L’intelligence et le rythme dans les mouvements artistiques/09


CHAPITRE IX

LE TOUCHER CONTRAIRE


Le centre de gravité externe et interne dans le toucher sphérique.

Il m’arrivait autrefois de fixer longuement le regard sur les efforts continus de ces moustiques aquatiques qui, entraînés constamment par le courant de l’eau sur laquelle ils se posent, sont forcés de marcher en sens inverse de ce courant pour pouvoir rester en place. Cette image, me disais-je, correspond à l’inutilité de mes propres efforts continus.

La situation des êtres humains, par rapport à la sphéricité de la terre m’apparaît aujourd’hui dans un contraste frappant avec celle de ces genres de mouches par rapport au courant de l’eau ; je vois que malgré tous les déplacements que nous pourrions opérer, chacun de nous restera toujours dans le même milieu visuel dont il ne peut se dégager.

C’est-à-dire que si, au lieu de se tenir sur la terre ferme, il se trouvait placé sur un océan illimité pour le regard, chacun de nous constaterait que circulairement autour de lui, les navires perçus à la limite de l’horizon se raccourcissent peu à peu à leur base avant de disparaître.

C’est à ce fait réel que je voudrais rattacher un fait qui se passe réellement dans notre pensée, si nous posons un doigt sur une bille de manière à ce que le doigt ne sente qu’une portion de la surface de la sphère, tandis que la pensée conçoit sa forme totale.

Lorsque, page 106, cette image totale de la sphère nous apparaissait en corrélation avec le fait que la bille repose sur un appui qui prête résistance pendant la réalisation du toucher, nous nous demandions si les perceptions sphériques subsisteraient si l’appui faisait défaut ?

En réalité, même si cet appui subsiste, il suffit de faire dévier légèrement la position du doigt de façon que son orientation ne concorde plus avec celle de l’appui qui provoque l’équilibre de la position de la bille, pour ne plus sentir autre chose que la surface du doigt mise en contact avec la bille et la surface de la bille mise en contact avec le doigt ; car au moment où la différenciation des deux directions est perçue, l’image sphérique disparaît.

Nous voyons donc précisément la représentation sphérique s’évanouir au moment où le doigt se met vis-à-vis de la sphère touchée, dans des rapports que, en ce qui concerne nos perceptions visuelles, notre corps ne pourrait jamais occuper sur la sphère terrestre.

L’influence du centre de gravité peut être la même extérieurement dans l’équilibre corporel, intérieurement dans l’équilibre mental. Et peut-être, vu le caractère fonctionnel de nos sens, est-il impossible que nous subissions l’influence des lois de la pesanteur sans qu’elle provoque la représentation inverse de la résistance au poids et ainsi, notre conception générale des images est en réalité double et, en même temps, renversée ou symétrique ?

Et ce serait l’action cérébrale complémentaire du toucher sphérique qui nous ferait apparaître cette dualité dans la mesure exacte où le centre de gravité est le même dans le doigt posé sur la bille et dans la bille. Donc, chaque fois que le doigt se trouverait placé vis-à-vis du point d’appui de la bille qu’il touche, dans les mêmes conditions où notre corps est toujours placé par rapport à la totalité de nos perceptions cérébrales, l’image des sensations tactiles sera double et renversée.

Cela nous ferait supposer que notre pensée est, par rapport à notre corps, ce qu’est le doigt par rapport à la bille sur laquelle il est posé et que des forces proches ou lointaines, répandues dans l’espace agissent sur nous de façon à provoquer les phénomènes de conscience.

De même que cette influence de l’appui sur lequel la bille oscille doit rentrer comme phénomène concomitant dans les représentations complémentaires du toucher sphérique, de même l’action d’un courant gravifique inverse à celui qui fait adhérer nos pieds au sol, pourrait pénétrer d’une manière inconnue dans tout l’équilibre de nos sensations. Une sensation inverse serait ainsi contenue dans chacune des sensations dont se forme notre conscience.

C’est par l’existence de cette influence double que s’expliqueraient à la fois, la faculté de voir une image inversée dans un miroir et toute la psychologie de nos sentiments.

Chacun de nos sentiments serait formé par des conceptions inverses, par des conceptions en miroir totalement opposées, quoique tout à fait semblables.

Le merveilleux équilibre de notre tonicité musculaire n’est-il pas lui-même l’image d’une force régulatrice permanente que nous portons en nous ? Néanmoins cette tonicité ne subsiste que par les contrastes d’orientation, qui constituent son essence même.

Ces phénomènes primordiaux restent, comme le mécanisme initial de nos sensations complémentaires, de notre conscience double, impénétrables pour chacun de nous ; nous voyons néanmoins dans le phénomène du vertige, l’harmonie des formes perçues se désagréger comme si elle n’avait été qu’un composé de sensations dont la cohésion n’est réellement qu’une condition de l’équilibre qui s’établit dans nos perceptions elles-mêmes.

Je dois dire que cette nécessité absolue de contrastes, qui se retrouve jusque dans les moindres phénomènes de conscience, me fait croire à l’existence d’une espèce d’égalité de la force inhérente à toute chose, de sorte que les choses elles-mêmes ne me paraissent différentes que parce qu’elles ne me permettent pas de pénétrer avec une égale intensité cette force. Pour cette raison, je ne puis concilier la conformité de structure de mes deux mains avec l’idée d’avoir une main adroite et une main maladroite ; il me semble que la main gauche est la main complémentaire, c’est-à-dire la main faite pour être couverte[1] par l’autre, ou pour tendre vers un but orienté en sens opposé à celui vers lequel se tend la main droite.

