La Belgique littéraire/Chapitre II

Editions Georges Crès & Cie (p. 32-56).


II

ÉMILE VERHAEREN

Vers 1885, au temps des premiers essais de l’école symboliste, qui devait devenir la littérature française moderne tout entière ou peu s’en faut, il y avait sans doute quelques écrivains belges, on ne peut guère parler d’une littérature belge. C’est au cours des années qui vinrent qu’elle se dessina, puis s’affirma, groupée autour de quelques noms qui avaient lentement conquis le monde entier. Maeterlinck fut le premier nom qui passa les frontières ; le second fut Verhaeren. Tous deux étaient nécessairement des poètes, car il n’est pas d’écrivain véritable qui n’ait d’abord commencé par être poète ni qui ne le soit resté dans ses manières de sentir la vie, mais tandis que Maeterlinck donnait à sa pensée la forme dramatique qui devait rénover le théâtre même, la pliait à des essais philosophiques où tant d’esprits devaient trouver une consolation que ne leur versait pas l’art pur, Emile Verhaeren, en communion plus directe avec la vie, ne demandait qu’à ses dons de poète l’exercice de ses facultés tumultueuses.

Verhaeren, en effet, homme très doux et timide, issu d’une race pacifique, commerçants et industriels, est par excellence le poète tumultueux et grandiloquent. Pour l’ampleur de la métaphore, la richesse tourmentée du verbe, c’est le seul poète d’aujourd’hui que l’on puisse sans ridicule comparer à Victor Hugo, dont il a aussi les aspirations humanitaires et la philosophie spiritualiste. Mais naturellement ce n’est là qu’une comparaison toute de superficie et destinée à montrer sous la diversité des tempéraments, la parenté des talents. Cela veut surtout dire que Verhaeren est quelqu’un.

Né aux environs d’Anvers, élevé dans un milieu à la fois bourgeois et mystique, le jeune homme, au cours de sa vie d’étudiant, puis d’avocat stagiaire, qu’il passa à Louvain et à Bruxelles, manifesta des goûts plutôt littéraires que juridiques et le jour arriva très vite où, rompant avec la basoche, il publia son premier recueil de vers, les Flamandes. Du coup son tempérament s’affirmait. C’était bien, et non seulement par le titre, la poésie d’un Flamand, qui aimait tout de sa terre natale, depuis les arômes champêtres jusqu’aux coiffes des paysanes. Flamand par l’âme, par les yeux, non par la langue, car on ignorait même le flamand dans sa famille et il ne l’apprit un peu que sur les bancs de l’école. Profitons de l’occasion pour dire que certaines incorrections qu’on a relevées dans son style ne viennent nullement d’une culture flamande originelle. Je le tiens de lui-même. Elles furent volontaires, elles se rattachaient à une esthétique trop personnelle, dont il n’est pas loin de regretter l’excessive liberté, ne lui étaient nullement imposées par le milieu. Je répète ses paroles, mais je me rends compte de ce qu’elles renferment d’illusion. La volonté n’est peut-être que la conscience d’une tendance très forte. Un homme né et élevé en pays flamand, en contact perpétuel avec les gens du terroir, ne peut ni parler, ni écrire le français comme un habitant de Saint-Cloud. Je dis Saint-Cloud parce que c’est là que Verhaeren habite depuis longtemps une partie de l’année. Lui-même s’en rend compte sans doute, mais il tient à sa théorie de l’incorrection volontaire. Après tout, comme cela vaut mieux que la banale correction académique, il ne faut pas insister, prenons Verhaeren tel qu’il est, avec ses manquements ingénus et ses coups de génie.

On n’est pas surpris de constater que la première œuvre de ce grand idéaliste soit empreinte d’un réalisme souvent un peu vulgaire et un peu naïf. Victor Hugo suivit d’abord le mode classique. On est toujours l’élève de ses premières lectures ou de ses premières impressions. Verhaeren ne pouvait être d’abord qu’un poète de la terre flamande, mais à mesure que ses idées s’élargirent, à mesure qu’elles se firent plus profondément humaines, plus européennes, selon la formule de Nietzsche, elles ne se dégagèrent pas entièrement du sol natal. « Quoi qu’il ait écrit depuis lors, dit un critique belge, M. Albert Mockel, il est resté au fond de lui un rude arôme de cette terre qu’avaient connue ses premières promenades, et ses livres les plus récents éclairent à nouveau la vision des Flamandes, mais cette fois transposée, grandie, énorme… »

