L’homme de la maison grise/Texte entier

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 3-191).


LHomme de la

Maison Grise


ROMAN
Par
Madame A. B. Lacerte.

PROLOGUE


CHAPITRE I

LE PRIVILÈGE DE LA FEMME


— Stéphanne… Quel joli nom !… Et c’est le vôtre ?

— Oui, M. de Montvilliers. Mais je ne permets qu’à mes amis les plus intimes de m’appeler ainsi.

— Vous voulez dire que nous ne sommes pas amis, vous et moi, Mlle Noëlet ?

— Amis ?… Nous nous connaissons à peine !

— Voilà quinze jours que nous avons fait connaissance, pour être exact, Mlle Noëlet. Mais l’amitié, comme la valeur, n’attend pas le nombre des années, je crois, fit-il en souriant.

— Peut-être… Tout de même, je préfère que vous ne m’appeliez pas par mon petit nom, répondit-elle en souriant un peu froidement.

— Je vous suis donc bien antipathique ?… J’aimerais tant vous entendre m’appeler Félix, qui est mon petit nom, à moi !

— Vous ne m’êtes pas antipathique ; au contraire ! Je vous trouve aimable, charmant causeur… et puis, vous êtes une véritable aubaine pour nous, humbles villageoises. Pensez-y ! Vous portez un nom haut sonnant ; vous venez de loin, et vous êtes un des fortunés de ce monde.

— Il vous plaît de vous moquer de moi, Mlle Noëlet.

— Pas du tout ! Pas du tout croyez-le protesta-t-elle. Je vous dis tout simplement ce qui en est… Depuis que vous êtes dans ce village, ajoute-t-elle en riant, nos jeunes gens commencent à comprendre la signification du dicton : « Nul n’est prophète dans son propre pays ».

— Que voulez-vous dire ?…

— Ah ! Qu’importe !… Nous devrions être très flattés, tous, tant que nous sommes, de vous voir prolonger votre séjour parmi nous. Dieu sait pourtant s’il est monotone, ennuyant notre village, pour qui n’y a pas toujours vécu, s’entend. Quant à nous, nous y sommes habitués.

— Moi, je me plais infiniment ici… parce que vous y êtes, sans doute… D’ailleurs, votre village est vraiment admirable, situé, comme il l’est, sur les bords de l’imposant lac Saint Pierre… J’y passerais volontiers toute ma vie.

Ils étaient fort intéressants cette jeune fille et ce jeune homme qui causaient ainsi ; elle, blonde comme les blés ; cheveux dorés, yeux bleus, teint « de lys et de roses » ; lui, brun, cheveux abondants ayant une tendance à onduler, yeux noirs, très expressifs, visage de camée. Une chose cependant déparait quelque peu ce visage presque parfait : c’étaient d’épais et broussailleux sourcils, se rejoignant presque, au milieu du front. Ce genre de sourcils dénote, paraît-il, un caractère jaloux et colère.

— Vraiment ? avait dit Stéphanne, en réponse à la dernière observation de son compagnon. Je devrais être très flattée, pour moi et pour notre village, ajouta-t-elle en éclatant de rire.

Mlle Noëllet, demanda le jeune homme d’un ton grave, me permettez-vous de vous parler de mon petit domaine, là-bas, dans…

— Ah ! Bonjour, M. Livernois ! interrompit Stéphanne, en s’adressant à un jeune homme qui passait.

— Bonjour, Mlle Noëlet, répondit l’interpellé, assez froidement.

Le jeune homme jeta un regard de ressentiment sur Félix de Montvilliers et passa son chemin.

M. Livernois… Mon rival… murmura Félix.

— Vous dites ? questionna Stéphanne vivement et en fronçant légèrement ses parfaits sourcils. M. Livernois, reprit-elle, ne saurait être votre rival, M. de Montvilliers, puisque…

À ce moment, ils furent interrompus par l’apparition d’une femme, grande, maigre, sèche, anguleuse ; la mère de Stéphanne. Elle venait de mettre le pied sur la véranda, où les deux jeunes gens causaient ensemble… pas très — amicalement, on en conviendra.

— Oh ! M. Montvilliers ! s’écria Mme Noëlet. Je suis charmée de vous voir !

Stéphanne jeta sur sa mère un coup d’œil inquiet. Mme Noëlet n’était pas toujours de ces plus… présentables… surtout quand son haleine annonçait qu’elle venait de se réconforter un peu… en prenant un demi-verre de gin ou de cognac. Elle prétendait suivre, en ce faisant, l’ordonnance du médecin ; elle avait besoin de stimulants, lui avait-il dit, à cause de son cœur, qui était faible. Dans tous les cas, l’état presque constant de demi-ivresse de sa mère causait à sa fille beaucoup d’inquiétude, de honte et de peine ; cela rendait sa vie aussi misérable qu’il soit possible de se l’imaginer.

— Merci, Madame, dit Félix de Montvilliers, répondant ainsi aux exclamations de bienvenue de Mme Noëlet. Je crains d’avoir été trop longtemps cependant, et je vous prie bien de m’excuser, Mlle Noëlet d’avoir abusé de votre hospitalité, ajouta-t-il, en se levant pour partir.

Mais Mme Noëlet ne l’entendait pas ainsi !

— Non ! Non ! s’écria-t-elle. Faites-nous le plaisir de dîner avec nous, M. de Montvilliers, n’est-ce pas ?

— C’est vraiment trop de bonté. Madame ! répondit-il, en jetant un regard sur Stéphanne ; mais le visage de la jeune fille était impassible, quoiqu’elle eût envie de pleurer réellement… Pourquoi sa mère invitait-elle cet étranger à dîner, quand elles étaient si pauvres, et qu’il n’y avait, actuellement dans la maison, en fait de mets, qu’un peu appétissant gigot de bœuf, entamé, du midi ?

Félix accepta l’invitation et resta à dîner.

Le menu, ce soir-là, fit ouvrir les yeux à Stéphanne ; c’était un dîner de prince, un vrai festin… Où sa mère avait-elle pris l’argent nécessaire à l’achat de toutes ces friandises, et qui avait confectionné tous ces plats ?… Pas Mme Noëlet, bien sûr ! Encore moins Carlota, leur unique servante, dont les gages n’avaient pas été payés depuis près de quatre mois.

— Mère, demanda-t-elle, après le départ de leur invité, d’où venait donc le dîner que vous nous avez servi ce soir ?

— Du restaurant, ma fille, répondit Mme Noëlet. Et puis, après ?

— Du restaurant !… Mais, où avez-vous pris l’argent pour payer un tel festin, je vous le demande ?

— J’ai tout fait marquer à mon compte.

— À votre compte ?… Avez-vous un compte chez le restaurateur ? Et comment ferez-vous pour le payer ?

— Ma chère enfant, fit Mme Noëlet, d’un ton très impatienté, mêle-toi de ce qui te regarde, hein ! Je tenais à ce que notre petit dîner fut irréprochable, comprends-tu ?

— Non, je ne comprends pas.

— Non ? Vraiment ? Ha ha ha ! Il est évident que M. de Montvilliers te fait la cour ; or…

— Comment ? M. de Montvilliers me fait la cour ? À moi ?

— Ne fais donc pas l’innocente, Stéphanne ! dit Mme Noëlet, avec un éclat de rire qui déplut grandement à sa fille. Bien sûr que M. de Montvilliers te fait la cour, et tu suscites, sans le savoir probablement, l’envie et la jalousie de toutes les jeunes filles de ce village… T’a-t-il demandé en mariage, Stéphanne ?

— M. de Montvilliers, vous voulez dire ? Certainement non ! Pourquoi l’eut-il fait ? Il sait fort bien que je ne l’aime pas… pas assez pour l’épouser, je veux dire.

— Si tu as le malheur de le refuser, s’il te fait l’honneur de te demander en mariage, ma fille, s’écria Mme Noëlet, rouge de colère, je te ferai enfermer dans une maison de santé, aussi vrai que j’existe ! Un parti si excellent, si distingué, si inespéré !

— Ah ! Bah ! répondit seulement Stéphanne, puis haussant les épaules, elle se dirigea vers la porte de la salle à manger, où venait d’avoir lieu la conversation entre la mère et la fille.

— Où vas-tu, Stéphanne ? demanda Mme Noëlet.

— Je m’en vais faire une petite promenade dehors, mère.

— Ah ! oui ! Dans le but, ou plutôt dans l’espoir de rencontrer M. Livernois, fit Mme Noëlet, d’un ton moqueur.

— Dans le but de respirer une autre atmosphère que celle de cette maison, corrigea Stéphanne.

— Oui, hein ?… Mais, attends un peu, ma fille, j’ai à te parler.

— Qu’est-ce ? Je vous écoute…

— J’espère, ma petite, reprit Mme Noëlet que tu ne t’es pas amourachée de Jacques Livernois ? Tu perdrais ton temps et tes peines, crois-le, puisque ce garçon doit épouser, sous peu, Marie Letendre, ajouta-t-elle, sans même rougir d’un tel mensonge.

— C’e n’est pas vrai ! s’écria Stéphanne.

— J’ai donc menti ? fit Mme Noëlet. Tu es bien irrespectueuse pour moi, ta mère, dont le dévouement… commença-t-elle, d’un ton larmoyant.

— Ah ! Laissez cela, mère, je vous prie !… Je ne vous accuse pas d’avoir menti ; mais quiconque vous a renseignée ainsi…

A dit la vérité, acheva Mme Noëlet.

— Je n’en crois pas un mot, dit Stéphanne.

— Je te dis que c’est vrai ! Demain, paraît-il, Jacques Livernois part pour la ville et il sera une semaine absent ; il s’en va acheter un ameublement pour sa maison, puisque bientôt, il épousera Marie Letendre.

— Je le répète, je n’en crois rien !

Le lendemain cependant, Stéphanne apprit qu’en effet, Jacques était absent et qu’il ne serait de retour que dans huit jours. Elle apprit aussi autre chose, car, ayant rencontré Marie Letendre, elle l’avait franchement questionnée, et Marie peu scrupuleuse de sa nature et pour qui un mensonge ne pesait pas une plume ; sachant d’ailleurs que son mensonge lui serait payé généreusement, confirma le dire de Mme Noëlet. Résultat : le surlendemain, la demande en mariage de Félix de Montvilliers fut agréée ; lui et Stéphanne se marieraient dans huit jours ; c’est-à-dire le 20 mai, bien avant Jacques Livernois et Marie Letendre, puisque, d’après cette dernière, la date de leur mariage avait été fixée au 12 juin.

Or, le 19 mai, à neuf heures et demie du soir, on eut pu voir Stéphanne Noëlet, en compagnie d’un jeune homme… qui n’était certainement pas son fiancé ; tous deux marchaient sur une route peu fréquentée. Longtemps, ils causèrent ensemble et Stéphanne pleura beaucoup. Mais lorsqu’ils se séparèrent, à dix heures et demie, la jeune fille paraissait consolée.

Le lendemain matin, à huit heures, heure fixée pour le mariage de Stéphanne Noëlet et de Félix de Montvilliers, on constata que la future mariée tardait à faire son apparition dans la salle d’entrée, où quelques invités étaient réunis. Une jeune fille s’offrit à aller frapper à la porte de chambre de Stéphanne.

— Oui, va donc, Anita ! fit Mme Noëlet, dont le visage boursoufflé, les yeux injectés de sang, proclamaient qu’elle avait dû se « stimuler le cœur » plus d’une fois, depuis le matin.

— Et emmène-nous la mariée ! dit, en riant, l’un des invités.

— Dis à Stéphanne qu’il est l’heure de partir pour l’église ; nous n’attendons plus qu’elle, ajouta Mme Noëlet.

Mais au moment où Anita se disposait à aller remplir sa mission, la porte de la maison s’ouvrit, pour livrer passage à… Stéphanne… au bras de… Jacques Livernois.

Tableau ! !

— Qu’est-ce… qu’est-ce que cela veut dire, Stéphanne ? balbutia Mme Noëlet. Toi ! Au bras de M. Livernois ! Le jour de ton mariage avec…

— Pourquoi pas, mère ? demanda Stéphanne en souriant. Vous venez de le dire c’est le jour, l’heure même, de mon mariage avec… non pas M. de Montvilliers, mais avec M. Livernois. Et câline, elle se suspendit plus fort au bras de son mari.

— Comment ! Tu as osé ?…

— Mais, oui !… J’ai changé d’idée tout simplement, voyez-vous, mère, reprit Stéphanne ; changer d’idée, n’est-ce pas le privilège de la femme… ou de la jeune fille, d’ailleurs ?

— C’est… C’est… Mais, c’est épouvantable ce que tu as fait !

— Ah ! mère, j’ai tout découvert, vous savez… Hier soir, j’ai rencontré M. Livernois, par hasard et j’ai appris que vous (vous, mère) ! M. de Montvilliers et Marie Letendre aviez comploté pour nous séparer, lui et moi…

— Oh ! s’écrièrent tous les invités.

— Heureusement, il n’était pas trop tard, reprit la nouvelle mariée, et ce matin, tout à l’heure…

— Je te maudis, Stéphanne, je te maudis ! cria Mme Noëlet, chez qui les stimulants commençaient à faire effet.

— Taisez-vous, mère ! supplia Stéphanne, en posant sa main sur l’épaule de Mme Noëlet. Vous n’êtes pas en état de savoir ce que vous dites, et…

— Tu crois que je ne sais pas ce que je dis ! s’écria Mme Noëlet, en repoussant rudement sa fille. Je le répète, je te maudis, toi, tes enfants, et les enfants de tes enfants !

Elle eut une crise d’hystérie tellement forte qu’elle dut être transportée dans une autre pièce. Ce fut horrible.

— Madame, fit alors Félix de Montvilliers, en s’inclinant devant Stéphanne, je vous félicite… et je vous souhaite beaucoup de bonheur, avec le rustre que vous m’avez préféré.

L’ex-fiancé de Stéphanne était très pâle et une expression méchante se lisait sur ses traits.

— Monsieur ! s’exclama la nouvelle mariée, assurément fort indignée du qualificatif appliqué à son mari. Sortez ! ajouta-t-elle, en indiquant la porte de sortie. Sortez à l’instant !

— Je pars, Madame !… Vous avez jugé à propos de revenir sur la parole donnée, me rendant ainsi ridicule aux yeux de tous, dans ce village ; je…

— Vous vous vengerez peut-être, M. de Montvilliers ? demanda Jacques Livernois, avec un sourire à la fois méprisant et narquois.

— Je… Je n’oublierai pas, dans tous les cas, répondit l’interpellé.

Ce-disant, il quitta la maison, et à part de deux des personnes présentes ce jour-là, aucun des invités ne le revit plus jamais.

Mais avant de partir définitivement du village, Félix de Montvilliers avait eu une longue conversation avec un Mathurin Broussailles, dit « L’Loucheux » ; d’abord, parce qu’il louchait horriblement, et ensuite, parce qu’on le soupçonnait d’avoir trempé dans plus d’une entreprise… loucheuse, dans sa vie.

Un rouleau de billets de banque passa des mains de Félix de Montvilliers à celles de Mathurin Broussailles, puis l’ex-fiancé de Stéphanne dit :

— N’oubliez pas, Mathurin Broussailles, que je vous donnerai, en plus, la somme de cinq cents dollars, quand… quand tout sera fait… et bien fait.

— Je n’aurai garde d’oublier, Monsieur ! avait répondu L’Loucheux qui, pour pareil client, eût volé ou assassiné « père et mère » comme ça se dit vulgairement.

Ce soir-là, Félix de Montvilliers quitta le village pour n’y plus jamais revenir.



Chapitre II

VENGEANCE


La malédiction lancée par Mme Noëlet sur sa fille ne paraissait certainement pas devoir se réaliser, car on eût vainement cherché un couple plus heureux que les Livernois. Ils habitaient une jolie maisonnette, non loin du magasin de Jacques ; celui-ci étant marchand général. Son magasin était le plus grand et le mieux achalandé du village et les affaires étaient très prospères.

Les jeunes époux étaient invités partout. Aucune réunion n’était complète sans eux, semblait-il. De leur côté, les Livernois donnaient de petites soirées, où la gaité ne faisait jamais défaut.

Mais… (hélas ! il y avait un « mais ») Oh ! pas grand’chose, sans doute, et une autre que Stéphanne ne s’en serait nullement inquiétée : Jacques, lorsqu’il était en compagnie d’autres hommes, faisait comme eux ; il ne refusait jamais de boire un coup, et souvent, il se grisait. Or, sa pauvre petite femme avait horreur de la boisson et quiconque, homme ou femme, en faisait un usage immodéré, lui inspirait une insurmontable répulsion. Elle avait connu trop d’heures d’angoisses, de honte, de découragement, à propos de sa malheureuse mère ; cela l’avait rendue méfiante, en même temps qu’un peu irritable et nerveuse. Elle avait été si contente d’échapper aux horreurs de la maison maternelle !… Et maintenant… ne voilà-t-il pas que son mari…

— Jacques, lui avait-elle dit un jour, tu as pris trop de boisson, hier soir ; je crois vraiment que tu étais ivre !

— J’ai bu moins, beaucoup moins que tous ceux qui étaient là pourtant, Stéphanne, avait-il répondu. La différence entre eux et moi, c’est que la boisson me monte tout de suite à la tête.

— Alors, c’est de n’en pas boire du tout.

— Il faut faire comme les autres, vois-tu ; sans quoi on se moquerait de moi. Mais ne t’inquiète pas, je te prie ; je n’ai pas l’habitude de m’enivrer.

Il y avait six mois qu’ils étaient mariés quand, un soir, au souper, Jacques annonça à sa femme qu’il allait être obligé de retourner au magasin, travailler à ses livres. Stéphanne ne fut ni surprise ni mécontente, à l’énoncé de cette nouvelle ; cela arrivait souvent à son mari de retourner au magasin le soir.

Il partit vers les huit heures, promettant de revenir de bonne heure. Mais à neuf heures, arriva un garçonnet à la maison, qui remit à Stéphanne un court billet, ainsi conçu :

« Ma Stéphanne,
Ne sois pas inquiète si je retarde un peu. J’ai terminé mon ouvrage ; mais il vient de m’arriver trois copains, et nous allons faire la partie de cartes ensemble.
Ne m’attends pas ; couche-toi à ton heure habituelle. Je n’arriverai pas tard.
Ton mari qui t’aime tendrement,
Jacques ».

En lisant ce billet, la jeune femme se sentit, tout d’abord, fort mécontente. Bientôt, pourtant, elle se dit qu’elle n’allait pas suivre l’exemple de certaines femmes de ses connaissances qui faisaient toujours des scènes à leurs maris, si parfois ceux-ci avaient le malheur de s’amuser avec leurs amis.

— Qui es-tu, toi, mon petit ? demanda-t-elle à l’enfant, qui louchait horriblement.

— Je suis Patrice Broussailles, répondit-il.

— Ah ! fit Stéphanne… L’enfant du « Loucheux » , se dit-elle ensuite. Et qui est au magasin avec M.  Livernois, dans le moment ? Le sais-tu ?

— Oui, je le sais, puisque j’en arrive.

— Eh ! bien ?…

— Il y a papa, puis M. Bourdon, puis M. Tréteau.

Stéphanne n’aimait guère voir son mari s’amuser avec « L’Loucheux », car cet homme, à tort ou à raison, n’avait pas une réputation très enviable. Quant à messieurs Bourdon et Tréteau, elle les connaissait bien ; c’étaient de braves gens.

À dix heures, elle se mit au lit, sûre qu’elle était que Jacques ne saurait tarder beaucoup à revenir à la maison.

Bien vite, elle s’endormit… pour s’éveiller tout à coup, avec la certitude d’avoir dormi longtemps.

Levant la mèche de sa lampe, la jeune femme regarda l’heure au cadran de sa chambre à coucher… Il était deux heures du matin !

— Ciel ! s’écria-t-elle. Il est deux heures du matin, et Jacques n’est pas encore de retour !… Que fait-il ?… Qu’y a-t-il ?… Un accident peut-être ?

À ce moment, elle entendit des pas montant l’escalier de la maison… Ces pas… Ils lui rappelaient des souvenirs… des souvenirs pénibles… Elle en avait entendu de semblables bien souvent… Sa mère… lorsqu’elle avait absorbé trop de stimulants… Cette démarche hésitante, trébuchante… ça devait être Jacques… ça ne pouvait être que lui !…

Soudain, il parut, dans l’encadrement de la porte de leur chambre à coucher… Il vacillait sur ses jambes… son visage était tout boursoufflé… ses yeux méconnaissables… ses mains tremblantes : il était ivre !

— Jacques ! cria Stéphanne. Ô mon Dieu ! ajouta-t-elle, fondant en larmes.

— Pleure pas… Pleure pas… bégaya-t-il, d’un ton et d’un air hébétés. Jeu de… de cartes… tu sais, Sté… Stéphanne… puis un coup… ou deux. Hé hé hé ! rit-il sottement.

Ce ne fut que le commencement ; après cela, Jacques Livernois prit l’habitude de jouer aux cartes pour de l’argent et de boire plus que de raison… Et Stéphanne ?… Sa mère, en la maudissant, lui avait-elle souhaité les plus terribles épreuves imaginables ?… Ah ! Jamais elle n’eut pu lui souhaiter rien de pire que ce qui lui arrivait… Elle qui avait l’ivrognerie en si grande horreur… et pour cause !…

Le 20 mai, jour anniversaire de leur mariage, une fille fut née aux Livernois, et pendant quelque temps, le jeune père, tout à son nouveau bonheur, passa ses veillées chez lui. Mais cela ne dura pas, et la petite Stéphannette avait à peine trois mois, que Jacques retrouvait ses mauvaises habitudes… et ses mauvais amis.

Un temps vint où les affaires, au magasin, commencèrent à péricliter. Le jeu et la boisson sont de sûrs conducteurs à la ruine. D’ailleurs, Jacques Livernois était malchanceux aux cartes ; le malheureux, la boisson aidant, perdait rapidement son avoir, et bientôt, il ne lui resterait plus probablement ni dignité ni honneur.

Mais le temps ne s’arrête pas en route pour compatir aux malheurs des humains ; il passe, indifférent, entraînant avec lui les jours sombres comme les jours ensoleillés.

Plusieurs mois s’écoulèrent, puis vint l’anniversaire de naissance de Stéphannette, et Jacques résolut de fêter sa petite. On donnerait une grande soirée, pour la circonstance, et Stéphanne, quoiqu’elle n’eut pas « le cœur à rire » ; qu’elle l’eut plutôt à pleurer, dut se préparer en conséquence.

Le 20 mai arriva. Tous ceux qui avaient été invités s’empressèrent de se rendre chez les Livernois, chacun apportant un petit cadeau pour la mignonne Stéphannette.

Jacques était parti immédiatement après le souper, « fermer le magasin » avait-il dit. Mais voilà qu’il passait huit heures et il n’était pas encore de retour…

Stephanne, nerveuse et inquiète, se demandait dans quel état son mari allait arriver… Lui ferait-il honte, devant tous leurs invités ?… Ah ! Comme elle maudissait les boissons enivrantes, la pauvre enfant !

Elle s’était inquiétée à tort cependant, car, à huit heures et vingt minutes Jacques revint à la maison. Il était parfaitement sobre ; mais si pâle et si changé que tous en firent la remarque.

— Tu n’es pas malade, Jacques ? demanda Stéphanne, inquiète.

— Pas le moins du monde, ma chérie, répondit-il en souriant.

Tout de même, il paraissait être tracassé à propos de quelque chose et Stéphanne sentit son cœur se serrer, sans pouvoir s’en expliquer la raison.

On venait de s’asseoir autour d’une table pour jouer au parchesis, jeu fort populaire, au temps où se faisaient les événements de ce récit, lorsqu’une lueur apparut soudain, illuminant tous les alentours.

— Un feu ! cria quelqu’un.

— Le magasin… murmura Stéphanne en pâlissant, comme si elle eut été saisie d’un pressentiment.

Le pressentiment de la jeune femme ne la trompait pas ; en effet, le magasin de Jacques Livernois brûlait, et vu le manque d’organisation contre les incendies, comme dans presque tous les villages ou petites villes d’ailleurs, le feu dévora le magasin, contenant et contenu, en moins de deux heures.

Après cette calamité, la sympathie des villageois alla, spontanée et sincère, aux Livernois.

Mais bientôt, on apprit que Jacques avait fait assurer contre l’incendie, son magasin et les marchandises qu’il contenait, pour la somme de dix mille dollars, trois semaines auparavant. Alors, l’opinion publique vira de bord… D’abord, une insinuation malveillante fut lancée : chose vilaine qui fait plus de tort que les discours les mieux préparés. Si l’on s’arrêtait au tort affreux, irréparable, que peut faire une insinuation contre le caractère, la réputation d’autrui, on hésiterait avant de la lancer… on hésiterait si longtemps qu’on préférerait s’arracher la langue, plutôt que de dire ce que l’on croit spirituel souvent, et qui n’est que méchant, après tout.

Pour revenir aux Livernois : quelqu’un osa insinuer que Jacques « avait eu bon nez » lorsqu’il avait fait assurer son magasin et ses marchandises… Cette insinuation passa de bouche en bouche… ce ne fut qu’un murmure, tout d’abord… un souffle… mais un murmure, un souffle de calomnie font vite leur chemin… et le mot « incendiaire » commença à être accolé au nom de Jacques Livernois.

Jacques fut arrêté… Son procès eut lieu…

Bien des choses le condamnaient : entr’autres, la découverte que son crédit ne valait plus rien depuis assez longtemps ; qu’il était criblé de dettes… Et puis, et surtout, il y avait cette assurance de dix mille dollars, prise à la veille, presque, de l’incendie…

Ceux qui avaient été invités chez les Livernois pour la fête de la petite Stéphannette devinrent les principaux témoins contre l’accusé ; ils parlèrent de la pâleur de celui-ci, de son agitation, de son énervement, à son retour du magasin, ce soir-là… de son magasin… « auquel il venait de mettre le feu probablement »…

En réponse à cette dernière accusation, Jacques avait répliqué que, en feuilletant ses livres, tandis qu’il était au magasin, ce soir-là, il avait constaté comme ses affaires allaient mal ; un vrai désastre, quoi ! et cela l’avait excessivement découragé ; de là sa pâleur, son agitation, son énervement… On ne le crut pas, tout simplement.

Bref, faute de preuves de son innocence, Jacques Livernois fut condamné à cinq ans au pénitencier, comme incendiaire.

Huit jours plus tard, « L’Loucheux » recevait, anonymement, par la poste, dans une lettre recommandée, la somme de cinq cents dollars.

« Vous avez bien fait les choses, disait la lettre, et je m’empresse de m’acquitter envers vous. Ci-jointe, la somme promise ».



Chapitre III

UN MONSTRE


Quelques semaines après la condamnation de son mari, Stéphanne quitta le village où elle était née, où elle avait toujours vécu. Femme d’incendiaire, elle fuyait le déshonneur attaché au nom qu’elles portaient, elle et son enfant.

Gagnant sa vie péniblement, à faire de la couture, Stéphanne tomba malade d’une maladie de cœur, qui l’emporterait bientôt. Pour elle, il lui importait peu de mourir ; elle avait assez souffert ; elle n’aspirait qu’au repos… Mais il y avait Stéphanette, qui venait d’atteindre ses deux ans !…

Le médecin qui soignait Stéphanne, par charité, bien entendu, lui avait promis de s’occuper de la petite et de la placer chez une personne charitable, qu’il connaissait bien.

Assise sur une chaise peu confortable, à la tête de son lit, la jeune femme se répétait à elle-même les paroles du bon médecin… La certitude que l’avenir de sa fille était assuré lui faciliterait, à elle, Stéphanne, le passage de la vie à l’éternité… Sa Stéphanette chérie ! Sa mignonne ! Si belle, avec ses cheveux d’or bouclés, ses yeux bleus très foncés, ses traits fins et délicats… Quel sort serait le sien ?… Meilleur, plus doux que celui de sa malheureuse mère… Le Dieu bon veillerait sur la pauvre petite orpheline, que sa seule protectrice ici-bas serait bientôt obligée de quitter ; n’était-il pas le Père de l’orphelin, de l’abandonné ?…

Brusquement, la porte de la maison venait de s’ouvrir et un homme parut sur le seuil. Un triste sourire parut, un instant, sur les lèvres si pâles de la jeune mère.

— Le docteur… murmura-t-elle.

Mais celui qui venait d’entrer avec si peu de cérémonie, s’avança dans l’unique pièce de la maison, jusqu’à la chaise où Stéphanne était assise… Aussitôt, un cri d’horreur, de désespoir, s’échappa de la poitrine de la pauvre malade :

M. de Montvilliers ! Ô Ciel ! C’est M. de Montvilliers !

— Eh ! oui, chère Madame Livernois, c’est Félix de Montvilliers…

— Allez vous-en, s’écria Stéphanne.

— Tout à l’heure, tout à l’heure, chère Madame, répondit-il… Ah ! reprit-il, la fortune, à ce que je vois, ne nous a pas souri, ni à l’un ni à l’autre, puisque je vous retrouve pauvre, malade… moribonde peut-être… tandis que moi, de mon côté, je suis presque ruiné… financièrement, je veux dire, car ma santé est toujours de ces plus florissantes, Dieu merci !

— Que voulez-vous ?… Que venez-vous faire ici ? demanda Stéphanne, à moitié morte de peur… sans trop savoir pourquoi.

— Ce que je veux ?… Ce que je viens faire ?… Je veux faire réparation d’honneur, tout d’abord, en vous disant que votre mari n’était pas coupable du crime dont il a été accusé et qu’il expie, en ce moment, au pénitencier… Le coupable, c’est « L’Loucheux », un homme que j’ai grassement payé pour…

— Misérable ! Lâche ! Monstre à face humaine ! cria la pauvre femme, dont les lèvres se couvrirent soudain d’une mousse rosée.

— Je me suis vengé, voyez-vous, Mme Livernois… Et aujourd’hui, puisqu’évidemment vos heures sont comptées, je suis venu chercher votre fille.

— Chercher… chercher… ma… fille ! s’exclama Stéphanne, au comble de l’épouvante.

— Oui… Je vais emmener votre petite fille avec moi, Madame reprit le monstre, et, plus tard, je déciderai de son sort… de son avenir… Viens ! ajouta-t-il, en saisissant brutalement le bras de Stéphannette qui, elle, se cramponnait à sa mère.

— Non ! Non ! Méchant homme veut emmener ’Nette !… ’Nette a peur du méchant homme, maman ! sanglotait l’enfant, folle de terreur.

— Vous ne ferez pas cela ! Sûrement, vous ne ferez pas cela ! pleurait Stéphanne. Oh ! M. de Montvilliers ! Grâce ! Pitié ! Ma Stéphannette ! Mon enfant bien-aimée !

— C’est inutile de m’implorer ainsi, répliqua Félix de Montvilliers rudement ; vous dépensez, en vain, bien en vain, ce qu’il vous reste de forces… de souffle plutôt, je devrais dire…

— Grâce ! Grâce ! Pitié ! Pitié !

— J’ai vu un temps où je me serais laissé stupidement toucher par les larmes, les supplications d’une femme ; mais ce temps est passé depuis longtemps… depuis ce jour… que vous savez… Ah ! ce jour-là… vous en souvenez-vous, Mme Livernois ?… vous aviez les rieurs de votre côté ; tous ces villageois qui, y compris votre mari… Mais, assez de cela ! Je le répète, je suis venu chercher la petite !

— Vous ne l’aurez pas ! Elle m’appartient ! Je vous défie bien de l’arracher de mes bras ! dit la pauvre moribonde, en étreignant son enfant contre son cœur.

— Nous verrons bien ! fit le misérable, avec un ricanement vraiment diabolique.

Il arracha l’enfant des faibles bras de sa mère, puis il se dirigea vers la porte de sortie.

— Ma fille ! Rendez-moi ma fille ! implora Stéphanne.

Trop faible pour se tenir debout, elle se traînait sur ses genoux, tandis que ses mains, que l’agonie glaçait déjà, se cramponnaient à Félix de Montvilliers.

— Les rôles sont changés, n’est-ce pas, Madame ? dit le vilain. C’est vous qui pâlissez et souffrez aujourd’hui… et mon tour est venu de me moquer de vous !

— Pour amour de Dieu, rendez-moi… ma… ma fille… ma… ma… Stéphannette chérie !

Mais ces dernières paroles s’éteignirent dans un râle… Stéphanne venait de rouler par terre… Son cœur trop torturé s’était brisé… Elle était morte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux ans plus tard, Jacques Livernois ayant été libéré, apprit que sa femme était morte et que sa fille avait disparu. Les recherches les plus minutieuses avaient été faîtes, lors de la disparition de la petite ; mais elle était restée introuvable…

Jacques Livernois, désespéré de tant de malheurs, disparut, lui aussi, subitement, du village où il avait vécu, et personne, de ceux qui l’avaient connu, ne le revit plus jamais, n’entendit plus jamais parler de lui.

FIN DU PROLOGUE

L’HOMME DE LA MAISON GRISE

PREMIÈRE PARTIE
ANNETTE, L’AVEUGLE


Chapitre I

LE SENTIER DE NULLE PART


On était au dimanche. Une tranquillité vraiment dominicale régnait partout, sur toute l’étendue de la Nouvelle-Écosse ; une tranquillité si grande, que ça portait au spleen. Quel contraste aussi d’avec le va-et-vient des jours de semaine !… Les dimanches, les houillères ne fonctionnent pas ; elles ne fourmillent pas de mineurs, comme aux jours de semaine. On n’entend pas le bruit constant des chars, descendant dans les entrailles de la terre et remontant, chargés de charbon ; ce charbon, qu’on entasse par petits monticules ensuite, aux environs de la houillère, en ce jour du Seigneur, on n’entend pas le vacarme qu’il produit en étant constamment déchargé sur le terrain.

Il était quatre heures de l’après-midi. J’allais dire qu’il pleuvait ; mais ce n’était pas précisément de la pluie qui tombait ; seulement une sorte de brume humide, très désagréable, en somme.

Les rues étaient désertes ; chacun, chez soi, essayait de passer le temps le plus agréablement possible, tout en soupirant après le brou-ha-ha des jours de travail ; les uns, en lisant la Bible ou quelque brochure, les autres, en jouant aux cartes ou au parchessis.

Soudain, un bruit rompit le silence et la tranquillité du saint jour ; c’était celui du trot cadencé d’un cheval. Aussitôt, ceux qui étaient enfermés chez eux, jetèrent là leur Bible, leur brochure, leurs cartes, leurs dés de parchessis, et coururent aux fenêtres, pour voir qui passait.

— Tiens ! disait l’un. C’est M. l’Inspecteur qui passe !

— Eh ! oui ! disait l’autre… Mais, où peut-il bien aller, en ce jour et par le temps ?

— Il se promène, quoi ! ripostait quelqu’un.

— Et il fait bien ! C’est assez ennuyant, à W…, le dimanche !

« M. l’inspecteur » n’était pas un vieillard, ni même un homme d’âge mûr, comme on serait peut-être porté à le croire ; il avait vingt-cinq ans à peine. Pour le moment, il était monté sur son cheval Presto, jolie bête d’un gris pommelé, que tous connaissaient bien, dans la ville.

On eut pu écrire tout un poème sur l’acquisition du cheval Presto par « M. l’inspecteur » :

Un jour, il y avait deux ans, un homme était arrivé à la houillère, conduisant à la bricole trois jeunes chevaux, dont deux, noirs, et l’autre, gris pommelé. Cet homme venait vendre ses chevaux pour le travail dans la mine. Notre jeune ami, qui n’était pas encore inspecteur, dans le temps ; qui n’osait même pas rêver le devenir jamais, notre ami donc, sentait toujours son cœur se serrer lorsqu’il voyait descendre un cheval dans la mine. Il savait comme il est dur le travail de ces pauvres bêtes qui sont obligées de tirer les chars remplis de charbon, à plusieurs centaines de pieds sous terre. Il se disait que ces chevaux, privés d’air naturel et de lumière, devaient subir les mêmes inconvénients que les êtres humains ; oppressions, bourdonnements dans les oreilles, attaques de vertige, etc., etc. ; cependant, ils étaient obligés d’endurer tout cela sans se révolter ; s’ils se révoltaient, ils étaient fouettés.

Mais le marché avait été conclu entre l’inspecteur et le commerçant de chevaux, et celui-ci s’en était retourné chez lui, tout fier de s’être débarrassé de trois chevaux, dont l’entretien lui avait coûté si cher.

Maintenant, il s’agissait de descendre ces trois chevaux dans la mine ; chose peu facile et qui ne peut manquer d’impressionner fort désagréablement quiconque a « du cœur au ventre » comme ça ce dit vulgairement.

Un char vide venait de remonter à la surface du sol. On l’y coucha l’un des chevaux noirs et on l’y attacha solidement au moyen de fortes courroies en cuir, puis le char descendit, emmenant la pauvre bête dans la houillère.

Notre jeune ami (notre héros) avait détourné la tête… Tout à coup, il sentit un poids sur son épaule et ayant tourné les yeux pour voir ce qu’il y avait, il aperçut la tête du cheval gris. Pauvre bête ! Elle regardait le jeune homme d’un air vraiment suppliant, comme si elle eût deviné ses sentiments et qu’elle eût voulu implorer son secours, puis elle se mit à hennir doucement… on eût dit un pleur.

Le jeune homme flatta la tête du cheval et il se sentit prêt à pleurer… j’allais dire « lui aussi » ; c’est qu’il aimait beaucoup les animaux, les chiens et les chevaux surtout. Le sort qui était réservé aux malheureuses bêtes qui descendaient dans la mine lui paraissait si affreux !

Mais le char vide venait de remonter et l’autre cheval noir y avait été attaché…

Quand le char remonta pour la troisième fois et que ce fut au tour du cheval gris de descendre dans la houillère, on eût dit qu’il comprenait ce qui l’attendait : il « tirait au renard » et refusait d’avancer, même d’un pas. Voyant enfin qu’on allait l’entraîner malgré lui, il tourna la tête vers celui qui l’avait flatté, tout à l’heure, et de nouveau, il se mit à hennir.