Elle me paraît faite pour accomplir les fonctions opposées à celles de la main droite et elle me semble puissante dans l’exécution de ces actes qu’elle accomplit mieux que la main droite ne pourrait le faire.


La main complémentaire.

On peut admettre que par rapport aux propriétés inhérentes à l’orientation des attitudes, l’adaptation des deux mains est infiniment mieux appropriée dans le maniement des instruments à archet que dans celui du clavier.

Chez les violonistes, les faces dorsales des deux mains sont orientées, en sens opposé, c’est-à-dire que la face dorsale de la main droite est orientée vers en haut, celle de la main gauche vers en bas. Chez les pianistes, c’est la face dorsale des deux mains qui reste orientée vers en haut et il en résulte une maladresse notoire de la main gauche, provoquée par les rapports antiphysiologiques inévitables de ses attitudes.

Il se pourrait que la main gauche n’ait été considérée comme une main qui ne sait pas que parce qu’on ignorait ses véritables aptitudes. À vrai dire, ce n’est sans doute pas elle qui ne sait pas, c’est nous qui ne savons pas ; car lorsque nous la trouvons maladroite, nous cherchons généralement à l’utiliser comme une main droite, c’est-à-dire à rebours de ses véritables aptitudes fonctionnelles.

Nous voudrions exposer ici brièvement cette aptitude des deux mains, à prendre des attitudes complémentaires et à exécuter des mouvements complémentaires, supposant que la faible estime dans laquelle nous tenons notre main gauche est destinée à disparaître un jour pour faire place à une appréciation plus juste, plus complète, de la valeur des deux mains.

D’après mes impressions personnelles, il semble que cette idée d’infériorité de la main gauche provient d’une impuissance d’orientation de ses attitudes et de ses fonctions ; les aptitudes différentes des deux mains leur donnent une prédisposition si évidente à se compléter qu’on pourrait reprocher à chacune d’elles d’être adroite, orientée d’un côté et maladroite orientée de l’autre.


La sensation verticale complémentaire des deux index.

Voici par quels procédés on peut arriver à constater les déviations en sens inverse qui se produisent dans l’attitude des index droit et gauche, sous l’influence des changements d’orientation des deux mains.

La face dorsale de ma main droite étant, ainsi que l’avant-bras, étendue en position horizontale, je maintiens les quatre doigts légèrement recourbés, assez rapprochés, mais isolés les uns des autres en appuyant le bout de la phalangette de l’index, afin de donner plus de fixité à l’attitude de ce doigt, sur le bout de la phalangette du pouce.

C’est dans cette position que, par rapport à l’alignement horizontal de la face dorsale de ma main droite, la courbure de l’index, ne déviant ni à droite ni à gauche, paraît strictement verticale. On peut admettre que la rectitude géométrique perçue dans ces rapports, constitue une des bases de l’adresse de la main droite.

Mais précisément cette attitude perçue rectiligne quand elle est orientée d’un côté, subit, orientée de l’autre, une déviation involontaire. Quoi que je fasse pour maintenir des rapports en apparence invariables dans les attitudes des doigts, dès qu’au lieu de tourner la face dorsale de la main droite vers en haut, c’est au contraire la face palmaire que je tourne dans ce sens, je vois mentalement, en fermant les yeux, l’altitude de l’index dévier par une inclinaison à gauche. Sans doute, par le renversement des attitudes, les adaptations musculaires profondes se transforment de façon à provoquer des différences de rapports invisibles pour les yeux, mais qui sont perçues par la pensée, dès que, fermant les yeux, on ne regarde que mentalement.

La même géométrie rectiligne exacte et les mêmes déviations se produisent dans la main gauche avec cette différence que les déviations sont perçues avec une inclinaison vers la droite et qu’elles se produisent seulement lorsque c’est la face dorsale qui est orientée vers en haut.

On peut donc admettre que si cette rectitude géométrique, perçue dans les rapports des attitudes, constitue une des bases de l’adresse de la main droite, elle doit favoriser de même l’adresse de la main gauche.

Par rapport aux attitudes des doigts, nous n’avons donc pas une main adroite et une main maladroite, mais une main adaptée à ce qu’on veut lui faire faire et une main qui ne l’est pas, La preuve que notre main droite n’est pas dans de meilleures conditions vis-à-vis de la main gauche que celle-ci vis-à-vis de la main droite, c’est que si l’on renverse la position en mettant la face dorsale en dessous, elle aussi ne peut plus retrouver la verticalité de son index recourbé. L’équilibre manuel est désagrégé. D’après ces observations, on pourrait admettre que les aptitudes des quatre doigts gauches correspondent à un équilibre cérébral supérieur dès que leurs extrémités sont orientées vers en haut, et que les attitudes des quatre doigts droits participent à ce même privilège, mais seulement lorsque leurs extrémités sont orientées vers en bas.


Le toucher contraire et l’écriture en miroir.

Sous l’influence de certaines conditions physiologiques ou psychologiques il s’effectue, comme on le sait, une écriture en miroir dans la main gauche ; cette faculté d’écrire en sens inverse s’explique, comme j’ai pu m’en rendre compte, si l’on admet que l’existence de la main complémentaire entraîne nécessairement l’existence d’un toucher contraire ou complémentaire.