Dans une étude d’ensemble sur Verhaeren, mais un peu brève et trop sommaire, il faut presque négliger sa seconde œuvre Les Moines bien que cela soit une de ses œuvres les plus harmonieuses, et bien qu’elle se rattache étroitement à des souvenirs d’enfance du poète. Il y avait non loin de sa maison, à Bornhem, un couvent de trappistes qu’il allait souvent visiter avec son père : d’où des souvenirs qui se précisèrent un jour jusqu’à l’obsession, coïncidèrent sans doute avec une crise de mysticisme juvénile. D’ailleurs, ces Moines sont avant tout des moines flamands. En les mettant dans son œuvre, il restait logique avec lui-même. Il paraît cependant qu’il n’aime plus beaucoup ce livre. Ni moi non plus, il y a trop de déclamation.

Si les Moines étaient, comme on l’a dit, un retour vers l’idéal religieux par un jeune homme inquiet et en quête de consolations, il ne paraît pas que les consolations aient été bien abondantes ni bien efficaces, car voici venir une trilogie de désespoir, où parfois il semble qu’ait sombré jusqu’à la raison du poète. Nous sommes en 1887. Cette crise mauvaise ne s’achève qu’en 1891. Après les Soirs, les Débâcles, les Flambeaux Noirs, parut enfin un livre au titre singulier, les Apparus dans mes chemins où l’on retrouve enfin quelque sérénité. La trilogie est vraiment sinistre. On y est accablé par le sentiment de la misère morale, de l’abaissement, de l’inutilité de l’homme,

Et la crainte saisit d’un immortel hiver.

C’est une sorte de fin du monde, de fin de tout, d’écrasement des esprits, comme des corps, sous les yeux « d’un grand Dieu glacial et splendide ». Il règne un tel désespoir dans cette vision, sans cesse renouvelée en sa forme mais identique en son essence de l’horreur universelle, qu’il semble au poète que sa raison vacille, s’évanouit, tombe. Cela est dantesque, peut-être. Ou peut-être absurde. Elle flotte, et, dit Albert Mockel, qui a essayé de mettre quelque logique dans cette vision multiforme, sur le fleuve sans fin, morne cadavre, elle dérive. Elle s’en va vers les mauvais hasards. Laissant derrière elle inassouvie, la ville immense de la vie, elle passe vers la nuit incertaine, s’en va dormir, dans les tombeaux du soir.

Là-bas où les vagues lentes et fortes,
Ouvrant leurs trous d’illimité,

Engloutissent à toute éternité
Les Mortes.

Avec les Apparus nous sortons peu à peu du chaos, du doute, du désespoir,

Un clair arc-en-ciel d’or à l’Orient grandit.

Nous retrouvons l’humanité et, autour de l’humanité, la nature :

L’herbe est heureuse et la haie azurée…
L’ombre même n’est qu’un essor
Vers les clartés qui se transposent
Et les rayons calmés reposent
Sur les bouches des lilas d’or.

Encore que l’on ne comprenne pas très bien, mais la poésie est-elle faite pour être comprise ? on ressent quelque plaisir à errer parmi ces choses lumineuses. Mais Verhaeren ne nous y tiendra pas longtemps, car voici les Campagnes hallucinées. Il faut traduire. Ce ne sont pas les campagnes qui sont hallucinées, mais le poète qui va les revoir, comme au temps des Flamandes, et qui n’en trouve plus que le fantôme. Les portes des maisons vides sont ouvertes, les champs sont retournés en friche, les chemins ont disparu sous une végétation de hasard et, rappel des anciens travaux et des anciennes prospérités, dans un coin de terre abandonné se dresse une bêche, plantée toute droite, symbole des labeurs oubliés. Les hommes ont délaissé les campagnes, tous ont fui vers les villes, celles qu’il appellera dans une œuvre suivante, les Villes tentaculaires, les villes qui happent les travailleurs des champs par l’appât du plaisir, de l’alcool, de l’argent. C’est le grand problème économique du dépeuplement des campagnes traité par un poète. Mais ce n’est pas un traité, c’est une vision. Le poète contemple non ce qui est, mais ce qui serait dans l’avenir si ce mouvement continuait. Et n’y a-t-il pas quelque chose de prophétique dans cette vision d’horreur et de désert ? Vingt ans, il n’y a que vingt ans de cela et la Belgique est ravagée et dépeuplée, sans métaphores, les champs sont abandonnés, la population a fui, non vers les villes industrielles, qui n’existent plus, mais vers les terres étrangères, hospitalières à sa détresse. Il faut peut-être lire Verhaeren, comme on lit un prophète. Voyez le titre d’un autre de ses poèmes, Villages illusoires. N’est-ce pas l’état même de ce pays dont les villages ne sont que ruines et ruines incendiées, que cendres, que débris fumants ? Et comment les campagnes ne seraient-elles pas hallucinées après ce qu’elles ont vu, après ce qu’elles ont souflert, après ce vent de folie et de carnage qui les a traversées ? Je n’ose pas poursuivre une analyse qui n’a plus la force d’être littéraire et qui à chaque pas trébuche dans le présent, dans les horreurs du présent. Lisons :

