Puis, obligé de passer par le régiment, et déjà cocardier dans l’âme, il partait comme volontaire pour le Tonkin, d’où il revenait, au bout de six ans, médaillé militaire et sergent-major. Il n’eût pas fallu grand’chose pour le retenir alors dans l’armée, mais il n’aimait pas qu’elle. Il avait laissé une fiancée en France, et l’amour parlait plus haut chez lui que l’amour des armes. Il se mariait, une sœur de sa femme se mariait aussi le même jour, et les deux mariages se célébraient ensemble., Un même repas réunissait, le soir, les deux noces dans un restaurant du boulevard de la Chapelle et, le dîner fini, le bal allait commencer, lorsque le patron de l’établissement se précipitait dans la salle en prévenant que le plafond n’était pas solide et que les danses étaient interdites. On n’en avait ri que davantage, mais le ménage Munier n’avait plus songé, dès le lendemain, qu’à la vie sérieuse. Mme Munier était couturière, Munier rentrait à la maison Chaix, et ils travaillaient ainsi quelques années chacun de son métier, quand il avait voulu devenir patron, et pris le petit magasin de librairie dont le fonds était à céder dans le haut du boulevard Malesherbes, en face du lycée Carnot. Ils devaient y rester vingt ans.

D’une honnêteté qui aurait pu passer en proverbe, et depuis vingt ans dans leur quartier, les Munier y jouissaient d’une estime et d’une sympathie toutes particulières. Ils avaient trois enfans, deux fils et une fille, et l’aîné des fils, Albert, déjà marié et père de famille, était compositeur-typographe et travaillait dans la maison. Mme Munier avait renoncé à son état de couturière pour se consacrer aux affaires de son mari. La jeune fille, Mlle Simone, tenait la comptabilité de la boutique, et le second fils, le dernier, était apprenti dans la maison Chaix, comme l’avait été son père. Une sœur de Munier, enfin, mariée à un employé de banque, aidait sa belle-sœur et sa nièce dans la tenue de la librairie. Aussi unis entre eux que passionnés pour leur profession, ils faisaient penser à ces belles et laborieuses familles d’artisans de l’Ancien Régime, dont les traditions de vaillance, d’attachement à leur métier et de moralité étaient si fortes. Au milieu des difficultés qui ne leur avaient pas été épargnées, mais dont leur courage avait triomphé, ils avaient toujours vécu en même temps dans une de ces ententes domestiques où toutes les peines s’adoucissent, et l’une des femmes de la famille pouvait dire un jour à quelqu’un qui admirait cette union intime :

— En effet, nous nous aimons bien… On peut s’aimer autant, mais pas davantage !

En véritable héritier des artisans de la vieille France, Munier n’avait pas simplement voulu devenir patron, mais visé un but plus élevé, et rêvé de perfectionner son métier. A la boutique du boulevard il ajoutait, d’abord, dans la maison même, une petite imprimerie qui lui permettait de fournir à sa clientèle des lettres de faire-part et des cartes de visite. D’autres travaux plus sérieux lui arrivant plus tard, il louait, rue Cardinet, à proximité de son magasin, un local plus important où il pouvait engager des ouvriers et où son fils Albert faisait son apprentissage. Puis, les commandes continuant à se multiplier, il avait jugé le moment venu de réaliser son rêve, et fait élever, à Levallois, sur un terrain de la rue de la Gare, de vastes ateliers construits en vue de ses projets. La petite librairie était dès lors entièrement restée aux soins de sa femme et de sa sœur, secondées par Mlle Simone, et l’imprimerie avait absorbé toute son activité. Elle représentait une affaire considérable, mais devait lui créer aussi les plus grands soucis, et le mettre aux prises avec les embarras financiers, le mauvais esprit des ouvriers et l’hostilité des concurrens. L’insuccès s’en était suivi, malgré la valeur de l’œuvre, et sa sensibilité d’artiste, comme sa délicatesse d’honnête homme, en avaient cruellement souffert, mais il en était sorti l’honneur intact, grâce à son énergie et au dévouement des siens. Personne, dans la famille, durant ces années difficiles, n’avait même pensé à se donner un plaisir ou à prendre un jour de congé. Toujours à la besogne et à la peine, ils avaient tout surmonté en s’aimant et en travaillant.

Sur l’homme et le Français qu’était Munier, la déclaration de guerre produisait un effet magique. Le soir même de la mobilisation, il avait déjà tout acheté pour s’équiper, et courait, dès le lendemain, au bureau de son secteur pour y contracter un engagement. Ancien sergent-major, vieux soldat colonial, médaillé militaire, comptant six ans de campagnes au Tonkin, il entendait bien aller au feu comme son fils Albert, déjà rappelé sous les drapeaux ! Malheureusement, il avait cinquante-trois ans, peu de santé, et le conseil de révision le réformait. Désolé, mais d’autant plus résolu, il tentait sans plus de succès une seconde épreuve, échouait successivement devant trois ou quatre conseils, en venait, en désespoir de cause, à se donner dix ans de moins pour tromper les commissions, n’en trompait aucune, et ne cessait ainsi, pendant une quinzaine de jours, de se faire inutilement ballotter d’une caserne à l’autre, lorsque sa sœur, en passant un après-midi à la librairie, trouvait sur le comptoir une feuille de papier blanc, où était triomphalement griffonné : Il y a du bon pour le 104 ! S’obstinant toujours, il avait fini, en effet, par écrire au commandant même du dépôt où était son fils qu’il était un médaillé militaire, un ancien sergent-major, un vieux soldat du Tonkin, qu’il avait un fils au 104e, et qu’il demandait à partir avec lui. « Passez encore à la visite, lui avait répondu le commandant, et je vous accepte de grand cœur. » Alors, il avait couru tout joyeux à la boutique, y avait laissé le fameux papier : Il y a du bon pour le 104, et, le soir même, était incorporé dans la même compagnie qu’Albert… Père et fils, quelques semaines plus tard, partaient ensemble pour le feu…

Dès son arrivée au front, il était nommé adjudant et chargé, pour ses débuts, de gros travaux de tranchées assez durs pour les recrues dont se composait presque exclusivement sa compagnie ; il arrivait, mais non sans peine, à les leur faire exécuter. En entendant son fils l’appeler « Papa, » tous ces jeunes soldats s’étaient mis à l’appeler de même, et, tout en ne voulant pas faire de peine à « Papa, » tout en l’aimant même pour sa bonté et son entrain, ils ne lui obéissaient pas toujours très vite. Alors, sans se fâcher, mais commandant d’exemple, il allait chercher lui-même les poutres et les sacs de terre, les chargeait sur son dos, les apportait, et disait en les déposant :