On peut dans ce cas supposer que les signes de notre écriture normale et ceux de l’écriture en miroir se résument à un seul processus fonctionnel à tendance contraire. Ce phénomène fonctionnel complexe est rendu analysable, si deux mains, dont la sensibilité tactile est très développée, combinent leurs attitudes et leurs fonctions de la façon suivante :

Séparées pur une planchette interposée, les deux mains sont maintenues d’abord croisées, de manière à ce que la main droite, tenant une plume dont la pointe est orientée vers en bas écrive sur la planchette en se déplaçant de gauche à droite, tandis que la gauche, tenant une plume dont la pointe est orientée vers en haut, écrive en dessous de la planchette en se déplaçant de droite à gauche.

J’ai pu, sous l’influence de cette inversion des attitudes et de la représentation constante de l’inversion des pressions et de la direction des signes tracés, me représenter avec une intensité extrême simultanément l’écriture normale par pressions descendantes exécutées avec la main droite et l’écriture en miroir par pressions ascendantes exécutées avec la main gauche.

Dans cette conscience nouvelle qui se formait à travers le processus contraire de mon activité mentale, j’ai reconnu que non seulement mes deux mains agissant à travers un appui horizontal semblent rester en corrélation l’une avec l’autre, de façon à provoquer la sensation de réaliser par des signes en sens inverse une image indivisible, mais que corrélativement, la vue de cette image s’effectuait par une faculté de vision à direction contraire. Car à travers ces représentations tactiles inverses, se formait une propriété visuelle nouvelle : je pouvais diriger mon regard de façon à voir simultanément de bas en haut et de haut en bas, comme s’il voyait à travers le corps horizontal interposé, ou comme si ce corps cessait d’exister.

En somme, dès que notre pensée s’identifie avec cette double orientation des pressions qui nous permet de réaliser, par des fonctions qui nous paraissent inverses, une image unique quoique non superposable, nous sentons que, par une matière interposée la circulation peut aussi peu être interrompue entre nos pressions tactiles inverses qu’entre ces deux visions mentales inverses.

Par la facilité extrême avec laquelle je me représentais ces caractères opposés, je me suis rendu compte que la faculté de la main gauche d’agir vers en haut, complète celle de la main droite d’agir vers en bas et que moi-même sous cette influence je pensais, j’agissais mentalement en deux sens avec plus de conscience que je n’agis habituellement dans un seul sens. Je suis arrivée ainsi tout naturellement à admettre que ces deux sens n’en forment réellement qu’un seul, mais qu’on ne le connaît qu’imparfaitement.

Il faut dire que si, sans l’avoir appris, je pouvais ainsi diriger ma pensée en deux sens, il s’en suivait que sans l’avoir appris, je pouvais, non seulement lire en dirigeant mon regard de bas en haut et de haut en bas, mais en le dirigeant simultanément de droite à gauche et de gauche à droite. Pendant que j’écrivais, je lisais effectivement non seulement les deux écritures avec une égale facilité, comme si elles m’étaient également familières, mais, vues de droite à gauche ou de gauche à droite, de bas en haut ou de haut en bas, je les confondais en une seule écriture normale.

Si les deux images se superposaient d’une façon si absolue dans ma conscience (tout en n’étant réellement pas superposables quant aux mots tracés), que l’appui interposé entre mes deux mains disparaissait sous l’influence des signes non divisibles tracés par les deux plumes, c’est que dans ces conditions tous les sens au moyen desquels nous orientons nos actions manuelles n’en forment qu’un seul, dont la compréhension nous reste cachée.

Évidemment, on ne peut arriver à cette superposition visuelle intense de ce que nous appelons deux images inverses, sans attribuer à la sensibilité, à la pensée et au regard des forces qu’on ne leur connaissait pas, forces qui semblent en quelque sorte seulement appelées à nous révéler la véritable sensibilité, la véritable pensée, le véritable regard.


La pénétration des pressions en sens inverse et la superposition parallèle des représentations visuelles.

J’ai constaté que sous l’influence de cette position complémentaire où à travers une planchette interposée, les pressions s’exercent vers en haut avec les doigts gauches, vers en bas avec les doigts droits, mes sensations tactiles se pénètrent de façon à ce que l’image linéaire de chaque doigt fait apparaître dans ma pensée plus nettement l’image linéaire du doigt correspondant de l’autre main. Cette concordance est en rapport avec l’unification qui se fait dans les sensations tactiles doubles, dans la vue double, dans la pensée double. Dans cette action complémentaire les deux hémisphères cérébraux semblent déployer une force égale, leurs activités semblent se pénétrer comme les pressions des deux mains. Il n’y a plus qu’un cerveau, comme il n’y a plus qu’une main et cinq doigts. Car effectivement, tandis qu’à travers l’appui transversal, les pressions des doigts complémentaires se pénètrent en direction opposée, au contraire l’ordre de succession des doigts et les images linéaires des pulpes se superposent parallèlement comme si les deux mains ne formaient réellement qu’une seule main.

Mais dans cette image unifiée double, nous voyons qu’il existe une inversion totale entre le toucher de cette main complémentaire et le toucher musical.


Le toucher contraire et le toucher musical.