— Pauvre, pauvre bête ! s’écria le jeune homme.

— Ce n’est certainement pas agréable cette descente des chevaux dans la mine Ducastel, dit l’inspecteur, en s’adressant à celui qui venait de s’exclamer ; mais, que voulez-vous ?… Vous finirez par vous y habituer d’ailleurs, tout comme moi… et d’autres.

— Jamais ! Jamais ! s’écria Yvon Ducastel. Selon moi, c’est… tragique. J’aime tant les chevaux, voyez-vous…

— Moi aussi, j’aime les chevaux, mon ami, répondit l’inspecteur ; mais, quand il le faut, il le faut !

— Tenez, M. l’inspecteur, reprit Yvon Ducastel, voulez-vous me vendre le cheval gris ?

— Vous le vendre ?… Le marché est conclu, vous savez, Ducastel : le cheval gris a été acheté pour le travail dans la mine, et je ne sais si je dois…

— Vendez-le moi !… C’est demain que je reçois mon salaire ; vous en déduirez le prix du cheval… Allons, M. l’Inspecteur ! Voyez ! La pauvre bête semble me demander de la sauver des horreurs de la houillère.

L’inspecteur haussa les épaules en riant. Tout de même, il se rendit au plaidoyer du jeune homme.

En quart d’heure plus tard, Yvon Ducastel arrivait à la porte de sa maison de pension, conduisant à la bricole un magnifique cheval gris pommelé.

— Tiens ! M. Ducastel avec un cheval ! s’écria Mme Francœur, la maîtresse de pension, en l’apercevant.

— Il m’appartient, Mme Francœur. N’est-ce pas que c’est une belle bête ? fit Yvon, tout fier de son acquisition.

— Certes, oui, c’est une belle bête !

— Et voyez, il s’est déjà attaché à moi ; il paraît content de m’appartenir.

En effet, le cheval ne faisait que hennir doucement, hocher la tête et piocher le sol, comme s’il eut compris de quel sort son nouveau maître venait de le soustraire.

Mais pour revenir au jour où commence ce chapitre, « M. l’Inspecteur » ayant un mois de congé à sa disposition, avait résolu de l’employer à parcourir la Nouvelle-Écosse à cheval. Il s’en irait par l’est et reviendrait par l’ouest, voyageant à petites journées, sans fatigue, ni pour lui ni pour sa monture… (Mais il ne faut pas oublier que, toujours, l’homme propose et Dieu dispose).

Que ça allait être agréable de cheminer ainsi, avec Presto pour seul compagnon ! Car ils se comprenaient très bien, tous deux. Presto et son maître ; Yvon parlait à son cheval, et si celui-ci s’il ne lui répondait pas en paroles, il le faisait par des hennissements prolongés, des hochements de tête si significatifs, que c’en était vraiment curieux.

Ayant dépassé les dernières maisons de la ville, ce dimanche après-midi dont nous parlions, plus haut, Yvon Ducastel se dirigea vers l’est, ainsi qu’il se l’était proposé. Il connaissait un endroit, en plein bois, où il passerait la nuit, dans une sorte de chantier, et où son cheval serait à l’abri, en cas d’orage.

La Nouvelle-Écosse n’est accidentée que par endroits. Yvon suivait donc un chemin serpentant à travers des champs de verdure et de pommiers en fleurs.

Soudain, il arrêta sa monture et regarda autour de lui, comme pour s’orienter ; il était arrivé à une fourche de chemins… Lequel de ces deux chemins prendrait-il ?… Celui de droite eut paru fort engageant, voire même le seul… chevauchable, à qui n’eut pas été en quête d’aventures, car il était droit et assez bien entretenu, tandis que celui de gauche n’était, en fin de compte, qu’un sentier. Peu de voitures devaient passer par là… mais, à cheval, on se risque souvent là où une voiture ne se risquerait pas.

— Bonjour, M. l’Inspecteur ! dit une voix, tout à coup.

— Ah ! Tiens ! C’est vous, M. Francœur ? s’écria Yvon.

— Vous voilà donc partit pour votre excursion ? demanda Étienne Francœur.

— Oui… Mais, dites-moi donc quel est ce chemin ? fit le jeune homme, en indiquant le sentier de gauche.

— Ça, c’est le chemin de la Maison Grise M. Ducastel, lui fut-il répondu. Ce n’est pas…

— Le chemin de la Maison Grise, interrompit Yvon : ce qui signifie, je le présume, qu’il y a une maison grise, sur le parcours, ou au bout de ce chemin, hein ? ajouta-t-il en riant.

— S’il y a une maison… grise ou d’autre couleur, sur ce chemin, M. l’Inspecteur, personne ne l’a jamais vue : personne n’a pu s’y rendre encore, répondit gravement Étienne Francœur.

— Vraiment ? Et pourquoi cela ?

— Ah ! Je ne sais pas… Le chemin est impassable, prétend-on… Les uns affirment qu’il est hanté.

— Hanté ? Ha ha ha ! dit Yvon. Eh ! bien, je vais m’assurer de la chose.

— Vous… Vous n’allez pas vous aventurer sur ce chemin, M. l’Inspecteur !

— Pourquoi pas ?… Et puis, mon ami, je n’appellerais pas cela un « chemin » ; c’est tout simplement un sentier, où seuls, un piéton ou un cavalier passeraient à l’aise.

— Oui, ce n’est qu’un sentier… murmura Étienne. Le Sentier de Nulle Part…

— Le… quoi ? Le Sentier de Nulle Part, dites-vous ? questionna notre jeune ami. Que signifie ? ajouta-t-il en riant.

— Plusieurs le désignent sous ce nom, M. Ducastel, affirma Étienne Francœur, qui ne riait pas, lui.

— Mais, pourquoi ? demanda de nouveau Yvon.

— Parce que c’est un sentier qui semble ne conduire nulle part ; voilà !

— Au revoir, M. Francœur ! dit Yvon, en se retournant sur sa selle pour saluer ce dernier en riant, car Presto, impatient d’attendre, venait de s’élancer sur le Sentier de Nulle Part.


Chapitre II

LA MAISON GRISE


À peine Yvon Ducastel eut-il été engagé dans le chemin de la Maison Grise, qu’il s’aperçut qu’en effet, ce n’était qu’un sentier, paraissant ne conduire nulle part…

Ce n’était que détours et détours ; une route à fond de pierre, encaissée dans de hauts rochers, sans perspective aucune. À peine avait-on contourné un rocher qu’il fallait en contourner un autre. Ces rochers semblaient, d’un peu loin, barrer complètement le chemin ; mais il y avait toujours une passe, un sillon quelque part (un trail, comme ça se dit, dans les récits du Nord-Ouest) ; mais ce trail faisait encore d’autres détours. Impossible donc d’apercevoir son chemin, à plus de quelques pieds devant soi ; on n’avançait qu’à tâtons, pour ainsi dire.

Le Sentier de Nulle Part avait, de plus, un aspect fort sauvage, car, à part des rochers qui le bordaient, d’autres rochers le surplombaient, semblant prêts à s’écrouler, d’un moment à l’autre ; d’autres encore se balançaient littéralement au sommet de véritables collines rocheuses.

Sans qu’il le sut, Yvon cheminait à travers une carrière abandonnée. En effet, les carrières de la Nouvelle-Écosse sont véritablement fameuses ; de vraies montagnes de granite, de pierre de sable, de pierre à chaux ont fourni et fournissent encore les éléments nécessaires à la construction d’édifices ; non seulement dans la Nouvelle-Écosse même ; non seulement dans l’Amérique du Nord, mais aussi dans les pays étrangers.

Comme tout était gris, ou plutôt gris et noir, sur le chemin de la Maison Grise ! Les rochers, le firmament, étaient gris ; même l’herbe, courte et clair-semée (une sorte de mousse plutôt) qui bordait la route, avait revêtu une teinte grise. De plus, d’étranges oiseaux, au plumage gris et noir, immenses d’envergure, volaient au-dessus de ce paysage désolé ; les uns silencieusement ; les autres, en lançant dans l’espace des cris perçants, que l’écho répétait à l’infini. Ajoutez à cela des sapins, se dressant au sommet des rochers, et qui paraissaient noirs comme de l’encre sur le fond gris du ciel.

Tout cela produisait une impression de tristesse et d’horrible ennui. Vraiment, notre jeune ami regretta presque de s’être aventuré sur le Sentier de Nulle Part…

Même Presto ne se sentait évidemment pas à l’aise sur cet étrange sentier ; il dressait souvent les oreilles, comme s’il eut été inquiet et il renâclait très fort, comme s’il eut été effrayé. Lorsque les oiseaux lançaient à l’air leurs lugubres cris, le cheval tournait la tête du côté de son maître ; il le regardait, comme pour lui demander pourquoi il avait choisi pareil chemin pour se promener.

Soudain, Yvon se dressa sur sa selle ; c’est qu’il venait d’apercevoir, au pied d’un rocher, un chiffon de papier blanc… Ce papier… c’était quelque chose d’inattendu, au milieu de cette solitude.

Le jeune homme sauta par terre, avec l’intention de s’emparer de ce papier… Peut-être y avait-il quelques lignes d’écrites dessus ?… Ça valait vraiment la peine de s’en assurer.

Mais le chiffon en question, c’était un carré de toile blanche, garni de dentelle ; un mouchoir de dame ou de jeune fille. Dans un coin étaient deux initiales, brodées dans un motif de mignonnes marguerites : « A. V. »

— « A. V. », se dit Yvon, en saisissant le mouchoir. Tiens ! quelles singulières initiales !… « A. V. »… Ave ; c’est-à-dire salut… Eh ! bien oui, salut à vous, jeune femme ou jeune fille, qui avez dû, tout récemment, passer par ce sentier !… Récemment, bien sûr ; car ce mouchoir est blanc comme de la neige… ou plutôt, comme s’il arrivait droit de chez la blanchisseuse… Ma foi ! Je ne serais guère étonné de voir apparaître, à ce moment, celle à qui il appartient… Si elle venait donc réclamer son mouchoir !… Dans tous les cas, je suis persuadé qu’elle est passée par ici… aujourd’hui peut-être… Ah ! Si j’eusse été là !… Que c’eût été agréable de la rencontrer !… Je lui aurais demandé mon chemin… je lui aurais offert de monter sur ma selle avec moi et je l’aurais conduite chez elle… Quelle aubaine que la rencontre de cette charmante jeune fille… car elle est jeune et charmante, j’en suis sûr, et quelle joie que ne pouvoir rompre si agréablement la monotonie de la route… Car, pour être monotone, il l’est, le Sentier de Nulle Part !

Si monotone était-il, que le jeune cavalier se dit qu’il allait rebrousser chemin illico… À la pensée de revenir sur ses pas ; de refaire, en sens inverse, ce sentier sans perspective, il fut secoué d’un frisson. L’orage, qui menaçait, depuis presque deux heures, approchait vite ; le tonnerre, qui n’avait fait que gronder sourdement jusque là, éclatait, de temps à autre, et de vifs éclairs zébraient les nues.

Ce qu’il faudrait, ce serait de découvrir un autre chemin, plus droit, moins accidenté ; alors, Yvon se dit qu’il s’y risquerait et qu’il retournerait à la ville, quitte à recommencer son excursion le lendemain ou le surlendemain… en prenant par une autre route.

Mais le sentier se rétrécissait tellement maintenant que ce n’était plus qu’un couloir sombre, étroit, presqu’impraticable. Il eût été difficile, sinon impossible pour un cheval de faire volte-face ; il lui aurait fallu en sortir à reculons… et puis, là-bas… tout là-bas… qu’était-ce que cette masse grise que l’on apercevait ?… Un rocher ?… Sans doute ; mais il paraissait énorme… On eût dit que le sentier s’arrêtait au pied de cette masse rocheuse… Yvon en avait été averti d’ailleurs ; le sentier dans lequel il s’était si imprudemment engagé semblait ne conduire nulle part : il devait aboutir au pied de cet immense rocher et s’arrêter là.

Un quart d’heure de marche encore et notre jeune ami s’aperçut d’une chose ; ce qu’il avait pris pour une masse rocheuse, c’était une maison.

Une grande maison grise, mais une maison abandonnée. Les châssis étaient barricadés au moyen de planches disposées en X ; la porte d’entrée, en chêne, renforcie de lames d’acier très larges, avait été faite pour résister aux pires assauts ; mais, depuis longtemps, la rouille rongeait ces lames d’acier, ainsi que la serrure compliquée, qui ne devait plus fonctionner maintenant. Un lourd marteau de bronze, qui eût fait les délices d’un antiquaire, ne tenait plus que par une vis. Un immense portique surmonté d’un balcon, faisait penser à la Tour de Pise, car l’un de ses montants, pourri depuis longtemps sans doute, le faisait pencher du côté gauche ; on pressentait que le tout allait s’écrouler sous peu.

C’était donc là cette Maison Grise dont Étienne Francœur avait parlé ?… Elle devait contenir de nombreuses et vastes pièces, devenues inhabitables. Nul sentier privé ne conduisait à cette maison ; s’il y en avait eu un autrefois il n’en restait plus trace. Et c’était étrange cette demeure, se dressant ainsi, en plein bois, en pleine solitude.

Rien n’impressionne comme une maison abandonnée, surtout au milieu de la solitude. En le regardant, il nous semble qu’elle souffre d’être abandonnée ; que parfois, songeant au passé, elle doit revivre le temps où elle servait de réunion à de nombreux invités, et où les chants et les rires joyeux égayaient ses corridors, maintenant déserts… La maison abandonnée, dont les châssis sont barricadés, cela ne fait-il pas penser à un moribond, dont les yeux sont déjà voilés par l’approche de la mort ?… Ou bien encore, à un squelette, aux orbites vides ?…

Un sentiment d’inexplicable malaise étreignit notre héros soudain ; il se mit à observer les alentours de la Maison Crise, dans l’espoir d’y découvrir un autre chemin, pour retourner chez lui…

Son espoir ne fut pas déçu ; à sa droite était un chemin, rocailleux, celui-là aussi et encaissé dans de hauts rochers, il est vrai ; cependant, il s’y risquerait. Chose presque certaine, ce chemin qu’il venait de découvrir ne saurait être pire que le Sentier de Nulle Part.

Il lui fallait se hâter ! L’orage fondrait sur lui dans quelques instants. Le firmament avait revêtu une teinte blafarde ; le tonnerre roulait presque continuellement, et les éclairs illuminaient les environs, comme en plein jour. Non qu’il fît nuit encore ; il était à peine huit heures du soir et on était à la fin du mois de mai ; mais on y voyait à peine ; l’obscurité régnant partout, à cause de l’approche de l’orage.

Yvon se disposa à partir… Il n’aurait pas passé la nuit dans les environs de la Maison Grise pour tous les biens de la terre. Ce qui lui faisait hâter son départ c’était surtout une nuée de chauve-souris voltigeant autour de la maison. Or, notre jeune ami avait une horreur instinctive de ces sales bêtes. Jamais il n’avait pu les tolérer ; leur vol pesant et rasant le sol, leur approche silencieuse, sans cris, sans battements d’ailes ; tout cela lui causait, en plus, un insurmontable dégoût.

Jetant un dernier coup d’œil sur la façade de la maison, Yvon ne put retenir un cri d’étonnement et il fut saisi d’une superstitieuse terreur, car, à l’une des fenêtres barricadées, entre les montants de l’un des X, il venait d’apercevoir deux yeux noirs, furieux, qui l’observaient… Dans la pénombre, il crut entrevoir un visage émacié, entouré d’une longue barbe grisonnante, inculte…

Ce ne fut qu’une vision passagère d’ailleurs : le visage aux yeux furibonds ne fit qu’apparaître et disparaître… Mais ce fut assez pour Yvon Ducastel ; il ne fit « ni un ni deux » ; un coup de cravache appliqué sur la croupe de son cheval et celui-ci s’élança, de lui-même, dans le chemin que son maître venait de découvrir.

Yvon avait quitté, pour toujours, il en était fermement convaincu, les environs de la Maison Grise.


Chapitre III

L’HERMITE


Le nouveau chemin, le chemin de retour plutôt, valait mieux, infiniment mieux que le Sentier de Nulle Part ; sans doute, il était rocailleux ; sans doute aussi il était encaissé dans de hauts rochers ; mais il était assez large et on entrevoyait des éclaircis de temps à autre, ce qui faisait soupirer d’aise le jeune aventurier.

— Je vais retourner à ma maison de pension et y passer la nuit, se dit-il. C’est cette bonne Mme Francœur qui va être étonnée de me revoir si tôt, moi qui étais parti en chevauchée d’un mois ! Ha ha ha ! rit-il d’un bon cœur. Demain… Non, après-demain, je partirai… tout de bon, cette fois, et je me méfierai des sentiers inconnus, ne conduisant nulle part… Si, au moins je… Eh ! bien, Presto, qu’y a-t-il ? s’exclama-t-il soudain. Pourquoi t’arrêtes-tu ainsi ?… Pauvre bête ! se dit-il ensuite ; elle est fatiguée, tout simplement… Mais… Ah !

Il venait d’apercevoir un homme, étendu sur le sol et barrant le chemin. Un pas de plus, et Presto eût marché dessus.

Qui était cet homme ?… D’où venait-il, et que faisait-il là ?… Était-il mort… ou seulement malade ?… Blessé peut-être ?…

Yvon s’empressa de descendre de cheval et de s’approcher de l’inconnu ; ayant posé sa main sur son cœur, il s’aperçut qu’il battait encore, quoique faiblement.

Nous l’avons dit déjà, il faisait noir, quoiqu’il ne fût pas encore tard, à cause de l’orage qui se préparait ; de fait, de larges gouttelettes de pluie tombaient, depuis quelques instants.

Notre jeune ami ne pouvait distinguer les traits de celui qui était tombé sur le chemin ; il remarqua seulement que c’était un homme d’âge mur, portant des favoris bruns et une moustache dito. L’important, pour le moment, c’était de le secourir.

Évidemment, le malade (ou le blessé) n’était qu’évanoui. Faute d’eau pour lui humecter le visage, Yvon se mit à lui frotter les mains et les bras, espérant ainsi rétablir la circulation du sang.

Le malade ouvrit un instant les yeux et ses lèvres remuèrent ; mais aucun son ne sortit de sa bouche. Cela n’avait duré que l’espace d’un éclair ; pourtant, Yvon venait de s’écrier :

— Ciel ! c’est M. Jacques… M. Lionel Jacques, aussi vrai que je me nomme Yvon Ducastel !… Comment se fait-il que je le retrouve ici… et en cet état ?… La dernière fois que je l’ai vu (il y a trois ans de cela, il est vrai) il était Gérant de banque, dans une des plus grandes villes de la province de Québec… Cependant, je ne saurais me tromper ; cet homme… ce malade… ce blessé peut-être, c’est bien « M. le Gérant », comme nous l’appelions alors… Mais… M. Jacques, habitant la Nouvelle-Écosse et demeurant… à ma porte presque, sans que je m’en doute !… C’est presqu’incroyable !

Tout à ses réflexions, Yvon ne s’était pas aperçu d’une chose ; c’était que Lionel Jacques avait les yeux grands ouverts et qu’il regardait fixement celui qui était penché sur lui.

— Mon ami… murmura-t-il.

— Ah ! fit le jeune homme. Vous sentez-vous un peu mieux, Monsieur ?

Il ne voulait pas l’appeler par son nom… pas maintenant ; plus tard, lorsque le malade se sentirait mieux, il se ferait connaître.

— Je… Je me suis sottement évanoui… dit Lionel Jacques.

— Que vous est-il arrivé ? questionna Yvon.

— Je me suis donné une entorse, je crois.

— Une entorse ? Ciel ! Que vous devez souffrir !

— J’ai fait un faux pas, je m’en souviens… Je suis tombé de tout mon long ; mais croyant que je ne m’étais pas fait grand mal, j’ai essayé de me relever… La douleur était si atroce, que j’en ai perdu connaissance. C’est mon pied droit… Si vous pouviez enlever ma chaussure…

— Certainement ! dit Yvon. Je vais essayer, du moins… Mais je crains que ce soit très pénible.

Enlever la chaussure à un pied qui vient d’être tordu par une entorse, ce n’est pas chose facile.

— Je vais être obligé de couper votre chaussure avant de pouvoir l’enlever, dit le jeune homme. Votre pied est tellement enflé déjà !

— Coupez ! Coupez ! Et hâtez-vous, mon ami, s’il vous plaît ! Le fait est que j’endure un véritable martyre, dans le moment.

Ce fut long, pénible et très douloureux. Quand, enfin, ce fut fait, Lionel Jacques soupira, soulagé.

— Merci, jeune homme, fit-il. Et maintenant…

— Je vais vous reconduire chez-vous, Monsieur, acheva Yvon.

— Je ne pourrais pas marcher, non, pas même un pas, dit Lionel Jacques, et, ajouta-t-il avec un sourire, quoique vous soyez jeune et vigoureux, je ne crois pas que vous puissiez me porter.

— J’ai mon cheval, ici, tout près, fit notre jeune ami. Presto ! appela-t-il. Aussitôt, le cheval accourut et posa sa tête sur l’épaule de son maître.

— La superbe bête ! s’écria le blessé.

— Je vais vous aider à monter sur le dos de Presto, Monsieur, et à petits pas, pour ne pas trop vous secouer, mon cheval vous portera jusque chez-vous. Inutile de vous dire que je le conduirai par la bride, n’est-ce pas ?

— Ça me paraît… impraticable… murmura Lionel Jacques.

— Mais ça ne l’est pas, assura Yvon. Ah ! Voici l’orage, tout de bon ! s’écria-t-il ensuite.

— Chez moi… c’est trop loin… bien trop loin… balbutia Lionel Jacques, qu’Yvon venait d’installer, tant bien que mal, sur le dos de Presto.

— Vous ne pouvez pourtant pas rester ici ! s’exclama le jeune homme.

— Je sais… Mais, pourquoi ne nous refugerions-nous pas à la Maison Grise ?

— À la Maison Grise ?… Cette maison abandonnée ?… Cependant, nous y serions à l’abri toujours, ce qui a son importance, surtout lorsqu’il menace de pleuvoir à verse.

— La Maison Grise n’est pas inhabitée, mon ami.

— Comment ! Quelqu’un habite là ?

— Bien sûr !… Le devant de la maison est abandonné, c’est évident, mais non l’arrière, la cuisine probablement. De chez moi, j’ai vu souvent de la fumée s’échapper de l’une des grandes cheminées de pierre de la Maison Grise, et le soir, on peut apercevoir la lueur d’une ou de plusieurs lampes, à travers les stores soigneusement baissées des fenêtres…

— Vous m’étonnez ! Vous m’étonnez grandement ! s’écria Yvon.

— D’ailleurs, continua Lionel Jacques, plus d’un l’a rencontré, sur le Sentier de Nulle Part, l’homme de la Maison Grise, paraît-il.

— Un hermite alors ?

— Bien… Je ne sais… Pas précisément un hermite, prétend-on.

— Comment ! Quelqu’un habite cette maison abandonnée ?… Toute une famille peut-être ; des êtres jeunes et…

— Je le répète, je ne sais trop… Personne ne sait, au juste. Mais un homme s’étant approché de l’une des fenêtres de la cuisine de la Maison Grise, un soir, a prétendu avoir entendu parler le supposé hermite… Maintenant, parlait-il seul ? Cela arrive parfois à qui vit dans la solitude… Cependant, une voix plaintive, assure-t-on, répondait à la sienne ; était-ce celle d’une femme, d’un enfant, ou bien d’un jeune animal ? Impossible de s’en assurer ; donc… Mais, hâtons-nous, mon ami ! s’écria soudain Lionel Jacques. Vraiment, je souffre le martyre et ça va en augmentant à chaque instant !

— Nous arrivons, je crois, Monsieur, répondit Yvon. Cette masse, là-bas… Oui, c’est la Maison Grise !

Bientôt en effet, on arriverait à destination.

Au grand étonnement d’Yvon, il distingua un chemin tracé, du côté droit de la maison ; l’ayant pris, il arriva presqu’immédiatement à la porte de la cuisine, dont les fenêtres, aux stores complètement baissées, étaient vivement éclairées.

Yvon frappa à la porte, du pommeau de sa cravache, puis il attendit qu’on vint ouvrir… Mais personne ne paraissait vouloir se déranger, car, à part de l’aboiement d’un chien, tout demeura silencieux.

Il frappa de nouveau, et à plusieurs reprises cette fois… Alors, des pas s’approchèrent de la porte.

— Qui va là ? fit une voix rude.

— Des voyageurs, surpris par l’orage, dont l’un est blessé, répondit le jeune homme.

— Attendez ! fit la voix, à l’intérieur.

Yvon crut entendre comme des chuchotements, quoiqu’il n’eût pu en jurer… Chose certaine, c’est qu’il y eut des piétinements, puis les pas de tout à l’heure se rapprochèrent de nouveau de la porte.

— Vous dites que l’un de vous est blessé ? demanda la voix rude.

— Oui. Monsieur. Ouvrez, je vous prie !

— Vous ne cherchez pas à me tromper, toujours, je l’espère ? Si vous osez mentir, tant pis pour vous !

— Ouvrez ! Ouvrez ! cria Yvon, au comble de l’impatience et du mécontentement.

Quelque chose de très lourd tomba sur le plancher de la cuisine (une barre de fer probablement, se dit notre jeune ami), puis la porte s’ouvrit…

Dans l’encadrement de la porte, Lionel Jacques et son jeune compagnon aperçurent un homme de haute stature, presqu’un colosse ; du moins il paraissait tel. On ne pouvait distinguer ses traits, à cause de la lumière des lampes, qui était derrière lui ; on savait seulement que ses joues, sa lèvre supérieure et son menton étaient cachés sous une barbe abondante, brune, mais grisonnante, lui allant jusqu’à la taille ; cet homme, on n’en pouvait douter, c’est l’hermite de la Maison Grise.


Chapitre IV

L’HOMME À LA VOIX RUDE


Avec l’aide de leur hôte, Yvon parvint à faire descendre de cheval Lionel Jacques, sans que ce dernier en souffrît trop.

Le malade fut transporté dans la maison, ou, du moins, dans une immense pièce, qui devait servir, à la fois, de cuisine et de salle à manger.

Un chien, de race collie, une belle bête, à la fourrure jaune et blanche vint gronder autour des étrangers ; mais bientôt, comprenant, sans doute, que ceux-ci n’avaient aucune intention malveillante, il se mit à frétiller de la queue, puis il présenta sa patte à Yvon.

— Arrière, Guido ! Arrière ! cria l’hôte de la Maison Grise, d’une voix rude et en menaçant le chien, du geste.

Le collie, l’oreille basse, l’air piteux, rampa jusque sous un meuble, où il se coucha en tremblant ; on devinait qu’il craignait excessivement son maître.

Yvon, voyant Lionel Jacques installé confortablement, quoique provisoirement, sur un canapé, sortit de la maison, afin de s’occuper de son cheval. La pluie tombait par torrents, et ce pauvre Presto ne devait pas aimer cela.

— Il y a une bonne écurie, de plus, une grange remplie de foin et d’avoine, avait dit leur hôte. Il n’y a que trois semaines que j’ai perdu mon cheval ; conséquemment, vous trouverez tout ce qu’il vous faut, pour soigner le vôtre.

Mais une fois dehors, notre jeune ami ne vit nulle part son cheval.

— Presto ! appela-t-il. Presto !

Un hennissement lui répondit ; ce hennissement venait de l’écurie, qu’on distinguait vaguement, au milieu de l’obscurité.

— Ce bon Presto ne voulant pas prendre un bain forcé, s’est mis à l’abri, se dit Yvon en souriant. Pas si bête… pour un cheval surtout !

Au moment où Yvon rentrait dans la maison, il entendit leur hôte qui disait à Lionel Jacques :

— Je vais vous préparer une chambre immédiatement, afin que vous puissiez vous mettre au lit le plus tôt possible, car je vois que vous souffrez réellement et beaucoup.

— Je souffre… énormément, en effet, répondit le malade.

— Rien n’est pénible comme une entorse, je crois.

— C’est… C’est intolérable ! murmura Lionel Jacques.

— Quoique je ne m’y entende pas beaucoup en médicaments, reprit l’homme de la Maison Grise, j’ai, dans mon cabinet à remèdes, un liniment puissant, qui vous soulagera presqu’immédiatement. Je vous laisse votre ami en soin, reprit-il, en se tournant du côté du jeune homme ; je ne serai pas longtemps absent.

— Je regrette de vous voir vous donner toute cette peine pour moi, Monsieur, dit Lionel Jacques.

— Ce n’est rien… Mais en attendant que votre chambre soit prête, vous feriez bien d’avaler ce verre de cognac que je vais vous verser ; cela vous fera du bien.

— Merci, Monsieur, répondit le malade ; mais je ne prends jamais de boissons fortes… Je n’en prendrais pas une goutte, pour… pour me sauver la vie, je crois !

— Ah ! fit leur hôte, avec un sourire ironique. Vous êtes donc un de ces hommes de tempérance qui…

— Oui, Monsieur, et je m’en vante !

— Hé hé hé ! rit l’homme de la Maison Grise. Vous auriez vite changé d’idée, si vous viviez seul, au milieu de la solitude, comme moi ; un verre de cognac chasse l’ennui, le spleen… cela fait oublier…

— Croyez-moi, Monsieur, fit Lionel Jacques, j’ai vu trop de vies gâchées, brisées, à cause de la boisson, pour ne pas être un tempérant moi-même.

— Et vous, jeune homme, demanda-t-il, êtes-vous aussi un… tempérant ?

— Certainement, oui ! Mes opinions, ma manière de voir, s’accordent totalement avec celles de ce monsieur, répondit notre ami, en désignant Lionel Jacques.

— Ah ! Bah !… Mais c’est comme vous voudrez ! dit leur hôte, en haussant les épaules.

Il se versa un généreux verre de cognac, qu’il but d’un trait, puis il quitta la cuisine.

Au moyen d’un passe-partout, il ouvrit une porte conduisant à un corridor étroit et obscur, puis il disparut.

La cuisine-salle à manger, nous l’avons dit déjà, était une immense pièce, sur laquelle s’ouvraient trois autres pièces, celles-ci étant au fond de la cuisine. Puis il y avait la porte conduisant au petit corridor ; on eût dit l’arrière-pont d’un bateau que cette cuisine-salle à manger de la Maison Grise.

La Maison Grise méritait bien son nom ; grise en dehors, elle était de la même nuance en dedans aussi. Les boiseries étaient peinturées de gris, ainsi que les murs, les plafonds et les planchers ; un gris foncé… déprimant, si je puis m’exprimer ainsi.

Quant à l’ameublement, il était d’une richesse… inattendue, inouïe ; un buffet couvert d’argenteries ; un cabinet contenant les plus fines porcelaines ; des fauteuils rembourrés en cuir ; une table généreusement sculptée, sur laquelle étaient éparpillés des brochures et des revues, puis il y avait le canapé large et assurément confortable sur lequel était couché Lionel Jacques.

Un feu clair brûlait dans une vaste cheminée ; de plus, sur un poêle à deux ponts, chantait une bombe ; évidemment, l’homme de la Maison Grise avait été en frais de préparer son souper, à l’arrivée des voyageurs chez lui. Évidemment aussi, si l’hermite avait dû condamner la plus grande partie de sa demeure, faute de moyens pour l’entretenir probablement, il s’arrangeait pour vivre en seigneur… dans sa cuisine-salle à manger.

La chambre qui leur était destinée ayant été préparée, nos deux amis en prirent immédiatement possession. Sur le petit corridor dont nous avons fait mention, s’ouvraient deux portes : la dernière — c’est-à-dire la plus éloignée de la cuisine — était celle de la chambre qu’ils devaient occuper.

Leur chambre n’était pas bien spacieuse ; cependant, elle contenait un ameublement complet, en plus, un large canapé, sur lequel, se dit Yvon, il dormirait comme un loir. La pièce était éclairée et aérée par trois étroites fenêtres.

— J’espère que vous serez confortablement ici, dit leur hôte, de sa voix rude.

— Merci, Monsieur, répondit Yvon. On ne saurait désirer mieux.

— Aussitôt que le souper sera prêt, je viendrai vous en avertir reprit l’homme de la Maison Grise. Vous pourrez préparer ensuite un plateau pour votre ami, ajouta-t-il, en s’adressant à Yvon et désignant Lionel Jacques.

Ce ne fut pas une petite affaire que de dévêtir le malade ; mais enfin, ce fut fait, et Yvon eut un soupir de soulagement, lorsqu’il vit Lionel Jacques couché dans son lit.

Des pas retentirent dans le petit corridor.

— Le souper est sur la table, fit la voix de leur hôte, de l’autre côté de leur porte de chambre.

— J’y vais ! répondit Yvon. Je vous apporterai votre souper, aussitôt que je le pourrai, ajouta-t-il, en s’adressant à Lionel Jacques.

— Ça ne presse nullement, mon jeune ami, dit le malade ; je n’ai pas du tout faim et…

— Un peu de nourriture légère ne saurait vous faire du mal, Monsieur ; de plus, vous ne pourriez pas entreprendre la nuit l’estomac vide. Au revoir donc ! À bientôt !

En arrivant dans la cuisine, Yvon aperçut Guido, le chien ; couché sur le seuil de la porte de l’une des pièces, au fond, il semblait garder cette porte et défendre à qui que ce fut d’y entrer sans sa permission.

En apercevant le jeune homme cependant, le collie alla au-devant de lui en gambadant.

— Guido ! fit notre ami, en flattant la bête. Beau chien ! Bon chien !

— Arrière, Guido ! Arrière ! cria rudement le maître du chien.

Maintenant, s’il y avait une chose qui déplaisait à Yvon, c’était d’entendre parler rudement à un animal. Il fronça donc les sourcils à la voix de son hôte et ne put s’empêcher de lui dire :

— Je n’ai pas peur des chiens, Monsieur, vous savez ; je les aime bien trop pour les craindre.

— Que vous les craigniez, ou que vous ne les craigniez pas, cela m’est égal, vraiment, lui fut-il répondu froidement. Mais je ne veux pas que Guido fasse ami avec des étrangers ; voilà.

— Ah ! Je comprends, fit Yvon, qui ne put s’empêcher de sourire de la… franchise de son hôte.

— Tant mieux, si vous comprenez dit l’homme ; je ne serai pas à la peine de le répéter, je l’espère.

— Tout de même, reprit notre ami, je crois que c’est mauvaise politique que de parler rudement aux bêtes, ou de les traiter brutalement. Il vaut mieux se faire aimer d’un chien… ou d’un cheval, que de s’en faire craindre ou haïr. Quant à Guido…

— Jeune-homme, interrompit l’hermite, je n’aime pas qu’on se mêle de mes affaires… et veuillez vous le tenir pour dit… puisque, probablement, vous allez séjourner quelque temps sous mon toit…

— Bien malgré moi, croyez-le ! riposta Yvon, fort mécontent. Je ne pourrais abandonner ce monsieur qui est malade, c’est entendu.

— Ainsi, ce n’est pas votre père ce monsieur qui a été assez maladroit pour se donner une entorse ?

Le rouge de la colère monta au visage d’Yvon ; vraiment, cet homme vous avait une façon de parler infiniment déplaisante… insultante même !

— Non, ce monsieur n’est pas mon père, répondit-il. C’est un étranger, que j’ai trouvé étendu sur le chemin, sans connaissance. Un pas de plus de mon cheval Presto et celui-ci l’eut piétiné.

— Et il s’est réellement donné une entorse, je sais…

— Mais… Sans doute ! Sans cela…

L’homme se mit à rire ; mais il daigna expliquer sa dernière remarque :

— Plus d’une fois, il est arrivé qu’on a simulé un accident, dans ces parages, espérant ainsi pouvoir satisfaire sa curiosité concernant la Maison Grise… et celui qui l’habite aussi…

— Vraiment ? s’écria Yvon. Ah ! Bah ! ajouta-t-il, en haussant les épaules.

L’homme fit un signe affirmatif, puis il demanda :

— Votre nom, Monsieur ?… Serait-ce indiscret de vous le demander ?

— Certes, non ! s’écria en riant le jeune homme. Mon nom, je n’ai aucune raison d’en avoir honte… Je me nomme Ducastel… Yvon Ducastel… pour vous servir.

— Et moi, mon nom de famille c’est Villemont.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, M. Villemont, fit Yvon, qui inclina la tête en souriant.


Chapitre V

YVON SE FAIT CONNAÎTRE


La conversation ci-haut avait eu lieu tandis que les deux hommes étaient attablés à une table bien mise, sur laquelle les argenteries et les porcelaines fines ne manquaient pas, non plus que les mets succulents et exquis.

Tout en causant, Yvon avait observé son hôte et il s’était demandé pourquoi il cultivait tant de barbe, quand ses traits étaient si réguliers, presque parfaits même. Il y avait peut-être quelque chose d’un peu cruel dans l’expression des yeux et de la bouche, et c’était peut-être pour cela que M. Villemont tenait à cacher sa lèvre supérieure par exemple, sous l’ombrage d’une épaisse moustache. Quant à ses yeux… oui, ils étaient décidément cruels, sous leurs sourcils broussailleux, qui se rejoignaient presque au milieu du front…

Mais, pourquoi cet homme qui, malgré sa voix rude, ses reparties brutales, parfois, paraissait posséder de l’éducation et du savoir-vivre, pourquoi se demandait Yvon, choisissait-il de vivre en hermite ainsi ?… Pourquoi n’habitait-il que l’arrière de sa maison ?… Était-ce réellement pour qu’on crût que la maison était abandonnée, et pour encourager, en quelque sorte, la superstition des gens ; celle qui existe toujours (à l’état latent chez quelques-uns peut-être mais qui existe quand même) en face d’une maison délaissée ?…

Toujours est-il que notre jeune ami ne pouvait contrôler un certain sentiment de malaise, en présence de son hôte, et il ne fut pas fâché, une fois le repas fini, de se lever de table.

— Je déjeune à huit heures précises, dit M. Villemont, au moment où Yvon se disposait à retourner à sa chambre à coucher, muni d’un cabaret, contenant le souper de Lionel Jacques.