— Allons, les enfans, tenez, moi qui suis vieux, je travaille bien… Travaillez donc, vous qui êtes jeunes !… Allons, voyons, un petit peu de cœur !… Tenez, ça n’est pas plus difficile que ça… Faites comme moi, c’est pour la France !…

Et ils finissaient par travailler, portaient comme lui les poutres et les sacs, les pierres, les troncs, les grosses branches, et Albert écrivait à la famille : « Papa est le plus jeune de tous, il entraine toute la compagnie ! »

Il enseignait déjà ainsi l’endurance à ses jeunes gens, mais n’allait pas tarder à leur enseigner aussi la bravoure, car le danger, pour lui, ne semblait même pas exister. Quels que fussent l’atrocité de la mitraille, la fureur du bombardement, le déchaînement et la masse des assaillans, il était toujours le même, tranquille, gai, bonhomme, paternellement intrépide, et ses hommes, au bout d’une année de guerre, avaient déjà supporté, à son exemple, tout ce que peuvent avoir à supporter dus soldats, l’écrasante vie des tranchées, les journées et les nuits dans l’eau ou dans la boue, les obus, les gaz asphyxians, les désespérances d’une usure plus terrible que la bataille, lorsque la grande trouée de Champagne commençait.

La bataille s’engageait dans les premiers jours de l’automne et, le 25 septembre, à Auberive, le 104e attaquait un fortin. Le feu de l’ennemi était terrible, mais il fallait enlever l’ouvrage coûte que coûte, la compagnie de Munier avait reçu l’ordre de charger, et il lui criait dans l’ouragan :

— Allons, les enfans, en avant !

Mais la mitraille crachait avec tant de rage qu’ils ne semblaient pas vouloir l’affronter.

— Allons, leur répétait-il d’une voix plus vibrante, en avant !

Mais ils ne bougeaient toujours pas, et il commençait à s’inquiéter de l’immobilité où ils restaient, tout en cherchant les regards qui pourraient répondre au sien, lorsque ses yeux rencontraient ceux de son fils, et il lui criait alors de toute la force de ses poumons :

— Allons, mon fils, en avant !… Vas-y, c’est pour la France !… En avant, mon fils, en avant !

Et il se précipitait à la charge, suivi enfin par ses hommes qui se décidaient à marcher. Le feu les fauchait tout autour de lui, faisait des vides, trouait les rangs, et « Papa, » à un moment, voyait son fils rouler dans la mêlée, puis se redresser et se remettre à courir, et tombait tout à coup lui-même, mais sans pouvoir se relever…

Il était blessé à mort, et on le transportait dans un hôpital-annexe où le bonheur de revoir sa femme et sa fille, la joie d’être cité à l’ordre de l’armée, de recevoir la croix de guerre et celle de la Légion d’honneur, lui faisaient supporter le chagrin de ne plus être à la bataille. Il souffrait, mais ne se plaignait pas, causait, racontait ses combats, et disait alors de ses hommes :

— Ah ! les pauvres enfans… Ils sont bien gentils, et je les aimais bien, mais ils ne savent pas ce qu’est la France… Ah !… Il faudra leur apprendre la France !

Quelquefois, il se sentait mieux, et retrouvait des mots de galle.

— Voyons, Munier, lui dit un jour le chirurgien, vous êtes un brave, et on peut vous parler ?

— Parlez, docteur !

— Eh bien ! vous n’allez pas pouvoir garder cette jambe… Il va falloir en faire le sacrifice.

— Diable, répondait-il, c’est ennuyeux… Je ne pourrai pas danser à la noce de Simone !…

Et il se rappelait son mariage où l’on n’avait déjà pas dansé, à cause du plafond qui n’était pas solide.

On l’opérait, mais la gangrène n’en était pas conjurée, il commençait à délirer, et des visions héroïques traversaient alors son délire.

On l’entendait murmurer :

— Ah ! les zouaves, comme ils courent !… Comme ils courent, les zouaves, comme ils courent !

Ou bien :

— Ah ! si tout le monde voulait y aller avec cœur !… Mais ils ne connaissent pas la France !… Ah ! les pauvres enfans… Il faudra leur apprendre la France !

D’autres fois, il paraissait se réveiller, et remerciait doucement les Sœurs… Ou bien encore, il regardait ses croix épinglées devant lui sur le rideau de son lit, et les contemplait en silence. Puis, le délire le reprenait, et il murmurait de nouveau :

— Ah ! comme ils courent, les zouaves !… Comme ils courent, comme ils courent !…

Les siens, cependant, avaient perdu tout espoir. On pleurait dans la petite librairie, et les ouvriers de la maison Chaix, où le second fils du blessé faisait son apprentissage, ne parlaient plus eux-mêmes que de leur camarade mourant. Ils avaient imprimé sur papier de luxe la citation à l’ordre de l’armée, l’avaient affichée sur les murs de l’atelier, et on y lisait en caractères artistiques :


MUNIER (Albert-Ernest), Mle 8434, adjudant au 104e régiment d’infanterie : âgé de cinquante-trois ans, s’est engagé pour la durée de la guerre. Sous-officier énergique, actif, zélé, très brave, ayant beaucoup de sang-froid. A fait preuve, aux combats de février et mars 1915 et aux opérations de septembre 1915, du plus complet mépris du danger. Le 25 septembre 1915, au moment de l’assaut, a crié à son fils, soldat : « Allons, mon fils, vas-y pour la France ! » son fils a été blessé devant lui, il a été lui-même très grièvement blessé et ne s’est laissé évacuer qu’après l’enlèvement du fortin attaqué par son bataillon.


— Tiens, disaient les ouvriers de la maison au petit Munier en lui montrant la citation, regarde bien, tu vois ?… Seras-tu digne de ton père ?

— Oh ! oui, leur répondait-il, oui, je serai digne de lui ! Un jour, en lui voyant donner la croix de la Légion d’honneur, il s’était déjà écrié, tout ému, dans un mouvement d’exaltation naïve :

— C’est le plus beau jour de ma vie !…

L’adjudant Munier était tombé à Auberive le 25 septembre 1915, sa nomination de chevalier de la Légion d’honneur était du 6 octobre suivant, la citation à l’ordre de l’armée du 14 novembre, et c’était quinze jours après que les élèves du lycée pouvaient lire, un matin, sur les volets de la librairie Carnot, en venant y faire leurs achats, avant de se rendre à la classe :

Fermé pour cause de décès.