Dans le toucher musical, les pressions des deux mains ont, par rapport à l’enfoncement des touches, une direction parallèle, tandis qu’au contraire, ce sont l’ordre de succession des doigts et les images linéaires des pulpes qui s’échelonnent pour les doigts correspondants en sens opposé, symétriquement. Donc, les phénomènes auditifs provoqués par le toucher musical proviennent d’une adaptation sur un seul plan (le clavier) du toucher contraire, dont les pressions se pénètrent.

Ces pressions des doigts complémentaires seraient en somme, à celles du toucher musical, ce que l’androgyne de Platon est par rapport à l’être humain soi-disant divisé.

Un jour, peut-être, construira-t-on des claviers à double face, d’ici là, le toucher musical ne peut pas être considéré comme une vérité absolue, mais comme une vérité adaptée à une réalité incomplète : le clavier. On peut admettre que la nécessité de poser les deux mains sur un seul plan, en dirigeant les pressions des doigts seulement vers en bas, désagrège l’unité fondamentale par laquelle nos deux hémisphères cérébraux sont destinés à se perfectionner sous l’influence réciproque de l’orientation de leur activité. Le clavier à double face serait pour le développement de nos deux hémisphères cérébraux un aide autrement puissant que le clavier actuel.

Mais il est incontestable que, malgré cette désagrégation qui se produit par tous les mouvements exécutés sur un plan, l’art consiste précisément à évoquer par cette activité cérébrale, fatalement incomplète, des rapports identiques à ceux qui se produiraient s’il y avait unité d’images linéaires et superposition complémentaire des doigts ; c’est-à-dire qu’il faut apprendre à agir comme si chaque main était mentalement complétée par une main conjointe fictive.

La représentation mentale simultanée des doigts complémentaires.

J’avais constaté autrefois que si je cherchais à me représenter simultanément, par exemple, mes deux index maintenus rapprochés, je sentais, pendant cette tentative d’unification de la pensée, mon regard se déplacer, allant d’un doigt à l’autre, d’où je concluais que j’étais réellement incapable de me représenter simultanément les deux doigts.

Depuis que je cherche à développer directement mon cerveau droit à l’aide de la nouvelle orientation communiquée aux attitudes et aux mouvements de ma main gauche, non seulement j’arrive à me représenter simultanément les doigts correspondants des deux mains, mais je ne puis plus les concevoir autrement. Dès que je pense à un doigt d’une main, je sens aussi celui de l’autre ; je puis me les représenter accolés par le bout de la phalangette, comme s’ils étaient inséparables, et cela de deux façons différentes : je puis, les tenant réellement très écartés, les sentir en fusion directe, comme si l’espace qui les sépare n’existait pas, ou comme s’ils s’allongeaient par les deux extrémités pour se rencontrer au milieu de l’espace qui les sépare.


Les quatre orientations différentes de la main complémentaire et les sensations tactiles et visuelles en écho.

Nécessairement ces phénomènes tactiles complémentaires sont d’une complexité extrême, non seulement par rapport aux transformations qu’ils provoquent dans notre activité fonctionnelle, sensorielle et mentale, mais parce qu’il existe en réalité quatre manières principales de faire correspondre les doigts des deux mains :

1o En interposant une planchette horizontale entre les deux mains, on peut, d’une part, établir la position complémentaire juste en tournant la face dorsale de la main droite vers en haut, la face dorsale de la main gauche vers en bas ; d’autre part, on peut établir la position complémentaire fausse, en tournant la face dorsale de la main gauche vers en haut, et celle de la main droite vers en bas ;

2o En interposant une planchette verticale entre les deux mains et les avant-bras étendus horizontalement, on peut, d’une part, établir une position complémentaire favorable dans laquelle les pressions des doigts complémentaires s’échelonnent verticaleament ; d’autre part, on peut, en redressant verticalement les avant-bras, établir une position complémentaire défavorable dans laquelle les pressions des doigts complémentaires s’échelonnent horizontalement.

Dans la position complémentaire horizontale juste, je ne puis pas me représenter un doigt incomplet. Il me suffit de penser à un doigt gauche ou droit quelconque pour provoquer involontairement l’image double avec une précision, une égalité de perception et de sensations frappante.

Mais, dans la position complémentaire horizontale fausse, il n’en est pas de même. Le désir de me représenter le doigt correspondant droit et gauche provoque une espèce de grossissement des deux mains. Tandis qu’elles semblent ainsi se gonfler, l’espace interposé entre les doigts de chaque main et entre les deux mains elles-mêmes, semble animé de petites parcelles sombres à forme indéfinissable qui se repoussent ; de sorte que, quoique je sente bien tous les doigts des deux mains, je ne sens aucun lien se former entre eux. Je n’arrive à me représenter visuellement ces doigts correspondants, que par des perceptions et des sensations en écho.

Les mêmes différences se produisent entre les positions complémentaires verticales.

La position verticale favorable que nous venons de signaler fait apparaître les doigts complémentaires dans les représentations visuelles. La position complémentaire défavorable produit les effets inverses ; c’est-à-dire des sensations et des perceptions en écho.

Mais une lacune très tranchée s’établit dans toutes les attitudes, complémentaires ou autres, que les deux mains peuvent prendre : on est dans l’impossibilité absolue de se représenter une fusion entre deux doigts qui ne correspondent pas.