— À huit heures… c’est entendu, répondit le jeune homme.

— Comme j’ai le sommeil léger et que j’aime à me lever tard, continua M. Villemont, je vous prierai d’attendre après le déjeuner pour soigner votre cheval. Le moindre piétinement m’éveille ; conséquemment, veuillez ne pas quitter votre chambre avant huit heures.

— C’est fort bien, Monsieur.

— Vous laisserez le plateau à la porte de votre chambre ; j’irai le chercher, lorsque je serai prêt à laver la vaisselle. Bonsoir, fit l’homme de la Maison Grise.

— Bonsoir, M. Villemont ! répondit le jeune homme, qui eut peine à réprimer une grande envie de rire ; évidemment, leur hôte ne voulait pas être dérangé et il ne tenait pas à la compagnie de son visiteur… forcé.

En pénétrant dans leur chambre à coucher, Yvon s’enquiérit tout de suite de l’état de son malade…

— Souffrez-vous moins, Monsieur ? demanda-t-il.

— Un peu moins, répondit Lionel Jacques. Ce liniment que vous m’avez appliqué a calmé les douleurs atroces que je ressentais. Décidément, notre hôte est bon médecin ajouta-t-il, en souriant.

— C’est un type assez singulier que notre hôte, qui a nom M. Villemont.

— Un type singulier, dites-vous ?…

— Eh ! bien, oui… Il doit y avoir quelque mystère dans la vie de cet homme…

— Ha ha ha ! rit Lionel Jacques. La jeunesse aime le mystère, c’est entendu : elle le recherche ; elle croit le découvrir partout.

— Peut-être… fit Yvon, riant lui aussi.

Malgré ce qu’il en avait dit, Lionel Jacques mangea de bon appétit, au grand contentement de son compagnon.

— Mon jeune ami, dit le malade, au moment où Yvon lui enlevait le plateau sur lequel il lui avait apporté son souper, vous êtes vraiment trop bon de vous dévouer ainsi pour moi… un inconnu…

— Un inconnu ?… répondit Yvon en souriant. Pas tout à fait… M. Jacques !

— Hein ? Comment ? Vous savez mon nom ?

M. Lionel Jacques… autrefois Gérant de banque…

— Mais… Je…

— Regardez-moi bien, M. Jacques et vous allez me reconnaître tout de suite, j’en suis convaincu.

Ce-disant, il approcha la lampe de son visage et aussitôt, Lionel Jacques s’écria :

— Ducastel ! C’est Yvon Ducastel !

— Oui, c’est Yvon Ducastel, autrefois assistant caissier de la banque dont vous étiez le Gérant.

— Ô mon garçon ! s’exclama le malade. Qui eut cru te retrouver ici !

— Moi aussi, j’ai été on ne peut plus étonné, en vous reconnaissant, sur la route, tout à l’heure. Dire que vous habitez la Nouvelle-Écosse… les environs de W… !

— Depuis un an seulement je demeure ici, Ducastel.

— Tout de même, je ne comprends pas comment il se fait que je ne vous aie jamais rencontré, M. Jacques… Demeurez-vous à W… même ? Non. c’est impossible !

— Je ne demeure pas dans la ville, quoique que non loin. Mais, dis-moi, Yvon…

— Je vous raconterai, demain, tout ce qui s’est passé depuis… depuis ce que j’appellerai toujours mon… mon grand sauvetage, dit le jeune homme, d’une voix émue.

— J’ai hâte, bien hâte !

— Ce soir, vous êtes trop fatigué vous avez trop besoin de repos… Mais, M. Jacques, n’est-ce pas que vous n’êtes plus étonné des soins que je vous prodigue ?… Vous vous rappelez de ce jour où… où vous m’avez sauvé de… de moi-même ?

— Allons ! Allons ! Ne parle pas de cela, mon garçon ! Dis-moi plutôt… tout t’a bien réussi depuis… depuis lors ?

— Admirablement, puisque je suis devenu, à l’âge de vingt-cinq ans, « M. l’inspecteur »…, inspecteur des houillères de W…, répondit Yvon en souriant.

— C’est splendide cela !

— C’est… infiniment plus que je ne méritais, je crois.

— Ne parle pas ainsi, Yvon : cela me fait de la peine vraiment.

— Je ne parlerai plus du tout, car il faut que vous dormiez, M. Jacques ; nous reprendrons notre conversation demain, si vous le désirez.

— Si je le désire ? Certes ! Mais, je vais t’obéir et essayer de dormir… Est-il nécessaire de te dire combien je me réjouis de te revoir, si heureux et si prospère, mon cher enfant ?

— Cher, cher M. Jacques ! Merci ! s’écria Yvon. Ce que je suis aujourd’hui… ce que je deviendrai demain, c’est à vous que je le dois… J’ai suivi les conseils pleins de sagesse que vous m’avez donnés… ce soir où nous nous sommes séparés, et je ne le regretterai jamais… Je remercie Dieu de vous avoir retrouvé sur mon chemin ! acheva-t-il, tandis que ses yeux se mouillaient de larmes.

Évidemment, il s’était passé quelque chose d’important, de dramatique peut-être, jadis, entre Lionel Jacques, l’ex-Gérant de banque, et Yvon Ducastel, l’ex-assistant-caissier.


Chapitre VI

RÉMINISCENCES


Neuf heures du soir venaient de sonner. Lionel Jacques s’était endormi, et Yvon Ducastel s’était retiré dans le fond de la chambre à coucher, où était le canapé. S’étant assis sur un fauteuil, auprès d’une petite table, il s’était livré à d’assez sombres réflexions…

Mais, tout d’abord, il songea à son excursion projetée à travers la Nouvelle-Écosse, si étrangement interrompue, et au hasard, qui lui avait fait rencontrer sur son chemin, M. Lionel Jacques, le meilleur ami qu’il eut jamais eu, en ce monde.

Lionel Jacques et le père d’Yvon avaient été de grands amis.

Lors du décès de M. Ducastel, père, arrivé presque subitement, Yvon, âgé de dix-neuf ans, venait de commencer son cours à l’Université, en vue de devenir médecin, un jour.

M. Ducastel ayant mené la vie « à grands guides », avait laissé plus de dettes que d’argent en héritage à son fils ; conséquemment, Yvon avait dû abandonner ses études et se mettre à gagner sa vie.

Lionel Jacques prit donc le fils de son ami à la banque, dont il était le Gérant. Sans doute, le jeune homme dût commencer « au bas de l’échelle », mais sa promotion fut rapide ; si rapide que, dès l’âge de vingt-et-un an, il était devenu assistant-caissier.

Mais, malheureusement, le nouvel assistant-caissier, au lieu de prouver sa reconnaissance envers le Gérant par son assiduité au travail, se mit à arriver, assez souvent, en retard à l’ouvrage.

La première fois que cela lui arriva (et c’est une grave affaire, pour un employé de banque que d’être en retard, on le sait) le Gérant le fit venir à son bureau et lui en demanda la raison. Une raison fut donnée… et acceptée ; mais à condition que la chose ne se renouvela pas.

Cependant, elle se renouvela… Lionel Jacques réprimanda, encore une fois, son employé : il le menaça même de lui faire perdre sa place… Yvon promit d’être ponctuel à l’avenir… et il rompit sa promesse.

Un lundi matin, il arriva à la banque une heure en retard.

À peine eut-il pris place en arrière du guichet, qu’un employé, nommé Patrice Broussailles, vint lui dire que « M. le Gérant » demandait à lui parler.

— Et je crois qu’il va vous en administrer un « savon », mon cher ! dit l’employé en riant, car il a l’air tout chose M. le Gérant, ce matin.

Yvon haussa les épaules, par bravade, car il ne se sentait pas à l’aise.

— C’est bien, j’y vais, répondit-il. Mais s’il vous plaît gardez vos réflexions pour vous-même dorénavant, Broussailles, hein ?

S’il y avait un être qu’Yvon méprisait, au monde, c’était bien Patrice Broussailles, type laid, repoussant, louchant affreusement, et dont le père, disait-on, avait été surnommé, jadis, « L’Loucheux ». Vraiment, son fils n’eut pas volé ce surnom lui-même.

Patrice avait certaines prétentions, qui amusaient fort les employés de la banque et surtout Yvon Ducastel. Le jeune Broussailles était un peu « homme à tout faire » à la banque ; il balayait les planchers, époussetait, lavait les vitres, emplissait les encriers, renouvelait les plumes, les buvards, et choses de ce genre. Mais comme le Gérant avait confiance en lui (ce qui étonnait plus d’un) il l’employait quelquefois dans son bureau privé, à adresser des lettres, à coller des enveloppes et des timbres-poste : ce qui faisait que le jeune homme, lorsqu’on lui demandait quel était son emploi, répondait invariablement qu’il était le secrétaire du Gérant. Cela faisait rire d’un grand cœur ceux qui étaient au courant de ce qui se passait.

Si Lionel Jacques avait été mieux renseigné sur la conduite de Patrice Broussailles, il n’eût pas eu tant confiance en lui ; même, il l’eût chassé de la banque. Si le Gérant avait su, par exemple, que ce garçon menait une assez mauvaise vie et qu’il avait le don d’entraîner dans la fange, avec lui, l’assistant-caissier, l’employé de prédilection, bien vite, il l’eût congédié.

Patrice fréquentait certains cabarets où l’on servait de la mauvaise boisson et où, prétendait-on, il s’enivrait, chaque nuit. Mais comme cela ne l’empêchait pas d’être à son poste, chaque matin, Lionel Jacques n’avait aucun soupçon sur son compte.

— Mon garçon, dit Lionel Jacques à Yvon, lorsque celui-ci arriva dans son bureau privé, tu es encore en retard… d’une heure, cette fois… Peux-tu m’en expliquer la raison ?

— Non, M. Jacques, je ne le peux pas, répondit Yvon.

— Non ?… Tu ne le peux pas… ou tu ne le veux pas, hein ?

— Je le répète, je ne le peux pas… D’ailleurs, je préfère me taire, plutôt que d’inventer encore une excuse ; de mentir, en un mot.

— Yvon, reprit le Gérant, d’une voix attristée, je sais à quoi m’en tenir sur ton compte… malheureusement… Je suis au courant de ce qui se passe… Tu as passé la nuit dernière, ou, du moins, une partie de la nuit, dans une auberge, n’est-ce pas ?

— Oui, M. Jacques.

— Dans une auberge de troisième ordre… avec des débauchés… Est-ce que je me trompe ?

— Non, M. le Gérant, vous ne vous trompez pas… À quoi me servirait de mentir, puisqu’on vous a si bien renseigné ? répliqua le jeune homme, tandis que, machinalement ses yeux se portaient sur Patrice Broussailles, qui était assis de l’autre côté de la partition.

Mais Yvon s’aperçut bien vite qu’il venait de faire un jugement téméraire, car Lionel Jacques disait.

Personne ne m’a renseigné, mon garçon… je t’ai vu… vers les deux heures, ce matin, sortir de l’auberge… et tu avais peine à marcher droit… Tu le sais, Yvon, mon ami le plus intime M. Loire est malade ; il m’a fait demander hier soir et je suis allé passer quelques heures avec lui. C’est en sortant de chez lui que je t’ai vu.

— Ah ! fit seulement Yvon.

— Ainsi, tu as l’habitude de t’enivrer, Yvon ?… Ah ! mon garçon si j’avais su cela !… je ne t’aurais pas gardé ici, pas même une journée… Tempérant moi-même, je ne saurais garder à mon emploi quiconque fait usage de boisson.

— Je ne bois pas plus que… que bien d’autres… murmura l’assistant-caissier, en pensant, malgré lui, à celui qui l’entraînait à l’auberge, presque chaque soir.

— Peut-être… Mais, je considère que l’usage des boissons alcooliques c’est la plaie du jour, la perte des âmes, un crime enfin. Ah ! qu’importe ! À quoi serviraient les remontrances ? À rien, je le crains…

— N’êtes-vous pas un peu sévère, M. le Gérant ? fit Yvon, d’une voix qui tremblait légèrement.

— Sévère ?… On ne saurait l’être trop… D’ailleurs, je me suis laissé dire qu’on jouait gros jeu dans ces auberges… La boisson et les cartes ; voilà des vices qui conduisent vite à la ruine… Dans tous les cas, nous sommes au 10 du mois. Ce soir, le caissier te remettra un mois entier de salaire, et demain, tu devras te chercher un emploi ailleurs.

— Comment ! Vous… Vous…

— Oui, mon garçon… je… je te… remercie de tes services ; c’est mon devoir de le faire… Quoique cela me brise le cœur… Ton père et moi, vois-tu, nous nous aimions comme des frères…

— En considération de l’amitié qui vous liait à mon père, M. Jacques, ne pourriez-vous pas…

— Impossible ! impossible, mon garçon ! Pourtant, je te donnerai une bonne lettre de recommandation, afin que tu puisses facilement trouver un emploi ailleurs… dans une autre banque même, si tu y tiens ; je peux toujours répondre de ta probité et de ta compétence, qui sont indéniables.

— Ainsi, vous me chassez ?

— Je ne puis faire autrement, Yvon, je ne le puis… Vois-tu, ta conduite est connue de tous les autres employés et ils commencent à s’étonner de ma… tolérance, car ils ne sont pas sans connaître mes principes. Je serais blâmé, si j’agissais autrement que je le fais…

— Je comprends… murmura Yvon.

— Ce soir, tu fermeras, comme d’habitude, le coffre-fort et les portes de la banque, et demain, j’enverrai chercher les clefs, à ta pension. Adieu mon garçon ! fit tristement Lionel Jacques.

— Adieu, Monsieur le Gérant, répondit le jeune homme.

Puis, le cœur bien meurtri et retenant à peine une grande envie de pleurer (car Yvon Ducastel était encore très jeune) l’ex-assistant-caissier retourna à son ouvrage, frôlant, en passant, Patrice Broussailles, qui le regardait avec un sourire railleur.


Chapitre VII

LA TENTATION


De retour à son guichet, Yvon eut, subitement, une tentation… une grande tentation… à laquelle il finit par succomber, hélas ! Puisqu’il quittait la banque ; puisqu’on l’en chassait… eh ! bien ! il ne partirait pas les mains vides !…

Et c’est pourquoi, lorsqu’il alla porter dans le coffre-fort, les recettes de la journée, comme il était de son devoir de le faire chaque soir, Yvon Ducastel qui, jusque là, avait respecté le bien d’autrui et n’eut jamais été même tenté de toucher à un sou qui ne lui appartenait pas, Yvon, dis-je, prit à poignée, à même l’argent de la banque… Il prit sans compter, enfouissant les billets dans les poches de son habit et de son pardessus, sans prendre la peine d’en regarder la dénomination… Comme pris de fièvre, ou de folie subite, il lui semblait qu’il n’en prendrait jamais assez, et c’est parce qu’il craignit qu’on le soupçonnât, s’il bourrait trop ses poches, qu’il se décida enfin à « en laisser » et à refermer la porte du coffre-fort.

Arrivé dans la rue, il sembla à Yvon que tous ceux qui le rencontraient le regardaient d’un air soupçonneux ; qu’ils devaient savoir, tous, qu’il venait de commettre un vol.

Ce n’était qu’une marche de cinq minutes, de la banque à sa maison de pension : mais, à chaque pas il lui semblait qu’une main allait se poser sur son épaule pour l’arrêter, avec ces mots : « Yvon Ducastel, au nom de la Loi, je vous arrête » ! Chaque bruit qu’il entendait ; chaque voix qui s’élevait n’allait-elle pas lui crier : « Voleur ! Voleur » !

Enfin, il arriva à sa pension, sans avoir été molesté. Vite, il monterait dans sa chambre et s’y enfermerait ?

Mais on eût dit qu’il était poursuivi par un mauvais sort, car, au moment où il mettait le pied sur la première marche de l’escalier conduisant au deuxième palier, là où était sa chambre, il se trouva face à face avec l’un de ses copains, nommé Calixte Rhantier.

Calixte pensionnait dans la même maison qu’Yvon et sa chambre à coucher était voisine de celle de notre jeune ami.

— Ah ! Ducastel ! s’écria Calixte Rhantîer. Venez-vous faire la partie de cartes ce soir, comme d’habitude et à l’endroit habituel ?

— Impossible pour ce soir, Rhantier, répondit Yvon. J’ai de l’ouvrage à faire et…

— C’est regrettable… J’ai presque promis à Broussailles que vous seriez des nôtres.

— Une autre fois… commença Yvon.

— En attendant, voudriez-vous me rendre un service ?

— Si je le peux… Qu’est-ce ?

— Voici : Patrice Broussailles doit venir me chercher, ici ; or, moi, je suis obligé de sortir immédiatement après le souper… Si vous le voyez (Broussailles, je veux dire) voudriez-vous lui dire de ne pas m’attendre ; que je le rejoindrai, à l’auberge, entre neuf et dix heures ?

— Je ferai votre message, Rhantîer… si je vois Broussailles, bien entendu.

— Merci, mon bon ! répondit Calixte. Voyez-vous, reprit-il en riant, il est si bête ce pauvre Patrice ! Il serait capable de s’installer dans ma chambre et m’y attendre… indéfiniment, s’il ne savait pas que je dois le rejoindre, à l’auberge.

— Oui ! Oui ! dit Yvon vivement et d’un ton légèrement impatienté, pour répondre quelque chose, car il n’avait prêté qu’une attention distraite à ce que Calixte venait de lui dire, étant lui-même si occupé et si préoccupé de ses propres affaires. (Pourtant, pauvre Yvon ! il eut été dans son intérêt peut-être d’être moins distrait.)

Une fois rendu dans sa chambre. Yvon ferma la porte à clef ; de plus, il prit la précaution de jeter une serviette sur la poignée, afin de s’assurer qu’aucun regard indiscret ne pénétrât chez lui. Il baissa les stores des fenêtres, les épinglant à la boiserie, après quoi, avant enlevé son pardessus et son habit, il les jeta sur le lit : il allait compter, sans perdre un instant, l’argent qu’il s’était approprié…

— Ciel ! Ô juste ciel ! s’écria-t-il, lorsqu’il eut compté les billets de banque qu’il avait en sa possession. Il y a là dix-neuf mille deux cents quarante-six dollars !… Que faire ? Ô mon Dieu, que faire ?… J’étais loin, bien loin de me douter que j’avais pris une somme aussi considérable ; que je pataugeais au milieu des billets de cent et de mille !

Il tomba assis sur son lit et il s’épongea le front de son mouchoir, car une transpiration glacée coulait sur son visage.

— Dix neuf mille deux cents quarante-six dollars ! ne cessait-il de répéter. Que vais-je faire avec tout cet argent, et quel vol affreux j’ai commis !

Tout à coup, il se leva de son lit ; il venait de prendre une résolution : celle de fuir. Un train partait pour l’ouest à onze heures vingt minutes ; il le prendrait… et il s’en irait… à l’autre bout du continent… là où on ne songerait jamais à le chercher… Oui. il allait partir, cette nuit même ! Il serait déjà loin, lorsque le vol serait découvert, le lendemain matin !

Fébrilement, il se mit à entasser du linge dans une petite valise à main, qu’il trouva dans une armoire…

— Mais l’argent ?… Les dix-neuf mille deux cents quarante-six dollars… qu’en ferai-je ?… Je ne peux pas en bourrer les poches de mon habit et de mon pardessus, bien sûr ! Ce serait commettre une bien grave imprudence… ce serait risquer ma vie… Si quelque malfaiteur découvrait, par hasard, que je suis porteur d’une pareille fortune, ma vie ne vaudrait pas cher ensuite !

Il lui vint une idée : dépliant un journal, qu’il prit sur sa table de travail, il l’ouvrit tout grand, et dedans, il enroula les billets de banque ; autour de ce rouleau il mit tout simplement une large bande élastique puis il plaça le tout dans le fond de sa valise, sous son linge.

Certes, quand même Yvon se verrait obligé d’ouvrir sa valise, dans le wagon ou ailleurs, et quand même on y verrait ce paquet de journaux, on serait bien loin de se douter de son contenu.

Il venait de fermer sa valise à clef, lorsque sonna la cloche annonçant le souper. Souper ?… Il n’avait certainement pas faim… D’ailleurs, il ne quitterait pas sa chambre, pas un instant ; pouvait-il y laisser tant d’argent ?… Ce serait courir un trop grand risque vraiment !

Chose certaine, personne ne remarquerait son absence, à table, car, plus souvent qu’autrement, il soupait dans un restaurant, vu qu’il n’appréciait pas beaucoup les talents culinaires de sa maîtresse de pension.

Mais qu’allait-il faire, en attendant l’heure de son départ ?… Il passait à peine six heures ; cinq longues heures à patienter !…

Il savait d’avance qu’il serait inutile d’essayer de lire ou d’écrire ; il n’y parviendrait pas… Que faire pour passer le temps ?…

Il se mit à arpenter sa chambre, de long en large ; mais bientôt, il se dit que ce va-et-vient finirait par attirer l’attention des autres pensionnaires, ou de la maîtresse de pension, et s’il y avait une chose dont il voulait se garder, c’était bien d’attirer l’attention de qui que ce fut sur lui-même, dans le moment.

Assis dans un fauteuil, Yvon se mit à fumer force cigarettes, pour passer le temps ; mais le temps était lent, très lent à passer, lui semblait-il… Il essaya de se jeter sur son lit, non pour dormir, mais pour se reposer la tête un peu… Non ; cela non plus ça ne réussirait pas… S’il pouvait sortir, aller se promener dans la rue, ou s’asseoir dans un parc et exposer son front brûlant au froid et à l’air du soir… Cela non plus, ce n’était pas praticable ; il lui faudrait emporter sa valise avec lui ; de plus…

Il se mit à pleurer… Des larmes brûlantes et pressées inondèrent bientôt ses joues pâles… Ah ! s’il avait pu revenir d’une heure ou de deux en arrière ; s’il pouvait trouver le moyen de réparer son… crime !…

Soudain, il frissonna de terreur et un léger cri s’échappa de sa bouche ; c’est qu’on venait de frapper à sa porte !!!


Chapitre VIII

UN NOBLE CŒUR


Il eût voulu ne pas répondre ; laisser supposer qu’il était sorti ; mais la lueur de sa lampe se voyait, sous sa porte et… Non ! Il ne pouvait pas s’en exempter ; il lui fallait ouvrir !

On venait de frapper pour la deuxième fois…

D’un pas hésitant, il se dirigea vers la porte, qu’il ouvrit en tremblant et il se trouva en face de… Lionel Jacques… le Gérant de la banque qu’il avait volée !!

— Mon… Monsieur… Jac… Jacques ! bégaya-t-il.

— Oui, c’est moi, mon garçon, répondit le Gérant.

— Que… Que me voulez-vous ?

— J’ai pensé que tu n’approuvais pas de l’idée que j’envoie chercher les clefs de la banque et du coffre-fort par un employé, ici, demain matin ; je suis donc venu les chercher moi-même.

— Merci, M. Jacques, répondit Yvon, avec un soupir de soulagement. Les voici, ajouta-t-il, en retirant de son gousset un anneau sur lequel trois clefs étaient suspendues.

— Je vois que tu te prépares à partir, dit le Gérant, en indiquant la valise d’Yvon, qu’il avait mise sur son lit, à côté de son pardessus et de son chapeau.

— Oui… Je pars… Demain, probablement, je serai loin d’ici.

— Adieu, je te souhaite bon voyage et bonne chance, Yvon ! fit Lionel Jacques en se levant.

— Encore merci, M. Jacques !

Le Gérant se dirigea vers la porte ; mais soudain il s’arrêta et prenant une enveloppe de la poche intérieure de son habit, il la tendit au jeune homme en disant :

— Tiens ! J’allais oublier de te donner ceci… C’est la lettre de recommandation que je t’avais promise. La voici.

La lettre de recommandation ! La lettre, dans laquelle il était question de la probité d’Yvon Ducastel !…

Notre jeune ami se sentit rougir et pâlir tour à tour. Il ne pouvait accepter cette lettre, dans laquelle il était question de sa probité… la probité d’un voleur ! Non ! Non !

— Je… Je ne peux pas l’accepter, M. Jacques… balbutia-t-il.

— Ne pas l’accepter ?… Pourquoi pas ?

— Je ne peux pas, non, je ne peux pas !

— Allons donc, mon garçon ! y penses-tu ?… Cette lettre te sera d’une grande utilité et presqu’immédiatement. Prends-la, Yvon.

Il prit la lettre, afin de ne pas susciter les soupçons du Gérant en persistant dans son refus.

— Et maintenant, adieu, Yvon ! fit Lionel Jacques, en tendant la main à son ex-employé. Tu ne me garderas pas trop rancune, je l’espère, pour avoir agi comme je l’ai fait à ton égard ; vraiment, je ne pouvais faire autrement.

— Je comprends… Je mérite ce qui m’arrive…

— Mon pauvre enfant, si tu voulais me promettre de ne plus toucher à la boisson… ni aux cartes !… Je te fais cette recommandation ; ce sera la dernière que je te ferai, sans doute… Suis mon conseil, Yvon, et tu t’en trouveras bien.

— Je vais essayer de suivre votre conseil, M. Jacques, promit-il.

— Eh ! bien, encore une fois, adieu !

— Adieu, M. Jacques !

Le Gérant ouvrit la porte et mit le pied dans le corridor ; mais aussitôt, revenant sur ses pas, il posa sa main sur l’épaule du jeune homme et lui demanda, d’un ton tranquille mais infiniment triste :

— Yvon, mon enfant, n’as-tu rien à me dire ?

Yvon sentit ses jambes se dérober sous lui. Il tomba assis sur le bord de son lit, son visage devint d’une pâleur livide, puis il éclata en sanglots.

— Vous… Vous… savez ? balbutia-t-il.

— Oui… je sais…

— Comment… Comment avez-vous… découvert ?…

— Chaque soir, vois-tu, dit le Gérant, immédiatement après le souper, je me rends à la banque, afin de m’assurer que tout y est à l’ordre…

— Ô mon Dieu ! s’exclama Yvon.

— Ce soir, continua le Gérant, en ouvrant le coffre-fort, je me suis tout de suite aperçu qu’il manquait de l’argent… beaucoup d’argent… Je ne me trompais pas ; la banque est plus pauvre, à ce moment, de dix-neuf mille deux cents quarante-six dollars exactement !

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! murmura Yvon.

— Pauvre enfant, fit Lionel Jacques, la tentation a été trop forte… tu y as succombé…

— Oui ! Oui ! C’est vrai ! Je suis devenu cette chose méprisable entre toutes : un voleur !

— Il est encore temps de restituer la somme que tu as dérobée, mon garçon… Je suis seul à le savoir et…

— Tout de suite ! Tout de suite ! s’écria le jeune homme.

Soulagé, au point d’en crier, Yvon ouvrit sa valise d’une main tremblante et il en retira le journal, dans lequel il avait enroulé les billets de banque ; il le remit au Gérant.

— Voici l’argent, M. Jacques, fit-il. Veuillez le compter, s’il vous plaît.

— C’est inutile : je suis sûr que la somme y est, au complet, répondit Lionel Jacques, en mettant le journal, contenant et contenu, dans la poche intérieure de son pardessus.

— Allez-vous me… me faire… arrêter maintenant ? demanda Yvon, dont les dents claquaient comme des castagnettes.

— Arrêter ! s’exclama Lionel Jacques. Non, Yvon ; bien sûr que non ! Pars, quand tu le désireras ; tu es libre comme l’air !

— Merci, M. Jacques, merci ! s’écria le jeune homme, éclatant, encore une fois, en sanglots. Que Dieu vous bénisse, pour votre extraordinaire bonté et pour votre noble cœur ! Libre ! Il était libre !… Et, il en eut bien juré ses grands dieux, son secret, son coupable secret, n’était connu que d’un seul homme au monde : Lionel Jacques, au noble cœur, qui, de sa vie, n’en desserrerait jamais les dents…

Cependant…

Yvon Ducastel était parti… non cette nuit-là, en fugitif, mais le lendemain, dans l’après-midi, se dirigeant vers l’est, plutôt que vers l’ouest.

La lettre de recommandation que lui avait remis Lionel Jacques lui porta chance. D’étape en étape, il arriva à la Nouvelle-Écosse. Engagé comme teneur de livres, dans un des bureaux de la houillère de W…, ainsi qu’il en avait été à la banque, jadis, sa promotion fut rapide… si rapide que, à l’âge de vingt-cinq ans, il avait acquis la position et le titre d’inspecteur.


Chapitre IX

OÙ EST GUIDO ?


Ayant été averti si poliment (?) la veille. Yvon attendit qu’il fût huit heures sonnées, avant de s’acheminer vers la cuisine, le lendemain matin. M. Villemont y préparait le déjeuner et l’odeur agréable de bon café était répandue dans la pièce.

— Bonjour, M. Villemont ! fit le jeune homme.

— Bonjour, M. Ducastel, répondit M. Villemont d’un ton non moins rude que la veille.

— Belle journée, n’est-ce pas ?

— Oui… Le déjeuner sera prêt dans une dizaine de minutes.

— C’est bien. En attendant, je vais aller soigner mon cheval ; j’en ai le temps, je crois.

— Oui, vous en avez le temps, répondit l’homme de la Maison Grise.

Yvon avait remarqué une chose, en pénétrant dans la cuisine : c’était que Guido, le chien collie, n’y était pas. Où était-il ?… Il avait été dans la maison toute la nuit ; le jeune homme l’avait entendu aboyer, à plus d’une reprise.

Il eut envie de demander à M. Villemont ce qu’était devenu le chien, mais il ne l’osa pas. Probablement, d’ailleurs, qu’il lui serait répondu que ce n’était pas les affaires de qui que ce soit où Guido était allé.

Presto manifesta bruyamment sa joie en revoyant son jeune maître : aussitôt qu’il entendit son pas s’approchant de l’écurie, il se mit hennir, à piocher et à se démener de la plus belle façon. La pauvre bête avait dû se croire abandonnée, car on avait toujours l’habitude de la soigner, dès l’aurore.

Le cheval ayant reçu sa provision de foin et d’avoine, Yvon sortit de l’écurie et tout doucement, il se mit à siffler Guido. Ce fut en vain ; évidemment, le chien n’était nulle part aux environs… Où pouvait-il bien être ?…

Lorsqu’il retourna à la maison, le déjeuner était prêt et les deux hommes s’attablèrent.

— Comment se porte le malade, ce matin ? daigna demander M. Villemont.

— Pas trop mal… pour le temps, répondit Yvon. Et, ça me fait penser… M. Jacques…

M. Jacques — …

— C’est le nom de ce monsieur qui est malade, dit Yvon.

— C’est un nom assez singulier, assez rare, ne trouvez-vous pas ?

— Bien… Je ne sais pas…

— On dirait un prénom plutôt.

— Il se nomme Lionel Jacques, m’a-t-il dit, répondit notre ami, ne jugeant pas à propos de mettre son hôte au courant de ses affaires, en lui disant qu’il connaissait Lionel Jacques, de longue date.

— Mais, pardon ! Je vous ai interrompu, je crois… Vous aviez commencé à me dire que M. Jacques…

— Ah ! oui… Il désirait vous parler et comme il ne peut pas venir vous trouver ici, il demande que vous vouliez bien lui rendre visite, dans le courant de l’avant-midi.

— J’irai, répondit M. Villemont.

— Et M. Jacques demande aussi si vous pourriez lui laisser avoir une tablette, ou du papier à lettres, ainsi que des enveloppes, un crayon ou une plume.

M. Jacques a donc de la correspondance à faire ?

— Faut croire ! répondit froidement Yvon.

— Les tablettes… même le papier à lettres, c’est chose rare, très rare à la Maison Grise, M. Ducastel, dit l’hermite, car je n’écris et ne reçois jamais de lettres. Cependant, je chercherai et…

— « Cherchez et vous trouverez », a dit le Seigneur acheva Yvon en riant et se levant de table.

Muni d’un plateau pour son malade, le jeune homme pénétra dans la chambre à coucher. Lionel Jacques était assis dans son lit ; déjà, son pied le faisait un peu moins souffrir

M. Villemont viendra vous rendre visite dans le courant de l’avant-midi, M. Jacques, annonça Yvon.

— Ah ! C’est très bien. Je veux régler cette affaire avec lui, le plus tôt possible.

— Savez-vous, M. Jacques, reprit le jeune homme, il y a une chose assez singulière que j’ai remarquée, ce matin, en entrant dans la cuisine ; Guido n’y était pas.

— Guido ?… questionna Lionel Jacques.

— Tiens ! C’est vrai ! Vous étiez trop souffrant, hier soir, pour remarquer le magnifique collie, qui a fait tant de tapage, à notre arrivée.

— Et tu dis que…

— Que Guido a disparu… et c’est étrange.

— Allons donc ? fit Lionel Jacques, qui haussa les épaules en riant. Parce que le chien est allé faire une course dehors, tu y vois quelque chose d’étrange… Étrangeté… Mystère… tu es résolu d’en voir partout, hein ? Jeunesse, jeunesse, que ton âge est à plaindre ! ajouta-t-il, riant de plus en plus fort.

— Pourtant, vous ne pouvez nier que la Maison Grise et son propriétaire soient… soient…

— La Maison Grise est une maison comme une autre, qui tombe en ruines, tout simplement, je crois. Quant à M. Villemont, sans doute, c’est un original, d’après ce que tu m’as dit, mais voilà tout.

— Nous verrons bien ! fit Yvon, entre ses dents.

Vers les dix heures de l’avant-midi, M. Villemont frappa à la porte de chambre des deux amis.

— Entrez ! fit Lionel Jacques.

L’homme de la Maison Grise entra ; il portait à la main une boîte, qu’il déposa sur le bureau de toilette.

— Vous m’avez fait demander ? dit-il. Qu’y a-t-il ?

— Prenez un siège, je vous prie, fit Lionel Jacques.

— Non, merci. Je suis pressé… Vous avez quelque chose à me dire ? Qu’est-ce ?

— Monsieur, fit Lionel Jacques, assurément fort étonné des manières et du langage si brusques de son hôte, le malheur a voulu que je me sois donné une entorse, non loin de votre maison et que je me sois vu obligé de solliciter votre hospitalité. Je comprends très bien que cela doit vous ennuyer et vous incommoder de vous voir obligé de nous accueillir sous votre toit…

— Je ne conteste pas cela…, je vis en hermite, ici et les étrangers ne sont pas les bienvenus à la Maison Grise.

— Vous êtes franc, au moins ! s’écria Lionel Jacques, qui ne put s’empêcher de sourire, tant le sans-gêne de cet homme l’amusait.

— Pourquoi pas ?… Cependant, malgré ma préférence pour la complète solitude, il me reste encore quelques sentiments humains, et je ne pouvais pas vous fermer la porte de ma maison, dans les circonstances.

— Je le comprends… Une entorse est une chose pénible et longue, reprit le malade ; il est possible que j’en aie pour deux ou trois semaines à être ici, et comme M. Ducastel refuse de me quitter, je voulais vous dire que nous n’accepterons pas gratuitement votre hospitalité, bien entendu ! Ça ne serait pas raisonnable non plus…. Veuillez donc nous fixer un prix, pour notre chambre et notre pension : nous le paierons gaiement.

— Monsieur, fit l’hermite, il y a eu un temps où j’aurais considéré votre offre comme une presqu’insulte… mais ce temps n’est plus…. J’ai connu l’opulence ; aujourd’hui, je suis pauvre… ruiné…

Bref, il fut convenu que nos amis paieraient leur chambre et leur pension à M. Villemont : c’est ce dernier qui en fixa le prix… un prix… raide ; il ne pouvait y avoir deux opinions là-dessus.

— C’est convenu alors, dit, seulement. Lionel Jacques.

— Vous désirez avoir du papier à lettres et des enveloppes ? dit M. Villemont. Vous trouverez ce qu’il vous faut là-dedans, ajouta-t-il, en désignant la boîte qu’il avait placée sur le bureau, en entrant. Je n’ai pu trouver autre chose ; même, je ne sais trop d’où cela provient cette boîte. Probablement l’une de mes ancêtres en aurait fait usage jadis. Ha ha ha !

— Je vous remercie, M. Villemont.

— Seulement, je vous en avertis, vos lettres, une fois rédigées, n’iront pas loin. Il ne passe pas de postillons sur le Sentier de Nulle Part, le seul connu qui conduise à la Maison Grise.

— Je le suppose bien, répondit Lionel Jacques en souriant. Mais, voyez-vous, M. Ducastel ne s’est pas donné une entorse, lui, et il pourra se rendre à W…, y poster mes lettres.

— Ah ! fit l’hermite. Ah !

— Mais, sans doute ! Mon jeune ami ne demandera pas mieux que de trouver l’occasion de faire quelques petites courses à la ville, vous le pensez bien !

— Bien sûr ! Bien sûr ! dit M. Villemont… Puis-je vous demander, comme faveur, M. Jacques, de ne pas mentionner la Maison Grise dans vos lettres ?… Vous êtes malade, et ma maison vous est ouverte ; mais je ne tolérerai pas que des curieux, sous prétexte de venir s’informer de votre santé…

— Ne craignez rien, M. Villemont ! interrompit froidement Lionel Jacques. Les personnes à qui j’ai affaire à écrire ne sont nullement affligées de curiosité ; de plus, je puis vous l’assurer, ni M. Ducastel ni moi nous ne trahirons votre retraite… la nôtre aussi, pour le moment.

— Certainement, non ! promit Yvon.

— Merci, Messieurs, répondit l’hermite, en se retirant. Dans le courant de l’avant-midi Yvon entra dans la cuisine, qui lui parut déserte et il se dirigea vers la porte de sortie. Au moment où il allait s’élancer dehors, il entendit la voix de M. Villemont, qui lui disait :

— Je désire vous entretenir un moment, M. Ducastel… Mais, vous êtes pressé, peut-être ?

— Je ne suis nullement pressé, répondit notre jeune ami ; je m’en allais seulement faire faire un peu d’exercice à Presto.

— Vous sortez donc à cheval ?

— Oh ! non ! Je conduirai Presto par la bride tout simplement et je le laisserai libre de courir à sa guise.