LE GÉNÉRAL DE GRANDMAISON

Le 19 février 1915, une automobile partie de Paris avant le jour arrivait à Soissons sur les neuf heures, et l’un des voyageurs, celui qui a laissé de ce voyage matinal la belle et saisissante relation anonyme intitulée : La Mort du Chef, demandait au sous-officier du premier poste de la ville :

— Où a-t-on mis le général blessé hier ?

— Mais il a été tué, messieurs, répondait le sous-officier… Il est mort ce matin…

Le voyageur, une demi-heure plus tard, se trouvait au Grand-Hôpital, auprès du lit où l’on avait couché le général, et trace de lui ce portrait funèbre : « Dans une vaste chambre pleine de lumière, le corps du chef repose dans son grand manteau militaire bleu d’horizon, presque trop clair. Aucun insigne autre que les trois étoiles sur la manche. Au-dessus du lit, le képi porte la ganse blanche, symbole des pouvoirs et prérogatives du chef de corps. Sur la poitrine, un crucifix ; dans les mains jointes, un petit chapelet qu’il avait réclamé lui-même au cours de la campagne. La croix de commandeur déborde un peu sur le manteau. Jamais il ne m’avait paru si beau… Au-dessus du vaste front, le profil d’aigle, les yeux clos, un peu enfoncés, et, couvrant les lèvres pâlies, une moustache à peine grisonnante. En le voyant ainsi, on se rappelle instinctivement l’image du maréchal Lannes sur son lit de mort, Trente ans de travail acharné ; une science militaire hors ligne acquise sur le terrain plus encore que dans les livres ; une rare culture générale ; les dons de l’organisateur et du tacticien, ordinairement séparés, réunis chez lui ; un courage froid, délibéré, invincible, tout cela repose sur ce petit lit d’hôpital. Dieu est le maître ! »

Et c’est bien, en effet, une grande figure de chef que le général de Grandmaison, homme de spéculations intellectuelles autant que d’opérations stratégiques, religieux et guerrier au point d’être à la fois la guerre et la piété mêmes, n’ayant jamais omis de lire chaque jour en campagne quelque passage d’un Evangile en latin qui ne le quittait pas, et le plus audacieux théoricien militaire qu’ait peut-être connu l’Ecole !

Une vingtaine d’années avant les événemens de 1914, le capitaine de Grandmaison, au retour d’une campagne au Tonkin, publiait un volume : En Territoire militaire, où se révélait une conception singulièrement haute de la colonisation, en même temps qu’un sens des plus sûrs du réalisme historique et politique. Toute colonisation, dans son esprit, devait être une œuvre civilisatrice entreprise avant tout dans l’intérêt moral et matériel des colonisés. Leur apporter un idéal, une langue et une religion destinés à les relever et à les élever, là n’était pas seulement le devoir, mais la véritable habileté et le véritable intérêt économique. Les avantages commerciaux arrivaient ensuite par surcroit. Comment, d’ailleurs, la France était-elle allée an Tonkin ? Dans quel dessein ? Pour quelles raisons bien définies ? Le jeune officier ne les voyait pas, et notait seulement qu’elle semblait être venue à l’étourdie dans un pays où elle avait ensuite envoyé des agens qui ne connaissaient rien de son esprit ni de son histoire, exposés par-là même à y accumuler les fautes, et qui n’y avaient pas manqué. Dans ce départ inexpliqué pour des latitudes où l’on ne savait pas exactement ce qu’on allait faire, ne fallait-il donc voir que la fantaisie d’une politique sans dessein ? Le capitaine de Grandmaison ne le pensait pas, et retrouvait là le signe mystérieux, mais certain, de notre mission dans le monde, l’invisible main qui nous avait toujours conduits chez les peuples inférieurs, pour y faire, tôt ou tard, ce que nous devions providentiellement y faire. Et ces hautes théories, où passait comme un souffle de Bossuet et de Joseph de Maistre, s’entouraient en même temps des plus nombreuses et des plus fortes observations sur les traditions et la mentalité des races et des classes composant la population de ces contrées, leur passé, leur présent et le véritable fond de leurs tendances ou de leurs répugnances. Une étude raisonnée et détaillée de l’occupation militaire, où reparaissaient ensuite le technicien et le spécialiste, complétait ces observations de fait groupées en un ensemble savant sous l’élévation de la conception générale, et ajoutait encore à la valeur de l’ouvrage. L’Institut ne s’y était pas trompé, et lui avait décerné le prix Furtado.

A treize ans de là, le capitaine était devenu colonel, et professait à l’École de Guerre où ses conférences faisaient sensation. Quelqu’un devait même dire un jour que les hautes études militaires n’avaient réellement daté chez nous que de ces leçons, et elles apportaient, en effet, une interprétation singulièrement audacieuse de ce qu’on définissait la « notion de sûreté » et la « défense offensive. »

Le but de nos règlemens, enseignait le conférencier, est de mettre les troupes envoyées au combat dans les meilleures conditions de sûreté, et le principe en est hors de cause. Mais où est la véritable sûreté ? Est-elle bien toujours dans le soin de se « couvrir, » et la recherche du moindre « risque ? » Ne sera-t-elle pas souvent, à la condition de s’y être préparé, dans la puissance et la soudaineté de l’élan ? La façon la plus sûre de se garder contre l’ennemi n’est-elle pas de l’annihiler, et comme de le supprimer dès l’abord, sans lui laisser le temps de se reconnaître, en le frappant de stupeur et d’étourdissement ? Ne faudra-t-il pas, dès lors, en faisant ainsi consister la vraie « sûreté » dans le foudroiement immédiat de l’adversaire, précisément dédaigner le « risque » et ne plus exclusivement songer à se « couvrir ? » Ne devra-t-on pas voir la condition de la victoire dans la « capacité de l’attaque, » et non dans le souci de la protection ? Le principe de la « défense offensive » une fois admis, la véritable « défense offensive » n’est-elle pas là ? Pour arriver, toutefois, à ce dédain du « risque » et à cette fureur dans l’attaque, destinés à jeter tout de suite l’adversaire dans l’incapacité morale de combattre, il sera évidemment indispensable de s’entraîner à un état d’esprit où l’on deviendra capable de « l’impossible, » où ce qui semble irréalisable en dehors de l’action le deviendra dans la surexcitation de la lutte… Et le conférencier construisait toute une méthode d’audace et d’héroïsme résumée dans une série de critiques et de formules telles que celles-ci : « Nous n’attaquons plus ; après mille précautions, nous contre-attaquons, et cela fait de l’offensive défensive, ou, si vous le voulez, de la défensive agressive, et l’une vaut l’autre pour être vaincu. — La seule sûreté possible dans l’offensive repose sur la paralysie de l’ennemi par l’attaque. — En réalité, la sûreté d’une troupe dans l’attaque est basée sur ce fait : un homme qu’on tient à la gorge, et qui est occupé à parer les coups, ne peut pas vous attaquer de flanc ou par derrière. La valeur de la méthode dépend de la rapidité avec laquelle vous lui sautez à la gorge et de la solidité de votre étreinte. — Nous ne reculerons donc même pas devant le principe, dont la forme seule est paradoxale : dans l’offensive, l’imprudence est la meilleure des sûretés, et cette sûreté-là, nous l’avons connue, au temps où nous gagnions des batailles.