Ainsi, après avoir provoqué la fusion intense des sensations complémentaires, le désir de me représenter deux doigts non correspondants produit d’abord une espèce d’obnubilation ; on ne sait pas du tout ce qu’on veut ; les deux cerveaux sont désunis ; ils cherchent à accomplir leur besogne séparément, et lorsque finalement les deux doigts que je cherche à me représenter prennent forme dans l’imagination, je constate que ces représentations ne peuvent se faire qu’en écho. Ainsi, dans la pensée, les deux doigts ne se rapprochent pas, ils s’ignorent comme les deux hémisphères cérébraux se sont ignorés, lorsque le désir de cette image s’est formulé.

Les associations visuelles des doigts complémentaires émanent sans doute d’un phénomène rythmique, car si le perfectionnement de la vue et de la pensée qui se manifeste par la vue en sens contraire et par la pensée en sens contraire, correspond au rythme, c’est que la vue et la pensée ne circulent librement que par la faculté de voir, de sentir réuni ce qui, à nous, paraît séparé. Mais cette faculté d’union, c’est le rythme !

En effet, le toucher contraire est la révélation de l’existence d’une mesure superrationnelle, éternellement libre, qui divise l’espace, la matière visible, voire même les phénomènes les plus cachés de notre activité fonctionnelle, sans être divisible pour notre conscience humaine.

Comme nous venons de le reconnaître, il se produit des représentations et des sensations tactiles en écho lorsque les deux hémisphères cérébraux ne sont pas amenés par le caractère complémentaire des attitudes à s’unifier, à se compléter.

Mais précisément, sous les mêmes influences, il se produit, non seulement des représentations visuelles en écho, mais aussi des mouvements en écho. Nous ne voulons ici baser nos recherches que sur cette incoordination des mouvements des deux mains chez le pianiste. Nous les désignons par le terme mouvements en écho, quoique, par rapport aux deux mouvements en jeu, c’est l’avance de la main gauche qui est inconsciente, et non pas l’écho qui suit. Mais, en raison de la déviation involontaire qui s’établit dans les mouvements des deux mains, il se produit réellement comme un effet d’écho, qui ne pourrait être désigné avec justesse par aucun autre terme.

On peut, en somme, admettre que la déviation des attitudes des deux index, aussi bien que les représentations visuelles en écho et les mouvements en écho, correspondent à des troubles rythmiques qui font dévier à la fois les rapports de l’espace dans les altitudes non concordantes, les rapports du temps dans le chemin parcouru par les pensées non concordantes, et les rapports du temps dans le chemin parcouru par les mouvements non concordants.

Les mouvements en écho.

Une des infériorités les plus apparentes du mécanisme des pianistes, c’est l’avance inconsciente des mouvements de la main gauche sur ceux de la main droite ; elle semble se faire, par rapport au temps qui s’écoule entre l’exécution des deux mouvements, avec un retard qui occasionne un effet d’écho.

Chez un organiste de ma connaissance, cet effet d’écho se chiffre par les écarts suivants :

Avances inconscientes de la main gauche obtenues en pressant, à un signal donné, avec un doigt de chaque main sur les membranes d’un appareil enregistreur de Marey :

1re expérience : Avance de 5 centièmes de seconde du pouce gauche sur le pouce droit ;

2e expérience : Avance de 3 centièmes de seconde de l’annulaire gauche sur l’annulaire droit ;

3e expérience : Avance de 4 centièmes de seconde de l’annulaire gauche sur l’index droit ;

4e expérience : Avance de 4 centièmes de seconde de l’auriculaire gauche sur l’index droit ;

5e expérience : Avance de 2 centièmes de seconde de l’index gauche sur l’auriculaire droit.

Il faut noter que si ces différences se produisent même lorsqu’un musicien s’applique spécialement, comme dans ces expériences, à agir des deux mains simultanément, ces défauts s’accusent davantage sous l’influence des préoccupations de l’exécution.

Comme j’ai pu m’en rendre compte, ces mouvements en écho sont en corrélation avec l’orientation des pressions. Car, si les doigts exécutent sur le clavier des séries de pressions vers en bas, allant, par exemple, des pouces aux cinquièmes doigts, les pressions de la main gauche prendront effectivement une avance sur celles de la main droite.

Mais si, ayant les faces palmaires tournées vers en haut, les deux mains sont posées en dessous d’un appui, de façon à ce que les doigts, légèrement courbés, soient tournés vers en haut, cette modification d’orientation changera les relations entre les mouvements des deux mains : dans ces pressions orientées vers en haut, ce sont les pressions de la main droite qui prendront l’avance, et celles de la main gauche se feront en écho.

Comme il s’agit ici de phénomènes relativement délicats, l’observation en sera plus aisée si l’on fait succéder chacune des cinq pressions exécutées simultanément par les doigts droits et gauches, très lentement l’une après l’autre, car on constate ainsi qu’il se forme deux genres d’écho : un écho en quelque sorte naturel, et un écho forcé ou volontaire. C’est-à-dire que, si les faces dorsales des deux mains sont orientées vers en haut, les pressions étant exécutées vers en bas, ce sont les pressions de la main droite qui donnent l’écho naturel, et celles de la main gauche l’écho forcé qui ne se produit que bien plus tardivement ; si, au contraire, les faces dorsales sont orientées vers en bas, les pressions étant exécutées vers en haut, c’est le résultat inverse qui s’établit, c’est dans la main gauche que se localise l’écho naturel, dans la main droite l’écho forcé.


L’orientation de la main complémentaire et les mouvements en écho.

