Calmann-Lévy, éditeurs (p. 30-35).

IV

UN HOMME VEUF

On me ramena à Beaumont, vers la fin de l’été, parce que mon père s’ennuyait trop. Grand’mère vint s’y installer en même temps et prendre la direction du ménage.

Je n’eus rien de plus pressé que de courir chez mesdemoiselles Pergelin, et je leur annonçai :

— Vous savez, maintenant, moi, j’ai une petite cousine !

— Comment, une cousine ? où l’as-tu trouvée ?

Mes deux amies étaient en deuil, comme moi, car elles avaient perdu leur frère Paul à la guerre ; et il y avait son uniforme étendu sur un lit, dans une chambre où l’on entrait comme à l’église.

— D’abord, il ne faut pas le dire ! C’est une cousine dont on ne parle pas.

Elles me saisirent chacune par une main, et m’emmenèrent dans le jardin. sous la tonnelle. Elles portaient de longs sarraus noirs, agrafés dans le dos.

— C’est que le noir est si chaud, par cette température ! disaient-elles ; alors, sous ces fourreaux-là, n’est-ce pas ? on peut ne rien mettre du tout, et on est à l’aise… Allons ! qu’est-ce que c’est que cette cousine ? Tu n’as pas d’oncle marié. C’est une petite-fille de madame Leduc ?

— Non, il n’est pas défendu de parler des petites-filles de madame Leduc.

— Oh ! mais… qu’est-ce qu’il veut dire ? en voilà, un roman !

Marguerite, l’aînée, s’étant assise sous la tonnelle, me prit sur ses genoux, et elle donna un coup à son chapeau de paille pour qu’il ne me chatouillât pas la figure.

— Comment s’appelle-t-elle, ta nouvelle cousine ?

— Je ne sais pas.

— Ah ! ah ! tu es un petit farceur !… tu n’as pas plus de cousine qu’il n’y en a dans le creux de ma main.

— Si. Autrefois, elle sautait à la corde ; maintenant, elle est couchée parce qu’il lui est arrivé un accident, et on lui achètera un corset qui coûte au moins trois cents francs…

— Pauvre petite ! Quelle espèce d’accident lui est-il arrivé ?

— Je ne sais pas.

— Mais d’où sort-elle ? Elle a poussé, comme ça, sous un chou ? Ton oncle Philibert n’est pas marié…

— Ça ne fait rien.

Elles se regardèrent toutes les deux.

— Il a une femme qui n’est pas sa femme…

— Oh ! — C’est pour cela qu’il est un « dévoyé », et il n’aura rien dans l’héritage de tante Félicie.

Elles joignirent les mains :

— Mais qu’est-ce que tu nous racontes là ? C’est absolument insensé ! Avec qui causais-tu donc, quand tu étais à Courance ? Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/39 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/40 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/41 Page:Boylesve - La Becquée 1910.djvu/42

Grand’mère releva ses lunettes sur son front.

— Oui, je ne trouve plus de raison plausible de me dérober, surtout alors qu’il s’agit d’un dîner tout à fait sans cérémonie.

— Chez Clérambourg ?

— Mais non : chez les Pope.

— Comment ! chez les Pope ? Vous dînez sans cérémonie chez les Pope ! Mais, vous n’avez seulement pas dit que vous fréquentiez ces gens-là !

<<Image et légende ici>>

— « Ces gens-là... ces gens-là !... » Mais aussi vous êtes tellement difficile... Et puis, d’ailleurs, peu importe ! Je connais « ces gens-là », et c’est chez eux que je vais.

Grand’mère, qui tenait son ouvrage à la main, lâcha tout : ses ciseaux tombèrent et se fichèrent par la pointe dans le parquet. Elle ôta ses lunettes, les plia machinalement, et tâtonna sur un guéridon pour y chercher l’étui. Sa tête était agitée d’un petit tremblement ; elle regardait, droit devant elle, le bouton brillant de la porte d’entrée. Mon père, debout, regardait dans la cour. Il n’y eut plus un mot. C’est ce qui était le plus effrayant.

Une ou deux minutes s’écoulèrent ainsi. On attendait le coup de tonnerre. Mon père fit claquer plusieurs fois ses doigts, puis il éleva les deux poings fermés à la hauteur des oreilles, en découvrant les dents canines. Je crus qu’il allait défoncer les vitres. Certainement, il voulait battre ou briser. Il était poussé à bout. Il y avait quelque chose qu’il ne pouvait plus supporter. Il dit seulement, en abaissant les poings :

— Partez ! partez ! Allez à Langeais !

Grand’mère se sauva, en m’entraînant, et fit sa malle.