— Vous ne craignez pas qu’il prenne la clef des champs ?… Dans ces régions désolées, inhabitées…. inhabitables même…

— Presto obéit toujours docilement à ma voix. Du moment qu’il n’est pas trop loin pour m’entendre l’appeler ou le siffler, je ne crains rien… Vous aviez à me parler ?

— Oui… Je voulais vous renouveler la mémoire, à propos de la promesse que vous m’avez faite de ne pas mentionner la Maison Grise, lors de vos excursions en ville.

— Mon Dieu. M. Villemont, est-ce bien nécessaire ?… Du moment que je vous ai donné ma parole ; vous n’avez pas le droit d’en douter, ce me semble !

— C’est bon ! C’est bon !… Voyez-vous, on fuit le monde ; ce n’est pas pour que le monde nous poursuive.

— Croyez-le, mon cher monsieur, dit Yvon d’un ton mécontent et impatienté, ce n’est ni par plaisir, ni par goût que nous sommes retenus ici, M. Jacques et moi. Aussitôt que le malade pourra supporter le trajet, je me propose de l’emmener chez moi, c’est-à-dire à ma maison de pension, à W…

— Je le sais bien…

— Mais puisque nous sommes obligés de rester ici, pour le moment, ne vous donnez donc pas tant de peine pour nous faire entendre que nous sommes des intrus dans votre maison ; nous savons très bien à quoi nous en tenir, à ce sujet, croyez-le !

Ce-disant, Yvon sortit de la maison, fermant la porte avec fracas derrière lui, ce qui amena un sourire amusé sur les lèvres de l’hermite.

Ce soir-là, vers les dix heures, quand Lionel Jacques se fut endormi, Yvon se retira dans son « boudoir », comme il appelait, en riant, l’espace qu’il s’était réservé dans leur chambre à coucher ; là où était le canapé, lui servant de lit, la nuit.

Il n’avait nullement sommeil, et il savait qu’il en avait pour au moins deux bonnes heures avant que le sommeil ne le prit ; il ne songeait donc nullement à se coucher. Mais, que ferait-il pour passer le temps ?…

Soudain, il se rappela que la table de la cuisine était couverte de brochures et de revues… Il irait en chercher une ou deux… Même il avait remarqué que l’une de ces brochures était de son auteur favori…

Oserait-il se risquer dans la cuisine cependant, sans permission ?…. M. Villemont n’était pas… commode tous les jours… tous les soirs non plus, sans doute, et Yvon se dit qu’il risquerait « d’attraper un blé d’inde » (comme ça se disait parmi les mineurs), s’il se rendait à la cuisine, sans y être invité…

Non ! Il n’irait pas !… Le lendemain, par exemple, il demanderait à leur hôte de lui prêter un livre…

À ce moment arriva de la cuisine l’aboiement d’un chien… Guido !… II était donc de retour ?… Où avait-il été, toute la journée ?…

Cet aboiement de Guido décida le jeune homme à se rendre à la cuisine. D’ailleurs, il tenait à revoir le chien et peut-être réussirait-il à le ramener avec lui dans sa chambre ; quelle compagnie ça lui ferait, jusqu’à ce que l’heure de dormir fut venue !…

Se levant sans bruit, du canapé sur lequel il s’était assis, Yvon se dirigea vers la porte, dont il tourna doucement la poignée… Mais la porte ne s’ouvrit pas… Il la secoua à plusieurs reprises ; elle résista…

Leur porte de chambre était fermée à clef ; ils étaient prisonniers, pour ainsi dire, Lionel Jacques et lui !


Chapitre X

YVON EST INDIGNÉ


Prisonniers !…

La sensation d’être enfermé à clef dans une chambre, n’est pas de ses plus agréables. Yvon se demanda depuis quand, depuis quelle heure, il en était ainsi… Sans doute, lorsque M. Villemont était venu chercher le plateau du malade, vers les sept heures et demie, il avait, avec une grande précaution, tourné la clef dans la serrure.

Si la Maison Grise était, en partie, abandonnée, bien sûr que ses serrures fonctionnaient comme si elles eussent été huilées fort souvent.

Dans tous les cas, ils étaient prisonniers dans leur chambre, Yvon Ducastel et son malade ; il n’y avait pas de doute là-dessus… À cette pensée, le jeune homme sentit le rouge de la colère lui monter au visage et des protestations indignées s’échappèrent de sa bouche.

Vraiment, il eut envie de se jeter sur la porte et de l’enfoncer, puis d’aller demander à M. Villemont la raison de sa conduite à leur égard… Mais à quoi cela servirait-il ?… Cet homme lui répondrait probablement, sur un ton tranquille et froid, accompagné d’un sourire déplaisant, qu’il était le maître chez lui et que s’il lui plaisait de s’assurer d’une parfaite solitude, en enfermant les gens dans les quartiers qu’il leur avait cédés, c’était là son affaire.

Malgré lui, Yvon crispa le poing. Ils étaient donc, lui et son compagnon, à la merci de leur hôte ; d’un étranger, on pourrait même dire, d’un homme étranger, à la voix, aux gestes brusques, presque brutaux ?… Ce n’était pas du tout rassurant cette idée… Il fallait aviser… trouver le moyen de se protéger…

Notre jeune ami s’empara d’une chaise et se dirigeant vers la porte, il en plaça le dossier sous la poignée ; de cette manière, ils seraient en sûreté… provisoirement toujours, car personne n’eut pu essayer de pénétrer dans leur chambre sans faire assez de bruit pour les réveiller tous deux.

Satisfait de ce qu’il venait d’inventer pour leur protection, Yvon se mit au lit, et bientôt, il s’endormait d’un profond sommeil… Le dernier bruit qui lui parvint, avant de s’endormir tout à fait, ce fut celui de l’aboiement de Guido, venant de la cuisine.

Il était sept heures lorsque notre jeune ami ouvrit les yeux, le lendemain matin. À la hâte, il se leva et s’étant habillé, sur la pointe des pieds, il s’approcha du lit de son compagnon.

Mais celui-ci ne dormait pas ; assis sur son lit, il regardait, d’un air grandement étonné, la chaise qui barricadait leur porte. Apercevant le jeune homme, il lui demanda, en désignant la chaise :

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Chut ! fit Yvon.

S’étant approché du lit, il expliqua à Lionel Jacques :

— Écoutez, fit-il, parlant bas, nous sommes enfermés à clef dans notre chambre.

— Hein ! cria presque Lionel Jacques.

— Chut ! Chut ! répéta Yvon. Voyez plutôt ! ajouta-t-il.

Il enleva doucement la chaise, puis tourna la poignée… la porte ne s’ouvrit pas.

— Ah ! dit seulement le malade.

— N’est-ce pas que c’est agréable et… rassurant de se dire qu’on est à la merci de M. Villemont, M. Jacques ? fit Yvon, d’une voix que la colère faisait trembler.

— Mais, comment as-tu découvert…

— Voici : j’ai voulu me rendre à la cuisine, hier soir, vers les dix heures, afin d’y chercher un livre ; c’est alors que je me suis aperçu que nous étions…, prisonniers, vous et moi…

— Il n’y a pas à dire, elle est, pour le moins étrange la manière d’agir de notre hôte ! s’exclama Lionel Jacques, fort mécontent, lui aussi.

— Sans compter que nous sommes pris comme des rats dans une trappe ici, puisqu’il n’y a pas d’exit à cette pièce, pour ainsi dire.

— Il y a les fenêtres. Yvon.

— Les fenêtres, M. Jacques ?…

Les avez-vous examinées ces fenêtres ?… Elles sont si étroites que c’est à peine si je parviendrais à m’y forcer un passage, seul… Jamais je ne viendrais à bout de vous faire sortir d’ici, vous, M. Jacques, malade comme vous l’êtes, si nous étions obligés de fuir devant… l’ennemi, jamais !

— Je ne crois pas que notre hôte ait des intentions malveillantes à notre égard, tu sais, mon garçon.

— Ne nous fions pas trop à lui, tout de même !

M. Villemont, vois-tu, a la lubie de jouer à l’hermite et il prend des précautions pour que sa retraite ne soit envahie par personne… Or, il se voit dans l’obligation de nous donner hospitalité et…

— Quel toqué que notre hôte, n’est-ce pas, M. Jacques ?

— Toqué ? Tu l’as dit !… Heureusement, ces toqués ne sont pas dangereux généralement, car, hors de ce qui se rapporte à leur toquade, rien ne les intéresse guère.

— Chut ! fit, pour la troisième fois, Yvon.

À pas de loup, il se dirigea vers la porte et il écouta… Il ne s’était pas trompé ; des pas se dirigeaient vers leur chambre ; ça devait être M. Villemont… ça ne pouvait être que lui… Il marchait avec d’infinies précautions, et si ce n’eut été que, dans cette vieille maison, les planchers geignaient, chaque fois qu’on posait le pied dessus, ni Yvon, ni son compagnon n’aurait eu connaissance de l’approche de leur hôte.

Un bruit… imperceptible, pour qui n’y eut pas porté attention ; la clef tournait dans la serrure de leur porte, puis cette clef était doucement retirée, après quoi les pas de tout à l’heure s’éloignèrent.

Yvon fut fortement tenté d’ouvrir la porte, de confronter M. Villemont et de lui demander ce qu’il faisait là ; mais il n’en fit rien.

Quand tout bruit eut cessé, dans le petit corridor, le jeune homme tourna la poignée et leur porte s’ouvrit. Regardant l’heure à sa montre ensuite, il constata qu’il était huit heures moins quart.

À huit heures, il s’achemina vers la cuisine, et tout se passa comme la veille. Le déjeuner n’étant pas tout à fait prêt, le jeune homme alla soigner son cheval. Comme la veille aussi, en sortant de l’écurie, il appela doucement et siffla Guido… qui, pas plus que la veille, ne répondit à son appel.

Yvon avait été fort surpris de ne pas apercevoir le collie dans la cuisine, ce matin-là, l’ayant entendu aboyer plusieurs fois durant la soirée. Il s’était, à l’avance, fait une vraie fête de retrouver la bonne bête et de la flatter en passant…

Où Guido allait-il chaque jour ?… Il était évident qu’il quittait la maison le matin, pour n’y revenir que le soir… Or, un chien n’abandonne pas son maître ainsi, tout brutal que soit ce dernier… Cependant, le fait était là… une fois les étrangers enfermés, en sûreté (à clef) dans leur chambre, Guido était admis dans la maison… pour disparaître aussitôt que ces mêmes étrangers avaient libre accès dans la cuisine.

— C’est bien ridicule de ma part, je le sais, se dit Yvon, mais l’absence de Guido m’intrigue excessivement… Où va-t-il ce chien ?…. Ou passe-t-il ses journées ?… M. Villemont enferme-t-il la pauvre bête quelque part ?… Pas dans les environs de la maison, en tout cas, car le chien répondrait à mes appels, s’il était à portée de ma voix… Essayons de l’appeler encore !

Encore une fois il se mit à siffler et appeler doucement le chien ; mais aucun aboiement le lui répondit.

— C’est étrange… c’est vraiment étrange… et c’est ennuyeux, avec cela ; car, pour dire la vérité, Guido est infiniment plus aimable que son maître, et j’en aurais volontiers fait mon camarade, durant mon séjour à la Maison Grise.

Ses appels ayant été vains, il retourna à la maison. Le déjeuner était prêt et M. Villemont attendait son invité ( ?) pour se mettre à table.

Un sourire nargueur plissait les lèvres de l’homme de la Maison Grise à l’arrivée d’Yvon ; sans doute il avait entendu le jeune homme siffler le chien et, pour une raison ou pour une autre, cela l’avait fort amusé.

Au moment de se rendre dans sa chambre, muni du plateau pour Lionel Jacques, Yvon dit à M. Villemont :

— Je pars pour la ville, cet avant-midi. S’il y a quelque chose que je puisse faire pour vous, tandis que je serai à W…, je le ferai volontiers.

— Ah ! C’est aujourd’hui que vous allez à W… ? fit M. Villemont.

— Je partirai vers les dix heures ou dix heures et demie.

— Je vous remercie, mais il n’y a rien que vous puissiez faire pour moi à la ville… Seulement, j’aurais à vous entretenir quelques instants, avant votre départ, M. Ducastel.

— Si c’est pour me recommander encore une fois de ne pas mentionner la Maison Grise à mes connaissances et amis… commença Yvon sur un ton impatienté et fort mécontent.

— Ne vous excitez donc pas ainsi, jeune homme, répondit M. Villemont avec son sourire désagréable. Il s’agit de toute autre chose…

— C’est bien, fit Yvon, subitement calmé. Qu’est-ce ?

— Tout à l’heure… lorsque vous serez prêt à partir.

— Comme vous voudrez !… Je présume que vous n’oublierez pas de servir le dîner à M. Jacques, ce midi ? demanda Yvon.

— Bien sûr que non. Je suis payé pour cela d’ailleurs, dit l’hermite, assez amèrement.

— Il y a certaines choses pour lesquelles vous n’êtes pas payé et que vous faîtes quand même, n’est-ce-pas. M. Villemont ? s’exclama le jeune homme, en pensant à l’incident de leur porte de chambre.

— Que voulez-vous dire ? Je ne comprends pas…

— Oh ! Vraiment ? dit Yvon, en éclatant de rire. Qu’importe, d’ailleurs ! ajouta-t-il et haussant les épaules, il quitta la cuisine.

Tout en se rendant dans sa chambre, il faisait les réflexions suivantes concernant son hôte :

— Désagréable type ! murmura-t-il entre ses dents. Ah ! si M. Jacques peut guérir une bonne fois, afin que nous puissions quitter la Maison Grise et son assez sinistre maître, jamais, non jamais de ma vie, je ne reviendrai dans ces parages !

« Fontaine, je ne boirai jamais de ton eau »…

Plus d’un s’est exprimé en ces termes ou a pensé ainsi déjà… qui a dû en rabattre pourtant !

Chapitre XI

LE RÈGLEMENT DE LA MAISON GRISE


M. Jacques, dit Yvon, pendant le déjeuner de son malade, j’espère que M. Villemont n’oubliera pas de vous apporter votre dîner.

— Il ne l’oubliera pas, j’en suis sûr.

— Dans tous les cas, voici deux sandwiches que je viens de préparer pour vous ; je vais les mettre sur cette table, à la tête de votre lit, à côté de la carafe d’eau et le pot de limonade. Pour le cas où notre hôte vous oublierait, vous ne courrez pas le risque de mourir de faim et de soif, pendant mon absence.

— C’est une inutile précaution, tu sais, Yvon, dit Lionel Jacques ; mais si ça peut te rassurer sur mon compte, très bien.

— Ça me rassure… jusqu’à un certain point… Le fait est que je n’aime pas beaucoup vous laisser seul ici… Cet homme… M. Villemont…

— Ah ! bah ! fit Lionel Jacques en souriant.

M. Villemont est un inconnu pour nous, en fin de compte, M. Jacques, et après le tour qu’il nous a joué… et qu’il nous joue chaque nuit, en nous enfermant à clef dans notre chambre, je me défie de lui, plus que jamais.

— N’aie aucune crainte, mon garçon.

— Mais !… S’il allait vous attaquer !… Ça doit être à moitié détraqué cet… hermite !

— Il ne m’attaquera pas… Et puis, Yvon, s’il osait faire le geste seulement de me provoquer, je… Tiens, regarde !

Ce-disant, Lionel Jacques retira de sous ses oreillers un revolver de fort calibre, qu’il montra au jeune homme.

— Ah !… Un revolver !

— Bien sûr !… Vois-tu, jamais je ne pars en excursion dans la forêt, sans être armé. On ne sait jamais… Une mauvaise rencontre… homme ou bête… Ainsi, ne sois nullement inquiet à mon sujet, mon jeune ami, et je te souhaite de passer une belle et agréable journée à la ville.

— Je ne manquerai pas de me rendre au bureau de poste, y poster vos lettres et en retirer votre courrier. Je ne manquerai pas non plus de vous apporter des revues et les journaux, ainsi que le linge et les objets de première nécessité qui vous manquent tant, depuis que vous êtes ici…

— Je me fie à toi ; je sais que tu n’oublieras rien, mon garçon !

À dix heures, Yvon se rendît à la cuisine et demanda à son hôte :

M. Villemont, auriez-vous des objections à prêter une brochure ou des revues à M. Jacques ? Il va être seul toute la journée ; lire le distraira.

— Vous pouvez choisir, répondit l’homme de la Maison Grise, en indiquant la table, couverte de matière à lire.

— Merci, fit Yvon, en s’emparant au hasard, de deux brochures et de quelques revues, qu’il alla porter immédiatement au malade.

— Voici de quoi vous amuser, M. Jacques, dit-il, en jetant les livres et revues sur le lit. M. Villemont a fort gracieusement consenti à vous prêter ces brochures et revues.

— Merci, Yvon ; merci d’y avoir pensé ! Vraiment, tu penses à tout ! S’étant assuré que Lionel Jacques ne manquerait de rien pendant son absence, Yvon se disposa à partir.

— Vous avez quelque chose à me communiquer, avant mon départ, M. Villemont ? demanda-t-il. Qu’est-ce, s’il vous plaît ?

— Oui… Ah ! oui !… Je suis d’avance que ce que je vais vous dire va vous mécontenter, répondit l’hermite en souriant, car j’ai pu constater déjà que vous êtes… fougueux… Mais c’est de votre âge, je le comprends.

— Vous vouliez m’entretenir de… quoi ? demanda, encore une fois Yvon.

— Je voulais, tout d’abord, m’enquérir de l’heure à laquelle vous pensez être de retour de la ville… à supposer que vous avez l’intention de revenir ici ce soir ?

— Je ne saurais fixer l’heure exacte de mon retour, M. Villemont, répondît notre ami. Entre cinq et six heures probablement.

— Ce sera bien ainsi… Le fait est, M. Ducastel, que, dans ces régions isolées, il y a certaines précautions à prendre ; c’est pourquoi, à moins d’un cas extraordinaire, la porte de la Maison Grise se ferme à six heures précises, chaque soir.

— À six heures !

— C’est là un des règlements de la Maison Grise… et puis, je n’aime pas à dévier de mes habitudes, je vous le dis franchement ; le souper est toujours prêt à six heures, ici… S’il vous plaît vous en souvenir.

— C’est entendu, dit Yvon ; je serai de retour avant six heures.

— Très bien. Il n’est rien comme de s’entendre.

— Maintenant, auriez-vous la bonté de me renseigner sur le chemin qui conduit à W… ? Je ne veux pas parler du Sentier de Nulle Part, vous le pensez bien ; mais du chemin sur lequel j’ai trouvé M. Jacques évanoui.

— C’est un beau chemin, celui-là… Un demi-mille à peu près, dans les rochers, puis c’est la rase-campagne, l’espace… Quant au Sentier de Nulle Part, M. Ducastel, je ne vous conseillerais pas d’y cheminer jamais ; c’est un sentier dangereux et…

— Et hanté, prétend-on, acheva le jeune homme en riant.

— Ce n’est pas là précisément ce que je voulais dire, fit, en riant, l’homme de la Maison Grise ; j’allais seulement vous prévenir…

— Tout dangereux soit-il, le Sentier de Nulle Part est fréquenté parfois, je crois.

— Que voulez-vous dire ? fit vivement M. Villemont d’un ton où perçait… était-ce de l’inquiétude ?

Yvon allait raconter l’incident du mouchoir qu’il avait trouvé dans le Sentier de Nulle Part, mais quelque chose le retint… quelque chose… une expression indéfinissable qu’il crut voir sur le visage de son interlocuteur.

— Oh ! Je ne voulais dire rien de particulier, ni de bien intéressant, répondit-il, d’un air détaché. J’avais cru voir quelqu’un… un homme… un cheminot, sans doute, sur le Sentier de Nulle Part, le jour que j’y cheminais à cheval sur Presto.

— Vous vous serez trompé, affirma M. Villemont, car, si je dis que ce sentier est dangereux, c’est qu’il s’y produit souvent de petits éboulis, et la chose est connue. Vous avez dû remarquer que les rochers, à certains endroits, ne semblent se maintenir que par un miracle d’équilibre ?

— Oui, je l’ai remarqué, répondit Yvon.

— Eh ! bien, ces rochers peuvent s’écrouler, d’un moment à l’autre, surtout lorsque le tonnerre fait vibrer l’atmosphère ; c’est arrivé déjà… ça arrivera encore, probablement.

— Je me garderai bien de cheminer dans le Sentier de Nulle Part, dorénavant, répondit, en souriant, le jeune homme, car je ne suis pas encore assez fatigué de la vie pour risquer de la perdre… Au revoir, M. Villemont ! ajouta-t-il. À ce soir !

— Au revoir, M. Ducastel, et bon voyage !

— Merci !

Ainsi que l’avait annoncé M. Villemont, le nouveau chemin que prit Yvon était bien passable. Sans doute, il était rocheux sur la longueur d’un bon demi mille ; mais bientôt, de beaux champs verts à perte de vue, vinrent réjouir les yeux du jeune cavalier.

Il était près de midi, lorsqu’Yvon Ducastel arriva à W… et qu’il arrêta son cheval à la porte de sa maison de pension.



Chapitre XII

OÙ L’ON REVOIT GUIDO


M. et Mme Francœur venaient de se mettre à table pour leur dîner lorsqu’Yvon frappa à la porte de leur maison. Mme Francœur courut ouvrir.

— Ah ! Mais ! s’écria-t-elle, en regardant le jeune homme. Si c’est pas M. l’Inspecteur !

— Eh ! oui, c’est moi, chère Mme Francœur ! répondit Yvon en riant.

— Mais, vous n’avez pas…

— Je n’ai pas fait le tour de la Nouvelle-Écosse, vous voulez dire ?

— Ce n’est pas cela, protesta Mme Francœur en riant. Je sais bien que… ce que j’allais dire c’était que j’espérais que vous n’aviez pas eu d’accidents, ou quelque chose ?…

— Oh ! Pas du tout !… Je vous expliquerai…

— Entrez ! Entrez M. Ducastel ! Nous allions justement nous mettre à table, Étienne et moi. Vous êtes le bienvenu mille fois !… Et puis, nous avons du pâté au poulet pour le dîner ; je sais que c’est là votre mets de prédilection.

— L’eau m’en vient à la bouche, rien qu’à y penser, Mme Francœur !… Le temps de monter à ma chambre faire un brin de toilette et je vous rejoins…

— Nous allons vous attendre.

— Non ! Non ! Commencez à dîner, je vous prie… Comment se porte M. Francœur ? Je ne me suis pas encore informé de sa santé.

— Oh ! Étienne est toujours d’une santé superbe, M. Ducastel. S’il va être surpris un peu de vous savoir de retour !… Je vais l’envoyer à l’écurie, soigner votre cheval.

— Je me suis occupé de Presto, Mme Francœur ; que M. Francœur ne se dérange pas. À tout à l’heure !

Yvon dut donner quelques explications à ses bons amis, qui l’écoutaient avec grand intérêt.

— Et ce monsieur qui a été blessé, où l’avez-vous donc laissé, M. l’inspecteur ? demanda Mme Francœur. Pourquoi ne l’avoir pas fait transporter ici ?

— C’était trop loin, voyez-vous ; il n’aurait pu endurer le trajet.

— Mais, où est-il ? demanda Étienne.

Yvon ne put s’empêcher de sourire, tant cela l’amusait de penser à l’effet qu’il eut produit s’il eut pu répondre : « J’ai laissé mon malade à la Maison Grise » ! Mais il avait promis le secret ; il se contenta donc de répondre :

M. Jacques (c’est le nom de ce monsieur) est dans un petit chantier, à quelque distance d’ici, et je vous assure que nous y sommes installés fort confortablement…… comme des princes.

— Dans un chantier ! s’exclama Étienne Francœur. Tenez, M. Ducastel, si vous le désirez, j’attellerai bien mon cheval à mon express et nous irons chercher ce monsieur.

— Rien ne serait plus facile, fit Mme Francœur.

— Nous pourrons le coucher dans le fond de l’express, sur de la paille et…

— Votre idée serait excellente, M. Francœur, si M. Jacques pouvait supporter le trajet ; mais, je le répète, il ne le pourrait pas. Une entorse…

— C’est bien, bien souffrant, acheva Mme Francœur. Tu te souviens, ajouta-t-elle, en s’adressant à son mari, quand tu t’es donné une entorse, il y a trois ans, il n’y avait pas moyen d’approcher de ton lit, sans que tu protestes : « Prenez garde à mon pied » ! criais-tu sans cesse.

— Oui, je m’en souviens…

— Alors, tu dois comprendre que M. Jacques, le malade…

— Cependant, M. Francœur, fit Yvon, je vous demanderai peut-être de me louer votre voiture, pour un jour ou deux, d’ici une quinzaine.

— Vous « louer » ma voiture, dites-vous, M. l’inspecteur ? Vous la « louer » ?… Je vous la prêterai, pour le temps que vous le désirerez, car, vous le savez, ce n’est pas tous les jours que je m’en sers ; l’ai plus souvent besoin de mon tombereau que de mon express.

— Merci d’avance alors, mon ami ! dit le jeune homme… Il ne s’est passé rien d’extraordinaire durant mon absence… à la houillère, je veux dire ?

— Non, rien… Excepté qu’on est venu ici, lundi matin, demander si vous étiez parti.

— Vraiment ? Que me voulait-on ?

— On voulait vous demander un permis, pour des étrangers, qui désiraient descendre dans la mine.

— Je suis bien content d’avoir été absent, alors, car, vous le savez, M. Francœur, c’est toujours malgré moi que j’admets des étrangers dans la mine.

— Oui, je sais…

— Maintenant. Mme Francœur, je suis obligé de faire comme les sauvages ; vous quitter aussitôt après avoir mangé votre exquis dîner. J’ai… je ne sais combien de commissions à faire, en ville.

— Avant de partir, M. Ducastel, ne me direz-vous pas ce que vous avez pensé du Sentier de Nulle Part ?

— Le Sentier de Nulle Part ?… Ah ! oui, le Sentier de Nulle Part… répondit Yvon. Eh ! bien, je vous avouerai, M. Francœur, que c’est un sentier duquel on ne cherche qu’à sortir, une fois qu’on y a pénétré.

— Il me semblait bien qu’il devait en être ainsi !

— En revanche, je puis vous assurer, mon ami, d’une chose : c’est que le Sentier de Nulle Part n’est pas hanté, dit le jeune homme en riant. J’y ai cheminé assez longtemps pour pouvoir l’affirmer.

— Et la Maison Grise ?

— Hein ? Oh ! Je ne sais pas… Je présume qu’il doit y en avoir une ; c’est tout ce que je puis vous dire. Eh ! bien, au revoir, M. Francœur, Mme Francœur, fit Yvon en se levant pour partir.

— Vous souperez avec nous, n’est-ce pas, M. Ducastel ?

— Merci, chère Madame ; mais ce sera impossible. Je cours faire mes commissions, puis, je retourne à notre chantier, car je n’aime pas à laisser mon malade seul trop longtemps. Entre trois et quatre heures de l’après-midi, Yvon revenait chez les Francœur ; il avait fait toutes ses commissions, ce qu’indiquait clairement le nombre de paquets dont il était chargé. Il s’était arrêté à la houillère, en passant, dire bonjour aux employés, leur expliquer brièvement la raison de son « faux départ » disait-il en riant, leur annonçant, par la même occasion, qu’il ne serait de retour à son poste que lorsque son congé serait expiré.

Après avoir pris quelques bouchées d’un goûter que lui avait préparé cette bonne Mme Francœur, il sauta sur sa selle et partit pour la Maison Grise.

Comme il arrivait à la fourche de chemin, où commençait le Sentier de Nulle Part, un chien vint aboyer autour de Presto. Ce chien, Yvon le reconnut aussitôt ; c’était Guido, le collie de la Maison Grise.

— Guido ! Guido ! appela-t-il.

Ayant arrêté son cheval, il mit pied à terre, et encore une fois, il appela le chien, qui vint lui faire des joies.

Oui, c’était bien Guido. Son nom était gravé sur son collier… Guido !… Que faisait-il, si loin de chez lui ?…

— Viens. Guido ! Beau chien, viens ! fit le jeune homme, qui, vite, remonta sur son cheval.

Le chien le suivit pendant quelques instants seulement puis, s’arrêtant net, il se mit à geindre et à remuer doucement la queue.

— Guido ! Guido ! appela, de nouveau, Yvon.

Il allait descendre de cheval, encore une fois, mais le chien, comme s’il se fut rappelé de quelque chose, lança à l’air deux aboiements, puis, tournant sur lui-même, il partit, ventre à terre, dans la direction de la ville.

— C’est étrange étrange !… se disait le jeune homme. Que fait, par ici, le chien de la Maison Grise ?… Peut-être M. Villemont est-il à W…, dans le moment, et s’est-il fait accompagner de son chien ?… Je le saurai bientôt d’ailleurs… Chose certaine, c’est que Guido passe ses nuits dans la maison et ses journées dehors… Où va-t-il, chaque jour ?… Suit-il quelqu’un ?… Serait-ce vrai que « l’hermite » de la Maison Grise n’en est pas un, après tout… que quelqu’un demeure là, avec lui ?… Pourtant, c’est presqu’impossible… Il n’y a aucun vestige d’un autre être humain à la Maison GriseM. Jacques se moquerait de moi, s’il savait les soupçons que je nourris à propos de M. Villemont et de tout ce qui le concerne… même son chien ; il me dirait que j’essaie de trouver du mystère là où il n’en existe pas… Cependant… Mais, allons ! Dépêchons ! si je veux arriver à destination avant la clôture des portes. Ha ha ha ! ajouta-t-il, avec un éclat de rire insouciant.

Lorsqu’il arriva à la Maison Grise, Yvon vit bien que M. Villemont n’avait pas quitté son domicile de la journée : il portait les mêmes habits que le matin : la bombe chantait sur le feu ; la table était mise pour le souper, et le maître des séans, assis près du foyer, fumait sa pipe, tandis qu’à côté de lui était un verre et une bouteille de cognac plus de la moitié vide ; à cette bouteille il avait dû puiser maintes fois, à en juger par son visage boursoufflé, ses mains tremblantes, et son sourire, à la fois niais et méchant.

Évidemment alors, Guido avait passé la journée seul, en ville…. N’était-ce pas très étrange ?


Chapitre XIII

ILLUSION D’OPTIQUE ?…


Murmurant un : « Bonjour, M. Villemont » ! en passant, Yvon se rendit directement à sa chambre ; c’est qu’il avait bien hâte de revoir son compagnon et d’apprendre comment s’était écoulée la journée, pendant son absence. D’ailleurs, une certaine inquiétude axait subsisté dans son esprit, au sujet de Lionel Jacques et il lui tardait de s’assurer que tout était à l’ordre.

Le malade, assis dans son lit, accueillit joyeusement son jeune ami.

— Ah ! fit-il. J’ai reconnu ton pas, dans le petit corridor, Yvon !

— Comment avez-vous passé la journée, M. Jacques ?

— Bien. Très bien ! J’avais de quoi lire, vois-tu, répondit Lionel Jacques, en indiquant une brochure qu’il avait jeté au pied de son lit, à l’arrivée du jeune homme, et quoique ça ne valût pas ta compagnie, ça m’a aidé à passer le temps agréablement… Et… Oui… M. Villemont m’a apporté mon dîner : même il a daigné condescendre à s’asseoir près de mon lit, quelques instants, et converser avec moi, ajouta-t-il en riant.

— Vraiment ?

— Tu serais étonné, Yvon, de la véritable culture de cet homme !

— Ah ! bah ! fit notre ami, en haussant les épaules.

— Je t’assure, mon garçon, que M. Villemont est renseigné sur tous les sujets ; sur la littérature, sur les arts, les sciences… de fait, c’est un puits de science que notre hôte.

— Il est regrettable alors qu’il ne possède pas un peu plus d’éducation, de savoir-vivre ; ces qualités, ajoutées aux autres, ne lui nuiraient pas, répondit Yvon, qui digérait mal les brusques manières, le langage, brusque aussi, de leur hôte. Lionel Jacques ne put s’empêcher de rire.

— Je te l’ai dit déjà, mon garçon, M. Villemont est un original… ou, du moins, il aime à se faire passer pour tel ; mais je suis fermement convaincu d’une chose : c’est que, s’il voulait se montrer sous son véritable jour, nous découvririons en lui un homme fort distingué, et poli, jusqu’au bout des ongles.

— Il devrait bien se montrer sous son véritable jour, de temps à autre alors ! fit Yvon en souriant.

Que dirait M. Jacques, pensait-il, s’il savait qu’en ce moment, l’homme de la Maison Grise était à moitié ivre, dans sa cuisine ?…

— Dans tous les cas, Yvon, reprit Lionel Jacques en souriant, je n’ai pâti ni de faim, ni de soif, pendant ton absence.

— Tant mieux !… J’avoue que j’étais quelque peu inquiet à votre sujet, M. Jacques… Tenez, ajouta le jeune homme, il y a, dans ce paquet, toutes les commissions dont vous m’aviez chargé.

— Merci, mon garçon !

— Désirez-vous prendre connaissance du contenu du paquet tout de suite ?

— Non. Après le souper, ce sera assez tôt ; cela nous occupera et nous amusera, pendant la veillée.

— Je vous quitte donc. C’est l’heure du souper, et M. Villemont m’a bien recommandé (ordonné, je pourrais dire) de ne pas déranger le règlement de la Maison Grise, fit Yvon en riant. Au revoir, M. Jacques !

L’hermite n’avait pas l’air d’être bien solide sur ses jambes, ce soir-là, et son langage était empâté, résultat de sa trop grande intimité avec la bouteille de cognac. Il ne desserra pas les dents, tout d’abord et près de la moitié du repas se passa silencieusement.

Tout à coup, Yvon dit :

— Je pensais ne pas vous trouver à la maison, à mon retour, M. Villemont ; je vous croyais à la ville.

— À la ville ?… À W…, vous voulez dire ?

— Mais… oui…

— Je quitte rarement la Maison Grise, M. Ducastel, répondit l’hermite. Qu’est-ce qui vous a fait croire…

— La présence de Guido à W… ; voilà ce qui m’a porté à croire que vous n’étiez pas loin.

M. Villemont pâlit légèrement ; mais il se hâta de dire :

— Vous vous êtes trompé, M. Ducastel ; Guido ne pouvait pas être à W…

— Il y était, mon cher monsieur ! affirma le jeune homme, d’un ton froid.

— Impossible !

— Allons donc ! Le chien est venu aboyer autour de mon cheval, et d’ailleurs…

— Guido n’est pas le seul collie des environs, vous savez jeune homme.

— Oh ! Je le sais bien !… C’est pourquoi je suis descendu de cheval pour m’assurer que c’était bien lui… C’était votre chien, M. Villemont ; j’ai vu son nom gravé sur son collier.

Une expression de malaise parut sur le visage de l’homme de la Maison Grise puis il dit, en hésitant quelque peu.

— Guido se sera échappé.

— Vous tenez donc votre chien enfermé quelque part, toute la journée ?

— Peut-être… Et puis, après ?

— C’est une honte ! C’est de la cruauté ! s’écria Yvon. La pauvre bête !

M. Ducastel, fit M. Villemont, d’un ton fort mécontent, dois-je vous répéter que je n’aime pas qu’on se mêle de mes affaires ?

— C’est une honte ! C’est de la cruauté, je le répète, moi aussi !

— Guido m’appartient ; j’en fais ce qui me plaît.

— Ah ! Mais ! Tiens ! J’y pense ! Comment votre chien aurait-il pu parcourir toute la distance, d’ici à la ville ?… C’est impossible ! Il doit y avoir pour le moins, huit bons milles, de la Maison Grise à W… !

— Vous ne possédez par une notion très exacte des distances, à ce que je vois ! répondit l’hermite, en riant.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que, d’ici à W…, il y a exactement, à vol d’oiseau, deux milles et trois-quarts.

— Vous badinez !

— Je n’ai jamais été si sérieux de ma vie… Le Sentier de Nulle Part, le chemin le plus direct, de la ville ici, n’est que de deux milles.

— Ce n’est pas croyable ! s’exclama Yvon.

— On le croirait plus long, à cause de certains détours… D’ailleurs, rien ne paraît interminable comme un sentier sans perspective. Quant à l’autre chemin, celui que vous avez pris aujourd’hui, il est plus long (vous avez dû vous en apercevoir) car il fait un crochet, pour éviter l’amoncellement de rochers.

— Ma foi ! Les renseignements que vous venez de me donner…

— Expliquent la présence de Guido, à W…„ n’est-ce pas ? Qu’un chien fasse une course de deux ou trois milles, il n’y a rien là qui doive surprendre.

— Bien sûr ! fit Yvon… Sans ces explications que vous venez de me donner, M. Villemont, j’aurais été porté à croire que Guido accompagnait quelqu’un à la ville aujourd’hui, acheva-t-il avec un rire insouciant.

S’il n’avait été occupé à préparer le plateau pour son malade, le jeune homme eut été grandement surpris de voir l’impression que ces dernières paroles avaient produites sur l’hermite ; il avait pâli et rougi, tour à tour, tandis que la bouche grande ouverte, il regardait Yvon. Une expression de réelle crainte se lisait dans ses yeux.

La veillée passa agréablement pour nos deux amis. Le colis qu’Yvon avait apporté de la ville contenait bien des choses utiles : entr’autres, une robe de chambre pour le malade.

— Demain, j’essayerai de vous installer dans votre fauteuil, M. Jacques, dit le jeune homme, et c’est alors que vous apprécierez votre robe de chambre.

Il me semble que vous aurez l’air moins malade, lorsque vous pourrez quitter votre lit.

— Ce que je désire surtout, c’est de quitter définitivement cette maison, Yvon. Quand sera-ce ?

— Bientôt, je l’espère… dans huit jours au plus, probablement. J’ai fait des arrangements avec M. Francœur ; il me prêtera son express, et couché là-dedans, vous voyagerez comme un prince. Les Francœur vous invitent fort cordialement à passer le temps de votre convalescence chez eux.

— Quels braves gens ! s’écria Lionel Jacques. Mais, tu le penses bien, mon garçon, je préfère, de beaucoup retourner chez moi, en partant d’ici, et je t’invite, fort cordialement, moi aussi, à passer chez moi et avec moi le reste de ton congé.