Des changements similaires se produisent dans les deux autres orientations complémentaires. Si étant placé devant une porte ouverte, on allonge horizontalement les bras des deux côtés, de façon à interposer entre eux l’épaisseur du bois, et si l’on redresse ensuite les avant-bras en maintenant les doigts complémentaires strictement juxtaposés en vue d’exécuter des séries de cinq pressions successives, allant des pouces aux 5es doigts dans un alignement horizontal, ces pressions, malgré la position complémentaire des doigts, ne concorderont pas, mais produiront un écho. Et là encore, il semble que les phénomènes se subdivisent ; si les séries de pressions s’échelonnent en allant des pouces aux 5es doigts, les pressions de la main droite semblent se faire en écho de celles de la main gauche ; si, au contraire, les pressions s’échelonnent en allant des 5es doigts aux pouces, ce sont les pressions de la main gauche qui semblent se faire en écho de celles de la main droite.

Mais tous ces phénomènes non-concordants disparaîtront si, au lieu de redresser l’avant-bras et d’aligner les séries de touchers horizontalement, on laisse les avant-bras étendus horizontalement afin de communiquer aux séries de touchers une orientation verticale, car dans ces conditions la concordance des pressions se reconstitue et les mouvements en écho disparaissent.

Comme ces observations tendent bien à le démontrer, il y a donc réellement non pas une, mais quatre manifestations différentes de la main complémentaire, parce que la transformation fonctionnelle est en corrélation non seulement avec la transformation des attitudes, mais avec celle de l’orientation communiquée à ces attitudes.

Donc, si nos organes nous paraissent d’une complexité de structure extrême, la structure des rythmes, infiniment divisibles, répandus dans l’espace, rayonne avec une complexité infiniment supérieure à travers cette structure même. Par rapport à cette action de pénétration, le moindre changement d’orientation d’un de nos organes change en quelque sorte toutes les aptitudes fonctionnelles de cet organe, car, à notre insu, les lois de la pesanteur nous dominent de façon à former l’action complémentaire invisible de toutes nos actions. Comme nous chercherons à le démontrer plus tard, notre organisme lui-même est influencé par le caractère de son orientation qui est susceptible de modifier nos sensations et nos mouvements sous les formes les plus subtiles.


Le toucher complémentaire et les courants rythmiques des pressions.

Cette fusion absolue des pressions constatée dans la fonction complémentaire juste des deux mains n’entraîne pas, comme on pourrait le supposer, une égalité des pressions, mais au contraire une évolution rythmique de vitesse différentielle absolument équivalente.

Ainsi, c’est lorsque les deux mains étant séparées par une planchette horizontale, les doigts droits exécutent leurs pressions vers en bas, les doigts, gauches, au contraire, exécutent les leurs vers en haut, que les doigts correspondants des deux mains transmettent des pressions réellement concordantes d’une façon spontanée.

Mais c’est précisément dans ces conditions qu’on perçoit la concordance des courants rythmiques qui s’établissent dans les pressions des deux mains. Ainsi, si au lieu d’échelonner simplement des séries de pressions allant des pouces aux 5es doigts on échelonne, sans interruption, alternativement des pressions allant des pouces aux 5es doigts et des 5es doigts aux pouces, c’est dans la direction allant des 5es aux pouces que la succession des pressions s’accélère, c’est dans la direction allant des pouces aux 5es doigts qu’elle se ralentit. De sorte que, dans les successions de pressions orientées alternativement en sens inverse, tandis que la vitesse maxima est localisée du côté des pouces et des index complémentaires, la vitesse minima est localisée du côté des 4es et 5es doigts complémentaires. Car, comme nous l’avons déjà dit, dans cette attitude complémentaire des deux mains, les pressions s’échelonnent dans les doigts correspondants droits et gauches parallèlement, de sorte que ces doigts correspondants se changent vraiment en doigts complémentaires, puisque, leur ordre de succession fusionne de manière que leurs fonctions deviennent parallèles, comme s’il ne s’agissait réellement que de cinq doigts d’une seule main.

Le toucher complémentaire inverse et les courants rythmiques inverses.

Mais quoique l’ordre de succession des doigts ne soit pas modifié, dès qu’établissant la main complémentaire inverse, on oriente dans la superposition des mains la face dorsale de la main gauche vers en haut et celle de la main droite vers en bas, on provoque aussitôt un toucher complémentaire en quelque sorte maladroit, dans lequel les courants rythmiques s’orientent en sens inverse. Car, dans ces séries de pressions alternativement orientées en sens inverse, c’est la vitesse minima qui se localise du côté des pouces et des index, tandis que c’est la vitesse maxima qui se localise du côté des 4es et des 5es  doigts.

Il est impossible de constater, à travers un mécanisme tactile très affiné, la finesse extrême des perceptions différentielles qui se forment en raison des fonctions différentes de ces deux genres de mains complémentaires, sans songer aux réfractions prismatiques. Ces différences rythmiques apparaissent comme des réfractions que nous ne dirigeons pas, mais dont nous pouvons saisir le caractère différentiel à force de fixer notre attention sur les phénomènes qui s’accomplissent ; car l’effort ne consiste pas à provoquer des courants rythmiques à travers les positions complémentaires qui en facilitent l’exécution, mais bien dans l’effort mental intense nécessaire pour constater leur existence dans les pressions exécutées.

Les phénomènes complémentaires de la tension en sens inverse des pouces.