La ruine s’installe…
Ce qui lui reste encore d’ardeur dans l’agonie…
Renaîtront-ils, ces champs ?…

En attendant, voici l’exode :

Le lent défilé des trains funèbres
Commence, avec ses bruits de gonds,
Et l’entrechoquement brutal de ses vagons,
Disparaissant, tels des cercueils, vers les ténèbres…

Assez de ces laides visions, que nous faisons plus laides encore en y mêlant invinciblement les réalités présentes. Je voudrais, et le portrait s’achèvera mieux sous des touches plus agréables, montrer un autre Verhaeren, celui de la grâce, toujours un peu rude, et celui de la douceur, une douceur où se mêle toujours quelque grandeur.

C’est à partir de la seconde étape de son voyage à travers la vie que Verhaeren semble avoir compris pleinement la valeur de la tendresse et s’est efforcé de l’exprimer d’une façon de plus en plus directe, de plus en plus simple. C’est un phénomène assez constant. Le jeune homme s’attache aux idées, à la logique, aux conceptions idéales et ce qui est humain, purement humain, s’il en est touché, n’a pas de répercussion profonde en lui. Dans sa ferveur, il ne goûte que ce qui est difficile, ce qui lui a demandé un effort intellectuel, et il est porté à mépriser l’expression du sentiment, comme une chose vulgaire et vraiment, croit-il, trop à la portée de tout le monde. Ce n’est qu’en avançant vers la maturité, en pénétrant davantage dans la vie, qu’il s’aperçoit que le sentiment seul comble ce vide étrange qui peu à peu se creuse dans l’homme et que ne réussit à remplir aucune méditation, aucun rêve intellectuel. On découvre un jour la pitié, la bonté, la tendresse, l’amour, c’est-à-dire, en somme, l’égoïsme, car de qui a-t-on pitié si ce n’est de soi-même et qui aime-t-on d’abord, si ce n’est sa propre vie, plus fragile à mesure qu’elle s’écoule ? Le premier Verhaeren semblait tout à fait dénué de ces sentiments élémentaires qui appellent la sympathie, parce qu’ils sont pétris dans la sympathie. On ne pouvait alors communier avec lui que sous les espèces intellectuelles, mais voilà qu’il s’est métamorphosé et que chez lui l’intelligence est soudain devenue sentiment. Il ne cherche plus tant à comprendre la vie qu’à la sentir. Il raisonne moins. Il est davantage ému. Les choses pénètrent en lui par les sens aussi et non plus par la seule intelligence. Voyez dans le recueil intitulé la Multiple Splendeur le morceau qui s’appelle Le Matin. C’est une suite de sensations. Il raisonne encore, mais c’est au moyen de sensations qu’il porte au sublime et à la sérénité, tout à fait à la manière de Walt Whitman, mais avec une vision plus lumineuse des choses. Et notez cet aveu :

Il me semble jusqu’à ce jour n’avoir vécu
Que pour mourir et non pour vivre :
Oh ! quels tombeaux creusent les livres
Et que de fronts armés y descendent vaincus !