— Le célèbre aphorisme : frapper fort, frapper tous ensemble, est toujours vrai. — Nous avons donné droit de cité dans nos études à ce mot : le risque ; nous admettons le risque… Mais le risque n’est pas la chance. Ce trou que nous admettons dans la chaîne de nos prévisions est, dans la réalité, comblé par ce qu’on pourrait appeler les calculs moraux du chef, ces calculs où entrent des facteurs que la raison ne connaît pas. — Il faut toujours arriver, dans le combat, à faire quelque chose qui serait impossible entre gens de sang-froid, et ces choses ne deviennent possibles qu’à des gens surexcités en face de gens déprimés. — Allons jusqu’à l’excès, et ce ne sera peut-être pas assez ! »

On pourrait croire, après cet hymne à l’« excès, » à un esprit fanatique et tout d’une pièce. On se tromperait, et rien, au contraire, n’était plus froidement, plus posément, plus mathématiquement résumé, que cette doctrine de la furie. Toutes les réserves nécessaires pour la maintenir dans le bon sens, y avaient leur place, et là encore, comme dans la théorie de la colonisation civilisatrice, on retrouvait, dans l’appréciation des cas, une mesure et une observation infinies.

Mais le temps des conférences devait passer, l’heure de l’action sonnait, et le colonel, alors à Toul, et déjà l’idole de ses hommes, allait leur laisser, à la guerre, des souvenirs ineffaçables. Un de ses officiers, à la nouvelle de sa mort, écrivait qu’il était toujours resté comme légendairement « leur colonel, » même en ne l’étant plus. Les anciens et les survivans du régiment primitif parlaient toujours tant de lui, racontaient tant de merveilles sur sa façon de partager les dangers et les privations des soldats, de se battre et de faire le coup de feu comme eux, qu’il semblait toujours être là, même à ceux qui ne l’avaient jamais connu. Blessé dans l’un des premiers combats, il n’avait pas voulu quitter son commandement pour si peu, avait reçu quatre autres blessures le lendemain, sans vouloir encore en tenir compte, et ne s’était laissé emporter qu’à la sixième, pour retourner au front un mois après, avec le commandement d’une brigade. Trois semaines plus tard, il était titularisé brigadier sur le champ de bataille avec le commandement d’une division, nommé divisionnaire trois mois après avec le commandement d’un corps d’armée, et envoyé alors à Soissons, pour y réparer un échec. Là, selon ses sensationnelles leçons de l’Ecole de Guerre, il projetait tout de suite une attaque, mais avec une armée parvenue à l’état d’esprit voulu pour la réussir, et chaque jour, d’abord, pour l’y amener, visitait les soldats dans leurs tranchées, causait avec eux, s’intéressait à leurs affaires, allait leur parler et les réconforter jusque dans les postes les plus périlleux, et commençait ainsi, au bout de quelque temps, à pouvoir appeler par leur nom presque tous les officiers, des quantités de sous-officiers, et même des quantités d’hommes !

Un matin, le 18 février, il quittait vers dix heures son quartier général du château d’Ecuirie pour faire sa tournée quotidienne dans les tranchées. Il devait se rendre, ce jour-là, dans le faubourg de Saint-Crépin, où menait une route découverte exposée aux batteries ennemies, et n’avait, en conséquence, ni escorte, ni insignes. Un sous-chef d’état-major, un colonel et un troisième officier l’accompagnaient seuls. La matinée avait été calme, on n’avait pas entendu un coup de canon, et ils suivaient tranquillement la route, quand un violent feu d’artillerie s’ouvrait tout à coup sur eux. Un petit mur, heureusement, pouvait leur servir d’abri, ils s’y cachaient, et le feu cessait aussitôt.

— Eh bien ! disait alors gaiment le général, je crois qu’on pourrait bien nous avoir reconnus… Nous ferons mieux de ne pas aller ce matin à Saint-Crépin… Ce sera pour un autre jour… Nous allons maintenant revenir un à un, à distance les uns des autres, afin de ne pas faire cible.

Et les quatre officiers quittaient l’un après l’autre le petit mur. Mais le général avait à peine reparu sur le chemin que le feu reprenait comme en le visant, et qu’on le voyait tout à coup étendre un bras en avant, puis s’abattre sur le sol… Effrayé, le sous-chef d’état-major revenait précipitamment en arrière, l’apercevait tout couvert de sang étendu dans une encognure, et lui faisait d’abord, pour lui appuyer la tête, un coussin avec son propre manteau :

— Mon général, lui disait-il, c’est moi… C’est le commandant D… M’entendez-vous ?

— Oui.

— Je vais aller chercher du secours.

Mais Grandmaison lui répondait tranquillement :

— Non, restez avec moi… Récitons une prière…

Et, posément, depuis les premiers mots jusqu’aux derniers, il récitait lui-même : Je vous salue, Marie

Il était environ onze heures, et on le transportait en ville. Il avait reçu cinq blessures, dont une mortelle, et on télégraphiait aussitôt à sa famille. Puis, il demandait un prêtre, se confessait, et se déclarait prêt à mourir.

— Mon général, lui demandait le confesseur, voulez-vous faire le sacrifice de votre vie pour la France ?

Il répondait simplement :

— Très volontiers !