Il est à noter que dans l’orientation complémentaire fausse, où les quatre doigts gauches pressent en bas, tandis que les quatre doigts droits pressent vers le haut, non seulement les pouces perdent toute leur énergie, mais il se produit comme une sensation d’épaississement considérable et corrélativement de raccourcissement des deux pouces. C’est surtout par l’observation de ce phénomène que je suis arrivée à me rendre compte, comme je l’expliquerai par la suite, combien les deux mains et les deux bras se comportent différemment les uns par rapport aux autres, selon l’orientation de leurs positions et de leurs mouvements.

La fausseté de l’orientation concentrique des pressions des quatre doigts gauches et droits entraîne, en effet, comme nous venons de le dire, l’incapacité absolue du pouce gauche de s’étendre vers en bas, pendant que les pressions des quatre doigts gauches, se transmettent vers en bas, et l’impossibilité absolue du pouce droit de s’étendre vers en haut pendant que les pressions des quatre doigts droits se transmettent vers en haut. Inutile d’ajouter qu’à l’instant même où l’on ne se représente plus la direction des pressions des quatre doigts correspondants, le pouce reprend sa liberté d’action. Il s’agit ici d’un phénomène de conscience, ce sont ces deux pensées des fonctions qui sont inconciliables et non les deux fonctions.

Comme nous l’avons dit, on sent, corrélativement à cette impuissance, les pouces s’épaissir et se raccourcir, on pourrait même dire qu’on les sent aussi devenir plus mous, plus faibles et plus obtus.

Mais si l’on établit la justesse de l’orientation concentrique des pressions en renversant la position des deux mains, de manière à ce que, sur la planchette horizontale interposée, les doigts droits pressent vers en bas et les doigts gauches vers en haut, les pouces prennent une élasticité subite ; ils se tendent si fortement dans le même sens suivant lequel les pressions des doigts complémentaires se pénètrent, qu’on a l’impression qu’ils s’allongent en directions opposées, tandis qu’auparavant, on avait l’impression qu’ils se raccourcissent en direction opposée.

Le plan central dans les pressions contraires des quatre doigts droits et gauches.

Par la concordance qui s’établit d’une part entre les pressions dirigées par les quatre doigts gauches vers en haut et la capacité du pouce gauche de se tendre de toutes ses forces dans cette même direction en s’allongeant pour ainsi dire ; d’autre part entre les pressions dirigées par les quatre doigts droits vers en bas et la capacité du pouce droit de se tendre de toutes ses forces dans cette direction en s’allongeant pour ainsi dire, il se produit dans l’attitude complémentaire des deux mains comme un plan central horizontal. Si l’on supprime la planchette interposée, les pressions des quatre doigts complémentaires (un index, un médius, un annulaire et un auriculaire) se pénètrent réellement en sens inverse formant une action double par le contraste de l’orientation, et à ce plan horizontal s’ajoutent deux sommets opposés, les deux pouces, qui eux aussi se tendent en sens opposé, mais sans pouvoir se rencontrer ; ils restent sans appui, mais sont néanmoins attirés, l’un vers l’espace en-dessous, l’autre vers l’espace au-dessus.

Les deux mains subissent, en effet, comme ces phénomènes le font supposer, des attractions différentes par rapport à la hauteur et la profondeur de l’espace.

Les écartements en hauteur et en profondeur et l’attraction différentielle subie par les deux mains.

Pour expérimenter cette tendance rythmique opposée qui se manifeste dans le caractère de l’écartement et du rapprochement vertical des deux mains, nous procédons de la façon suivante :

Les avant-bras sont écartés horizontalement du corps à la même hauteur que le coude, afin que par un élan en sens contraire il soit aussi aisé d’écarter une main vers le bas, que l’autre vers le haut. On maintient, d’une part, dans chaque main, la phalangette de l’index posée sur celle du pouce formant, par cette superposition, un angle aigu par lequel les deux doigts se prêtent réciproquement appui ; on superpose, d’autre part, les deux faces dorsales des pouces en les maintenant croisées. Ce croisement peut se faire de deux façons différentes : dans la position complémentaire juste ; dans ce cas, c’est la fade dorsale du pouce droit qui est superposée à celle du pouce gauche : dans la position complémentaire fausse ; dans ce cas, c’est la superposition opposée qui se produit.

Précisément, la résultante de l’écartement des deux mains, c’est-à-dire le mouvement en retour qui suit cet écartement, prend un caractère très différent selon que je tiens la main gauche au-dessus de la droite, ou la main droite au-dessus de la gauche.

Si c’est la main gauche que je tiens au-dessus, je puis écarter verticalement les deux mains par un fort élan, déployant tout ce que j’ai de force disponible ; néanmoins, malgré cette dépense d’effort initial, cet élan sera suivi tout naturellement d’un élan en retour faible par lequel les deux mains se rapprochent en quelque sorte comme elles veulent, car je puis régler cet élan à volonté, il est complètement docile.

Mais si, inversement, je maintiens, dans l’écartement, la main droite au-dessus, la main gauche en dessous, je constate que l’élan initial semble bien se faire avec la même dépense d’effort que dans les observations précédentes, mais qu’une fois cet élan donné, je ne puis éviter qu’il se produise un choc en retour ; car malgré moi les deux mains, une fois écartées, retombent avec violence l’une vers l’autre, de façon que les quatre doigts alignés claquent les uns contre les autres en se rencontrant.

