La Chanson française du XVe au XXe siècle, Texte établi par Jean GillequinLa Renaissance du livre (p. 289-290).


LA « VEUVE »

À mon ami Octave Mirbeau.


La veuve, auprès d’une prison,
Dans un hangar sombre, demeure.
Elle ne sort de sa maison
Que lorsqu’il faut qu’un bandit meure.
Dans sa voiture de gala
Qu’accompagne la populace,
Elle se rend, non loin de là,
Et, triste, descend sur la place.

Avec des airs d’enterrement,
Qu’il gèle, qu’il vente ou qu’il pleuve,
Elle s’habille lentement,
        La veuve.

Les témoins, le prêtre et la loi,
Voyez, tout est prêt pour la noce.
Chaque objet trouve son emploi :
Ce fourgon noir, c’est le carrosse.
Tous les accessoires y sont :
Les deux chevaux, pour le voyage,
Et les deux paniers pleins de son :
La corbeille de mariage.

Alors tendant ses longs bras roux,
Bichonnée, ayant fait peau neuve,
Elle attend son nouvel époux,
        La veuve.

Voici venir son prétendu,
Sous le porche de la Roquette.
Appelant le mâle attendu,
La veuve, à lui, s’offre, coquette.

Pendant que la foule, autour d’eux,
Regarde, frissonnante et pâle,
Dans un accouplement hideux,
L’homme crache son dernier râle.

Car ses amants, claquant du bec,
Tués dès la première épreuve,
Ne couchent qu’une fois avec
        La veuve.

Cynique, sous l’œil du badaud,
Comme, en son boudoir, une fille,
La veuve se lave à grande eau,
Se dévêt et se démaquille.
Impassible, au milieu des cris,
Elle retourne dans son bouge.
De ses innombrables maris
Elle porte le deuil en rouge.

Dans sa voiture se hissant,
Gouge horrible, que l’homme abreuve
Elle rentre cuver son sang,
        La veuve.

30 août 1887.

Jules Jouy.


(E. Bourbier. Éditeur., 11. rue du Croissant, Paris.)