L’horreur humaine

Contes tragiques
Contes de Caliban (p. 301-311).

L’HORREUR HUMAINE


Ils débouchèrent dans des bois dans le village. Sur un brancard d’ambulance, quatre d’entre eux portaient le cadavre de l’officier qu’ils déposèrent sur la dalle de la fontaine, au centre de la place, à mi-côte devant l’église, où leur major lui lava les cheveux et la barbe, rouges de sang.

La balle du franc-tireur s’était logée en plein front, comme dans un carton de cible. Le coup décelait l’embuscade mais ne signait pas le fusil. Les Bavarois avaient battu futaies, haies et fourrés, et ils n’avaient trouvé personne. Or, ni en 1792, ni en 1815, ni en 1870, les armées invasionnaires n’ont jamais accordé vertu belligérante aux Freyschütz, et l’Allemagne ne les admet qu’en opéra, la paix régnante. En guerre, elle les fusille.

M. le curé parut sous le portail. Il était vêtu de l’aube et de l’étole. Il s’avança, suivi de femmes et d’enfants, vers le capitaine, qui le salua fort poliment et s’écarta pour laisser le prêtre délivrer au mort le viatique. Ce devoir apostolique rempli, le pasteur monta au presbytère, digne et froid, il en tira la porte.

Les Bavarois sont catholiques, ils ont droit à la terre sainte. L’officier tué fut donc enterré, par les soldats, dans le cimetière même du village. C’était sans doute un personnage important d’outre-Rhin, soit par sa valeur propre, soit par sa lignée, car le capitaine parla devant la fosse faute et, à défaut d’autre verdure, ils y jetèrent des branches d’ifs et de cyprès arrachées aux sépultures. Puis ils retournèrent camper sur la place, autour de la fontaine, sans requérir vivres ni logements, ce qui était assez extraordinaire et plus inquiétant encore.

Assis sur la margelle, le capitaine paraissait accablé de tristesse à la fois et de lassitude. Il appela un gamin, extasié par son casque.

— Mon petit, lui dit-il en pur français, va me chercher le maire ou l’adjoint, ça m’est égal.

Mais il n’y avait ni adjoint, ni maire : tout le monde était parti à l’armée, il ne restait que M. le curé.

— Ne le dérange donc pas, fit le capitaine en se levant de la margelle.

Et le tambour battit dans la nuit qui tombait.

Mais en même temps la cloche de l’église tinta, le recteur sonnait l’angélus lui-même, car il n’avait pas de bedeau, et c’était l’heure. Le capitaine fit un signe, le tambour s’arrêta et laissa les airs à la voix d’airain pacifique. Son appel ne fit sortir personne des deux cents et quelques feux échelonnés sur le coteau, au pied du château désert et clos. Ou le village était lui-même abandonné, ou ses paroissiens se terraient. L’angélus se tut à son tour, et il s’épandit un vaste silence.

Alors le tambour reprit et roula trois fois. Puis le capitaine, debout sur la fontaine, énonça lentement dans cette solitude :

« Ordre de l’état-major allemand. Les habitants de la commune ont un quart d’heure pour se réunir tous dans leur église paroissiale, faute de quoi les meubles, immeubles et récoltes seront livrés à l’incendie. Les femmes et les enfants, exceptés seuls de la mesure, pourront se réfugier au château, mais sans leurs animaux domestiques.

Cinq minutes après, onze hommes parurent sur les seuils des chaumières, et, en vérité, il n’en restait pas davantage, tous les valides ayant rejoint les drapeaux. Du reste, ils n’en dénoncèrent eux-mêmes point d’autre. Cette réserve comprenait un octogénaire, deux septuagénaires dont l’un hémiplégique, un tailleur bancroche et borgne, deux fermiers ou métayers, le vétérinaire rebouteux, un cabaretier, le gindre du boulanger, un sabotier et l’idiot porte-bonheur du village.

— Est-ce tout ? sourit le capitaine, n’êtes-vous que onze ?

— Douze, releva le curé, entré par la sacristie. Et, à présent, que nous voulez-vous ?

— Fermez les portes, et deux plantons à chacune d’elle, arme chargée, fut la réponse.

Et le pauvre prêtre pâlit, car il savait la rigueur implacable du règlement militaire de l’ennemi.