Et, toujours très calme, il donnait certaines instructions à son chef d’état-major, le congédiait, puis restait seul avec le capitaine T… qui devait le veiller jusqu’à son dernier souffle avec un culte filial, et qui prenait, heure par heure, ces notes sur son chef mourant :

« 18 février, S heures après-midi. — J’ai rejoint le général dans la chambre où il repose. Il est étendu près du feu, sur la civière où on l’a ramené… Il respire encore très librement, mais je suis inquiet, car par momens il se plaint du poids des couvertures sur sa poitrine blessée.

« 2 heures 35. — Respiration de plus en plus embarrassée. Je suis seul près de lui avec le médecin. Celui-ci lui tâte les mains et les pieds. — N’avez-vous pas froid, mon général ? — Non, je n’ai pas cette sensation plus qu’à l’ordinaire, car en hiver mes mains et mes pieds sont toujours glacés, et mon front aussi…

« Le médecin va chercher le nécessaire pour faire une piqûre de spartéine… »

À ce moment, et seul avec lui, le capitaine se rapprochait de son chef, et les notes continuent :

« Comme la pièce est très sombre, et que je suppose qu’il ne peut me distinguer, je lui dis : — C’est T… qui est auprès de vous, mon général. — Je le sais, me répond-il, et je vous remercie. Je vous reconnais très bien, car j’ai toute ma lucidité… Alors, comme nous sommes toujours seuls, je m’enhardis à lui dire : — Si, par impossible, vous étiez enlevé, si les êtres que vous chérissez le plus ne pouvaient plus vous voir comme je vous vois, je serai, mon général, très pieusement, votre fidèle interprète… Il hésite, et me dit : — Oui, nous nous comprenons, et, alors, il faudrait dire à ma femme et à mon frère de ne pas s’attrister, car j’aurai donné ma vie pour le pays…

« 2 heures 45. — Le médecin rentre et lui fait une piqûre…

« 2 heures 55. — Le premier râle, suivi d’un étouffement. C’est l’agonie qui va commencer. Ses yeux se ferment. Je vais aussitôt chercher le général Maunoury, resté dans une pièce voisine… Un Père brancardier arrive ensuite, et lui fait dire les prières… L’agonie se précipite. J’entends dans sa bouche le mot plusieurs fois répété : contrition.

« 3 heures 15. — Le prêtre fait les onctions. Un peu de délire, où percent quelques expressions militaires, puis le dernier mot qu’il aura prononcé : Ma femme !

« 5 heures. — L’agonie se prolonge. La respiration est très embarrassée, mais pas trop fréquente, ni trop courte. Le médecin dit que, grâce à sa puissance, l’organisme résistera de nombreuses heures encore.

« 7 heures. — Le pouls a baissé, l’état s’aggrave. Je pense à celle qui se hâte. Arrivera-t-elle à temps ?

« 19 février, 4 heures du matin. — Les traits, contractés par l’effort, se sont distendus. Les yeux s’ouvrent sur l’infini… A six heures exactement, son dernier souffle s’est exhalé, et une incomparable majesté l’a transfiguré. C’est le divin apaisement… »

À cette minute suprême du divin apaisement, Mm, de Grand-maison était là… Celle qui se hâtait était arrivée, et le général, quelques heures après avoir expiré, reposait dans la grande chambre pleine de lumière où le voyageur venu le matin de Paris en automobile allait s’écrier intérieurement en le retrouvant sur son lit funèbre, dans son manteau bleu d’horizon, les trois étoiles sur sa manche, le crucifix sur la poitrine et un chapelet dans ses mains jointes : « Jamais je ne l’avais vu si beau ! »

Des funérailles solennelles devaient être faites à Paris à Grandmaison, mais la véritable cérémonie et la plus poignante, comme on le voit encore dans la Mort du Chef, avait lieu sur le front même, au quartier général, dans le parc dépouillé du château d’Ecuirie. La, ne défilaient ni les « lignes impeccables » de la garde républicaine, ni les « cuirassiers rutilans, » ni les canons roulant à « intervalles réglementaires, » mais des fantassins en « uniformes déteints, » les molletières déchirées, la barbe longue, la face hâve et « la bêche sur le sac, » des cavaliers aux manteaux « délavés » sur leurs chevaux au poil inculte et crotté, et les pièces de 75 toutes boueuses, toutes maculées, avec leurs « boucliers tout bossues. » Et là aussi, du haut du grand perron, le commandant en chef de l’armée, le général Maunoury, qui devait bientôt lui-même tomber aveuglé par les balles dans les tranchées où il venait également visiter les hommes, adressait l’adieu suprême à son camarade, et s’écriait de sa voix vibrante, sous le jour « brouillé » et pâle du matin, au bruit lointain du canon, dans la mélancolie du paysage d’hiver, devant les troupes toutes fangeuses de la glorieuse boue des batailles :

— Général de Grandmaison, au revoir !


UN GARÇON DE FERME

Grenadier au 17e bataillon de chasseurs à pied, Noël était un jeune paysan des Vosges, du village des Sèches-Tournées, près de Fraize, à quatre kilomètres de la frontière, dans la belle et industrieuse vallée de la Meurthe. Fils de petits cultivateurs, et placé d’abord dans une des filatures du pays, puis revenu à treize ans chez ses parens, il était garçon de ferme lorsque le service militaire l’avait pris aux travaux des champs. Bon sujet, et.d’un bon caractère, il avait fait un excellent soldat, et, le 10 juillet 1915, on pouvait lire au Journal officiel :

NOËL (Emile), chasseur au 17e bataillon de chasseurs à pied, d’une bravoure exceptionnelle comme brigadier. A toujours rempli des missions périlleuses, notamment le 10 mai, où il est resté six heures à dix mètres d’un ouvrage ennemi, lançant des grenades, jusqu’à ce qu’il fût grièvement blessé. A été amputé de la cuisse droite. Ordre du Grand Quartier Général n° 974, du 2 juin 1915. Médaillé militaire.


Le brave Noël, au moment de cette citation, était à Paris, à la maison de santé Anne-Marie de la rue de la Pompe, où il avait été opéré et où son heureuse humeur, sa bonne figure et sa nature ouverte l’avaient fait aimer de tout le monde. Ses blessures étaient terribles, et il avait fallu l’amputer trois fois, en raccourcissant chaque fois un peu plus la cuisse, mais il était toujours resté aussi souriant à chacune des opérations… Il avait vingt et un ans…

Quelles avaient donc été ces « missions périlleuses » qu’il avait toujours remplies, et comment, lors de l’une d’elles, était-il resté six heures à lancer des grenades, à dix mètres seulement d’un ouvrage ennemi ? C’est ce qui doit être dit pour sa gloire, celle des siens et l’honneur de son village.