Le terme employé, les deux mains retombent, semble impropre lorsqu’on songe qu’il correspond pour la main gauche à la réalisation d’un mouvement ascendant ; ce terme est en réalité néanmoins juste, puisque l’élan qu’elle a acquis dans ce mouvement en retour est bien celui d’un membre qui retombe et ne peut se qualifier autrement. Dans cette disposition complémentaire des mouvements on peut dire que la main gauche s’élève en quelque sorte vers en bas, et retombe vers en haut par des lois physiologiques qui lui sont propres.

Du reste, cette attraction des mains en sens inverse peut être observée aussi lorsque les élans en sens opposés sont réalisés très doucement, soit par un écartement graduellement ralenti et un rapprochement accéléré, soit par l’orientation rythmique inverse qui est tout aussi aisée. La résultante est, dans ce cas, bien plus intéressante, mais aussi plus difficile à percevoir.

Il se produit effectivement, selon que, dans l’élan initial de l’écartement, la main gauche s’élève ou s’abaisse, dans les rapports des sensations éprouvées par les deux mains, des différences comparables à celles de fils élastiques de qualité plus ou moins résistante. C’est-à-dire que si la main gauche s’élève dans l’élan initial, le lien établi entre les mouvements de va-et-vient des deux mains se fait sans provoquer des sensations rythmiques différentielles : on a beau aller et venir en accélérant et en ralentissant la vitesse, cherchant à analyser les rapports des sensations ; ces sensations ne s’assouplissent pas — les mouvements d’une main ne réagissent sur ceux de l’autre que comme à travers une grosse corde peu élastique.

Au contraire, dès que c’est la main droite qui s’élève tandis que la main gauche s’abaisse, l’écartement se fait comme si un lien fluide unissait les deux mains ; on sent, par un échange constant, le poids et la vitesse se différencier comme si, tenant réellement des fils élastiques d’une fluidité extraordinaire entre les deux mains, chaque main était renseignée d’une façon absolue sur ce qui doit se passer dans l’autre.

On peut dire que dans cette identification des sensations manuelles, l’éloignement qui a existé entre les deux hémisphères cérébraux lorsque les représentations visuelles, les sensations et les mouvements se sont produits en écho, disparaît. Les deux hémisphères sont reliés comme les deux mains.

Il y a sans doute ici des influences des plus subtiles en jeu, dont on retrouve aussi les effets, notamment, dans les altitudes complémentaires justes où l’abaissement et le redressement des doigts maintenus un peu recourbés, s’effectuent sur une planchette interposée. Car si les doigts complémentaires gauches se redressent en s’abaissant, leurs mouvements prennent un caractère qui contraste avec celui des mouvements ascendants réalisés simultanément par les doigts droits. Il semble que, précisément, de ce contraste (si les phénomènes cérébraux les enregistrent pour la conscience) naisse une harmonie parfaite des déplacements des doigts, dans lesquels on ne sent plus ni impulsion ascendante avec résistance à la pesanteur, ni impulsion descendante avec transmission de la pesanteur : il y a liberté absolue des mouvements en tout sens. On pourrait dire que les mouvements sont transformés comme s’ils étaient transmis dans une autre atmosphère, dans une atmosphère qui fait naître d’autres processus physiologiques, parce qu’elle fait naître d’autres processus psychologiques.

Et corrélativement à cette transformation du redressement et de l’abaissement des doigts, les pressions en sens inverse suggèrent l’idée d’une autre atmosphère interne ; atmosphère aussi différente de celle qu’on connaissait que l’atmosphère externe réelle de celle dans laquelle semblent se transmettre les mouvements en sens inverse.

En somme, sous l’influence de cette forme manuelle complémentaire, on se sent transformé comme si n’ayant connu et utilisé que les gros ressorts de son activité fonctionnelle, on en découvrait de petits qui soudain dévoilent un perfectionnement ignoré. On pourrait dire que ce perfectionnement se produit chaque fois que nos pressions manuelles allant en hauteur et en profondeur se pénètrent de manière à faire disparaître dans une certaine mesure de notre conscience l’idée de distance et l’idée de matière, pour les remplacer par la conception d’une nouvelle force qui n’est que mouvement.

On peut certainement reprocher aux idées exposées ici sous une forme bien sommaire, qu’elles sont toutes écloses du bout de mes doigts : mais c’est dans cette base physiologique qu’en semble résider la valeur.

Je me suis fait une éducation spéciale à la recherche d’une définition scientifique du toucher musical, mais à mesure que j’avançais dans cette éducation, ce n’est pas seulement mon toucher musical mais toutes mes perceptions qui se sont modifiées. Parce que je suis arrivée à sentir mes deux mains différemment, je touchais et je sentais non seulement différemment, mais je voyais aussi différemment. Je pénétrais pour ainsi dire dans un autre monde interne, à travers lequel le monde externe m’est apparu différent.

Mes idées ne tendent pas vers une philosophie esthétique nouvelle, elles signalent avec une grande insuffisance une vérité physiologique inconnue.

Un jour, peut-être, lorsque par le perfectionnement manuel et, par conséquent, intellectuel, cette vérité sera pratiquement explorée, les philosophies pâliront devant son épanouissement, parce que leurs rêves seront remplacés par des réalités nouvelles plus hautes que ces rêves.


  1. Ce mot sera plus amplement expliqué par la suite.