— Merci, M. Jacques !

— Iras-tu à la ville demain ?

— Oh ! non ! Après demain seulement… Demain, je me propose de faire de petites excursions, dans les environs. Je veux escalader un rocher, qu’on aperçoit, de la cuisine, et qui a nom le « Dard de Lucifer », m’a dit M. Villemont ; de cette éminence, je verrai…

— Des rochers et des rochers ; pierres de sable, pierres granitiques, pierres à chaux ; ces dernières se dressent, comme des spectres, au milieu des autres, sombres de nuance. Ha ha ha ! Que diras-tu de cela, M. le superstitieux, le chercheur de mystères ? dit Lionel Jacques en riant de bon cœur ; à ce rire, Yvon fit chorus.

— Tiens ! s’exclama-t-il soudain. J’allais oublier l’un de mes achats ! Ce disant, il retira de la poche intérieure de son habit un paquet enveloppé de fort papier brun.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Lionel Jacques.

— Voyez, M. Jacques !

— Un verrou ?

— Oui, un verrou… et je vais le poser tout de suite.

Se dirigeant vers la porte de leur chambre, Yvon en tourna la poignée ; mais, ainsi qu’il s’y était attendu, la porte ne s’ouvrit pas.

S’emparant d’un tourne-vis, un autre de ses achats, il eut bientôt vissé en place le verrou, qui paraissait solide, résistable, puis, se tournant vers son compagnon, il demanda en souriant :

— Qu’en pensez-vous, M. Jacques ?

— Je pense que tu as eu une bonne idée, Yvon, car, quoique je sache bien qu’il n’y a rien à craindre de la part de notre hôte, nous nous sentirons plus chez-nous, grâce à ce verrou.

À causer et à lire, le temps passe vite ; si vite que, notre jeune ami fut grandement étonné, en regardant l’heure à sa montre, de constater qu’il était près de onze heures.

— Onze heures, M. Jacques ! s’exclama-t-il. C’est un peu tard, pour un malade… Vous serez tellement fatigué, demain que vous ne pourrez pas quitter votre lit, pour vous asseoir dans votre fauteuil, comme vous le désirez.

— Il faudrait que je sois mort, pour cela, répondit Lionel Jacques en riant ; j’ai tellement hâte de me lever !

Le malade étant installé pour la nuit, Yvon se retira dans ses quartiers. Il n’avait pas du tout sommeil cependant ; mais comme il était déjà tard et qu’il craignait de déranger son compagnon, il éteignit sa lampe, et s’asseyant près de la fenêtre, il regarde dehors.

La lune répandait ses rayons diaprés sur tout le paysage désolé, prêtant des formes irréelles aux rochers environnants… Quelle tranquillité ! Quel silence !… De temps à autre, une nuée de chauve-souris descendait vers le sol, effleurant, en passant, la fenêtre à laquelle Yvon était assis, et quoique cette fenêtre fut munie d’une moustiquaire, notre jeune ami ne pouvait s’empêcher d’ébaucher un mouvement de recul, chaque fois que ces dégoûtantes bêtes s’approchaient de trop près.

Les pierres à chaux, dont Lionel Jacques avait parlé, se distinguaient, d’endroits en endroits, au milieu d’autres rochers, de nuances sombres. Mais contrairement à ce qu’avait dit, en riant, l’ex-gérant de banque, Yvon n’était pas du tout superstitieux. Il trouvait cela seulement curieux ces pierres blanches se détachant ici et là ; on eût dit des sentinelles, préposées à la garde de ces régions isolées.

Soudain, Yvon se frotta les yeux… puis il regarda… là-bas… Entre deux énormes rochers gris, presque noirs… que voyait-il ?…

Encore une fois, il se frotta les yeux… encore une fois, il regarda… L’une des pierres à chaux semblait s’animer… elle marchait… ou plutôt, elle paraissait glisser… ou flotter… sur le sol inégal, fait de fragments de rocs… en laissant, derrière elle, une longue traînée blanche… Un moment, un seul, un visage exquisément beau apparut aux yeux étonnés et éblouis du jeune homme… puis deux bras s’élevèrent vers le ciel, en un geste suppliant… après quoi, la vision (si c’en était une) disparut, comme si les gros rochers gris l’eussent engloutie…

— Effet de l’imagination… se dit Yvon. Illusion d’optique… Un de ces tours que nous joue la lune parfois.

Mais il fut lent à s’endormir, cette nuit-là. Le visage qu’il avait entrevu lui apparaissait sans cesse…. Sans cesse aussi, il revoyait deux bras, blancs comme de l’albâtre, s’élever vers le ciel en un geste suppliant.

— Illusion d’optique… se répétait-il, comme pour se donner le change.

Pourtant, il eut joyeusement donné quelques heures de sa vie pour avoir, encore une fois, la vision de ce visage exquisément beau, qui lui était apparu, sous les rayons diaprés de la lune.


Chapitre XIV

LA MURAILLE


Le lendemain, Yvon fit l’ascension du Dard de Lucifer, afin d’avoir un aperçu du paysage environnant. Comme l’avait dit Lionel Jacques, il ne vit qu’une nature bouleversée ; à droite, à gauche, ce n’était que rochers de toutes formes, de toutes nuances et de toutes dimensions.

De l’endroit où il se trouvait, il faisait face, presque, au Sentier de Nulle Part. À sa gauche, rien… rien que des rochers, à perte de vue… À sa droite, des rochers encore ; seulement, là-bas, tout là-bas, il paraissait y avoir interruption : on entrevoyait un peu de verdure, une plaine unie, aboutissant à une forêt de sapins. Ces sapins formaient une véritable muraille, allant sur le même sens que le Sentier de Nulle Part. Qu’y avait-il derrière cette muraille ?… De vertes prairies, ou bien, encore des rochers ?

À quelle distance était la muraille de sapins, de la Maison Grise ? … Yvon se défiait de ses calculs, depuis que M. Villemont s’était tant moqué de lui à propos de son peu de notion des distances… La muraille en question était-elle à un mille, deux, trois, de l’endroit où il était, ou seulement à un demi-mille… un quart de mille peut-être ?… Mais enfin, qu’importait ! Ce qu’il eût voulu savoir c’était ce que cachait la muraille de sapins… Il le demanderait à Lionel Jacques ; celui-ci devait le savoir, puisqu’il habitait les environs.

Avant de retourner à la maison, Yvon se dirigea vers les deux gros rochers gris, entre lesquels il avait aperçu l’apparition… la nuit précédente… Peut-être trouverait-il quelque trace de son passage… si véritablement il n’avait pas été victime de son imagination…. Car, aux rayons plus prosaïques, moins fantastiques du soleil, notre jeune ami se demandait s’il n’avait pas rêvé, tout simplement… Le visage entrevu… il essayait vainement de se rappeler ses traits, à la lumière crue du jour…

Ah ! Les voici les deux gros rochers gris, qui lui avaient paru presque noirs… Mais si quelqu’un était venu là la nuit précédente, le roc nu ne révélait ni trace, ni empreinte.

— Bah ! J’ai rêvé ; voilà tout ! se dit-il. Ce visage si exquisément beau que j’avais cru entrevoir, je ne parviens plus à m’en remémorer les traits ; n’est-ce pas là une preuve certaine que j’ai dû rêver ?…. J’avais éteint ma lampe, je m’en souviens, afin de ne pas déranger M. Jacques ; or, rien n’invite au sommeil comme l’obscurité… Je me suis endormi… et j’ai pris pour une réalité ce qui n’était qu’un rêve.

Avant de rentrer dans la maison. Yvon s’engagea dans le Sentier de Nulle Part ; mais il n’y resta pas longtemps. Ce sentier, c’était pire, infiniment pire d’y cheminer à pied qu’à cheval. À pied, on se sentait si petit, si faible, au milieu des rochers dont on était entouré, et qui semblaient se rapprocher toujours davantage, comme pour écraser l’imprudent qui osait s’y aventurer.

— Brrr ! fit notre jeune ami, en frissonnant. Dire que j’ai parcouru la distance, de W… à la Maison Grise sur ce sentier !… On ne m’y reprendra plus, cela je le jure !

Hâtivement, il retourna à la maison.

— Que t’a révélé le Dard de Lucifer ? demanda Lionel Jacques, lorsqu’Yvon revint de son excursion.

— Des rochers. M. Jacques… Rien que des rochers…

— Je t’en avais prévenu.

— Seulement, vous qui connaissez les environs, pouvez-vous me dire ce qu’il y a derrière cette muraille de sapins, qu’on aperçoit, à sa droite, lorsqu’on fait face au Sentier de Nulle Part ? Sont-ce des rochers ? C’est extraordinaire comme elle m’intéresse cette muraille, M. Jacques.

— Ce ne sont pas des rochers, mais la prairie, la plaine verte et unie.

— Vraiment ? Mais cette muraille doit être presqu’impénétrable… du moins, elle m’a paru telle, du haut du Dard de Lucifer.

— Elle l’est, impénétrable… presque, dans tous les cas, répondit Lionel Jacques en souriant.

— Eh ! bien, ayant eu l’avantage d’admirer les environs, du sommet du Dard de Lucifer, je n’envie pas à M. Villemont son domaine… loin de là !… Comment un être humain peut se décider à vivre en un tel lieu, et cela, à la longue année, c’est un mystère pour moi !

Ce soir-là, Yvon voulut écrire une ou deux lettres pressées.

— Ah ! s’écria-t-il soudain, que j’ai été stupide !

— Qu’y a-t-il donc, mon garçon, et pourquoi t’injuries-tu ainsi ? demanda Lionel Jacques en riant. Qu’as-tu donc fait de stupide ?

— J’ai oublié d’acheter des tablettes et des enveloppes, hier, tandis que j’étais en ville. Et moi qui ai deux lettres importantes à écrire !

— Il reste encore du beau papier de demoiselle dans cette boîte, dit Lionel Jacques. Je te dirai bien, ajoutait-il en souriant jamais je n’avais, de ma vie, écrit sur pareil papier.

— Ma lettre peut attendre, heureusement… Je ne manquerai pas de m’approvisionner, demain, croyez-le !

— Iras-tu à W… demain, Yvon ?

— Oui, M. Jacques… Si vous avez besoin de quelque chose…

— Non, merci, mon garçon. Je crois que tu as pensé à tout, hier.

— Excepté au papier, fit le jeune homme, d’un ton mécontent.

Mais le lendemain, il plut « à boire debout ». La pluie avait dû commencer à tomber durant la nuit, ou bien dès l’aurore.

— Quel temps ! s’exclama Yvon, en s’approchant du lit de son compagnon.

— Il ne peut être question pour toi d’aller à W… aujourd’hui.

— Certes, non !… Ça manquerait de charme, et d’ailleurs, rien n’ennuie Presto comme la pluie lui tombant sur le dos.

Ce matin-là, lorsqu’il voulut pénétrer dans la cuisine, pour le déjeuner, il s’aperçut que la porte du petit corridor était hermétiquement fermée. Cette porte, on s’en souvient, s’ouvrait au moyen d’un passe-partout ; mais M. Villemont prenait toujours la précaution de la laisser entr’ouverte, du moins, aux heures fixées pour les repas.

Ayant frappé à la porte, la voix de M. Villemont lui répondit aussitôt :

— Oui ! J’y vais !

Il y eut quelques piétinements, puis la porte s’ouvrit.

— Ce n’est pas facile de pénétrer dans la cuisine, ce matin, à ce qu’il paraît ! fit notre jeune ami, assez mécontent.

Il ne reçut pas de réponse ; celui à qui il venait de s’adresser se contentant de hausser les épaules en souriant… d’un sourire désagréable, s’entend.

Un aboiement fit tourner la tête au jeune homme ; Guido, contrairement à ses habitudes, n’avait pas quitté la maison. Couché sur le seuil de l’une des portes du fond de la cuisine, le chien essayait, par tous les moyens possibles, de manifester à Yvon sa joie de le revoir.


Chapitre XV

AMOUREUX D’UNE VISION


— Guido ! Beau Guido ! fit Yvon, en s’approchant du chien, avec l’intention de le flatter.

— Guido ! fit l’homme de la Maison Grise, de sa voix de tonnerre, et le chien, tremblant de frayeur, retourna se coucher sur le seuil de la porte.

— Mon Dieu, Monsieur ! s’écria Yvon, au comble du mécontentement. Quel mal peut-il bien y avoir à ce que je flatte votre chien ?

— Je m’y oppose ; voilà !

— C’est on ne peut plus ridicule, à la fin !

— Comme vous voudrez, M. Ducastel. Mais, dans tous les cas, je tiens à être obéi.

— Je n’ai pas l’habitude… d’obéir… au premier venu, M. Villemont, répliqua Yvon, fort en colère.

— Vous le prenez de haut, jeune homme.

— J’allais ajouter, lorsque vous m’avez interrompu, que si je m’abstiens de flatter Guido, c’est que je crains que vous vous vengiez sur lui ensuite.

— Ça se pourrait… murmura l’hermite.

— Ah ! Bah ! s’exclama Yvon. Vous m’impatientez, mon cher monsieur !… Et savez-vous, à votre place, je traiterais Guido autrement que vous le faites. Un chien de cette taille !… Un de ces jours, il se vengera de vos brutalités en vous sautant à la gorge.

— Je ne crains ni homme, ni bête, jeune homme, répondit l’homme de la Maison Grise, avec un sourire qui découvrit toutes ses dents. Je le répète, mon chien m’appartient ; j’en fais ce que je veux. Guido tremble, à ma voix ; c’est ce que je désire.

— Brute ! Triple brute ! dit Yvon, entre ses dents.

Après un tel prologue, le déjeuner fut silencieux, inutile de le dire. Yvon ne desserra pas les dents ; quant à M. Villemont, il paraissait trop préoccupé à propos de quelque chose, pour proférer même une parole.

— Imaginez-vous, M. Jacques, que j’ai bien revu mon ami Guido, dans la cuisine, tout à l’heure ! annonça le jeune homme pendant que le malade déjeunait.

— Je l’ai entendu aboyer… Évidemment. Guido est comme Presto : il n’aime pas que la pluie lui tombe dessus, répondit Lionel Jacques en riant. Et comment se porte notre hôte, ce matin, Yvon ?

M. Villemont est d’une humeur massacrante, oui, massacrante ! J’ai cru qu’il allait me massacrer, moi, ainsi que son chien, parce que je voulais flatter ce dernier, dit notre jeune ami en souriant.

— C’est un toqué…

— Quelque chose le tracasse fort ; c’est évident !

— Peut-être que, lui non plus, il n’aime pas la pluie… Le fait est que c’est assez déprimant, dans ces régions surtout.

— Vous l’avez dit, M. Jacques ! On se demande comment M. Villemont peut se résigner à vivre au milieu de cette désolation… Mais il est à moitié détraqué, je crois cet homme ! Le fait seul de ne pas vouloir que je flatte son chien le prouve assez.

— Dis-moi donc, mon pauvre enfant, pourquoi tu ne possèdes pas un chien, toi qui aimes tant les bêtes ?

— Parce que ça ne serait pas commode, en pension, comme je le suis, répondit Yvon. Mais, un de ces jours, je me ferai construire une maison, ou bien j’en achèterai une, et alors, ajouta-t-il en riant, je garderai un chien deux plutôt, des chats, des oiseaux, des poules, des canards, des lapins…

— Toute une ménagerie, quoi !

— En attendant, qu’allons-nous faire, toute la journée ?… Impossible de sortir ; impossible même d’ouvrir les fenêtres, car le vent pousse la pluie dans cette direction.

— Nous lirons, nous causerons, nous jouerons aux dames… Que veux-tu, il faut endurer ce qu’on ne peut empêcher.

— Et faire contre mauvaise fortune bon cœur.

— Exactement !

La journée se passe donc tant bien que mal. Le soir, lorsque Lionel Jacques eut été endormi, Yvon se retira dans son « boudoir », et ayant étendu un écran, afin que la lumière de la lampe ne dérangea pas le dormeur, il se disposa à écrire. Il espérait que le temps se remettrait au beau durant la nuit ce qui lui permettrait d’aller à W… le lendemain, et d’y poster ses lettres, qui étaient importantes et qui ne pouvaient souffrir plus de retard.

Il s’empara donc de la boîte de papier que M. Villemont avait mise à leur disposition et malgré lui, il haussa les épaules, en en examinant le contenu : il vit du papier et des enveloppes rose tendre ; quelque chose de très approprié à l’usage d’une dame ou d’une jeune fille, sans doute. Mais pour une lettre d’affaires, vraiment c’était du plus grand ridicule !

Cependant, « à la guerre comme à la guerre ». Les magasins de papeterie étaient loin ; il lui fallait se contenter de ce qu’il avait à sa disposition. Chose certaine, par exemple, il expliquerait à ses correspondants la raison pour laquelle il leur écrivait sur ce « papier de demoiselle » comme l’avait dit Lionel Jacques ; sans quoi on rirait de lui, et ça serait à n’en plus finir.

Il écrivit une lettre… mais la vue de l’enveloppe dans laquelle il se voyait obligée de l’enfermer lui donna un vrai fou-rire.

— L’autre lettre maintenant ! se dit-il, avec un soupir de découragement presque comique… Si, au moins, je pouvais trouver quelques feuilles de papier blanc dans cette boîte… Je vais m’en assurer… Je préférerais assurément du papier incolore ; ça serait « moins pire » que du papier rose, comme disent les enfants.

Ses recherches furent vaines : il n’y avait pas une seule feuille de papier blanc !

Comme il rejetait le papier dans sa boîte d’un geste impatienté, une des feuilles se détacha des autres et glissa sur le plancher : il la ramassa. Mais au moment où il allait la remettre avec le reste du papier, il eut une exclamation étonné : quelques lignes y étaient inscrites…

Bien vite, Yvon eut pris connaissance de ce qui était écrit sur la feuille de papier ; c’étaient un quatrain, et l’écriture, évidemment féminine, était à la fois très lisible et très distinguée.

Plusieurs fois de suite, notre ami lut le quatrain, qui lui semblait être le cri d’une âme désolée… ou plutôt torturée… Quand cela avait-il été écrit… et par qui ?… Pas par M. Villemont, bien sûr !… Non qu’il y eut eu rien de surprenant à ce que l’hermite de la Maison Grise fût en crise à une peine secrète… sans cela, pourquoi fuirait-il le monde ainsi qu’il le faisait ?… Ses manières brusques, son langage, brusque aussi, cachaient peut-être un cœur ulcéré…

Mais, non ! C’était impossible ! M. Villemont n’eut pas écrit ses impressions ainsi… encore moins sur le panier de fantaisie… D’ailleurs, nul doute là-dessus ; les quatre vers étaient d’une écriture féminine…

Ce quatrain avait-il été écrit récemment ?… M. Villemont avait dit que la boîte de papier avait dû appartenir à l’une de ses ancêtres… mais il n’avait pas été sous serment, en affirmant cela… L’encre était pâle, comme si elle eut été de bien vieille date ; mais l’encre qui n’est pas de première qualité pâlit assez vite… Il n’y avait donc pas à se fier à de telles indications pour déterminer la date du quatrain…

— Je voudrais bien savoir à quoi m’en tenir !… se dit Yvon. Dans tous les cas, celle qui a écrit ces vers avait l’âme torturée par une secrète peine… on dirait plutôt par le remords… La pauvre enfant !… Non, je ne veux pas croire qu’il s’agit d’une ancêtre de M. Villemont… Je ne puis m’empêcher de penser que ces quatre lignes ont été écrites tout récemment… je ne sais trop pourquoi… Ah ! Que ne donnerais-je pour savoir !…

Il plia en quatre le papier sur lequel le quatrain était écrit et il le mit dans une des poches intérieures de son habit, où se trouvait déjà le petit mouchoir aux initiales brodées, qu’il avait trouvé dans le Sentier de Nulle Part, puis, ayant éteint sa lampe, il se coucha et bientôt, il dormait profondément.

Il eut un rêve étrange… Il rêva que la lune brillait dans tout son éclat et qu’assis à sa fenêtre, il regardait dehors. Soudain, entre deux rochers gris, presque noirs, apparut la vision de l’autre nuit… Il revît son visage exquisément beau, ses bras blancs comme de l’albâtre, élevés vers le ciel en un geste suppliant

Tout à coup, la vision lui tourna le dos et elle se mit à écrire sur l’un des rochers gris, en caractères gros et lisibles, au moyen d’un morceau de craie blanche : ces caractères ressortant vivement sur la pierre servant de tableau. Et voici ce qu’il lut :

« Est-il une douleur comparable
( à la mienne ?…
Est-il, en ce bas-monde, une
( plus grande peine
Que celle que j’endure ?… Ô
( Maître tout-puissant.
Ayez pitié de moi ! Soyez com-
( patissant ! »

Ciel ! C’était le quatrain qu’il avait trouvé dans la boîte de papier à lettre et qui l’avait tant intrigué !…

Ayant achevé sa tâche, la vision éleva, encore une fois ses deux bras vers le ciel… puis elle disparut…

Yvon s’éveilla le front couvert de transpiration. Encore sous l’influence du rêve qu’il venait de faire, ses yeux se portèrent vers sa fenêtre… Il n’y avait certes pas de lune, puisque la pluie continuait à tomber par torrents et il ne put s’empêcher de soupirer, en constatant qu’il n’avait fait que rêver… car, chose étrange, notre jeune héros était en passe de devenir amoureux… amoureux d’une vision.


Chapitre XVI

LA VOIX QUI FAIT PLEURER


Trois jours durant, il plut, et c’était on ne peut plus déprimant.

Yvon, habitué à prendre beaucoup d’exercice en plein air, se trouvait retenu, prisonnier presque, dans sa chambre… ce qu’il n’appréciait guère.

— Savez-vous, M. Jacques, dit-il, le deuxième soir de son emprisonnement, savez-vous que nous sommes réellement prisonniers dans notre chambre, depuis qu’il pleut ?

— Prisonniers, Yvon ? Que veux-tu dire ?

— Je veux dire que, quand même nous le voudrions, nous ne pourrions pas quitter ces quartiers qui nous ont été alloués, car la porte du petit corridor ouvrant sur la cuisine est toujours hermétiquement fermée, même aux heures des repas maintenant et il faut que je demande admission, chaque fois, avant qu’elle soit ouverte… Or, cette porte n’était jamais fermée auparavant.

— C’est… oui, c’est singulier… murmura Lionel Jacques.

— Singulier et… tracassant, M. Jacques… En cas d’incendie par exemple, nous serions pris, ici, comme dans une trappe… Cet homme, M. Villemont, est réellement fou… et c’est un fou dangereux, je le crains.

— Alors, Yvon, espérons que nous pourrons quitter cette maison au plus vite, fit le malade. Quel jour est-ce, aujourd’hui ?

— C’est mercredi, M. Jacques… Depuis hier matin qu’il pleut !

— Si le temps est beau demain, iras-tu en ville ?

— Je craindrais de commettre une imprudence en y allant, car les chemins doivent être en un piteux état… cette pluie détremperait des rochers, je crois… Oh ! écoutez donc tomber cette eau !

— Dans tous les cas, lorsque tu iras à W…, tu pourras en ramener la voiture de M. Francœur, car je me propose de quitter la Maison Grise soit lundi, soit mardi, annonça Lionel Jacques.

— Si tôt que cela ?… Le pourrez-vous, M. Jacques ?… Le transport…

— Oui, je le pourrai, une fois couché dans l’express de M. Francœur, je m’y trouverai très confortablement, j’en suis sûr. M. Villemont t’aidera à m’y installer, sans se faire prier, dit Lionel Jacques en riant ; il sera assez content de se débarrasser de nous le cher homme !

— Et vice versa, répondit Yvon, riant, lui aussi.

Pendant le souper, Yvon demanda d’un ton impatienté, ce qui eut le don d’amuser prodigieusement l’hermite :

M. Villemont, quand il pleut, par ici, est-ce pour… toujours ?

— Mais, non ! lui fut-il répondu. Quelquefois, la pluie tombe, sans cesser, pendant cinq ou six jours seulement…

— Cinq ou six jours seulement ? Grand Dieu ! J’aurai perdu la boule bien avant cela ! s’écria notre ami en éclatant de rire.

M. Villemont haussa les épaules et s’absorba dans le contenu de son assiette.

Voici la position qu’occupaient les deux hommes, à table : M. Villemont faisait face à la porte d’entrée : Yvon faisait face à la porte conduisant au petit corridor, et aussi, nécessairement, à celles des deux pièces du fond, ouvrant sur la cuisine.

Le jeune homme, que le bruit monotone de la pluie énervait et agaçait au suprême degré, ne mangeait guère ; de plus, il éprouvait une sorte d’impatience irraisonnée en regardant son hôte qui prenait tranquillement, ou plutôt sereinement son repas, nonobstant le mauvais temps.

— De quelle pâte est-il fait cet homme ! se disait Yvon. La pluie ne l’énerve certes pas… tandis que moi…

Soudain, ses yeux s’agrandirent, puis s’ouvrirent démesurément tout en se fixant sur l’une des portes du fond ; celle sur le seuil de laquelle Guido était couché… La poignée de cette porte tournait… doucement… sans bruit… mais elle tournait, bien sûr !…

— Est-ce que je rêve ?… se demanda-t-il. Est-ce mon imagination qui me joue de nouveaux tours ?… La poignée de cette porte vient-elle vraiment de tourner ?… Ah !

Un cri d’étonnement faillit jaillir de sa poitrine ; la porte remuait… elle s’ouvrait… lentement… Mais d’un pouce ou deux seulement… puis elle se refermait, sans le moindre bruit…

Yvon eut été porté à croire qu’il s’était trompé, si Guido ne s’était levé, debout, comme pour céder le passage à quelqu’un…

Le bruit que fit le chien en se levant attira l’attention de M. Villemont. Il se retourna vivement : mais le chien, voyant son maître le regarder d’un air courroucé, se hâta de se coucher en soupirant et en tremblant.

Vivement encore, l’homme de la Maison Grise fit face à Yvon, à qui il lança un regard chargé de soupçons ; mais le jeune homme était très occupé à sucrer son thé, ce qui parut rassurer son hôte.

Tout de même, plus d’une fois, pendant le reste du repas, les yeux d’Yvon croisèrent ceux de l’hermite ; peut-être celui-ci n’était-il pas tout à fait rassuré… Mais à propos de quoi ?…

À la fin, n’y tenant plus, le jeune homme se leva de table et se mit à préparer le plateau pour son malade.

M. Jacques, fit Yvon, durant la veillée, dites-moi… selon vous, quel est, de la solitude, l’effet le plus à craindre ?

— Pourquoi cette inversion, mon garçon ? demanda Lionel Jacques en riant d’un bon cœur. Mais, pour répondre à ta question… Sans inversion… je crois que la folie est, plus souvent qu’autrement, le résultat de la solitude… et je ne pense pas me tromper.

— C’est aussi mon opinion à moi. À vivre seul, on devient visionnaire, pour commencer, détraqué ensuite, mais, finalement, fou à lier.

— Qu’est-ce qui te fait faire pareilles réflexions, mon cher enfant ?

— Ah ! Bien des choses… que je vous raconterai… lorsque nous serons partis d’ici, car je ne serais pas étonné que les murs de la Maison Grise eussent des oreilles… de longues oreilles.

Le lendemain soir seulement, la pluie cessa de tomber et le soleil couchant irisa le paysage bouleversé environnant la Maison Grise.

Le samedi avant-midi, Yvon partit pour la ville, où il arriva vers les onze heures, à la grande joie de cette bonne Mme Francœur, qui se mit tout de suite en frais de confectionner un succulent dîner pour son pensionnaire.

Durant l’après-midi, il annonça à sa maîtresse de pension qu’il aurait besoin de l’express ; qu’il le ramènerait avec lui au chantier où se trouvait son malade.

— Ô M. Ducastel, répondit la brave femme, c’est Étienne qui va être désolé, je vous le dis !

— Pourquoi cela ? Est-ce qu’il se sert de son express aujourd’hui ?

— Non pas ! Mais l’attelage… La selle est brisée et…

— N’est-ce que cela ? C’est vite remédié. Où demeure le sellier, Mme Francœur ? Le savez-vous ?…

— Il demeure à l’autre bout de la ville. C’est un bon sellier que Guillaume Turpin par exemple !

— Turpin ?… N’a-t-il pas un fils ; un garçonnet d’une douzaine d’années qui boite ?

— Oui, M. l’Inspecteur. Léon Turpin ; c’est ainsi qu’il se nomme cet enfant. Vous le connaissez bien d’ailleurs, puisque c’est lui le commissaire de la houillère.

— Oui, je le connais. C’est un bon enfant… Alors, c’est son père, à Léon, qui est sellier ?

— Et un bon sellier aussi !

— Je vais lui apporter la selle alors et la lui faire réparer tout de suite, car je veux retourner à notre chantier de bonne heure.

— Comment se porte-il votre malade, M. Ducastel ? Je ne me suis pas informée de lui encore.

— Il se porte si bien. Mme Francœur, qu’il a l’intention de se faire ramoner chez lui lundi ou mardi.

— Vraiment ? Ah ! Tant mieux !

Comme Yvon sortait de chez le sellier, la selle étant réparée, il aperçut non loin, quelques personnes rassemblées.

— Qu’est-ce que ce rassemblement ? demanda-t-il à Léon, qui s’était offert à se charger de la selle, ce à quoi le jeune homme avait consenti, se proposant bien de rémunérer l’enfant ensuite. Que font ces gens ?… Un accident ?

— Oh ! non, M. l’Inspecteur !… C’est Annette, l’aveugle, répondit Léon. Elle chante, en s’accompagnant sur sa guitare ; c’est ainsi qu’elle gagne sa vie cette pauvre jeune fille.

— Ah ! fit Yvon, compatissant tout de suite. La pauvre enfant ! ajouta-t-il. Aveugle, hein ?

— Oui, M. l’Inspecteur. Tout le monde a pitié d’elle.

— Je le crois sans peine… Tiens, petit, donne-moi la selle et va déposer cette pièce de monnaie dans la main de la jeune aveugle, veux-tu ?

— Si je le veux ? Certes, oui. Monsieur ! s’écria Léon. Oh ! ajouta-t-il, la belle grosse pièce blanche !… Je crois bien qu’Annette n’en reçoit pas de pareilles souvent !

— Cours, Léon. Je vais t’attendre ici.

L’enfant partit à toutes jambes, malgré son infirmité et arriva auprès de l’aveugle, qui s’apprêtait à chanter.

— Tenez, Mlle Annette, fit-il. Un monsieur… M. l’inspecteur, vous savez… vous envoie cette belle grosse pièce blanche.

— Merci ! répondit l’aveugle, d’une voix douce. Remercie ce monsieur pour moi, n’est-ce pas. Léon, mon petit ?

— Je n’y manquerai pas. Mlle Annette ! répondit l’enfant, qui repartit en courant.

Il arriva, tout essoufflé, auprès d’Yvon.

— Annette m’a prié de vous remercier. M. l’Inspecteur, dit-il, en reprenant la selle des mains du jeune homme.

— La pauvre enfant ! murmura de nouveau notre ami.

Quittant la ville de bonne heure, Yvon se hâtait de retourner à la Maison Grise. Presto n’appréciait peut-être pas beaucoup l’idée de traîner une voiture, mais il se comportait assez bien, dans les circonstances, allant bon train… pour se débarrasser le plus tôt possible, sans doute, d’une fonction qui l’humiliait quelque peu… Quand on est cheval de selle, voyez-vous, on n’aime pas à tirer des express !

Mais soudain, le jeune homme arrêta son cheval et il écouta… Une voix douce et pure parvenait jusqu’à lui, chantant une mélodie plaintive, qu’accompagnait le son d’une guitare ; cette voix, c’était celle d’Annette, l’aveugle.

— Pauvre Annette ! Pauvre enfant aveugle ! murmura encore une fois Yvon, tandis que, sans s’en rendre compte peut-être, ses yeux se mouillaient de larmes.

FIN DE LA
PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE
LA VILLE BLANCHE

Chapitre I

LE DOMAINE DE
LIONEL JACQUES


— Est-ce que les mouvements de la voiture vous fatiguent beaucoup, M. Jacques ?

— Pas du tout, Yvon. On se croirait dans un bon lit, à bord d’un navire, en temps calme.

— Ah ! Tant mieux ! Le chemin n’est pas beau… Pour une promenade à cheval, passe encore ; mais pour une voiture !… Le terrain est joliment rabotteux. Votre pied ?…

— Ne me fait presque pas souffrir.

— J’en suis bien content !… Quel bonheur d’avoir quitté, pour toujours, la Maison Grise et son sinistre propriétaire, n’est-ce pas, M. Jacques ?

— Pourtant, Yvon, tu ne peux le nier, M. Villemont a été parfait… presque, envers nous, ces derniers jours.

— Cela, je ne le conteste pas… Je lui avais annoncé, samedi soir, à mon retour de la ville, que nous avions l’intention de partir, soit hier, soit aujourd’hui ; de là son amabilité. La nouvelle l’a tellement réjoui ce bon hermite qu’il nous a comblés de politesses, depuis.

— Il n’y a rien comme de laisser une bonne impression aux gens, tu sais, mon garçon ! fit Lionel Jacques en riant.

— Bien sûr, M. Jacques !… Vous me le direz quand tourner ?

— Oui. C’est dans les environs de l’endroit où tu m’as trouvé évanoui… Vois-tu, j’allais retourner chez moi, lorsqu’il m’est arrivé cet accident… que je qualifierais de déplorable, si ce n’était que cela m’a procuré le plaisir de te revoir, Yvon.

— Merci, M. Jacques !

— T’ai-je dit que nous allions traverser le Sentier de Nulle Part, tout à l’heure ?

— Vous me l’avez dit… C’est singulier, mais je n’avais pas remarqué que le Sentier de Nulle Part était traversé par un autre sentier ou chemin.

— Tu le verras dans quelques instants ce matin… Ah ! Tiens ! Aperçois-tu ce gros rocher, presque noir ? C’est là que nous tournons, pour nous risquer à travers le Sentier de Nulle Part.

Yvon Ducastel conduisait Presto par la bride ; il n’aurait pas osé le conduire autrement, à cause du mauvais état du chemin. Le moindre choc eut occasionné à Lionel Jacques de grandes souffrances, car son entorse n’était certes pas guérie encore.

Ayant contourné le Rocher Noir, il tomba dans un bout de chemin presqu’impassable. Heureusement, l’express était monté sur de bons ressorts, sans quoi, le malade eut trouvé cela intolérable.

Ah ! Voilà le Sentier de Nulle Part ; le mémorable sentier, dans lequel Yvon avait juré de ne plus jamais s’aventurer !

— Vois-tu ce rocher, à droite, qui fait penser à un lion couché ? demanda soudain Lionel Jacques.

— Oui, je le vois… et, en effet, on dirait un lion couché.

— Ce rocher on le désigne du nom de « Roc du Lion Couché » ; c’est un point de repère, pour ainsi dire, sur le Sentier de Nulle Part.

— Je ne l’avais pas remarqué, répondit Yvon. Il est vrai que, lorsque j’ai cheminé par ici, un orage se préparait et j’étais à la recherche d’un gîte quelconque, pour moi-même et pour mon cheval.

— Tu vas contourner ce rocher, continua Lionel Jacques et tu arriveras sur le chemin qui conduit chez moi.

Quelques pas seulement à faire sur le Sentier de Nulle Part, puis le Roc du Lion Couché fut contourné ; Yvon aperçut un chemin tournant à droite, et qui paraissait assez bon.

— Tu peux monter sur le siège maintenant, mon garçon, dit Lionel Jacques. Le chemin est bien passable, et du moment que Presto continuera à aller au pas, tout ira bien.

— Mais. N’arriverons-nous pas à proximité de la Maison Grise en suivant ce chemin, M. Jacques ? demanda Yvon. Il me semble, à moi, qu’il doit conduire… d’où nous venons !

— Ne crains rien ! répondit, en riant, Lionel Jacques.

— C’est que… je ne tiens pas à aller rendre visite à M. Villemont… si tôt, fit le jeune homme, riant, à son tour.

— Tiens, vois, le chemin tourne à gauche ici et il conduit tout droit chez moi.

Le chemin qu’ils suivaient était encaissé dans de hauts rochers, tout comme le Sentier de Nulle Part ; mais on voyait qu’il avait été fait, ou réparé, de main d’homme. Il avait été élargi, par endroits ; bref, le cheminement était assez facile.

— Sur ce train, fit Yvon tout à coup, nous allons arriver à la muraille de sapins, que j’apercevais, du sommet du Dard de Lucifer !

— Tu ne te trompes pas, mon garçon.

— Voici la clairière, la plaine verte, qui aboutissent à la muraille.

— Et derrière cette muraille est ma demeure, Yvon, annonça Lionel Jacques.

— Vraiment ? Nous arrivons, alors.

— Nous sommes presque rendus… Vois-tu, là-bas, où les sapins sont moins verts… comme fanés ?… Arrête la voiture à cet endroit et je te dirai ce qu’il faut faire pour pénétrer chez moi.

La voiture venait de s’arrêter et Yvon avait sauté par terre. S’approchant de Lionel Jacques, il écoutait les instructions de ce dernier :

— À droite, sous les branches de sapins, tu trouveras une poignée en cuivre ; aussitôt que tu l’auras trouvée, dis-le-moi.

Cherchant sous les branches, Yvon eut vite découvert la poignée en question.

— Tourne cette poignée, à droite, trois fois, d’abord.

— C’est fait, M. Jacques !

— Tourne-la à gauche, deux fois, maintenant.

— C’est fait ! répéta Yvon.

— Une fois encore, à droite.

— Ah ! s’exclama le jeune homme.

Car une haute et lourde porte d’acier, recouverte de branches de sapins, venait de s’ouvrir, et derrière cette porte, il venait d’apercevoir la plaine verte et unie, parsemée de vergers, tandis qu’à sa droite se dressait une grande maison blanche, ornée de contrevents verts et entourée de galeries, blanches elles aussi. Surmontée d’une tour carrée, toute vitrée, qui devait servir, qui pouvait servir dans tous les cas d’observatoire, cette maison était littéralement enfouie dans une forêt de pommiers.