Au commencement de mai 1915, le 17e bataillon de chasseurs occupait, à Notre-Dame-de-Lorette, un petit bois au pied d’un versant pris par les Allemands, et d’où leurs tranchées dominaient les nôtres. Très menacés dans cette position et insuffisamment protégés par le bois, nous devions nous y préserver par des réseaux de fils de fer qu’il fallait constamment entretenir et multiplier, et cette besogne, particulièrement périlleuse, était celle d’une douzaine de grenadiers de bonne volonté qui s’en acquittaient la nuit. Si noire que fût l’obscurité, ils n’y étaient pourtant jamais bien cachés. A tout moment, une fusée lumineuse éclairait le bois, les découvrait, et les projectiles pleuvaient aussitôt sur eux. Ils devaient donc éviter ces coups de lumière, se jeter à chaque instant dans les troncs d’arbres pour échapper aux projections, et se remettre ensuite à l’ouvrage sous les balles et sous la mitraille, tout en se garant toujours des fusées et de leur rayonnement. C’était ce terrible travail que Noël et dix ou douze autres revenaient faire presque chaque nuit.

Entre le bois et le coteau, c’était continuellement ainsi comme un duel où l’on ne cessait, de part et d’autre, de parer ou d’attaquer, et les Allemands, le 9 mai, dans cette lutte de toutes les heures entre le versant et le bas de la colline, parvenaient, à la nuit, à se faufiler dans le bois où ils prenaient la moitié d’une de nos tranchées, pendant que Noël et ses compagnons se maintenaient dans l’autre, simplement séparés de l’ennemi par une cloison de sacs de terre. Alors, d’une partie de ce couloir à l’autre, une lutte acharnée à coups de grenades avait commencé dans l’obscurité. Nos grenadiers lançaient sans relâche les leurs par-dessus les sacs, recevaient celles des Allemands, ripostaient, en recevaient d’autres, et leur répondaient encore. Le combat durait dix heures, et Noël, dès la quatrième, restait le seul vivant des siens dans son morceau de tranchée où tous étaient tombés, mais n’en continuait pas moins à combattre, et seul, dans la nuit, du fond de son boyau, lançait ses grenades avec une telle fureur qu’il faisait croire aux Allemands à la présence de toute une petite troupe. Au bout de six heures, il était encore là, se démenant et luttant toujours, arrachant et lançant toujours ses grenades, et se garant comme par miracle, derrière le mur de sacs, contre celles de l’autre côté. Le jour, cependant, allait poindre, et le feu des Allemands commençait à diminuer. Ils se retiraient en effet peu à peu, pour regagner leur colline, en voyant paraître l’aube, et bientôt ne répondaient même plus… La tranchée nous restait et, depuis déjà quelques instans, Noël n’y recevait plus rien, quand une effroyable explosion l’y couvrait de terre et de branches d’arbres… Une marmite, envoyée du coteau, venait d’éclater près de lui et lui avait broyé la cuisse…

Où est le Français connaissant l’histoire de ce garçon de ferme, et qui n’eût pas désiré le voir ? Il avait quitté la rue de la Pompe pour un hospice de la banlieue où l’on hospitalisait les convalescens, mais revenait encore, chaque jeudi, revoir le directeur et le personnel de son ancien hôpital, et je me rendais, un jeudi, à la belle maison Anne-Marie, si avenante et si claire autour de son ancien cloître, avec ses grandes salles et ses grands corridors tout éclatans de jour et de blancheur.

A l’heure prévue, comme toujours, il arrivait sur ses béquilles et sa jambe unique, et nous serrions la main à un superbe et gentil garçon, de haute taille, l’œil gai et franc, et dont la figure, d’une naïveté juvénile et comme d’une fraîcheur champêtre, était presque celle d’un enfant. Boutonné dans sa capote de chasseur, sa médaille et sa croix sur la poitrine, il nous saluait avec un air de plaisir et de confusion, toujours singulièrement vigoureux malgré son amputation et, de sa grosse main rude et timide, prenait celles qui se tendaient vers lui. Puis, avec un peu de peine, il s’asseyait sur le canapé du bureau, posait ses béquilles, et le glorieux combat de la tranchée devenait bientôt l’objet de la conversation, mais il en paraissait tout gêné, rougissait, et répondait en riant, comme au souvenir d’une affaire sans importance :

— Bah ! c’est tout simple, on s’est défendu comme on a pu… On a fait comme on aurait fait partout !…

Devant l’insistance à le féliciter, il convenait cependant qu’il était bien resté seul à se battre toute une nuit contre toute une troupe d’Allemands, mais répondait encore qu’il n’y avait rien là d’extraordinaire, et ne cessait de répéter, toujours gai et toujours rougissant :

— Bah ! j’ai fait de mon mieux… Tout le monde fait du mieux qu’il peut !…

Et il nous racontait, en changeant de conversation, qu’à l’hospice de la Maison-Blanche, où il achevait sa convalescence, des turcos lui avaient appris à faire des paniers, qu’il savait à présent en fabriquer comme eux, et qu’il en avait apporté un. Puis, il se levait du canapé, reprenait ses béquilles, sortait, et rentrait avec une de ces jolies corbeilles orientales comme on en fabrique en Algérie.

— Voilà, disait-il tout fier de l’avoir faite et tout heureux de l’offrir au directeur, voilà… On sait encore travailler… On pourra encore faire quelque chose.

Il ajoutait, en se remettant à rire :

— J’ai toujours mes deux bras, c’est tout ce qu’il me faut !

Avec la même bonne humeur, quelques mois auparavant, il avait dit au médecin, après avoir été déjà amputé deux fois, au moment de l’être une troisième :

— Encore une fois de plus !… Bah ! monsieur le major, allez-y !… La France vaut bien ma jambe !…


JEAN-MARC BERNARD
Dauphinois.