— Oui, fit-il, il vous faut une vie en holocauste pour celle de votre officier tué.

— Dites assassiné, mon Père.

— Eh bien, prenez la mienne, voulez-vous ? Je suis marqué de Dieu, pour ce sacrifice.

Le chef bavarois s’était détourné pour dissimuler son émotion.

— Je m’y attendais, salua-t-il ; mais outre que les ministres de l’Église sont sacrés pour nous, il ne s’agit pas d’une vie seulement, monsieur l’abbé, mais de plusieurs.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’à l’aube trois de ces pauvres gens doivent être passés par les armes.

— Mais lesquels ?

— Ceux qu’ils auront choisis eux-mêmes ?

— Comment, eux-mêmes ?

— Comme ils l’entendront, c’est leur affaire, ils ont toute la nuit pour en débattre entre eux. Tels sont mes ordres et je vous laisse le soin de les leur transmettre avant de quitter vous-même l’église.

— Monsieur, je suis chez moi, lança le prêtre.

Et, relevant sa soutane sur la ceinture, il gravit d’un élan les degrés du chœur, et il cria :

— Aux armes, citoyens ! et défendons-nous, Dieu le veut ! mêlant ainsi les deux paeans de la race.

Le capitaine haussa les épaules et, l’index tendu dans la direction du château, il dit à mi-voix :

— Vous oubliez, mon révérend, que là-haut il y a des gages !

Et il sortit.

Alors l’horreur régna. La petite nef glaciale sombrait dans l’ombre, comme un vaisseau qui coule bas avec ses naufragés. L’un d’eux, le tailleur borgne et tordu, réclama de la clarté :

— Qu’on allume les cierges de l’autel, pour se reconnaître.

— Non, objecta l’un des métayers, pour ce qu’on a à faire, inutile d’y voir.

Mais qu’avait-on à faire ? L’apparition de la lune dans un vitrail les mit d’accord, elle les baigna d’une lueur terne où ils semblaient des ours blancs au pôle. Machinalement, chacun avait repris à son banc la place dominicale. L’idiot, juché sur le bénitier, riait, les doigts dans le nez, les jambes pendantes.

Les trois vieux causaient, assez calmes d’apparence. Pour l’octogénaire, c’était le garde-chasse du château qui avait abattu l’officier. Il devrait donc se livrer, mais où était-il à cette heure ?

— Bien loin, pour sûr, comme tous les capons, qui, leur coup fait, s’enfuient et laissent les autres payer pour eux !

L’hémiplégique s’offrit à le dénoncer au capitaine, il le prenait sur lui.

— Pour le temps qui me reste à vivre !…

— Ah ! taisez-vous ! leur jeta le curé, tremblant de honte.

Le rebouteux, tirant le gindre, s’était, sans mot dire, à pas ouatés, rapproché de la tourelle du clocher. Qui sait si on ne pourrait pas s’échapper à deux, l’un aidant l’autre, par la toiture ?

— Non, tous ou personne, interposa le pasteur héroïque, et donnant un tour de clef à la petite porte de l’escalier en spirale ; il la jeta devant lui, dans l’obscurité.

Pendant ce temps, concertés pour un autre subterfuge, le cabaretier, le second fermier et le sabotier essayaient d’enfoncer l’huis de la sacristie qui était clos et cédait déjà à leur triple poussée.

— N’entrez pas là ! vociféra une voix éperdue qui réveilla l’écho des orgues.

Et le prêtre se précipita, mais trop tard. Par la baie forcée, ils avaient déjà vu, dressés sur leurs matelas, les deux mobiles blessés, la tête bandée et grelottants de fièvre, que cachait là et soignait de son mieux le saint homme. Et la découverte les exalta jusqu’au délire.

Sauvés ! Ils étaient sauvés. Deux des victimes se présentaient d’elles-mêmes à la vindicte allemande, à demi mortes déjà, d’ailleurs, et quant à la troisième, il n’y avait même pas à la désigner. Élue mentalement, dès la première minute, par les dix justiciers instinctifs, unanimes ; c’était évidemment le démenté qui, à califourchon sur le bénitier, s’amusait follement de les voir se démener dans les verdâtres reflets lunaires.

Ils appelèrent à grands cris le capitaine.