— C’est là votre demeure, M. Jacques ? demanda Yvon. C’est splendide !

— Oui, voici ma demeure, mon garçon. Et… vois…

Du geste, Lionel Jacques désigna la gauche et aussitôt, Yvon eut une exclamation étonnée :

— Mais… Il y a tout un village ici !… Un village, fortifié par une haute muraille en sapins !

— Un petit village, tu sais. Yvon, répondit, en souriant, Lionel Jacques. Trente maisons en tout… Mais tout cela m’appartient, et je t’offre l’hospitalité chez moi de grand cœur, cher enfant.

— Merci, M. Jacques, merci !

— Pourquoi ne passerais-tu pas le reste de ton congé avec moi ?

— Votre invitation me tente…

— Il faut l’accepter alors… Je le répète, ce n’est pas grand (le village, je veux dire) : deux milles, carrés, c’est tout.

— Et tout cela est à vous ! s’écria Yvon.

— Oui. C’est mon domaine… Tu le vois, il y a ici toute une fortune en pommiers, et puis, la terre est bonne, excellente même.

— J’aperçois une église ! s’écria le jeune homme, au comble de l’étonnement.

— Et le presbytère est tout à côté… Mais, allons ! Il se fait tard déjà et je t’avouerai bien que je commence à ressentir les tiraillements de la faim. Rendons-nous à la maison ; nous y sommes attendus, je crois.

— Ça va mieux, Monsieur ? fit une voix soudain.

Un homme assez âgé venait d’arriver près de la voiture ; occupés à causer ensemble, ni Lionel Jacques, ni Yvon ne l’avait vu s’approcher.

— Ah ! Jasmin ! s’écria Lionel Jacques.

— Ça va mieux, Monsieur, je l’espère ? répéta Jasmin.

— Oui, merci, mon bon Jasmin. Et ici, tout va bien ?

— Comme sur des roulettes, Monsieur… Tout le monde est heureux à la pensée que vous nous revenez enfin.

Tout en parlant, Jasmin, le domestique de Lionel Jacques, avait marché à côté de la voiture, qui procédait vers la maison, à laquelle on arriva, au bout de quelques instants. Le malade était attendu, c’était manifeste ; car, sur la large véranda une chaise roulante ornée de coussins moelleux était installée. À côté de la chaise, Yvon aperçut une table, mise pour deux.

— J’ai pensé, Catherine et moi nous avons pensé, que vous aimeriez à souper sur la véranda, ce soir. Messieurs, dit Jasmin, en désignant la table.

— C’est une excellente idée que vous avez eue là, Jasmin ; n’es-tu pas de mon avis, Yvon ?

— Certes ! On ne saurait désirer mieux, M. Jacques ! fit le jeune homme.

M. Ducastel passera quelque temps ici, Jasmin, dit Lionel Jacques à son domestique, en désignant notre jeune ami.

— Bien, Monsieur ! répondit Jasmin. La chambre de M. Ducastel est prête, puisque vous nous aviez avertis de son arrivée. Quand vous désirerez prendre possession des pièces qui vous ont été réservées, M. Ducastel, vous n’aurez qu’à sonner, acheva-t-il, en se retirant.

— Savez-vous, M. Jacques, que c’est un lieu enchanteur ici ! s’écria Yvon, au moment de prendre place à table.

— Tu trouves, mon garçon ?

— Cette église, toute blanche… ces maisonnettes, toutes blanches, elles aussi, éparpillées ici et là, au milieu de tant de verdure… C’est… oui, c’est véritablement féerique !

— Je suis content que tu aimes mon petit domaine, Yvon, bien content ! répondit gravement Lionel Jacques, et je te le redis de tout cœur ; sois le bienvenu mille et mille fois, à la Ville Blanche !


Chapitre II

LES NOTABLES DE L’ENDROIT


— La Ville Blanche ?…

— C’est ainsi que j’ai nommé mon domaine, Yvon.

— Et c’est le nom qui lui convient, bien sûr !

Le souper se prit gaiement, sur la spacieuse et confortable véranda ; les deux hommes, l’homme d’âge mûr et le jeune homme, causant joyeusement ensemble. Ils avaient été, en quelque sorte, privés du grand air, à la Maison Grise, quoique cette dernière résidence eût été située dans un paysage isolé, désolé ; ils jouissaient donc de leur « liberté » comme disait Yvon.

— Vraiment, M. Jacques, plus je regarde la Ville Blanche, plus je l’aime ! s’écria notre ami, après le souper et alors que lui et Lionel Jacques fumaient sur la véranda.

— J’espère que tu y passeras le reste de ton congé alors, mon garçon, dit l’ex-gérant de banque.

— Merci, M. Jacques ! Je ne demande pas mieux que d’accepter votre gracieuse invitation, croyez-le !… Demain, je me propose de faire, à pied, le tour de la Ville Blanche.

— Ça ne te prendra pas grand temps, répondit Lionel Jacques en riant, car elle n’est, je te l’ai dit, que de deux milles carrés.

— Trente maisons, en tout, n’est-ce pas ?

— Oui, trente maisons… sans compter l’église, le presbytère, l’école et ma résidence, qui est désignée, ma résidence, je veux dire, du nom de Gîte-Riant.

— Qu’est-ce que l’on aperçoit d’ici… cette enseigne, je veux dire ? demanda Yvon, en indiquant une maison (blanche, elle aussi, inutile de le dire) au-devant de laquelle une planchette se balançait.

— Cela, c’est notre magasin général. Un brave homme que M. Foulon, notre marchand… l’un des notables de la ville aussi.

— Et il trouve à gagner sa vie ici, avec son magasin ! s’écria Yvon.

— Eh ! oui… M. Foulon n’est pas un millionnaire, tu comprends… les millionnaires sont rares, à la Ville Blanche. Tous y gagnent leur vie convenablement pourtant ; quelques-uns même parviennent à mettre un peu d’argent de côté…

— C’est… c’est merveilleux, M. Jacques !

— Les habitants (« les citoyens », je devrais dire) de la Ville Blanche travaillent tous pour moi, puisque toute la ville m’appartient. Je leur loue mes maisons ; en retour, je leur paie leur travail.

— C’est extraordinaire, extraordinaire ! fit le jeune homme…… Mais, M. Jacques, ajouta-t-il en souriant, vous disiez, tout à l’heure, que les millionnaires sont rares à la Ville Blanche ; cependant je crois que le propriétaire de la ville fait exception…

— Non, mon garçon, non ! répondit Lionel Jacques. Tu le croirais à peine sans doute, si je te disais quel prix j’ai payé cette maison que j’habite et tout le terrain avoisinant (toute la Ville Blanche, je veux dire). Le fait est que, à part des vergers dont la ville est parsemée, le terrain ne rapportait guère, car ce n’était, en fin de compte, qu’un vaste marécage…

— Comment ! Ces vertes prairies, ces jardins, ces…

— Marécages, tout cela, lorsque j’ai acheté cette propriété, Yvon ! Ce n’est presque pas croyable, hein ? mais c’est un fait.

— Vous l’avez dit, M. Jacques, ce n’est presque pas croyable ! s’écria le jeune homme.

— Il a fallu refaire le terrain, tout simplement. Mais comme je possède une carrière, non loin d’ici… de fait, en arrière de cette muraille de sapin, dit Lionel Jacques, en désignant l’arrière de sa maison, j’ai fait charroyer des tonnes et des tonnes de pierre cassée, puis, grâce au sol fertile dont cette pierre a été recouverte, mon petit domaine est devenu une vraie ferme modèle.

— Et vous avez accompli tout cela en deux ans ! fit Yvon. Vous êtes vraiment extraordinaire, M. Jacques !

— Avec de la patience, de la volonté et de la persévérance, tu sais, on vient à bout de tout, répondit Lionel Jacques en souriant.

— Mais… J’y pense… La Ville Blanche n’est pas très éloignée de la Maison Grise ?

— Bien sûr que non ! De moins d’un quart de mille.

— Vraiment ? Vous êtes si près que cela de la Maison Grise ?… M. Villemont est votre proche voisin alors !

— Sans qu’il s’en doute peut-être… Vois-tu, la muraille de sapins qui entoure mon domaine le cache à tous les yeux. La Maison Grise, elle aussi, est entourée de sapins ; conséquemment, nous sommes cachés l’un de l’autre.

— Ah ! Précisément… murmura Yvon. Si c’était d’autres arbres que des sapins, ils se dépouilleraient de leurs feuilles, l’hiver.

— Tandis que le sapin est toujours vert, tu l’as dit. Yvon.

— Ce que je ne comprends pas, par exemple, fit notre jeune ami, c’est que le propriétaire de ce domaine ait pu se décider à vendre sa maison… Gîte-Riant, je veux dire. Elle est si belle, si confortable cette demeure !

Un sourire assez singulier plissa, un moment, les lèvres de Lionel Jacques. Il ouvrit la bouche, comme pour répondre quelque chose… pour expliquer, on l’eut cru, du moins, la raison pour laquelle l’ex-propriétaire du Gîte Riant s’était défait de sa maison ; mais il changea d’idée probablement, car il dit seulement :

— Que veux-tu, mon garçon ; on se fatigue de tout, en ce monde. Peut-être M. Jérôme, l’ex-propriétaire du Gîte-Riant, s’ennuyait-il, dans cette solitude.

— Ça se peut… murmura Yvon. Pourtant, M. Jacques, il m’a semblé que vous alliez me donner une toute autre explication… émettre une toute autre raison à propos de l’abandon, ou de la vente de Gîte-Riant, tout à l’heure. Est-ce que je me trompe ?

Mais il ne reçut pas de réponse, car Jasmin, craignant que l’air du soir ne fût préjudiciable à la santé de son maître, venait s’offrir pour transporter celui-ci dans la maison, sur la chaise-roulante.

Lorsqu’Yvon descendit à la salle-à-manger, le lendemain matin, il fut agréablement surpris d’y trouver son hôte.

— Ça va toujours de mieux en mieux, comme tu le vois, Yvon, dit Lionel Jacques en souriant. D’être de retour chez moi, c’est le meilleur, le plus efficace des remèdes.

— Voilà de bonnes nouvelles, au moins ! répondit le jeune homme, en se mettant à table.

Comme ils achevaient de déjeuner, Jasmin vint annoncer :

M. le Curé, M. Jacques !

Un prêtre venait d’apparaître dans l’encadrement de la porte de la salle à manger.

Le curé de la Ville Blanche était un grand vieillard, aux cheveux blancs, bouclés, à la physionomie ouverte et gaie. Toujours rasé de frais, son visage rose et jovial, ses yeux bleus, à la fois doux et rieurs, sa bouche « ni trop grande ni trop petite », aux lèvres « ni trop épaisses ni trop minces », exprimait une grande bonté, inspirant tout de suite l’affection et la confiance.

L’abbé Prince, (tel était le nom de ce prêtre), avait quatre ans auparavant pris sa retraite. Il habitait une maisonnette, non loin de W…. Mais la vie inactive qu’il était obligé de mener, après tant d’années de dévouement sacerdotal, minait sa santé. Il avait donc accepté avec grand plaisir de devenir curé de la Ville Blanche, d’autant qu’il connaissait Lionel Jacques, de longue date.

Le curé accourut auprès du malade, les deux mains tendues.

— Enfin ! Enfin ! Vous voilà de retour, mon ami ! s’écria-t-il.

— Et fort content de l’être, croyez-le, M. le Curé !

— Je vous retrouve en pleine voie de guérison, n’est-ce pas ?

— Veuillez m’excuser si je ne peux me lever pour vous recevoir, M. le Curé…

— Allons donc ! répondit le Curé… Je suis, inutile de le dire, bien heureux de vous revoir parmi nous.

— Et moi donc !… Quelle joie d’être de retour dans ma chère Ville Blanche !… et de revoir notre bon curé ! s’écria Lionel Jacques en souriant. Je disais justement, tout à l’heure à Yvon… Mais, j’oubliais de vous présenter mon jeune ami : M. Yvon Ducastel, M. le Curé !

— Ah ! M. Ducastel ! fit le curé. M. Jacques m’a beaucoup parlé de vous, dans ses lettres : il m’a dit le dévouement et les soins dont vous l’avez entouré… Comment aimez-vous la Ville Blanche, M. Ducastel, hein ?

— Je l’aime à la folie, M. le Curé ! C’est féerique, selon moi. Je me propose d’en faire le tour aujourd’hui.

— Si vous aimez à m’accompagner ; j’ai précisément affaire à l’autre bout de la ville, dit le prêtre en se levant. Je me rends chez les Cloutier, ajouta-t-il, s’adressant à Lionel Jacques, cette fois.

— Y a-t-il des malades là ?

— C’est le vieux père Cloutier… Il s’est mis dans la tête qu’il était pire… Mais, vous le comprenez, à son âge…

— Il dépasse quatre-vingt, n’est-ce pas ?

— Il a eu quatre-vingt-quatre ans le mois dernier, me dit son fils… Allons ! Je pars. Si vous êtes disposé à m’accompagner, M. Ducastel…

— Avec le plus grand plaisir du monde, M. le Curé !

Nous arrêterons à mon presbytère, soit en allant, soit en revenant ; je tiens à ce que vous voyez comment est logé le curé de la Ville Blanche, mon jeune ami… De plus, je crois que ma collection de livres vous intéressera.

— J’en suis certain d’avance, répondit Yvon.

— Vous partez déjà, M. le Curé ! s’exclama Lionel Jacques.

— Il le faut… C’est aujourd’hui samedi vous savez et j’ai beaucoup à faire. Au revoir, mon ami !

— À bientôt, M. le Curé !… Demain… n’oubliez pas que vous dînez ici, n’est-ce pas ?

— Comme je le fais chaque dimanche… Non, je n’aurai garde d’oublier… Immédiatement après la grand’messe, vous me verrez arriver.

— Votre église m’a l’air bien jolie, interrompit Yvon : si l’intérieur répond à l’extérieur…

— Certes ! fit le curé. Blanc et or… tout est blanc et or dans l’église de la Ville Blanche, et lorsque nous aurons une cloche, pour sonner la messe, les vêpres et l’Angelus, ce sera parfait.

— Comment ! Il n’y a pas de cloche dans ce coquet clocher ?

— Pas encore ; mais ça ne tardera pas, dit Lionel Jacques en souriant.

M. Jacques en a ordonné une et le 29 juin, à l’occasion de la solennité de la fête Saint Pierre — Saint Paul, nous aurons la bénédiction de notre cloche. Peut-être serez-vous un de ses parrains, M. Ducastel ? demanda le prêtre.

— Mais, avec grand plaisir, répondit Yvon. Quant à la marraine… il vous faudra m’en trouver une, M. le Curé, ajouta-t-il en riant, car, quoique je connaisse nombre de jeunes filles, je n’ai pas d’amie particulière parmi elles.

— Ha ha ha ! rit le prêtre.

— C’est un fait, vous savez ! s’écria le jeune homme. J’ai toujours été si occupé que je n’ai jamais trouvé le temps de courtiser aucune jeune fille encore. Donc, si je dois être parrain de la cloche…

— Oh ! Je n’ai pas de doute que vous trouviez facilement la marraine, M. Ducastel, dit le curé en riant.

— Pour le moment, dans tous les cas…

— Mais d’ici là…

— Nous verrons bien ! acheva Yvon, riant de plus belle.

Lorsque notre jeune ami revint, fort enchanté, de son excursion à travers la Ville Blanche, il dit à Lionel Jacques :

— Il est très aimable votre curé. M. Jacques ! Nous sommes devenus amis, lui et moi ; il a même promis de m’appeler par mon petit nom dorénavant… Je l’ai quitté (le curé, je veux dire) à la porte de l’école, où il avait affaire.

— Ah ! Tiens ! À propos ! Notre maitre d’école (un autre notable de la Ville Blanche, entre parenthèse), tu le connais bien.

— Hein ? Je le connais, dites-vous ?

— Bien sûr !

— Qui est-ce donc, M. Jacques ?

— Devine…

— Je ne suis pas bon devineur, je vous l’assure, répondit Yvon en souriant.

— Eh ! bien, notre maître d’école, c’est Patrice Broussailles.


Chapitre III

SERMENTS D’AMITIÉ


Il sembla à Yvon, soudain, que la Ville Blanche pouvait être comparée à un grand bol de lait, dans lequel un insecte hideux et repoussant serait tombé… Patrice BroussaillesN’était-ce pas étrange que Lionel Jacques eut tant confiance en cet être vraiment perverti ?…

Yvon fut presque tenté d’éclairer l’ex-Gérant de banque sur certains faits concernant son ex-homme-à-tout-faire… La Ville Blanche, cet asile de paix, d’honnêteté et de bonheur, cet endroit idéal, ce paradis terrestre, était contaminé, selon lui, par la présence d’un Patrice Broussailles. Cependant il garda pour lui-même ses réflexions… Peut-être ce garçon avait-il changé de conduite… Les occasions, lui manquant, sans doute qu’il était devenu un modèle de sobriété maintenant… D’ailleurs, « noblesse oblige », n’est-ce pas ? et le maître d’école, celui à qui étaient confiées l’instruction et l’éducation des enfants de la Ville Blanche, savait se tenir à la hauteur de sa noble mission probablement…

Dans tous les cas, notre jeune ami se dit que ce n’était pas tout à fait de ses affaires la conduite de Patrice Broussailles et il résolut de se taire, entendu que personne au monde n’a eu à se repentir encore de ne jamais se mêler de ce qui concerne son prochain ; « entre l’arbre et l’écorce, etc., etc. ».

Huit jours s’étaient écoulés depuis le retour de Lionel Jacques en son domaine, et Yvon trouvait que le temps passait bien vite, trop vite, au gré de ses désirs. Deux fois, il était allé à W… ; une fois, pour y ramener l’express d’Étienne Francœur, une autre fois, pour y faire une simple promenade.

On était au mardi. Dans le courant de l’après-midi de ce jour, le jeune homme se disposa à retourner à la ville, y faire quelques commissions pour Lionel Jacques.

— Tu ne manqueras pas de revenir ce soir, n’est-ce pas, Yvon ? lui demanda son hôte.

— Bien sûr que non ! Je serai de retour, entre six et sept heures. M. Jacques, entendu que les règlements du Gîte-Riant ne sont pas aussi sévères que ceux de la Maison Grise, répondit Yvon en riant.

— Du moment que tu reviendras…

— Ne m’attendez pas pour souper cependant, M. Jacques, reprit notre jeune ami. Catherine me donnera bien une bouchée, si j’arrive en retard, je le présume.

S’étant acquitté de toutes ses commissions, Yvon se dit qu’il irait faire une petite promenade du côté de la houillère, voir ce qui s’y passait.

Arrivé à mi-chemin à peu près, entre sa maison de pension et le lieu de sa destination, il s’arrêta soudain ; c’est qu’il venait d’entendre le son d’une guitare.

— Annette, l’aveugle ! se dit-il. Ah ! La pauvre enfant ! Combien de fois depuis huit jours, j’ai entendu, de loin, le son de sa guitare !… Cette fois, je ne passerai pas sans arrêter.

Il s’approcha de l’endroit d’où lui parvenait le son de l’instrument sur lequel des doigts légers exécutaient des accords dans le mineur ; il comprit que ces accords devaient être le prélude d’une chanson. Il ne se trompait pas.

De la position qu’il occupait, Yvon ne voyait que le dos de la chanteuse. Il vit une taille svelte, presque frêle, une chevelure dorée, abondante et relevée selon la mode du jour ; cette chevelure devait servir de cadre, lui semblait-il, à un visage presque parfait.

Mais la jeune aveugle chantait, et chaque parole qu’elle disait pénétrait comme un dard dans le cœur de son sympathique auditeur. Voici ce qu’elle disait, d’une voix fraîche et douce :

L’AVEUGLE

Vous qui passez, fortunés de la
( terre,
Vous dont les yeux voient le soleil qui luit.
Compatissez à ma grande misère ;
Je suis plongée en une affreuse
(nuit.

II
Je ne puis voir les arbres, la

( feuillée,
Ni l’herbe, ni les odorantes
( fleurs…
Quel triste sort ; je suis aveugle-
( née ;
Mon œil éteint ne connait que
( les pleurs !

III
Lorsque l’oiseau chante dans le

( feuillage,
Mon cœur s’étreint et je pleure
( tout bas…
Que je voudrais admirer ton plu-
( mage,
Ô chantre ailé !… Mais je ne te
(vois pas.

IV
Mais, dans le ciel, où règne la

( lumière,
J’espère voir, un jour et contem-
( pler
Le Dieu si bon, dont la main tu-
( télaire
De mon chemin, écarte le danger.

V
Vous qui passez, fortunés de la

( terre,
Vous dont les yeux voient le so-
( leil qui luit.
Compatissez à ma grande misère ;
Je suis plongée en une affreuse
( nuit !

— N’est-ce pas, M. l’Inspecteur, qu’elle chante bien, Annette, l’aveugle, et n’est-ce pas triste et touchant ce qu’elle dit ? fit soudain une voix, près d’Yvon.

— Tiens ! Léon ! Toi !

— Léon Turpin, pour vous servir. M. l’Inspecteur !

— Et d’où viens-tu, mon petit ? Où vas-tu ?

— Je viens de chez-nous, M. l’Inspecteur ; je m’en vais rapporter cette selle chez une des pratiques de mon papa, répondit l’enfant.

Tout en parlant, le jeune homme et le garçonnet s’étaient approchés de l’aveugle. Elle était seule, pour le moment ; ceux qui l’avaient écoutée chanter, tout à l’heure, étaient retournés, chacun à ses affaires.

Soudain, un chien de grande taille vint poser ses pattes sur les épaules d’Yvon.

— Guido ! s’écria notre ami. Mais, oui, c’est Guido !

Instinctivement, il chercha, du regard M. Villemont, le maître du chien ; il ne l’aperçut nulle part.

— Vous connaissez donc Guido, M. l’Inspecteur ? demanda Léon, assurément fort étonné.

— Oui, je connais Guido… Je l’ai rencontré déjà, répondit Yvon en souriant.

— Alors, vous savez que c’est le chien de…

Le jeune homme ne l’écoutait pas. Il suivait le collie, qui paraissait vouloir l’entraîner quelque part… et… oui… Guido le conduisait droit à la jeune aveugle !…

— Comment se fait-il…

— Guido c’est le chien d’Annette, l’aveugle, vous savez, M. l’Inspecteur, fit Léon. Guido… vous comprenez… le guide de l’aveugle…

Guido, le chien de l’aveugle !… Mais alors… M. Villemont, l’hermite de la maison Grise

Il n’eut pas le temps de se livrer à ses réflexions, ni de tirer des conclusions, car il était arrivé auprès d’Annette.

Un cri faillit lui échapper… Il venait de reconnaître le visage exquisément beau qu’il avait vu, en rêve (oui, ce devait être en rêve) deux fois, lors de son séjour à la Maison Grise !

Mlle Annette, dit Léon, voici M. l’Inspecteur… M. Ducastel, vous savez… celui qui…

— Je suis heureux de faire votre connaissance, Mademoiselle ! interrompit Yvon, en s’inclinant profondément devant la jeune fille, comme si elle eut pu le voir.

— Je vous connais de réputation, Monsieur, et cela depuis longtemps, fit Annette avec un sourire qui découvrit une vraie rangée de perles fines et qui creusa d’admirables fossettes dans ses joues, roses, pour le moment.

— Puis-je espérer qu’on ne m’a pas donné un trop mauvais nom alors ? demanda le jeune homme en souriant.

— C’est mon petit ami Léon qui m’a souvent parlé de vous, répondit-elle. Elle leva sur son interlocuteur de grands yeux bleus, tristes, doux et profonds et Yvon sentit ses paupières s’humecter de larmes. Aveugle !… Dire qu’elle était aveugle cette exquise jeune fille ; que ses yeux, si beaux, si expressifs, ne voyaient pas !…

— C’est la première fois que j’ai le plaisir de vous rencontrer, Mademoiselle, dit Yvon ; mais, ajouta-t-il plus bas, après s’être assuré que Léon était parti et qu’il était seul avec la jeune fille. Guido et moi nous sommes de vieux amis.

— Gui… Guido ? s’exclama-t-elle.

— Mais, oui.. Je l’ai vu, plus d’une fois… à… à la Maison Grise.

— Chut ! Oh ! S’il vous plaît ne pas mentionner ce nom ! supplia-t-elle.

— Ne craignez rien, Mlle Annette… Nous sommes seuls, vous et moi, ajouta Yvon, se rappelant tout à coup qu’elle était aveugle ; qu’elle ne pouvait savoir, conséquemment, que personne n’était témoin de leur conversation.

— C’est donc vous qui…

— Oui. C’est moi qui ai séjourné… là où vous savez, pendant plusieurs jours, avec un malade.

Des gens s’approchaient. Yvon ne dit plus rien ; il se contenta de déposer une grosse pièce blanche dans la main de l’aveugle, après quoi il continua son chemin.

Combien il eut désiré entretenir Lionel Jacques de ses expériences de la journée ! Il n’en fit rien cependant. Non, il attendrait, pour ce faire, d’en avoir obtenu permission. Car, il se proposait bien de revoir la jeune aveugle et de causer plus longuement avec elle… Il voudrait devenir son ami, un ami sincère, fidèle, sur lequel elle pourrait compter, toujours et en toutes circonstances…

Yvon le devinait, il y avait quelque chose d’infiniment dramatique dans la vie d’Annette… Pourrait-on s’en étonner, puisqu’elle demeurait sous le même toit que M. Villemont… son parent, sans doute : son oncle, ou son grand-père… Il saurait bientôt quel lien de parenté unissait cette exquise jeune fille à cet homme brutal.

Deux, jours plus tard, il retourna à W… Étant parti tard, l’Angelus du soir sonnait lorsqu’il se disposa à retourner à la Ville Blanche.

C’est un jeune homme bien déçu qui quittait W…, tout de même, car il n’avait aperçu Annette nulle part. Sous un prétexte ou un autre, il avait parcouru toute la ville sans voir celle qu’il cherchait. Il est vrai qu’il s’était bien gardé de s’informer d’elle, à qui que ce fut ; la pauvre enfant était assez affligée d’être aveugle ; il n’allait pas risquer de la compromettre peut-être, en exhibant l’intérêt qu’elle lui inspirait.

Il allait passer près du Sentier de Nulle Part, lorsqu’il aperçut, le précédant, celle qu’il avait tant cherchée ; elle était, comme toujours, accompagnée de Guido. Elle conduisait le chien par une chaîne attachée à son collier… ou plutôt, c’était le collie qui conduisait sa jeune maîtresse, sur le chemin rocailleux.

Inutile de le dire, c’est Guido qui avertit l’aveugle de l’approche d’Yvon il aboya avec tant de force, pour exprimer sa joie, qu’elle l’en réprimanda :

— Ne fais donc pas tant de bruit, Guido ! C’est un cheval qui s’en vient… je l’entends bien, et d’ailleurs, celui qui le monte ne peut manquer de nous voir, toi et moi ; il saura bien nous éviter.

Yvon sauta par terre et s’approcha de la jeune aveugle.

— Ne craignez rien, Mlle Annette, dit-il. Je suis Yvon Ducastel… celui qui a eu le plaisir de causer avec vous quelques instants, avant hier.

— Oui, je sais… ou, du moins, je le devine bien, répondit-elle, avec un sourire qu’il trouva ravissant. Guido n’a pas l’habitude de manifester si bruyamment sa joie ; c’est parce qu’il vous connaît… parce qu’il vous aime aussi, sans doute.

— Vous retournez chez-vous, je le présume ? demanda-t-il.

— Oui, je retourne chez moi.

— Me permettriez-vous de faire route avec vous, Mlle Annette ?

— Nous ne devons pas nous diriger du même côté, ce me semble…

— Qu’importe ! Laissez-moi vous accompagner, je vous prie !

— Je… Je… ne sais pas… Je n’ai jamais accepté l’escorte de qui que ce soit auparavant…

— Ne ferez-vous pas exception pour moi, Mlle Annette ?… Voyez-vous, je suis persuadé d’une chose depuis… depuis avant-hier ; c’est que nous sommes destinés à devenir les meilleurs amis du monde, vous et moi.

— Amis ?… Ah ! Je n’ai jamais connu ce qu’est l’amitié, de ma vie, M. Ducastel, dit-elle tristement. Vivant seule avec mon grand-père qui…

— Ainsi, M. Villemont est votre grand-père, Mlle Annette ?

— Mon grand-père, oui… il est aussi mon seul parent ici-bas.

— Alors, je vous plains ! faillit s’écrier Yvon… qui n’avait pas beaucoup aimé l’homme de la Maison Grise, on le sait.

— Vous prenez le Sentier de Nulle Part pour retourner chez-vous, Mlle Annette ? demanda-t-il seulement.

— Oui, toujours… C’est le chemin le plus direct… et le seul que mon grand-père me permette de suivre… N’étiez-vous pas à cheval, M. Ducastel ? J’ai cru que…

— J’étais à cheval, en effet. Mais Presto me suit comme un chien, si je lui ordonne de le faire… Ne donnerez-vous pas la liberté à Guido, Mlle Annette et ne prendrez-vous pas mon bras plutôt ?… Ayez confiance en moi ; je vous conduirai, sans accident, à destination.

— Je n’en doute nullement… Seulement… Vraiment, je ne sais trop que faire, répondit-elle, d’un ton fort perplexe… Pourtant… oui, j’ai confiance en vous… au point d’être certaine d’une chose ; c’est que vous ne me demanderiez pas de faire quelque chose qui serait mal, ou contre les convenances, M. Ducastel.

— Certes, non, chère enfant ! répondit-il, très ému de la confiance qu’elle mettait en lui.

Il détacha la chaîne d’après le collier du chien, donnant ainsi la liberté à celui-ci, puis il plaça sur son bras la main de la jeune fille.

— Connaissez-vous le Roc du Lion Couché ? demanda-t-elle soudain.

— Oui, je le connais bien.

— Alors, il faudra nous séparer, à cet endroit. Les rochers sont plutôt clair-semés, ensuite, jusqu’à la Maison Grise, et mon grand-père pourrait nous voir.

— Qu’est-ce que ça fait ?

— S’il me voyait accompagnée de quelqu’un… je… il… il… Oh ! je ne sais ce qu’il me ferait ! fit-elle en frissonnant.

— Votre grand-père, Annette…. Dites-moi, Oh ! dites-moi ; est-il cruel pour vous ? (Il allait dire « brutal »).

Elle ne répondit pas ; mais il la vit pâlir ; il vit aussi ses pauvres yeux se remplir de frayeur. Rien ne pouvait être plus éloquent vraiment !

— N’est-ce pas que vous allez me considérer, dorénavant, comme votre ami, votre meilleur ami ? demanda-t-il.

— Je ne demande pas mieux, M. Ducastel ; je suis si, si seule… si, si délaissée ! et la jeune aveugle éclata en sanglots.

— Ne pleurez pas ainsi, ma petite amie ! implora Yvon. On dit que l’amitié est une précieuse chose… je vous serai entièrement dévoué ; il n’est rien au monde que je ne serai prêt à faire pour vous prouver mon dévouement !

— Votre amitié… Peut-être que vous ne comprenez pas tout à fait ce que ce sera, pour moi, de me dire que j’ai un ami !… La vie va me sembler toute autre maintenant, M. Ducastel !

— Merci, Annette, merci de ces bonnes paroles ! s’écria le jeune homme. Bientôt, vous apprendrez à m’appeler par mon prénom, je l’espère…

— Le Roc du Lion Couché… murmura-t-elle ; nous devons en approcher…

— Nous y arrivons, précisément !… Il m’en coûte de vous quitter, croyez-le, chère enfant !

— Il le faut… Adieu, M. Ducastel !

— Ne direz-vous pas plutôt : « Au revoir, Yvon », Annette ?

— Au revoir, Yvon, répéta-t-elle docilement, tandis qu’un peu de rose montait à ses joues.

— Au revoir, Annette ! Dieu vous garde ! fit-il en saisissant la main de la jeune fille et y posant ses lèvres.

Bientôt, les deux nouveaux amis contournaient le Roc du Lion Couché ; Annette, pour se diriger vers la sinistre Maison Grise; Yvon, pour retourner à la riante Ville Blanche.


Chapitre IV

AU MILIEU DE LA NUIT


Six jours s’étaient écoulés, depuis la rencontre d’Yvon Ducastel et d’Annette Villemont ; six jours, qui avaient paru bien longs au jeune homme, car il n’avait pu retourner à la ville, ni revoir, conséquemment, sa petite amie.

Souvent, les événements les plus ordinaires entravent les projets les mieux formés. Lionel Jacques pouvait maintenant marcher un peu, avec l’aide d’une canne… et du bras d’un compagnon. Yvon s’était vu obligé de rendre service à son hôte, en lui prêtant le secours de son bras.

Heureux de pouvoir se promener un peu autour de sa maison, le convalescent réclamait fort souvent l’aide de son invité. Donc, au lieu d’aller en excursion à la ville, tel qu’il l’eut désiré, notre héros s’était vu investi du rôle d’infirmier. Non qu’il lui déplut de se rendre utile à son meilleur ami — loin de là — mais sa pensée allait si souvent vers la jeune aveugle, qu’il lui tardait excessivement de la revoir.

On était au soir du sixième jour. Le curé était venu passer la veillée au Gîte-Riant. Sa visite était toujours impatiemment attendue, car il était un aimable et gai compagnon. « Un saint triste est un triste saint » a dit… je ne sais trop qui, mais un homme fort sensé assurément. L’abbé Prince n’était pas un saint triste et ses visites étaient toujours accueillies joyeusement.

Dix heures sonnaient lorsque le curé partit. Lionel Jacques et Yvon sachant bien que, pour eux, le sommeil était loin encore, continuèrent à veiller ensemble, tout en causant et lisant.

— Yvon, fit Lionel Jacques soudain, serais-tu disposé à me faire quelques commissions à la ville, demain ?

S’il y serait disposé ? Il ne demandait que cela ce pauvre Yvon !

— Avec le plus grand plaisir du monde, M. Jacques ! répondit-il.

— Tu iras en voiture, cette fois, si tu n’y as pas d’objections. Je ferai atteler mon cheval Jack à mon buggy ne voulant pas blesser les sentiments de Presto, en l’obligeant à traîner une voiture, dit Lionel Jacques en riant.

— Ça sera absolument comme vous le désirez, répondit Yvon, dont le cœur débordait de joie.

— Je sais aussi que M. Foulon, notre marchand, aimerait à te demander de lui rendre un léger service, pendant que tu seras à W…

— Alors, j’irai au magasin, prendre les ordres de M. Foulon, demain avant midi, dit le jeune homme, car je ne partirai que dans l’après-midi. (Il n’allait pas perdre la chance d’escorter Annette jusqu’au Roc du Lion Couché, croyez-le) !

— Comme tu voudras, mon garçon… Maintenant, je propose que nous allions nous coucher ; il est onze heures passé.

— C’est bien, allons !

À ce moment, la cloche de la porte d’entrée sonna, à deux reprises.

— Qui peut venir si tard ? s’écria Lionel Jacques.

— Je vais aller voir, répondit Yvon, en se dirigeant vers le corridor conduisant à la porte d’entrée.

La porte ayant été ouverte, il se trouva en face d’un homme à barbe grise.

— Pardon ! Excusez, Monsieur, de vous déranger si tard, fit le nouvel arrivé.

— Qu’y a-t-il donc, M. Cloutier ? demanda Lionel Jacques, qui reconnut la voix de son visiteur.

— C’est mon vieux père… Il se dit très mal, ce soir… II a insisté beaucoup pour que je vienne vous chercher, M. Jacques, répondit Alphonse Cloutier, en pénétrant dans la bibliothèque, suivi d’Yvon.

M. Cloutier est si mal que cela ?

— Oui… Je ne voulais pas venir vous chercher, à pareille heure surtout, sachant bien que vous êtes encore convalescent… mais mon père… il a quatre-vingts ans passés, voyez-vous, et à cet âge…

— Vous avez bien fait de venir, mon ami, répondit Lionel Jacques.

— Merci, Monsieur Jacques, merci ! Je sais que vous êtes la bonté même… sans cela, je ne me serais pas risqué de vous importuner… Mon père a certains papiers dont il désire que vous preniez connaissance… et puis, je crois qu’il aimerait à préparer son testament.

— Ah ! Je comprends !

— Le père prétend qu’il n’y a que vous qui puissiez lui donner de bons conseils, M. Jacques, reprit Alphonse Cloutier. Ça fait pitié encore, voyez-vous ! Si on ne dirait pas qu’il a une fortune à laisser, ce pauvre vieux !

— Je vais faire atteler mon cheval et je vous…

— Ma voiture est à la porte, M. Jacques, vous le pensez bien !

— Tant mieux alors !… dit Lionel Jacques. Yvon, reprit-il, tu voudras bien m’excuser, hein, si je te laisse seul ?

— Ne vous inquiétez pas de moi, je vous prie, répondit le jeune homme ; je vais me mettre au lit, tout à l’heure, et dormir comme un loir… C’est moi, plutôt, qui vais être inquiet de vous. N’allez pas prendre froid au moins, ni faire mal à votre pied, qui est loin d’être guéri.

— Ne crains rien. Au revoir, mon garçon !

— Au revoir, M. Jacques !

Yvon resta quelques instants sur la véranda, à écouter s’éloigner la voiture, dont le roulement était le seul bruit qui interrompit le grand silence des environs.

Sous la clarté de la lune, la Ville Blanche paraissait féérique, irréelle, une ville de songe, séparée du reste de l’univers par la muraille dont elle était entourée. Les sombres sapins avaient l’air d’une armée de sentinelles, gardant la ville, à droite, à gauche, en avant et en arrière de soi. C’était vraiment beau… mais cela impressionnait étrangement, et notre jeune ami comprenait, à ce moment, que l’ex-propriétaire de ce domaine eut désiré s’en défaire, à cause de son isolement ; à cause aussi de cette muraille de sapins qui bornait la vue, sur tous les points cardinaux.