Beaucoup de lettrés se rappellent le noble et charmant poète qui aimait à signer ses vers : « Jean-Marc Bernard, Dauphinois. » On avait surtout remarqué de lui : La Mort de Narcisse, et l’un de ses critiques, qui fut aussi de ses intimes, M. René Fernandat, a dit à propos de ce poème : « Ce Narcisse moderne est un frère d’Obermann… Il s’analyse avec moins de complaisance que le héros de Senancour, mais on sent qu’il demande à la pensée la plus profonde de ses joies, alors même qu’elle lui révèle en les aggravant, les souffrances de son cœur… A force de courage, il arrive à mépriser la mort qui, d’abord, l’effrayait tant, et il sacrifie gaiment sa vie… Son besoin de sympathiser avec tous les êtres qu’il sent proches de son âme maintient un lui une fraîcheur de jeunesse et une ferveur d’émerveillement qui le poussent à toujours chanter. Jean-Marc Bernard épicurien fait crédit à la nature… Il y a de l’imprudence en lui, de la faiblesse, mais de la foi aussi… » Souffrance, épicuréisme, ferveur d’émerveillement, effroi, puis mépris de la mort, foi, sacrifice de sa vie ! Que ne dévoilent ou ne voilent pas de tels mots sous la plume d’un confident, et qui dira jamais toutes les hérédités toujours prêtes à se réveiller ou à se contrarier dans l’âme d’un jeune Français d’avant la guerre ? Qui pourra jamais savoir quels combats de conscience ou de sentimens l’auront déjà déchiré, lorsqu’il ira s’offrir à la mitraille tout en n’ayant rien d’un soldat, mais décidé à sacrifier à sa patrie ses rêves et ses sensibilités d’artiste, à les offrir en holocauste à son pays ?

Les Bernard étaient des bourgeois terriens de cette magnifique et ombreuse vallée du Dauphiné qui s’allonge le long du Rhône entre Salaise et Saint-Rambert-d’Albon. Au moment de la naissance de Jean-Marc, le père était sous-directeur du Crédit Lyonnais de Valence. Ils ne pouvaient donc être qu’assez rarement dans leur propriété de Saint-Rambert, et les fonctions de M. Bernard les obligeaient même, par la suite, à s’expatrier pendant une quinzaine d’années. Envoyé d’abord à Genève, il y avait résidé sept ans, et là, le petit Jean-Marc avait reçu l’éducation des Jardins d’Enfans, de ces fameux Kindergarten qui faisaient alors fureur, comme tout ce qui était allemand. Puis, M. Bernard avait été nommé à Bruxelles, où il était resté huit ans et où son fils avait fait ses études chez les Jésuites.

A force de vivre à l’étranger, Jean-Marc avait-il fini par en prendre le goût au point d’avoir perdu celui de son pays ? Toujours est-il qu’au sortir de chez les Pères il ne quittait la Belgique que pour aller passer une année en Angleterre, et qu’il allait encore, après celle-là, en passer une autre en Allemagne, d’où il n’eût pas pensé à répartir de sitôt si une grave et funèbre nouvelle ne l’en avait pas rappelé. M. Bernard était mort, et le fils prodigue faisait alors un douloureux retour sur lui-même, songeait avec remords au pays natal, aux horizons de son enfance, à sa mère seule et en larmes dans cette maison de Saint-Rambert si ingratement oubliée ! Malgré tout, il ne revenait pas cependant encore tout de suite, et c’était seulement deux ans plus tard qu’il devait écrire ces beaux vers repentans et tristes :


Est-il venu le jour, ô mon père, de dire
L’amour profond dont je t’aimais,
Et saurais-je toucher les cordes de ma lyre
Pour qu’elles vibrent à jamais ?

Ou, simplement pieux à tes mânes absens,
Me faudra-t-il attendre encore
L’heure où je trouverai les éternels accens
Que je devine près d’éclore ?

Je te vois anxieux, étendu sur ta couche,
Trempant les linges de sueur,
Cependant que les cris indistincts de ta bouche
Disaient l’angoisse de ton cœur.

Et le regret m’étreint de n’avoir pas été
Cet enfant, dont la main bénie,
Fraîche à ton front brûlant de lièvre, eût écarté
Les visions de l’agonie !


Deux ans auparavant, à son retour d’Allemagne, il était entré comme employé de banque au Crédit Lyonnais de Valence, essayait ensuite d’un autre emploi dans une grande librairie de Reims, puis retournait à Valence prendre la rédaction du Messager, finissait par venir se retirer à Saint-Rambert, et le bilan moral de ces premières années de jeunesse, à travers ces pérégrinations à l’étranger et cette existence cahotée d’une occupation à l’autre, pouvait se résumer en quelques mots. D’une intelligence supérieure et d’un cœur ardent et tendre, d’une nature impressionnable à l’excès et d’une extrême curiosité d’esprit, il n’avait demandé qu’à s’aventurer le plus loin possible dans la vie et dans les idées, mais il en était revenu. D’un milieu essentiellement conservateur et religieux, il n’en avait pas moins abandonné, à la suite de sa vie à l’étranger, tous les principes où il avait été élevé. Au grand chagrin de sa mère, il ne conservait plus, en revenant d’Allemagne, aucune pratique religieuse, et professait même, à la stupeur des siens, les opinions les plus anarchistes. Puis, avec le temps, il avait été peu à peu reconquis par l’ambiance de la famille, la douceur de la terre natale, tout ce qui s’en dégageait de charme agissant, et par la dignité, le bon sens, la vérité qu’on y respirait. Quatre ou cinq ans après sa rentrée en France, il commençait déjà à se reprendre aux idées d’ordre, redevenait à la longue un catholique théorique, encore un peu plus tard un catholique pratiquant, et c’était à ce moment de son retour à ses origines morales qu’il avait aussi voulu revenir vivre chez sa mère, à Saint-Rambert, dans leur vieille maison familiale.

Ce qu’il y avait eu de particulier dans le retour de ce poète, ainsi ballotté par la vague de la vie, à la chanson de son enfance, c’est qu’il était peut-être moins encore le résultat d’une sensibilité pourtant très vive que d’une délibération intellectuelle bien mûrie. Deux hommes avaient puissamment agi sur lui. Charles Maurras l’avait d’abord ramené de l’anarchie à l’Ordre en le gagnant par sa logique aux doctrines politiques de l’Action française, et Paul Claudel ensuite, par une logique non moins forte, l’avait conduit de l’Ordre à Dieu. La raison, chez lui, avait donc précédé les raisons du cœur, et ce qu’il y avait d’également rare dans ce ressaisissement moral, c’est qu’il n’était pas, chez un poète, une simple attitude poétique, mais répondait à tout un programme de vie bien arrêté. Il y avait là quelque chose de supérieur à une vulgaire sincérité littéraire, et où se devinait beaucoup de mérite. Encore quelques pas dans cette voie de l’effort, quelques années de ce régime, et l’ancien incroyant allait devenir l’auxiliaire le plus zélé de son curé dans les œuvres de la paroisse, l’ancien anarchiste le fidèle le plus sûr de la doctrine monarchiste, et l’ancien nomade le fervent le plus passionné de sa petite patrie, le plus ardent défenseur de l’autre !