— Notre choix est fait, ouvrez !

Le curé s’était écroulé, les mains jointes, au pied du tabernacle, car on peut lutter contre l’hyène, le chacal et le tigre, mais point contre la bête humaine en mal de lâcheté. Il priait.

Le capitaine vint, et, d’un coup d’œil, il vit et comprit. Il héla huit hommes de sa compagnie :

— Portez ces deux soldats français au presbytère, plantez-y le drapeau d’ambulance, et prévenez le major. Allez !

Et, cela dit, il disparut.

Ainsi donc ils en étaient pour leur infamie. C’était entre eux, les onze, qu’ils devaient procéder à la sélection terrible et nommer les trois fusillables. Ils s’affalèrent anéantis. La lune avait tourné et les laissait en pleines ténèbres. L’horloge sonna la deuxième heure de nuit, et la question : Que va-t-on faire ? fut renouvelée par le plus gros des deux métayers.

— Au sort ! clama le tailleur, nos peaux se valent.

— Non, votons, proposons le cabaretier.

— Voter, comment ? objecta le rebouteux, on n’y voit rien.

— C’est vrai !

Et tous de réclamer les cierges. Le curé les alluma à tâtons, comme aveugle ; de grosses larmes lui roulaient sur le rabat. Ils votèrent dans sa barrette, sur une feuille de papier de contributions déchirée en dix morceaux et que le cabaretier avait encore dans sa poche.

Au relevé, l’octogénaire était condamné par six voix, et, par quatre, le sabotier, malheureux homme des bois, qu’ils connaissaient à peine et pour le voir une fois l’an, à la foire, les jours de fête de la paroisse.

— C’est bon, fit-il, on ira, mais qu’est-ce que je vous ai fait ?

Le vieillard de quatre-vingts ans n’y mit pas le même fatalisme. C’était un paysan sournois qui passait pour très riche et à qui on ne savait pas d’héritiers.

— L’innocent n’a pas voté, ça ne compte pas. On n’était pas onze dans la barrette.

Sur cette chicane la querelle s’engagea, sinistre, autour des cierges qui semblaient brûler pour un autodafé.

— L’idiot ne sait ni lire ni écrire. Puisqu’il est le troisième, il n’a pas à désigner les deux autres. Ce n’est pas de jeu, glapissait l’octogénaire, vous êtes des misérables, nous sommes onze, onze, onze !…

— Le vote est acquis.

— Oui, oui !

— Non !

— Si !

— C’est abominable, pire que chez des loups, on n’a encore pas vu ça sur la terre ! Fusiller un vieil homme de quatre-vingts ans ! Grâce, mes amis…. Tenez, qu’est-ce que vous voulez que je donne à M. le curé pour ses pauvres, pour son église, pour vous ?

— Assez, assez, c’est la justice. On a voté. Nous sommes en République.

Pour dépeindre ce qui se passa alors dans cette église de village, il faudrait un Balzac ou un Shakespeare. Je ne l’essaierai pas. A la bouche de l’enfer on n’entend pas de pareilles imprécations. L’octogénaire, les poils hérissés, et tel un sanglier acculé dans sa bauge, vomissait, contre ses juges, le torrent des accusations de vol, d’usure, de débauche, d’assassinats, toute l’histoire de la commune, de pères en fils, sur dix générations. C’était le carnet du diable. Ah ! oui, ils méritaient d’être tous fusillés par les Prussiens, et brûlés vifs, eux, et leurs mères, et leurs femmes, et leurs bâtards, toute la vermine et la racaille.

L’idiot dansait de joie autour du bénitier. Le prêtre s’était évanoui.

A l’aube, le portail s’ouvrit et les trois victimes furent livrées. Le peloton de douze fusils était déjà rangé sur place. Le capitaine disposa lui-même, et le dos tourné, les condamnés, 1e vieux qui paraissait tomber en lambeaux, le sabotier qui se signait à tour de bras et le porte-bonheur du village, et rapidement il leva son épée. Mais, plus rapidement encore, une ombre noire avait passé, et la soutane d’un bon pasteur du Christ ramassait toute la décharge.

Elle était, il y a deux ou trois ans encore, avec ses douze trous de relique, dans le trésor de l’église de V… V…, où je l’ai vue.