Yvon essayait de se figurer comment M. Jérôme avait pu se décider de construire une maison au milieu de cette désolation, et d’y demeurer ensuite… Par l’imagination, le jeune homme voyait le Gîte-Riant, seule habitation d’alors, se dressant au milieu de marécages… Ça devait être fort déprimant, et il n’était pas étonnant que M. Jérôme se fût vite lassé de sa maison, qu’il n’y eût pas séjourné bien longtemps… trois ans, avait dit Lionel Jacques…

C’était encore trop, selon notre héros.

Un chien aboya, au loin ; sans doute à l’autre extrémité de la ville. Peut-être la voiture contenant Messieurs Jacques et Cloutier venait-elle d’arriver à destination.

Soudain, un oiseau, énorme d’envergure, vint voler tout près de la véranda ; ce fut le signal, pour Yvon, de rentrer dans la maison, car il détestait les oiseaux nocturnes, gros et petits.

Parvenu dans sa chambre à coucher, il s’approcha de l’une de ses fenêtres ouvrant du côté de la Maison Grise. Non qu’il pouvait apercevoir la résidence en question ; mais il se disait que, à moins d’un quart de mille du Gîte-Riant, demeurait la jeune aveugle qui l’intéressait tant… La pauvre, pauvre enfant !…

Yvon savait parfaitement où se trouvait la chambre à coucher d’Annette, à la Maison Grise. Sur le seuil de cette chambre, Guido veillait sans cesse : plus d’une fois, le jeune homme avait vu le chien à son poste.

Bien des choses intriguaient notre héros… Pourquoi M. Villemont obligeait-il sa petite-fille à chanter dans les rues, pour amasser quelques sous ?… Il leur avait dit, il est vrai, qu’il était pauvre, ruiné… mais cette idée qu’il avait de se servir d’Annette pour en retirer de l’argent, cela ne désignait-il pas un homme sans délicatesse, sans tact, une sorte de voyou enfin… Chose certaine, c’est que Yvon, à qui l’hermite avait tant déplu, sentait son cœur s’envahir d’un insurmontable mépris pour cet homme, qui obligeait sa petite-fille à faire un tel métier.

Et puis, la Maison Grise n’était-elle pas remplie d’objets de valeur : d’argenteries, de vaisselle, de tableaux, et de meubles, qu’un antiquaire eût payé un prix fabuleux ? Un homme de cœur eut sacrifié tout, plutôt que d’accepter de l’argent si péniblement gagné par une jeune fille frêle et délicate ?…

D’ailleurs, l’hermite paraissait ne se priver de rien, de rien absolument… Serait-ce pour satisfaire une fantaisie, un goût, un vice plutôt qu’il obligeait Annette, la pauvre aveugle, à chanter dans les rues ?… La boisson peut-être ?… Vraiment, l’idée semblait ridicule, si ridicule, qu’Yvon s’en voulut presque de l’avoir entretenue, même un instant… Pourtant…. L’homme de la Maison Grise n’avait-il pas avoué, lui-même, que la solitude lui aurait pesé, s’il n’avait la boisson pour le consoler un peu, pour lui aider à passer le temps, parfois ?… À son retour de la ville, certain soir, notre jeune ami n’avait-il pas vu M. Villemont dans un état frisant l’ivresse ?

— Je questionnerai Annette demain, se dit Yvon : j’essayerai de savoir ce qui se passe à la Maison Grise… Quand je me dis qu’elle est seule avec son grand-père, homme brutal et cruel s’il en est un au monde, dans cette demeure isolée, là-bas… Heureusement, Guido est là… et quoiqu’il craigne beaucoup son maître, il saurait bien défendre sa jeune maîtresse, si nécessité il y avait… Combien j’ai hâte d’être rendu à demain, ajouta-t-il, au moment de se mettre au lit. Qu’il me tarde de la revoir ma petite amie, et de lui donner, encore une fois, l’assurance de mon amitié et de mon entier dévouement !

À peine eut-il posé la tête sur son oreiller qu’il s’endormit.

Il rêva qu’il était au sommet du Dard de Lucifer et que, une lunette marine collée à ses yeux, il examinait les alentours… Il se trouvait en face du Sentier de Nulle Part… À sa gauche, était la Maison Grise, à sa droite, la muraille de sapins… Croyant apercevoir de la fumée, par delà la muraille, il s’approcha jusqu’à l’extrême bord du Dard de Lucifer, sans s’en apercevoir… Soudain, son pied arriva dans le vide et il sentît qu’il tombait… qu’il allait s’assommer sur les rochers, à vingt pieds plus bas…

Comme il arrive toujours en pareils cas, il s’éveilla brusquement, le front couvert de transpiration ; mais content de constater qu’il n’avait été que la victime d’un cauchemar.

Il se disposait à se rendormir, quand l’horloge du corridor, en bas, sonna deux coups,

— Deux heures… se dit-il. Je ne sais pas si M. Jacques est de retour…

La chambre de son hôte était voisine de la sienne ; mais aucun son ne lui en arrivait ; sans doute, il ne reviendrait chez lui qu’aux petites heures du matin.

À ce moment, quelque chose d’étrange, de tout à fait étrange se produisit. Yvon s’assit tout droit dans son lit, l’esprit alerte, les yeux fixés sur les coins mal éclairés de sa chambre, là où ne parvenaient pas les lueurs de sa lampe… Il attendit… se demandant si le son qui l’avait tant étonné, allait se répéter…

Oui, le même son lui parvint !… La bouche entr’ouverte, les yeux agrandis, il écoutait… il écoutait… Qu’était-ce ?… Qu’est-ce qu’il entendait, et si clairement, qu’on eut cru que cela venait de tout près… de l’une des extrémités de la chambre à coucher ?…

Bien sûr, il se trompait, car on eut dit des sanglots… Oui, des sanglots… des sanglots convulsifs, les sanglots d’une âme torturée…

Yvon l’avait dit déjà, il n’était guère superstitieux… seulement, il lui fallait bien se rendre à l’évidence ; on sanglotait quelque part dans la maison, et ces sanglots, au milieu du silence de la nuit, cela faisait dresser les cheveux sur la tête…

Pourtant, qui sanglotait ainsi ?… Il était seul, dans la maison, à part des domestiques, qui eux, couchaient sur le troisième palier… D’ailleurs, ça ne pouvait être cette bonne Catherine qui gémissait ainsi…

Le jeune homme frissonna malgré lui ; c’est que c’était lugubre ces sanglots lui parvenant de… il ne savait où…

On sanglotait de plus en plus fort… Puis, ce fut une sorte de chuchotement… ou plutôt une plainte lointaine ; une voix (une voix de femme évidemment) disait : « Ô mon Dieu ! Ô mon Dieu ! »

Encore des sanglots… Encore des chuchotements de voix qu’on eut cru surnaturelles… suivis d’un cri d’horreur, puis de la chute d’un corps… et tout rentra dans le silence…

— Ma foi ! se dit Yvon, en se levant, il n’y a rien, ici-bas, qui n’ait une explication naturelle… si on cherche bien. Les choses surnaturelles ne sont pas de ce monde… Quelqu’un vient de sangloter, dans la maison, puis de crier, puis de tomber Serait-ce M. Jacques ?… Impossible !… Cependant… peut-être M. Jacques nourrit-il quelque secrète peine… En fin de compte, je ne connais rien de son passé à M. Jacques… Lorsque je l’ai connu, il était le gérant d’une banque… Mais, d’où venait-il ?… Et qui sait s’il n’y a pas eu quelque drame dans sa vie, jadis…

À cette pensée que son ami pouvait être de retour à la maison et souffrant dans sa chambre, Yvon s’empara de sa lampe et partit en exploration.

Lionel Jacques n’était certainement pas dans la maison, car notre jeune ami explora toutes les pièces du second palier d’abord, surtout celles qui avoisinaient sa propre chambre à coucher, espérant y localiser le bruit qui l’avait tant étonné, tant intrigué tout à l’heure. Il s’arrêta même au pied de l’escalier conduisant au troisième, là où couchaient les domestiques. Aucun bruit ne lui parvint ; Jasmin, et Catherine, sa femme, devaient dormir sur leurs deux oreilles.

Il descendit au premier étage. Là non plus, il ne vit et n’entendit rien. Lionel Jacques n’était certainement pas de retour, car Yvon constata que ni son chapeau ni son pardessus n’étaient accrochés à leur crochet accoutumé.

— C’est étrange… étrange !… murmura-t-il, lorsqu’il fut de retour dans sa chambre. S’il se passe de pareilles choses au Gîte-Riant, la nuit ; si on y entend de mystérieux sanglots, des chuchotements que l’on croirait venir… d’outre-tombe, accompagnés d’horribles cris, puis de la chute d’un corps, il n’est pas surprenant que M. Jérôme ait vendu sa propriété au premier acquéreur venu, et pour un prix minime, comme me l’a annoncé M. Jacques… Mais, M. Jacques… Comment peut-il vivre dans cette maison ?… Moi, je ne suis pas un enfant, et Dieu sait que je ne suis pas superstitieux, mais cela me démantibulerait les nerfs, et vite, ces sortes de choses, je l’avoue !

Raconterait-il à son hôte son expérience de la nuit ?… Certes, celui-ci devait savoir fort bien à quoi s’en tenir : n’avait-il pas failli en parler déjà à son invité, alors que ce dernier lui demandait comment l’ex-propriétaire du Gîte-Riant avait pu se décider à se défaire de sa maison ?… M. Jacques s’était tu pourtant… sans doute, il avait espéré que le… spectre du Gîte-Riant ne donnerait pas de… démonstration pendant le séjour de son invité sous son toit. Ces sanglots étaient donc plutôt intermittents… Ce n’était pas toutes les nuits qu’ils se faisaient entendre… Tout de même comme c’était étrange, étrange !…

— Je ne sonnerai pas mot de ce dont j’ai été témoin cette nuit, résolut Yvon soudain. Si la chose se renouvelle pourtant, je proposerai à M. Jacques que nous fassions une investigation et que nous essayions de découvrir la source de ces lugubres bruits… Tout ce que je sais, dans tous les cas, c’est que je n’aimerais pas à habiter le Gîte-Riant, à l’année… Comme dirait ce bon M. Francœur, je crois vraiment que cette maison est « hantée ».

Notre jeune ami passa le reste de la nuit debout ; il n’essaya même pas de se remettre au lit, sachant bien qu’il était trop énervé pour dormir.

Vers les quatre heures du matin arriva Lionel Jacques. Yvon l’entendit parler à Alphonse Cloutier ; il l’entendit aussi se mettre au lit.

Les sanglots, les chuchotements ne se firent plus entendre ; un silence complet enveloppait le Gîte-Riant

Mais Yvon Ducastel se trouvait aux prises avec un mystère… et il eut donné beaucoup pour pouvoir en trouver la solution.


Chapitre V

FAVEUR ACCORDÉE


— Quel beau temps il fait, n’est-ce pas, Jasmin ?

— Bien beau, M. Ducastel, bien beau… Pourtant, je crois que nous aurons de l’orage, avant ce soir.

— Hein ? De l’orage ? Quand le firmament est si beau !

— Ces petits nuages, M. Ducastel sont de mauvais augure, dit Jasmin, en désignant de petites nuées toutes blanches, à l’air fort innocent, qui passaient, d’instant en instant, devant le soleil.

— Ah ! Bah ! fit Yvon, en haussant les épaules.

— J’ai la réputation (M. Jacques vous le dira d’ailleurs) de m’y connaître, en fait de changement de temps, M. Ducastel ; or, je prédis de l’orage avant la fin de la journée… vous verrez si je me trompe.

— Vous avez l’avantage sur moi, alors, mon ami, dit Yvon en souriant, car je n’ai jamais été prophète de ma vie… pas même du temps.

— Si vous allez à la ville cet après-midi, reprit le domestique, sans s’apercevoir que le jeune homme s’amusait quelque peu à ses dépens, ce serait prudent que vous reveniez de bonne heure… Pour quelle heure désirez-vous avoir la voiture, M. Ducastel ?

— Pour trois heures précises, Jasmin.

— Elle sera prête, Monsieur.

À trois heures donc, Yvon quittait la Ville Blanche ; il se mettait en route pour W…

Les prédictions de Jasmin semblaient devoir se réaliser cependant, car, aux nuées éparses de l’avant-midi, d’autres nuées étaient venues se joindre, et le soleil ne faisait plus que de rares et courtes apparitions.

En arrivant à W… notre ami parcourut, en voiture, la ville, dans toute sa longueur. Il ne se le cachait pas ; il cherchait à voir la jeune aveugle… Il la vit. Elle chantait, au coin d’une rue, non loin de chez les Francœur.

Malgré le désir qu’il avait eu de l’apercevoir, Yvon continua son chemin. Il se serait bien gardé de descendre de voiture pour parler à sa petite amie ; cela eut attiré l’attention sur elle peut-être.

Il est vrai qu’il n’y aurait rien de mal à adresser la parole à Annette et à déposer une pièce de monnaie dans sa main, comme eut pu le faire tout autre passant ; seulement, à cause de la position un peu en vue qu’il occupait à W… celle d’inspecteur de la houillère, il comprenait qu’on était porté à l’observer. Rien ne paraît intéresser certaines personnes comme les faits et gestes de ceux qui, par leur position sociale, leur intelligence, leurs talents, ou leur fortune, semblent habiter, pour ainsi dire, une sphère à part ; leurs actions les plus ordinaires provoquent, assez souvent, soit l’admiration, soit la censure d’une classe de badauds, que l’on est convenu de désigner du nom de snobs.

Mme Francœur essaya de persuader Yvon à rester chez elle jusqu’au lendemain… mais inutilement.

— Entendez-vous gronder le tonnerre, M. l’inspecteur ? s’écria-t-elle.

— Il est loin encore, le tonnerre, je veux dire, Mme Francœur : j’aurai le temps de le distancer, je crois, répondit le jeune homme en riant.

— Ah ! Mais ! Il se rapproche rapidement !… Et voyez donc ce firmament, M. Ducastel ; jamais je n’ai vu rien de pareil de ma vie ! Ça va tomber, tout à l’heure, je vous le dis !

— Tout de même, j’aurai le temps de me rendre chez M. Jacques, j’en suis persuadé, avant le grand fracas, chère Mme Francœur, dit Yvon qui, pour des raisons que nous devinons bien, avait hâte de partir.

Six heures venaient de sonner ; c’était le moment où Annette, ayant achevé son travail de la journée, retournait à la Maison Grise… par le Sentier de Nulle Part, probablement, malgré l’orage qui menaçait… Son grand-père ne lui avait-il pas défendu l’autre chemin…

Annette… la pauvre aveugle… cheminant sur le Sentier de Nulle Part, si dangereux, alors que le tonnerre faisait vibrer l’atmosphère !…

Par l’imagination. Yvon voyait la pauvre enfant, s’en allant seule, avec Guido, sur le sinistre sentier, pâle, tremblante de peur : car elle ne devait pas être sans savoir le risque qu’elle courait d’être écrasée sous quelqu’éboulis…

— Marche, Jack, marche — s’exclama-t-il, en s’adressant au cheval, qui avait l’air de ne pas tenir à se presser.

Il craignait tant d’arriver en retard au rendez-vous ; c’est-à-dire à la fourche des chemins !

Il fut en temps cependant ; mais juste en temps, car Annette allait s’engager dans le Sentier de Nulle Part, au moment où il l’aperçut.

Les aboiements joyeux de Guido avertirent la jeune fille de l’arrivée d’Yvon sans doute, car elle tourna la tête de son côté et il la vit sourire… Comme elle était pâle ! Évidemment, l’idée de cheminer sur le dangereux sentier, alors que l’orage s’approchait davantage, à chaque instant, remplissait son cœur d’épouvante.

— C’est moi… Yvon Ducastel, Mlle Annette, fit le jeune homme, descendant de voiture et s’approchant de l’aveugle. Guido vous en avait averti, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en souriant.

— Oui, Guido m’en avait averti, M. Ducastel.

— J’espère que je vous retrouve en excellente santé, ma petite amie ? demanda-t-il, en lui prenant la main.

— Merci. Ma santé est toujours bonne, répondit-elle.

— J’aime à croire que vous ne m’avez pas soupçonné d’inconstance ?… Je ne vous avais certes pas oubliée ; mais il m’a été impossible de quitter mon ami (M. Jacques) avant aujourd’hui.

M. Jacques aurait-il rempiré ?

— Oh ! non ! Au contraire, bien au contraire ! Il peut marcher un peu maintenant, vous savez, Annette ; cependant, il a besoin encore de l’aide d’une canne et d’un bras solide.

— Ah ! Je comprends, fit-elle en souriant.

— Puis-je espérer que vous ne m’avez pas complètement oublié, depuis notre rencontre de l’autre jour, Mlle Annette ; que vous avez pensé à moi quelque fois et aux serments d’amitié que nous avons échangés, vous et moi ?

— J’ai pensé à vous quelquefois, oui… souvent même…

— Chère, chère Annette !

— Voyez-vous, je me sens si heureuse, si… rassurée, à la pensée d’avoir en vous un ami si sincère !

— Merci ! Merci ! Annette !

— Mais, je ne peux pas m’attarder plus longtemps à causer avec vous aujourd’hui, M. Ducastel ; un orage électrique se prépare et… et… j’ai… peur… excessivement peur !… Le Sentier de Nulle Part…

— Vous ne pouvez pas vous risquer dans le Sentier de Nulle Part aujourd’hui, chère enfant ! s’écria Yvon. Ce serait de la dernière imprudence !

— Je le sais bien !… Mais grand-père…

— Certes, je ne veux pas vous conseiller la désobéissance aux ordres de votre grand-père, ma petite amie ; mais il faut songer à vous-même, à votre propre sûreté, tout d’abord. Écoutez, je suis en voiture… Vous me permettrez bien, n’est-ce pas, de vous mener jusque chez-vous ?

— Jusque chez-nous ! s’exclama la jeune fille, prise de véritable panique, rien qu’à cette idée d’arriver à la Maison Grise accompagnée d’un jeune homme.

— Du moins, je puis vous mener non loin de la Maison Grise, fit Yvon. Nous prendrons par le chemin carrossable…

— Je… Je n’ose pas… balbutia-t-elle. Ô M. Ducastel, reprit-elle, vous ne connaissez pas mon aïeul… Il est terrible, dans ses colères, et s’il apprenait… s’il soupçonnait seulement…

— Il n’apprendra rien… il ne soupçonnera rien non plus, je vous le promets. Vous descendrez de voiture au Rocher Noir… Vous connaissez le Rocher Noir, n’est-ce pas ?

— Oui, je le connais. Il fait vis-à-vis au Roc du Lion Couché, quoiqu’il ne soit pas sur le même chemin. Ô ciel ! s’écria-t-elle soudain, en cachant son visage dans ses mains, car un terrible coup de tonnerre venait d’éclater.

— Allons ! Allons ! Ne tremblez pas ainsi, pauvre petite, dit Yvon. Venez ! Ma voiture est tout près d’ici, ajouta-t-il, en entraînant la jeune aveugle.

Bientôt, les deux jeunes gens étaient installés dans la voiture. Le cheval allait au pas, car il ne fallait pas qu’Annette arrivât trop tôt à la Maison Grise ; cela eut pu susciter les soupçons de M. Villemont.

Guido suivait la voiture en aboyant.

— Il y a si longtemps que je ne vous ai vue, Annette ! s’exclama Yvon, en pressant la main de la jeune fille. J’espère que, lorsque je reviendrai à W… j’aurai l’occasion de vous voir plus souvent.

— Votre congé n’expire pas encore, n’est-ce pas ?

— Non. Dans dix jours seulement… Nous nous rencontrerons souvent, lorsque je retournerai à mon bureau…

— Oui… Mais jusqu’à l’automne seulement, répondit-elle, en souriant un peu tristement. Quand les jours deviennent courts et froids, voyez-vous, M. Ducastel, je ne viens à la ville que les dimanches, pour assister à la messe ; à part de cette sortie, je reste à la Maison Grise.

— Ah ! C’est bien vrai ! s’écria-t-il… Et, pendant le long hiver, que faites-vous, que devenez-vous, Annette, là-bas, à la Maison Grise ?

— Je m’occupe un peu du ménage (je le peux, voyez-vous…). Puis, durant les longues veillées, grand-père me fait la lecture à haute voix… il m’instruit… Car c’est un érudit que mon aïeul.

— Je sais… Oui, je sais…

— Grâce à lui, je n’ai pas été élevée dans l’ignorance… comme j’aurais pu l’être…

— Voilà un bon point en faveur de M. Villemont toujours ! fit Yvon.

— Pauvre grand-père !… Il est cruel, il a des manières brusques, sans doute, dit Annette ; mais je me demande souvent si sa cruauté, sa brusquerie ne sont pas le résultat de quelque grande épreuve, de quelque drame de jadis.

— Peut-être… J’ai pensé cela moi aussi… Cependant, permettez-moi de le dire, Annette, rien ne saurait justifier la brutalité envers des êtres inoffensifs…

— Pourtant, quoique je le craigne mon grand-père, il m’inspire une sorte de pitié parfois… murmura la jeune fille.

— C’est que vous êtes un ange, Annette ! s’exclama Yvon. Moi, ajouta-t-il, je… je n’aime pas M. Villemont, ah ! mais, pas du tout… et je ne le lui ai pas fait dire, lors de mon séjour sous son toit… Mais, parlons d’autre chose… J’ai une faveur à vous demander, ma petite amie.

— Une faveur ? À moi ? Qu’est-ce donc ?

— Promettez de me l’accorder, si possibilité il y a, Annette.

— Je vous le promets, dit-elle en souriant.

— Alors, me permettez-vous de parler de vous à M. Jacques ? (Elle secoua la tête négativement). Écoutez, Annette, M. Jacques… si vous le connaissiez, vous l’aimeriez… et lui, je sais qu’il vous chérirait bien, bien tendrement… Si vous saviez quel noble cœur il possède ! Il a été un véritable père pour moi… Il m’a sauvé d’un grand danger…

— D’un grand danger, dites-vous ? D’un accident ? D’une noyade peut-être ?

— D’une noyade… oui… j’allais me noyer, en effet… balbutia le jeune homme, quand M. Jacques est venu à mon secours… Je lui dois tant de reconnaissance, voyez-vous, Annette, que je n’aime pas à avoir de secrets pour lui… En lui cachant nos rencontres…

— Je ne sais trop que vous répondre… Yvon, fit-elle, hésitant et rougissant un peu en prononçant le petit nom de son ami.

— Répondez « oui », et laissez-moi vous le présenter ! N’aimeriez-vous pas avoir deux amis dévoués, au lieu d’un seul ? M. Jacques serait pour vous un ami idéal, oui idéal, Annette. Consentez, je vous prie !

— Je vais laisser cela à votre discrétion, M. Yvon, répondit-elle en souriant. Si vous jugez à propos de parler de moi à M. Jacques, fort bien ! Vous êtes libre de le faire, car je suis certaine d’une chose ; c’est que vous ne feriez rien qui pourrait m’attirer des désagréments… de la part de grand-père, je veux dire.

— Je réponds de la discrétion de M. Jacques comme de la mienne, dit Yvon. Je lui parlerai de vous et, je le prédis, bientôt, vous aussi, vous l’aimerez comme un père ; il est si bon, si bon M. Jacques, Annette !

— Faites ainsi qu’il vous plaira alors, fit la jeune fille ; je le répète, j’ai entièrement confiance en vous.

— Merci, ma petite amie, merci ! Cependant, malgré la permission accordée, ce ne fut que deux jours plus tard qu’Yvon entretint son ami de la jeune aveugle ; ne voulant pas prendre celle-ci trop au mot, il lui avait donné le temps de revenir sur sa décision, si elle le jugeait à propos.

Mais ayant revu Annette et ayant constaté qu’elle n’avait réellement aucune objection à ce que Lionel Jacques apprit de son existence, notre jeune ami résolut de profiter de la permission accordée, le plus tôt possible.


Chapitre VI

TROP TARD ( ? )


M. Jacques, j’aurais à vous entretenir sur un sujet important… intéressant en même temps.

— Oui, Yvon ?… Je t’écoute, et je suis certain d’avance d’être grandement intéressé.

— Je commencerai par vous rappeler quelques incidents qui se sont produits, lors de notre séjour à la Maison Grise… Tout d’abord, parlons de l’absence presqu’inexplicable de Guido, le chien. Il disparaissait, chaque matin, vous vous en rappelez, excepté durant ces jours de pluie que nous avons eus, puis il revenait à la maison chaque soir, car, de notre chambre à coucher, nous pouvions l’entendre aboyer.

— Je me rappelle de cet incident, je m’en rappelle très bien… Je sais que les disparitions et les réapparitions du chien t’intriguaient fort, mon garçon, fit Lionel Jacques en souriant.

— Oui… Je me demandais si le chien ne suivait pas quelqu’un, soit à la ville, soit ailleurs. Un jour, je l’ai aperçu, à W…

— Je t’ai dit déjà, Yvon, qu’on soupçonnait « l’hermite » de la Maison Grise, de n’en pas être un du tout : donc, Guido…

— Suivait réellement quelqu’un à la ville, chaque matin…

— Qu’est-ce qui te fait dire cela ?

— J’en suis positif, aujourd’hui, et ce quelqu’un habite aussi la Maison Grise… Je l’ai rencontrée… cette autre personne habitant la maison.

— Vraiment !

M. Jacques, demanda soudain notre héros, avez-vous entendu parler déjà d’Annette, l’aveugle ?

— Annette, l’aveugle… murmura Lionel Jacques, comme s’il eut essayé de se rappeler ses souvenirs. J’ai certainement entendu mentionner ce nom… j’ai même, quoique de loin, entendu chanter cette personne, en s’accompagnant sur une guitare… Mais, quel rapport Annette, l’aveugle, peut-elle bien avoir avec la Maison Grise et celui qui l’habite ?

— Vous ne devinez pas ?… Le chien de M. Villemont a nom Guido, le ""guide, vous savez… le guide d’Annette, l’aveugle…

— Tu dis ?…

— Annette est la petite-fille de M. Villemont, M. Jacques.

— C’est presqu’incroyable ! s’écria Lionel Jacques. Elle est jeune, sans doute, Annette, l’aveugle ?

— Dix-sept… dix-huit ans à peu près, je crois… Elle est jeune… et belle… belle comme un ange du ciel, avec ses cheveux d’or, fins, soyeux et abondants, ses yeux bleus, si foncés, lorsqu’elle est émue, qu’on les dirait presque noirs. Ses traits sont parfaits. Dans ses joues ordinairement pâles, se creusent d’admirables fossettes lorsqu’elle sourit. Ses dents sont comme deux rangées de perles fines… Oui, Annette, la petite-fille de l’hermite de la Maison Grise ; de cet homme à la voix, aux gestes si brusques, de ce toqué si désagréable, est une radieuse jeune fille.

Une expression de grand étonnement se peignit sur le visage de Lionel Jacques en entendant cette description enthousiaste de l’aveugle faite par Yvon. Il ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais il se tut.

— Vous savez, M. Jacques, reprit le jeune homme, je l’ai reconnue, Annette, tout de suite en l’apercevant. à W…, l’autre jour.

— Tu l’as… reconnue, dis-tu ?… Reconnue ?

— Je l’avais vue… une nuit… parmi les rochers environnant la Maison Grise.

— Ah ! fit Lionel Jacques.

— J’ai eu, cette nuit dont je vous parle, la vision de son visage exquisément beau… Je l’ai vue, cette vision, tendre les bras vers le ciel, en un geste suppliant… ou désolé…

— Suppliant ?… Désolé ?…

— Est-ce surprenant, M. Jacques, que la pauvre enfant soit malheureuse ? Pensez-y ! Elle vit seule là-bas, avec son grand-père qui, évidemment, n’est pas plus tendre pour sa petite-fille que pour le reste du genre humain.

— Tu te trompes peut-être, mon garçon… Souvent, sous des dehors rudes se cache un cœur d’or et…

— Un cœur d’or ! Lui ! M. Villemont ! Vous me faites rire, M. Jacques !

— Tout de même !… M. Villemont doit aimer sa petite-fille… une orpheline évidemment…

— Ah ! Bah ! Il est cruel pour la pauvre enfant, j’en jurerais ! La preuve en est qu’Annette ne peut prononcer le nom de son grand-père sans pâlir et trembler.

— Ah ! La pauvre, pauvre petite alors ! s’exclama Lionel Jacques, sympathique tout de suite. Mais, continua-t-il, il y a une chose que je ne comprends pas ; c’est que M. Villemont oblige sa petite-fille à chanter dans les rues, pour amasser quelques sous… Je l’avais pris pour un gentilhomme, malgré ses brusques manières… Je me suis trompé, bien sûr, car il faut qu’il soit un triste sire pour exhiber ainsi au public, la terrible affliction de cette enfant…

— Et pour en trafiquer ! acheva Yvon, rouge de colère et d’indignation. Oh ! Cet homme ! ajouta-t-il. Combien je le hais et le méprise !

— Il est bien méprisable aussi ! s’écria Lionel Jacques. D’autant qu’il n’a pas l’air d’être si pauvre, après tout. Et puis, pourquoi ne travaille-t-il pas cet homme ? Il est fort et robuste.

— Il semble ne se priver de rien, fit le jeune homme.

— Mais… Cette enfant… est-elle aveugle-née, penses-tu, Yvon ?

— Je ne sais… Elle le dit, dans sa chanson, qu’elle est aveugle-née…

— Cela ne signifie rien cependant. Ce qu’elle chante, c’est probablement M. Villemont qui l’a composé ; alors….

— Écoutez, M. Jacques ; c’est à propos de la cécité d’Annette que je désire vous entretenir, surtout… Je voudrais faire venir un spécialiste pour la vue et avoir son opinion sur ma pauvre petite amie.

— Ça coûtera cher, mon garçon, car il te faudra faire venir un spécialiste de la ville de Québec.

— Oui, je sais… J’ai quelques centaines de dollars en banque : je ne pourrais en faire un meilleur usage qu’en l’employant pour Annette.

— Sans doute ! s’exclama Lionel Jacques.

— Cependant, j’aurai besoin de votre aide… de votre complicité, je devrais dire, pour arriver à mes fins.

— Vraiment ? Comment donc cela, Yvon ?… Dans tous les cas, tu peux compter sur moi ; je t’aiderai, je deviendrai ton complice, bien sûr !… D’ailleurs, tu le penses bien, ma bourse est entièrement à ta disposition et…

— Il ne s’agit pas d’argent, M. Jacques. Non, ce n’est pas ainsi que je vous demanderai de m’aider.

— Comment alors ?… Et crois-tu que M. Villemont consentira à ce que tu te proposes de faire, concernant sa petite-fille ?

M. Villemont ?… Vous vous imaginez bien que je me passerai de son consentement, n’est-ce pas ?

— Dans ce cas, je t’avoue que je ne comprends rien à ton idée, mon garçon.

— J’ai pensé que… que vous inviteriez peut-être Annette, au Gîte-Riant… lorsque vous aurez fait connaissance avec elle, s’entend…

— Je comprends de moins en moins, dit Lionel Jacques, en riant.

— Vous allez comprendre… Annette n’accepterait pas mon offre de lui aider… Si c’était vous plutôt… Si elle pouvait croire que c’est vous qui allez faire venir le spécialiste et que vous payerez tous les frais, elle accepterait, sans arrière-pensée, j’en suis assuré.

— Ton idée est bonne, Yvon, je crois.

— Elle vous connaît bien… de réputation, la chère petite, car, chaque fois que j’ai causé avec elle, je lui ai parlé de vous. N’y aurait-il pas moyen d’arranger les choses pour que vous la rencontriez, M. Jacques ?

— Bien… Peut-être…

— Nous irions l’attendre, en voiture, à l’entrée du Sentier de Nulle Part, à la fourche de chemin… disons, lundi soir… C’est aujourd’hui vendredi… Qu’en dites-vous ?

— Je serais heureux de la rencontrer la pauvre petite… Oui, j’irai.

— Oh ! Que je suis content ! s’exclama Yvon.

— Lundi donc, c’est entendu !

— Dieu vous bénisse pour votre bonté, M. Jacques !

— Mais, Yvon, ces rencontres, entre toi et Annette, fit Lionel Jacques en hésitant un peu.

— Eh ! bien ?

— Ne constituent-elles pas un certain danger… pour tous deux ?

— Un danger ? Que voulez-vous dire ?

— Elle est aveugle, mon jeune ami… Lorsque le temps sera venu, pour toi, de te choisir une compagne pour la vie, de te marier, en un mot, tu ne songeras certes pas à épouser cette pauvre affligée… Elle en souffrira… Tu souffriras toi-même de lui briser le cœur peut-être… Car, elle va s’attacher à toi, nécessairement…

— Mais, M. Jacques…

— Vraiment, cette enfant est assez malheureuse d’être aveugle ; il ne faut pas que tu lui brises le cœur… par-dessus le marché.

— Mon Dieu, M. Jacques, fit Yvon, fort étonné assurément de cette tirade de la part de son ami, je n’avais pas du tout songé à ce que vous venez de dire… Nous sommes de bons amis seulement, Annette et moi, et, ciel ! personne au monde n’a plus besoin d’un peu d’amitié dévouée que la pauvre petite… C’est pourquoi je tiens tant à ce que vous la rencontriez. Vous allez tant l’aimer !… Et elle donc ! Elle vous rendra votre affection, au centuple, je le sais !

Lionel Jacques ne répondit pas. À quoi bon ? Le mal (si on pouvait appeler un mal les sentiments d’Yvon envers la jeune aveugle, et vice versa probablement) était déjà fait, sans doute… Il était trop tard évidemment, pour arrêter le flot qui entraînait les deux jeunes gens… Oui, trop tard !…

Le lundi soir suivant, ainsi qu’il avait été convenu entr’eux, les deux hommes, quittaient la Ville Blanche, en voiture, et se dirigeaient vers l’entrée du Sentier de Nulle Part…

Bientôt, Annette, l’aveugle, compterait un ami de plus… et quel ami !


Chapitre VII

PEU SYMPATHIQUE


Yvon Ducastel voyait son désir s’accomplir, son rêve se réaliser : Annette était au Gîte-Riant, l’invitée de Lionel Jacques, et elle allait y passer toute la journée.

Dès sept heures, ce matin-là, Yvon avait attendu la jeune aveugle, à l’entrée du Sentier de Nulle Part. Certes, il eut de beaucoup préféré aller l’attendre non loin de chez elle, près du Roc du Lion Couché par exemple ; mais ce n’eut pas été prudent. De la Maison Grise, M. Villemont aurait pu entendre, au milieu du silence matinal, le bruit de la voiture et les aboiements joyeux de Guido.

Lionel Jacques attendait le retour de la voiture, sur sa véranda.

— M. Jacques vous attend, Annette, dit Yvon à la jeune fille ; il nous fait des signes de la main.

Gentiment, la charmante enfant fit des signes à son hôte, et bientôt, la voiture arrivait au bas des marches en pierre conduisant à la maison.

— Soyez la bienvenue, des milliers et des milliers de fois, Mlle Annette ! fit Lionel Jacques, en posant ses lèvres sur le front de la jeune aveugle.

— Merci, M. Jacques ! répondit-elle, assurément fort touchée d’une telle réception.

Le maître de la maison posa son doigt sur un timbre, et aussitôt, Catherine, la vieille domestique, entra dans le salon, où la jeune fille avait été conduite par les deux hommes.

— Catherine, dit Lionel Jacques, voici Mlle Villemont ; elle vient passer la journée avec nous. Vous allez conduire Mlle Villemont dans la chambre que vous avez préparée pour elle.

— Venez, chère petite Mademoiselle, fit la bonne Catherine, en posant sur son bras celui de la jeune aveugle.

— Nous déjeunons à huit heures et demie, Mlle Annette, annonça Lionel Jacques. Vous aurez le temps de vous reposer, d’ici là.

Lorsque sonna la cloche du déjeuner, Catherine vint chercher Annette pour la conduire à la salle à manger.

À l’arrivée de la jeune fille, les deux hommes s’élancèrent à sa rencontre ; mais le plus âgé céda vite le pas au plus jeune, considérant que c’était le droit d’Yvon d’escorter Annette à son siège.

De quelles attentions elle fut entourée pendant le repas ! Les deux hommes, entre lesquels elle était assise, trouvaient le moyen de placer adroitement et discrètement sous les doigts de l’aveugle soit un couteau, soit une fourchette, soit une cuillère, soit un morceau de pain, soit une tasse de café. Malgré son affliction et grâce aux soins dont on l’entourait, elle ne se rendit coupable d’aucune maladresse.

Après le déjeuner, on s’installa sur la véranda et l’on causa. Mais lorsque Jasmin arriva, avec le courrier, Yvon proposa à Annette de se rendre au salon, afin de donner à M. Jacques la chance de lire ses journaux.

— Vous êtes musicienne, n’est-ce pas, ma petite amie ? demanda-t-il, lorsqu’ils furent rendus au salon. Il y a ici un piano, et un bon, je crois.

— Ce serait me vanter que de vous répondre affirmativement, répondit-elle en souriant. Je joue… un peu…

— Je n’ai pas vu de piano, à la Maison Grise ; mais…

— Il y en a un cependant… dans la partie abandonnée, la pièce qui servait de salon, autrefois, et lorsque grand-père me le permet, je passe de longues veillées à improviser… Ce sont bien les heures les plus agréables de ma vie que celles qui s’écoulent ainsi, en face du piano.

— Pourquoi M. Villemont ne fait-il pas transporter le piano dans la cuisine-salle-à-manger alors ? demanda Yvon. Ce n’est pas la place qui manque, et Dieu sait si vous avez besoin de vous distraire et de vous amuser, durant les longues journées, les longues veillées d’hiver surtout, et vous ne le pouvez pas car ces pièces inhabitées ne sont pas chauffées.

— Grand-père déteste la musique, M. Yvon ; il ne tolérerait pas le piano là où il pourrait l’entendre.

— Quel désagréable personnage que votre grand-père, Annette ! s’écria le jeune homme.