A la déclaration de guerre, Jean-Marc Bernard avait trente-trois ans. Son extrême myopie et sa délicatesse l’avaient fait classer dans les auxiliaires, mais il réclamait aussitôt son affectation au service armé, l’obtenait, et s’en allait l’annoncer gaiment partout. Comme il n’avait déjà pas hésité à entrer dans les comités de propagande pour y militer en faveur de ses idées, il n’hésitait pas davantage à s’engager, malgré sa faiblesse physique et sa mauvaise vue, pour défendre son pays, passait d’abord quatre mois dans un camp d’instruction, était blessé à peine envoyé au feu, évacué dans un hôpital, renvoyé au front, et racontait ainsi son retour sur la ligne de bataille, dans une lettre à un ami : « Je suis arrivé dans mon secteur le dimanche 13. Ma compagnie étant dans les tranchées, il me faut attendre qu’elle soit au repos pour y être versé de nouveau. En attendant, j’ai demandé à faire partie du ravitaillement, et hier je suis allé deux fois dans la tranchée porter la soupe aux copains. Là, j’ai connu ce que c’était que la peur. Pendant une heure, l’abri sous lequel nous étions a été véritablement enterré par les marmites boches. Je n’en menais pas large. Ma première blessure a dû me rendre plus nerveux, mais je crois que ça ne durera pas. »

La vérité est que cet état de nervosité maladive était le fond même de sa nature, et que tout y répugnait au terrible métier de soldat. Vibrant et souffrant au moindre choc, et n’ayant pour lui que son courage, l’héroïque mais fragile Jean-Marc, rien qu’en réclamant l’uniforme, s’était revêtu lui-même de la tunique du martyre. Il ne s’était même certainement jamais douté de ce que pouvaient être les trombes et les ouragans des guerres nouvelles, et les déluges de fer, de plomb et de flamme sous lesquels s’y entr’ouvrait la terre. « Oui, écrivait-il encore à un autre de ses amis, à Raoul Monnier, destiné à mourir comme lui pour la patrie, l’abondance des marmites déprime un peu, mais on s’y fait. » Et il lui envoyait en même temps cette sombre et désolée paraphrase du De Profundis :

Du plus profond de la tranchée
Nous élevons les mains vers vous,

Seigneur ! ayez pitié de nous
Et de notre âme desséchée !

Car plus encor que notre chair,
Notre âme est lasse et sans courage.
Sur nous s’est abattu l’orage
Des eaux, de la flamme et du fer.

Vous nous voyez couverts de boue,
Déchirés, hâves et rendus…
Mais nos cœurs, les avez-vous vus,
Et faut-il, mon Dieu, qu’on l’avoue ?

Nous sommes si privés d’espoir,
La paix est toujours si lointaine,
Que parfois nous savons à peine
Où se trouve notre devoir.

Éclairez-nous dans ce marasme,
Réconfortez-nous, et chassez
L’angoisse des cœurs harasses ;
Ah ! rendez-nous l’enthousiasme !

Mais aux morts, qui tous ont été
Couchés dans la glaise ou le sable,
Donnez le repos ineffable,
Seigneur, ils l’ont bien mérité !


A l’instant même où s’exhalait de la sorte, comme dans le secret d’une confession, ce cri de sa faiblesse physique, sa vaillance et son endurance ne se démentaient cependant pas et son commandant de compagnie le proposait en ces termes pour une citation à l’ordre du régiment : « A fait preuve d’une grande énergie et d’un grand courage, est resté pendant quarante-huit heures aux créneaux de première ligne, pendant un bombardement de grenades, et a abattu plusieurs ennemis. » Ainsi, nerveux et débile, malade et encore blessé, il restait des jours et des nuits sous l’avalanche des grenades, et il abattait des ennemis ! Mais la nature, dans ces moments-là, ne suivait plus chez lui l’âme qu’en hurlant, et de même que toute la joie de ses trente ans s’était exprimée, à une époque, dans le portrait d’un jeune homme de haute et jolie mine à l’œil déjà fixé sur la renommée, publié par une Revue de sa province, tout le supplice de ses derniers jours avait déjà pu se lire dans une photographie prise pourtant avant son départ pour le front, mais où le Jean-Marc d’avant la guerre ne se reconnaissait déjà plus. Où était maintenant le fier jeune homme, à l’œil si sûr de l’avenir, dans ce lamentable visage tout hâve d’angoisse et de misère ? Où était le poète de tant de poésies si hautes, et d’autres d’une si belle mousse française, de tant de vers si noblement, si légèrement ou si brillamment ailés ? Qu’était devenu l’être de jeunesse et d’élan pour qui tout ce qui était la France était une fierté et une volupté ? Où était même le gai soldat du départ, si heureux et si enthousiaste ? Il ne restait déjà plus de lui, sur cette amère image, malgré les plaisanteries vaillamment griffonnées au dos, qu’une effrayante figure d’inexprimable détresse !

Hélas ! l’heure n’était plus loin où allait finir tant de souffrance, et une nuit, le 5 juillet, à Souchez, pendant un de ces bombardemens qui font penser à l’Enfer, une bombe le coupait en deux… Au jour, on cherchait son corps, mais on n’en retrouvait plus rien, et tout ce qu’on pouvait savoir, c’est qu’un soldat de son escouade, un de ces « copains » auxquels il était allé un jour porter la soupe sous la mitraille, disait l’avoir vu « émietté » par. un obus dans la lueur des fusées et des explosions…

Dans le Jugement Dernier, à la Chapelle Sixtine, saint Barthélémy, le martyr écorché vif, brandit sa peau sanglante dans ses mains, et la montre aux générations. Ne se retrouve-t-il pas quelque chose du sublime geste du grand saint dans cette histoire de Jean-Marc Bernard, le pauvre poète si faible et si sensible, mais si magnifique par sa douleur et qui l’offre si héroïquement à son pays ?


MAURICE TALMEYR.