Ici nous avons un Verhaeren qui découvre la vie et qui se repent, comme tous les poètes d’abord trop intellectuels, trop livresques, de l’avoir découverte trop tard. Je ne voudrais pas dire qu’il y a eu en Verhaeren un changement d’âme. Non, à quelqu’époque qu’on le prenne, c’est bien toujours le même homme. C’est la même fleur, mais d’abord fermée et un peu rébarbative ; ensuite épanouie, éclatante et qui répand les plus riches odeurs. Ses derniers recueils, Multiple Splendeur, Visages de la vie sont remplis des plus beaux vers, qui sont comme des sanglots par quoi l’organisme trop comprimé se distend et se décharge, sanglots de pleurs, dirais-je, et sanglots de rire, mais surtout sanglots de vie où l’on distingue l’étonnement et la joie de s’être enfin trouvé. Je n’ai aucunement connu Verhaeren au temps de sa jeunesse, mais je sais qu’il inspirait une grande admiration à ses amis. On sentait en lui non seulement une force actuelle, mais une force future et on lui prédisait les destinées qu’il a remplies. Il entrait dans la gloire définitive, les malheurs de sa patrie ont avancé l’heure. Le monde entier sait maintenant que ce petit pays persécuté par la force brutale avait nourri les plus grands esprits, des Maeterlinck et des Verhaeren. Il sait aussi, ou il saura demain, car on ne lui a pas encore dit assez haut, que derrière ces étendards s’avançaient, comme en une riche procession flamande, les banderoles et les fanions portés par les van Lerberghe, les Grégoire Leroy, les Elskamp, les Mockel aussi et les Eekhoud, les Henry de Groux et les Constantin Meunier, lesquels, wallons ou flamands, poètes ou conteurs, artistes ou rêveurs, faisaient de la Belgique une terre de magnifique fécondité. Vingt autres, j’en nommerais vingt autres et plus encore qui puisaient dans ce riche petit pays la sève de leur cerveau. La Belgique était certainement le plus beau petit royaume de l’Europe et celui dont la civilisation pouvait être le plus fière. Ce qu’on savait moins encore c’est qu’il contenait un héroïsme latent qui a fait la fierté du monde.

Je ne mêlerai pas d’autres considérations politiques à une étude purement littéraire. J’ajouterai seulement que Verhaeren, Maeterlinck et ceux que j’ai nommés ensuite et d’autres encore doivent être considérés par les Belges comme les fondateurs de la personnalité littéraire de la Belgique. Tout en écrivant en français ces écrivains, si variés de ton et d’inspiration, sont demeurés foncièrement attachés à leur pays natal. Comme le demandait un homme éminent de là-bas, Edmond Picard, ils n’ont pas à rougir des belgicismes qui parfois se rencontrent en leur style. Cela, c’est la preuve même de leur ingéniosité. Quelques-uns des meilleurs écrivains français de France ont laissé dans leurs écrits la marque de leur attachement à leur province d’origine. Tout en étant un bon écrivain français, Barbey d’Aurevilly était aussi un bon écrivain normand et les mots et les locutions de Normandie le rappellent sans cesse à ses lecteurs. Sa valeur n’en est pas pour cela diminuée, elle en est même augmentée, car c’est d’une belle indépendance d’esprit que d’apporter au milieu des Parisiens moqueurs cet accent du terroir, cette boue du pays attachée à ses souliers provinciaux. Quand les écrivains belges vont retrouver leur patrie, qu’ils n’oublient pas le conseil d’Edmond Picard, qu’ils soient belges sans cesser de puiser au patrimoine français, qu’ils écrivent la langue de leur éducation mais qu’ils ne rougissent pas si elle est parfois teintée de belgicisme, trempée dans les originalités locales. Qu’ils suivent l’exemple de Verhaeren qui n’a emprunté à la France que son langage et quelques idées générales, mais qui n’a cessé de peindre la nature qui l’environnait, la nature flamande. Cela est peut-être la preuve de sa grande originalité qu’on retrouve à chaque pas dans son œuvre poétique la couleur d’un Jordaens, la richesse d’un Rubens. Sa race a parlé en lui plus haut que sa culture. Avant même d’être un poète, il est un indigène des Flandres et il a ramené presque toutes ses peintures de la vie, à des peintures de la vie flamande. Ainsi procèdent certains poètes et certains romanciers qui ont besoin pour façonner leurs rêves ou leurs personnages d’une réalité parfaitement concrète. On les appelle pour cela des réalistes, ce qui ne signifie pas qu’ils n’aient su voir que ce qui est au détriment de ce qui s’imagine. Mais ils sont ainsi faits qu’ils ont besoin d’un point de départ, d’où s’élever. Ainsi certains grands oiseaux rasent la terre longtemps avant de prendre péniblement leur vol et de planer dans les espaces. Verhaeren est de ceux-là.