— Pauvre grand-père !…

— Pourquoi vous oblige-t-il de gagner si misérablement votre vie ? Il devrait avoir honte, vraiment ! Un homme fort et bien portant rester tranquillement à la maison, tandis que sa petite-fille…

— Ah ! Ne parlons pas de cela, je vous prie ! s’exclama la jeune aveugle en pâlissant, en même temps que ses yeux s’emplissaient de larmes. Laissez-moi oublier… pendant toute cette journée…

— Vous avez raison, chère enfant ! fit-il. Jouissons du bonheur d’être ensemble et oublions que demain vous reprendrez votre joug…. Pauvre, pauvre Annette !

— Tenez ! Je vais vous jouer quelque chose, si vous voulez me conduire au piano, dit-elle, comme pour changer leurs pensées par trop sombres, à tous deux. Cela vous va-t-il ?

— Cela me va tout plein, je vous l’assure ! répondit Yvon.

Elle l’avait dit elle-même, elle n’était pas ce qu’on est convenu d’appeler une musicienne ; mais elle jouait joliment de simples sonates, de douces berceuses, d’entraînantes valses, qu’elle avait composées, ou bien qu’elle avait entendues et qu’elle exécutait par oreille. Elle chanta aussi quelques romances, puis elle entonna un Ave Maria, dont elle avait composé la mélodie.

— Bravo ! Bravo !

Ces exclamations avaient été faites par deux voix distinctes : l’une d’elles était celle de Lionel Jacques ; l’autre était inconnue de la jeune aveugle.

— N’est-ce pas. M. le Curé, qu’elle chante admirablement notre petite amie ? demanda Lionel Jacques.

— Certes ! répondit le curé de la Ville Blanche, car c’était lui qui venait de pénétrer dans le salon, en compagnie du maître de la maison.

Yvon s’approcha de la jeune fille et il la conduisit auprès du prêtre.

M. le Curé, dit-il, je vous présente Mlle Annette… Mlle Annette, ajouta-t-il, voici M. le Curé Prince, dont je vous ai parlé déjà, en maintes occasions.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, pauvre chère enfant, fit le curé.

Ses yeux se posèrent gravement et longuement sur la jeune fille ; si gravement, si longuement, que celle-ci finit par le pressentir, sans doute et elle se sentit mal à l’aise. Elle pâlit et rougit tour à tour, puis son regard s’abaissa sous celui du prêtre.

Le curé, s’apercevant soudain de la fixité de son regard, se hâta de dire, comme pour faire oublier à Annette la gêne qu’elle avait éprouvée et dont il était cause :

— C’est un bien bel Ave Maria que vous venez de chanter, Mlle Villemont ; c’est la première fois que je l’entends.

— C’est Mlle Villemont qui en a composé la mélodie, M. le Curé, répondit, un peu froidement, Yvon.

Notre jeune ami n’avait pas aimé le regard quelque peu scrutateur du prêtre tout à l’heure… Est-ce que, par hasard, le curé trouvait à redire parce que Annette était en visite au Gîte-Riant… chez M. Jacques ?… Est-ce qu’il considérait qu’il y avait quelque chose d’inconvenant dans sa présence sous le toit d’un homme assez âgé pour être son père ?… Vraiment, ce serait par trop ridicule !… Dans tous les cas, pour le moment, Yvon se sentait fort mécontent.

— J’aimerais à vous entendre chanter dans notre église, Mlle Villemont, reprit le prêtre. Lors du baptême de notre clocher… le 29 juin…

— Voilà qui serait magnifique par exemple ! s’écria Yvon, remis de bonne humeur, du coup. J’ai parlé à Mlle Annette de la bénédiction de la cloche ; même je lui ai demandé d’être marraine… avec moi pour parrain, s’entend.

— Et j’ai accepté, acheva Annette. C’est-à-dire, se reprit-elle, si je le peux… si rien ne survient pour m’en empêcher…

— Vous demeurez à la Maison Grise, n’est-ce pas ?

— Oui, M. le Curé… Mais…

— Je sais ! Je sais ! Vous ne voulez pas que ce soit généralement connu que vous demeurez là. Ne craignez rien ; je suis seul à la Ville Blanche à le savoir… à part de M. Jacques et M. Ducastel, je veux dire, et je serai discret comme la tombe.

— Vous connaissez la Maison Grise, M. le Curé ? demanda Annette.

— Oui. J’y suis allé déjà… il doit y avoir de cela près de vingt-cinq ans… Y a-t-il longtemps que votre grand-père habite là ?

— Depuis une vingtaine d’années, m’a-t-il dit.

— Est-ce là que vous êtes née ?

— Je… Je le présume…

— Vous n’en êtes pas certaine alors ?

— Non. Grand-père est plutôt silencieux sur ce sujet… De fait, il ne me parle que très rarement de mes parents… Il m’a dit seulement que je n’avais que un an lorsque mon père est mort, et deux ans, à la mort de ma mère. J’ai toujours vécu à la Maison Grise, moi, dans tous les cas.

— Si vous avez vu la Maison Grise il y a vingt-cinq ans, M. le Curé, fit Lionel Jacques, vous ne la reconnaîtriez probablement plus.

— Sans doute ! répondit le prêtre. En vingt-cinq ans, une maison change beaucoup d’aspect ; à moins qu’elle ne soit entretenue avec soin, elle se détériore.

— Il n’y a pas seulement cela ; les pièces, à l’arrière de la maison, sont les seules qui soient habitées maintenant.

— Vraiment ?

— Peut-être que M. Villemont n’a plus les moyens d’entretenir une si grande maison, et c’est pourquoi…

— Nous sommes pauvres, très pauvres, interrompit Annette. C’est pourquoi grand-père m’oblige à gagner ma vie, en chantant dans les rues, ajouta-t-elle, en pleurant.

— Ne pleurez pas, Annette, je vous prie ! fit Yvon en pressant la main de la jeune fille.

— Chère enfant, dit Lionel Jacques, en se tournant vers Annette, dites-nous, puisque nous sommes sur ce sujet ; puisque, aussi, vous êtes avec des amis qui vous portent le plus grand intérêt, est-ce à la suite de quelque maladie ou accident que vous avez perdu la vue ?

Il échangea un regard avec Yvon ; de la réponse de la jeune aveugle allaient dépendre bien des choses : la réalisation, ou la destruction des plans qu’ils avaient formés pour elle.

Elle hésita quelques instants avant de répondre. Ses yeux, remplis d’une expression difficile à définir, se posèrent sur Yvon et sur le curé, tout comme si elle eut pu les voir, puis elle répondit d’une voix tremblante :

— Je suis aveugle-née.

— Ah ! s’exclamèrent ensemble Lionel Jacques et Yvon.

Quant au curé, il enveloppa la jeune fille d’un regard étrange, tandis qu’une expression quelque peu froide et sévère, à laquelle se mêlait pourtant un peu de compassion, se peignait sur son visage.

— C’est votre grand-père qui vous a dit que vous étiez aveugle-née, n’est-ce pas, Annette ?

— Oui, M. Yvon murmura-t-elle. Son visage était très pâle, ses lèvres étaient frémissantes ; on eut dit qu’elle endurait une véritable torture morale.

— Je ne croirais pas M. Villemont, même s’il était sous serment, moi ! s’écria notre héros.

— Mon cher Yvon ! fit Lionel Jacques d’un ton scandalisé, mais en éclatant de rire cependant.

— N’en parlons plus, dans tous les cas, dit le jeune homme, car il s’aperçut tout à coup que cette conversation mettait Annette dans l’embarras, lui causait du malaise, dans tous les cas.

— Je me vois obligé de vous quitter, dit le prêtre en se levant.

— Si tôt ? fit Lionel Jacques.

— Il le faut… Au revoir, Mlle Villemont, dit le curé en s’emparant de la main de l’aveugle. Dès ce moment, vous pouvez compter sur un ami de plus un ami dévoué, discret et sûr, ajouta-t-il, en accentuant quelque peu ses paroles ; j’ai nommé le curé de la Ville Blanche. Ainsi, ne l’oubliez pas.

— Merci, M. le Curé, répondit Annette avec un sourire ému, quoiqu’un peu gêné.

Après le départ du prêtre, Lionel Jacques s’écria :

Quel charmant homme que notre curé, n’est-ce pas, Mlle Annette ?

— Oui. certes, bien charmant ! répondit-elle.

Mais Yvon fronça les sourcils ; malgré les bonnes paroles que le prêtre avait dites à la jeune aveugle, au moment de son départ, l’attitude peu sympathique de celui-ci envers Annette n’avait pas plu à notre héros… Il y avait eu quelque chose… un je ne sais quoi de…. de froid, de compassé dans la voix et dans les manières du curé, un manque de vraie bonté, de réelle charité, qu’Yvon digérait mal…

Et le curé, en retournant à son presbytère, marmottait, en hochant la tête :

— C’est étrange, étrange !… Mais peut être que je me trompe… Pourtant, je jurerais que… quoique ça ne soit presque pas croyable… La pauvre, pauvre enfant ! Combien je la plains !… Cependant, je me demande si je dois la plaindre plutôt que la blâmer…


Chapitre VIII

UNE PRESQUE DÉCLARATION


Le départ du prêtre ne dérangea pas le « concert ». Annette chanta d’autres romances, en s’accompagnant, soit sur le piano, soit sur la guitare.

— Yvon, fit soudain Lionel Jacques, chante-nous donc quelque chose ; c’est à ton tour maintenant.

— Vous chantez, M. Yvon ? demanda la jeune fille.

— S’il chante ! Il s’accompagne aussi sur le piano, répondit Lionel Jacques. Chante donc une romance, mon garçon, ajouta-t-il.

Sans se faire prier, le jeune homme se mit au piano et il chanta deux jolies choses. Sa voix était assurément fort belle et il disait bien.

Encore ! Encore ! s’écria Annette, en applaudissant.

Cette fois, l’aveugle accompagna la chanson avec sa guitare, puis Yvon ayant entonné une romance qu’elle connaissait, elle joignit sa voix à celle de son ami. Ces deux belles voix, accompagnées du piano et de la guitare, c’était vraiment magnifique et Lionel Jacques ne se lassait pas de les écouter. Même, Catherine abandonna un instant ses fourneaux, et Jasmin son jardin, pour venir écouter jouer et chanter les deux artistes.

— Savez-vous, fit Lionel Jacques pendant le dîner, tandis que vous chantiez, tout à l’heure, je pensais à une chose… Il m’est venu une idée, que je crois lumineuse.

— Oui, M. Jacques ? Qu’est-ce donc ? demanda Yvon.

— Si vous donniez un concert, tous deux… disons, au bénéfice de l’église de la Ville Blanche… Il y a aussi Mme Foulon, la femme de notre marchand, qui pourrait collaborer, car elle est musicienne et elle possède une belle voix de contralto.

— Vous l’avez dit, M. Jacques, c’est une idée lumineuse que vous avez là ! s’écria Yvon. Mais, où le donnerions-nous ce concert ?

— Dans la salle de l’école.

— Il y a une salle ? Vraiment ?

— Oui. Le rez-de-chaussée a été converti en salle paroissiale ; c’est là que se rassemble le conseil de la Ville Blanche, et puis là aussi a lieu la distribution de prix des écoliers, chaque année.

— Ce serait splendide, splendide ! s’exclama Annette.

— Y a-t-il une estrade dans votre salle ? Et un piano ?

— Il y a une estrade, mais pas de piano. C’est Mme Foulon qui nous prête le sien quand nous donnons des séances.

— Alors, c’est fait ! dit Yvon. N’est-ce pas, Annette, que nous donnerons un concert, vous et moi, au profit de l’église de la Ville Blanche ? demanda-t-il, en se tournant du côté de la jeune fille.

— Ah ! Si ça se pouvait ! répondit-elle en soupirant.

— Bien sûr que ça se peut !

— Voyez-vous, M. Yvon, reprit-elle, le visage attristé soudain, ce concert devra se donner le soir… et moi… le soir, je ne serai pas libre de venir ici.

Elle ne put retenir ses larmes, la pauvre enfant. Le tableau peint par Lionel Jacques lui avait paru si beau, si parfait. Organiser un concert ! Chanter avec Yvon ? C’eut été idéal, idéal ! Mais comment parviendrait-elle à s’échapper de la Maison Grise, le soir surtout ?… Non, ce serait impossible, malheureusement !

— Annette, demanda Yvon, ne vous est-il jamais arrivé, pour une raison ou pour une autre, d’être retenue à la ville, le soir ?

— Oui, cela m’est arrivé, deux fois déjà. Surprise par l’orage, il m’a été impossible de retourner chez-nous.

— Et qu’en a dit ou fait votre grand-père ?

— Rien… Il n’a rien dit, rien fait ; les raisons que j’avais à lui donner étaient valables et il sait bien que contre l’impossible nul n’est tenu.

— Alors, fit Yvon, rien ne vous serait plus facile que de rester à W… le soir du concert, ce me semble… Une excuse quelconque…

— Un mensonge ?…

À cette question d’Annette le jeune homme ne répondit pas. Qu’aurait-il pu dire d’ailleurs ? Il trouva préférable de parler d’un projet qu’il avait en tête depuis assez longtemps :

— Savez-vous, ma petite amie, dit-il, il vous faudrait faire la connaissance de Mme Francœur, ma maîtresse de pension ; je suis sûre qu’elle arrangerait l’affaire du concert de ces mieux… C’est une fort excellente femme que Mme Francœur, je vous l’assure, Annette, et je sais qu’elle vous aimerait tout plein, si elle vous connaissait.

— L’idée d’Yvon est bonne, je crois, chère enfant, interposa Lionel Jacques. Mme Francœur s’intéresserait à vous et il serait à propos que vous eussiez une femme pour amie.

— Pourtant, M. Jacques, répondit Annette, grand-père finirait par le savoir, ou, du moins, s’en douter, si je faisais trop de connaissances, et vraiment, je ne saurais vous le cacher, je tremble à la pensée de ce qui arriverait, s’il apprenait jamais que je l’ai trompé !

— Nous reprendrons ce sujet, voulez-vous, Annette ? dit Lionel Jacques, au moment où l’on se levait de table.

— Certainement, si vous le désirez, M. Jacques !

Le projet de concert avait tellement de charme pour nos trois amis qu’ils causèrent encore longuement, après le dîner.

— C’est le curé qui va être content ! s’exclamait, à tout propos, Lionel Jacques. Il a besoin de tant de choses pour son église, et notre concert ne peut manquer de rapporter gros.

— Espérons-le du moins, ajouta Yvon.

Dans le courant de l’après-midi, les deux jeunes gens allèrent faire une petite promenade à pied. Yvon tenait à ce qu’Annette parcourut toute la Ville Blanche, en sa compagnie.

Lorsqu’ils revinrent de leur promenade et qu’ils allaient passer devant le magasin. Yvon vit Mme Foulon, sur sa véranda. En apercevant les deux jeunes gens, l’aimable femme se pencha au-dessus du garde-corps et dit :

— Bonjour, M. Ducastel !…

— Bonjour, Mme Foulon, répondit Yvon en enlevant son chapeau.

— Vous ne passez pas sans arrêter, sûrement ! reprit Mme Foulon. Ne viendrez-vous pas vous asseoir sur ma véranda et me tenir compagnie, M. Ducastel, ainsi que Mademoiselle. Elle désigna Annette.

Mlle Villemont, Mme Foulon, fit le jeune homme. Annette, ajouta-t-il c’est Mme Foulon… Vous avez entendu M. Jacques mentionner le nom de Mme Foulon, plus d’une fois.

— Je suis heureuse de faire votre connaissance, Mlle Villemont, dit l’excellente femme, en prenant la main d’Annette et attirant la jeune fille auprès d’elle. Je savais que vous étiez en visite au Gîte-Riant. comme de raison, reprit-elle en riant ; les nouvelles vont toujours bon train, à la Ville Blanche ; elles sont si rares !

— Madame, fit Annette, alors que tous trois causaient ensemble, j’aimerais bien vous entendre jouer du piano et chanter ! M. Jacques et M. Ducastel m’ont dit que vous étiez musicienne et que vous possédiez une belle voix de contralto.

— Entrons au salon alors, répondit Mme Foulon. Je suis certaine que vous êtes musicienne et que vous chantez aussi, Mlle Villemont ?

— Un peu… Très peu… M. Ducastel…

— Je connais son talent ! M. Ducastel a chanté dans l’église, à la grand’messe, dimanche dernier.

Une demi heure fort agréable fut passée chez la femme du marchand. À deux ou trois reprises, Yvon avait ouvert la bouche, pour parler du projet de concert ; mais il avait été interrompu, et ensuite, il n’y avait plus pensé.

On se sépara, avec promesse de se revoir.

— J’espère que vous ne manquerez pas de venir me rendre visite, chaque fois que vous viendrez à la Ville Blanche, Mlle Villemont, avait dit Mme Foulon.

— Je n’y manquerai certes pas… et merci de votre invitation, avait répondu Annette. Au revoir, Madame !

— Au revoir, Annette !… J’aimerais à vous appeler Annette, si vous n’y avez pas d’objections.

— Ça me fera tant plaisir, oh ! tant ! s’écria la jeune fille. Et puis… j’aimerais bien à vous embrasser avant de partir.

— Chère, chère enfant ! s’exclama Mme Foulon, en pressant Annette dans ses bras.

Les yeux de la bonne dame se remplirent de larmes ; elle compatissait tant à l’affliction de la jeune aveugle !

— Trois ! fit Yvon, lorsque lui et Annette furent rendus sur le trottoir.

La jeune fille tourna vers lui son visage étonné.

— Trois ?… Que voulez-vous dire, M. Yvon ?

— Je veux dire que vous comptez trois amis sincères et dévoués. Annette : Mme Foulon, M. Jacques, et moi.

Les paupières de l’aveugle s’humectèrent ; mais aussitôt, elle sourit.

— Vous oubliez le curé de la Ville Blanche, dit-elle.

— Ah ! oui ! Le curé… répondit Yvon, presque froidement. Ça fait quatre, alors, ma petite amie.

— Tout le monde est si bon pour moi… et je le mérite si peu ! murmura-t-elle.

— S’il y a quelqu’un au monde qui mérite d’être aimé c’est bien vous, Annette ! s’écria Yvon, en saisissant la main de sa compagne. Quant à moi… je… je donnerais ma vie pour vous. Dieu le sait !

Annette pâlit et rougit, tour à tour. Dans ses yeux si doux, une expression indéfinissable, tragique, on eut dit, se refléta, puis ses lèvres tremblèrent, comme si elle allait pleurer.

Yvon n’était pas moins ému qu’elle ; il pâlit, tandis que ses yeux ardents se posaient sur la jeune fille.

— Annette… commença-t-il, d’une voix vibrante, je ne peux vous cacher plus longtemps les…

Qu’allait-il dire ?… Des paroles irrévocables ; des paroles qui décideraient de leur avenir à tous deux… Ce qui l’empêcha de continuer la phrase qu’il avait commencée, c’est qu’il venait d’apercevoir, venant à leur rencontre, Patrice Broussailles, le maître d’école de la Ville Blanche.

Patrice Broussailles !… Quoiqu’il fronçât les sourcils, à la vue de ce garçon qu’il méprisait, on le sait, Yvon eut un sourire amusé, en l’apercevant. C’est que Patrice portait à la main un petit rouleau de papier. Or, même lorsqu’il était garçon-à-tout-faire, à la banque, jadis, ce type avait eu l’habitude de se munir d’un rouleau de papier ainsi, chaque fois qu’il mettait le pied dehors. Sans doute, il était sous l’impression que cela lui donnait un air important, le faisait passer pour un savant, un intellectuel. Maintenant qu’il était devenu maître d’école (quelques-uns même, à la Ville Blanche, le nommait « le professeur », ce qui avait le don de faire rire Yvon aux larmes), maintenant, dis-je, le petit rouleau de papier devait paraître indispensable à ce bon Patrice ! Il était, d’autant plus, fort probable que le rouleau en question ne se composait que de feuilles blanches. C’était vraiment comique !

Tout de même, nous le répétons, Yvon fronça les sourcils, en apercevant « le professeur », et il se dit qu’il allait passer sans s’arrêter, afin de ne pas donner à ce garçon la chance de faire la connaissance d’Annette.

Mais Patrice ne l’entendait pas ainsi ! Il en avait décidé autrement. Au lieu de passer tout droit, il s’arrêta au beau milieu du trottoir et dit à Yvon :

— Bonjour Ducastel ! Belle journée, n’est-ce pas ?

— Oui. bien belle, répondit sèchement Yvon.

Cependant, l’excellent Patrice ne se rebuta pas pour si peu. Dévorant des yeux la jeune fille, il demanda, « effrontément » se dit Yvon :

— Ne me ferez-vous pas l’honneur de me présenter à Mademoiselle ?

Il s’inclina devant Annette, quoiqu’il sut fort bien qu’elle ne pouvait pas le voir. (Tous, à la Ville Blanche, savaient, on le pense bien, que la jeune fille qui était en visite au Gîte Riant était aveugle. Comment avaient-ils appris la chose ? Qui eut pu le dire ? Mais il en était ainsi).

Yvon se vit donc dans l’impossibilité de refuser et il dut présenter les deux jeunes gens l’un à l’autre :

Mlle Villemont, je vous présente M. Broussailles, fit-il, froidement.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, Mademoiselle ! dit Patrice en tendant, machinalement, la main vers Annette. Mais aussitôt. entre lui et la jeune fille se dressa un collie de grande taille ; c’était, on s’en doute bien, Guido. Le chien fixa sur le trop familier jeune homme ses yeux remplis de colère, puis il se mit à gronder et à montrer toutes ses dents.

— Ah ! Vous avez là un chien qui n’est pas commode, Mlle Villemont ! s’écria « le professeur » avec un rire jaune, car il était vraiment effrayé.

Chacun de nous a sa ou ses « peurs » prétend-on. Quant au maître d’école de la Ville Blanche, sa peur, à lui, c’était, évidemment, celle des chiens. S’il se voyait obligé de toucher à un chien, il ne le faisait qu’en tremblant, résultat : la bonne bête, sachant qu’on le craignait, faisait ordinairement de son mieux pour effrayer davantage celui qui le caressait si à contrecœur.

Cette fois, cependant, Guido n’entendait pas à rire et ce pauvre Patrice était blanc de peur, ce qui, nous regrettons d’avoir à le dire, amusait excessivement Yvon Ducastel.

— Guido n’est pas méchant pourtant, Monsieur, dit Annette.

— Guido est le chien le plus doux, le plus paisible de la terre, au contraire, amplifia Yvon.

— Alors, je n’ai pas le don de lui plaire, fit Patrice, de sa voix désagréable.

— Évidemment, murmura Yvon.

— De plus, probablement que le chien a ses préférés, reprit Patrice d’un ton gouailleur et en jetant sur notre jeune ami un regard que celui-ci lui eut fait payer cher, si ce n’eut été de la présence d’Annette.

— Au revoir, M. Broussailles ! se contenta-t-il de dire. Nous sommes pressés, ajouta-t-il, et vite il entraîna la jeune aveugle.

— Vous ne l’aimez pas ce Monsieur Broussailles, n’est-ce pas, M. Yvon ? demanda la jeune fille à son compagnon.

— Non, je ne l’aime pas… Si j’avais pu m’en exempter, je ne vous l’aurais certes pas présenté, car il ne saurait être un ami pour vous, jamais, Annette… M. Jacques a confiance en Patrice Broussailles ; moi, pas !

— Je le vois bien, répondit Annette en souriant.

— Je sais ce que vaut ce garçon… il ne vaut pas cher… et je vous conseille fortement, ma petite amie, de lui faire froide mine, s’il essaye de se placer sur votre chemin… ce qu’il en manquera pas de faire, probablement.

— Je suivrai votre conseil, M. Yvon, promit-elle.

Les heures s’écoulent vite, trop vite, quand on est heureux. Le moment du départ d’Annette arriva, et les deux hommes, Lionel Jacques et Yvon, nous voulons dire, se sentaient fort attristés à la pensée de la voir partir. Mais on ne pouvait la garder plus longtemps ; ce serait courir le risque d’exciter les soupçons de l’homme de la Maison Grise.

La voiture attendait au bas des marches du Gîte Riant ; la jeune aveugle et Yvon y prirent bientôt place. Annette pleurait.

— J’ai été si, si heureuse toute cette journée ! disait-elle. Merci ! Oh ! merci, M. Jacques… et adieu !

— Vous reviendrez, Annette, je l’espère ? demanda Lionel Jacques.

— Si je le peux, répondit-elle, souriant à travers ses larmes.

— À bientôt alors, chère enfant ! Lorsque la voiture contenant les deux jeunes gens eut franchi la muraille de sapins séparant la Ville Blanche du reste de l’univers, pour ainsi dire, Lionel Jacques se laissa tomber sur un siège en soupirant.

— Ô ciel ! murmura-t-il. Que j’aurais voulu la garder près de moi… ne la laisser partir jamais, la douce enfant !… Suis-je assez malheureux ?… Malheureux, certes, je le suis… plus que je ne l’étais hier, moins que je le serai demain probablement… Ô Annette, Annette ! De vous avoir revue, cela n’a fait que me torturer davantage et augmenter mon désespoir !

Et Lionel Jacques, l’ex-gérant de banque, le grave homme d’affaires, le propriétaire de la Ville Blanche, se mît à pleurer comme un enfant.


Chapitre IX

QU’AVAIT LIONEL JACQUES ?


Yvon se préparait à retourner à W…, car son congé expirait le lendemain soir.

Ça ne serait pas sans regret qu’il quitterait la Ville Blanche, le Gîte-Riant surtout, quoique, pour dire la vérité, son hôte paraissait n’être pas dans son état normal depuis quelques jours… Qu’avait-il donc ?… Il était devenu distrait, nerveux et un tant soit peu taciturne.

Yvon avait essayé de déterminer l’époque de laquelle datait ce changement chez son ami et, à son extrême surprise, il avait constaté que cela datait de ce jeudi qu’Annette avait passé avec eux… N’était-ce pas étrange ?…

Car il n’avait résulté rien de désagréable pour la jeune aveugle, de son séjour au Gîte-Riant ; M. Villemont ne s’était douté de rien. Annette était retournée à la Maison Grise à l’heure habituelle et elle avait remis à son grand’père sa recette de la journée : une poignée de monnaie, se montant à un peu plus d’un dollar, que lui avait donnée Lionel Jacques au moment de son départ : cette monnaie étant destinée à donner le change à… qui de droit, et cela avait pleinement réussi.

Cependant, Yvon n’avait pu persuader la jeune fille à renouveler sa visite ; elle avait risqué gros, avait-elle répondu, et elle n’osait pas recommencer… pas tout de suite, dans tous les cas… Plus tard, elle verrait.

D’ailleurs, chose curieuse, Lionel Jacques n’avait pas l’air de tenir à ce qu’Annette revint, si tôt, chez lui… Il ne l’avait pas dit franchement, il est vrai ; seulement, certaines intonations froides… certaines restrictions dans ses paroles lorsqu’Yvon prononçait le nom de la jeune aveugle, avaient donné cette impression à notre héros et, vraiment, il n’en revenait pas !

— Puisque M. Villemont n’a eu aucun soupçon, avait dit Yvon, un soir, je ne sais pas pourquoi Annette ne vient pas passer une autre journée avec nous… avant que je retourne à W…

— Elle ne veut pas courir le risque d’être découverte, probablement, avait répondu d’un air indifférent. Lionel Jacques.

— Pauvre Annette ! s’était exclamé Yvon. N’est-ce pas qu’elle est douce, charmante et belle. M. Jacques ?

— Oui… Mais. Yvon, si j’étais toi, je cesserais, petit à petit, toute relation avec elle… j’éviterais de la rencontrer… ou de lui montrer de l’intérêt…

— Hein ? Vous dites ?

— C’est pour ton bien que je parle, crois-le.

— Alors, je ne vous comprends pas, M. Jacques, répondit froidement le jeune homme.

— Oh ! Oui ! Tu comprends…, parfaitement même, répliqua Lionel Jacques. À quoi cela servira-t-il cette intimité avec une jeune aveugle, je te le demande ?

— Vraiment, dit Yvon avec un rire méconnaissable, je me demande si c’est bien vous, M. Jacques, qui me parlez ainsi ; vous si bon, si sympathique d’ordinaire. Il me semble que…

— Yvon, épouserais-tu une aveugle ?… Non, n’est-ce pas ?

— Mais pourquoi pas ? fit le jeune homme, en rougissant un peu. N’avait-il pas failli demander Annette en mariage déjà ?

— Ce serait commettre une folie, dont tu te repentirais bien vite… Vous seriez malheureux tous deux… D’ailleurs, tu le penses bien, Annette ne s’est jamais imaginée que tu l’épouserais un jour.

— Encore une fois, pourquoi pas ?

Lionel Jacques haussa les épaules, puis il dit :

— Suis mon conseil, mon garçon ; cesse de rencontrer cette jeune fille… évite-la…

— Et vous, M. Jacques ? demanda Yvon, dont la voix tremblait.

— Moi ? Moi ? Que veux-tu dire, mon pauvre enfant ?

— Oh ! rien…

— Mais si ! Tu veux savoir si, moi aussi, je vais cesser de m’intéresser à elle ?… C’est plus que probable.

— Comment ! Vous trouvez que nous devons l’abandonner la pauvre chère petite, après lui avoir donné tant de marques d’amitié ? s’écria notre jeune ami d’une voix remplie de larmes. Pas moi, dans tous les cas ! Non, pas moi ! Pauvre chère Annette !

— Comme tu voudras, Yvon, répondit Lionel Jacques, d’une voix un peu lasse. Ce que j’en dis, moi, c’est dans ton intérêt. Tout ce que je sais, c’est que j’ai fait une sottise en invitant cette jeune fille ici, je le vois bien maintenant.

— Vous le regrettez donc ?… Vous regrettez d’avoir donné à cette pauvre enfant une journée de bonheur… sans mélange, j’oserais dire ?… Non, vraiment, je ne vous reconnais plus, M. Jacques… Il me semble que ce n’est pas vous qui parlez ainsi, vous toujours si bon et si prêt à faire plaisir. Non, je ne vous comprends pas… C’est comme si je rêvais et que j’allais m’éveiller… en la présence d’un parfait étranger.

— Tu ne rêves pas, mon garçon, fit Lionel Jacques en souriant. N’essaie pas de comprendre, non plus, tu n’y parviendrais pas… et… parlons d’autre chose, veux-tu ?

Après cette conversation, Yvon n’osa plus prononcer le nom d’Annette. Un sentiment de profond étonnement et d’extraordinaire malaise l’envahissait, chaque fois qu’il se rappelait la conversation qu’il avait eue avec son hôte ; de cet étonnement, de ce malaise il résultait, naturellement, une certaine gêne qui faisait que notre jeune ami se disait qu’il ne serait pas fâché de retourner chez lui, une fois son congé expiré. S’il l’avait pu, il aurait quitté immédiatement le Gîte-Riant.

Pourtant, le surlendemain, Lionel Jacques ayant prononcé le nom du curé de la Ville Blanche, Yvon s’était écrié :

— Ah ! À propos du curé : c’est lui, sans doute, qui vous a fait regretter votre acte de bonté envers Annette… en l’invitant ici, je veux dire !

Il était, assurément fort mécontent, le pauvre garçon.

— Le curé ? M. Prince ? Perds-tu la tête, Yvon, et peut-on s’imaginer de telles choses. Le curé ?

— Eh ! Oui, le curé !

— Allons donc ! Pourquoi aurait-il fait cela ?

— Parce qu’il n’aime pas Annette ; c’est de toute évidence.

— Je crois, au contraire, qu’elle l’intéresse beaucoup… Charitable comme il l’est, le curé…

— Pardon. M. Jacques, interrompit Yvon avec un sourire moqueur, mais c’est à mon tour, je crois, de m’écrier : « Allons donc » ! Après ce qui s’est passé, hier, lorsque vous lui avez parlé de notre projet de concert…

— J’avoue que cela m’a quelque peu étonné, Yvon, répondit gravement Lionel Jacques. Pourtant, comme je le disais tout à l’heure, je suis convaincu que le curé s’intéresse à la jeune aveugle et qu’il la plaint de tout son cœur.

— Tenez, M. Jacques, n’en parlons plus ! s’exclama Yvon. Rien que de me rappeler de ce qui s’est passé hier, cela me met en colère… on le serait à moins ! Aussi, j’essaie de n’y plus penser.

Mais il y pensait ; de fait, il ne cessait d’y penser.

Lionel Jacques avait fait part au curé de leur projet de concert et le prêtre avait demandé :

— Qui en fera les frais, M. Jacques ? Yvon, sans doute, et Mme Foulon…

— Puis Mlle Villemont, avait ajouté Lionel Jacques. Elle chante admirablement cette jeune fille et elle joue de la guitare en artiste ; elle nous attirera beaucoup de monde, j’en suis persuadé.

— À cause de sa cécité, vous voulez dire ? fit, assez froidement, le curé.

— À cause de son talent… Et puis, peut-être aussi que par sympathie, par pitié…

— Je m’y oppose ! énonça le prêtre, levant la main en un geste de protestation. Je ne veux pas qu’on fasse de cette sorte de réclame pour mon église… ce serait… voler l’argent du public, selon moi.

— Voler ? Voler l’argent du public ? s’écrièrent les deux hommes ensemble.

— Croyez-le, mes amis, je sais ce que je dis assura le curé… Je n’accepterais pas l’argent qu’on prélèverait ainsi…

— Sans doute, vous allez expliquer… commença Yvon, qui était pâle jusqu’aux lèvres.

— Mon jeune ami, je ne peux que vous répondre une chose, interrompit le prêtre ; c’est que j’ai de graves raisons pour parler ainsi que je le fais.

— Vous devez, en effet avoir des raisons… que je serais curieux de connaître ! s’exclama Yvon d’une voix tremblante. Mlle  Villemont

— Je… Je ne comprends pas… balbutia Lionel Jacques en s’adressant au curé. Je croyais que ce projet de concert vous irait comme un gant, M. l’abbé, reprit-il en souriant.

— Le concert… oui… Qu’Yvon et Mme Foulon en organisent un et je leur en serai fort reconnaissant… Mais, Mlle Villemont… je m’oppose à ce qu’elle y collabore… Que ce soit entendu entre nous !

— Pourquoi haïssez-vous tant cette jeune aveugle. M. le Curé ? demanda Yvon, dont les yeux lançaient des flammes.

Doucement, le prêtre répondit :

— Mon fils, je ne hais personne : Dieu m’en garde !… La haine du prochain s’accorderait mal avec mon caractère sacerdotal… Ma mission ici-bas doit être toute de bonté, de charité et d’amour pour le prochain, n’est-ce pas ?… Mlle Villemont… je suis loin de la haïr… Au contraire, je la plains excessivement…

— Ça se voit ! s’écria le jeune homme, ne se possédant plus vraiment.

— Yvon ! ne put s’empêcher de réprimander Lionel Jacques, car il vit bien que, dans sa colère, il oubliait à qui il parlait.

— Laissez faire, répliqua le prêtre en souriant tristement et en s’adressant à Lionel Jacques.

C’est qu’il avait lu dans le cœur du jeune homme et il savait à quoi s’en tenir sur les sentiments que lui inspirait Annette.

— Pourtant, M. le Curé…

— Yvon, fit le prêtre, si je pouvais vous donner des explications, je le ferais…

— Que je déteste les mystères ! s’exclama Yvon en se levant avec un grand bruit de chaise repoussée et quittant précipitamment la bibliothèque où venait d’avoir lieu cette conversation.

Lorsque le jeune homme les eut quittés, le curé eut un geste à la fois découragé et désolé, puis il dit à Lionel Jacques :

— Je le crains je viens de me faire un ennemi… Yvon ne me pardonnera jamais… Mais, je le répète, j’ai de bien graves raisons pour agir ainsi que je le fais, à propos de Mlle Villemont.

— Je le crois sans peine, M. le Curé. Vous êtes charitable et bon…

— Si jamais je considère que je suis libre de vous expliquer ma manière d’agir envers cette jeune fille, je le ferai… et alors, vous comprendrez, dit le prêtre, en se levant pour partir. En attendant, ayez confiance en moi, mon ami, je vous prie, et essayez de faire revenir Yvon à de meilleurs sentiments à mon égard, si possible.

Ça ne sera pas chose facile, probablement, répondit en souriant Lionel Jacques ; mais je puis toujours essayer.

Durant la nuit précédant son départ du Gîte-Riant, Yvon entendit, encore une fois, des sanglots, des soupirs et des chuchotements mystérieux. Il se rendit dans la chambre de son hôte, avec l’intention de l’éveiller ; mais celui-ci ne dormait pas.

— Vous avez entendu, M. Jacques ? avait demandé le jeune homme. Ces sanglots… ces soupirs… ces chuchotements surnaturels… Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Oui. J’entends bien, Yvon… mais je ne peux pas t’expliquer ce que cela veut dire… Ça arrive assez souvent d’ailleurs…

— Moi, c’est la deuxième fois que je les entends… Comment pouvez-vous endurer cela, M. Jacques ?

— Que veux-tu que j’y fasse, mon garçon ?

— Ma foi ! Je… je m’en irais d’ici, à votre place.

Lionel Jacques haussa les épaules.

— Pourquoi ? Pourquoi partirais-je, je veux dire ? Des sanglots… et choses de ce genre, ça n’a jamais fait mal à personne, que je sache. Mais je présume que c’est à cause de ces mystérieux bruits que M. Jérôme s’est défait du Gîte-Riant.

— Ça ne m’étonne guère ! s’écria Yvon.

— Moi, ça ne m’empêche pas de dormir, généralement, dit, en souriant, Lionel Jacques.

— Que penseriez-vous de l’idée de faire une petite investigation, vous et moi… de sonder les murs…

— Je l’ai fait plus d’une fois… et je n’ai rien découvert… rien… Mais, allons ! Commençons par les pièces de ce palier, puis nous descendrons jusque dans la cave.

Ils ne découvrirent rien ; il n’y avait ni passages, ni panneaux secrets… rien… D’ailleurs, les sanglots, les soupirs, les chuchotements surnaturels semblaient plutôt flotter dans l’espace… C’était assez sinistre, et vraiment, Yvon avait hâte de retourner dans sa prosaïque chambre, chez les Francœur ; là, au moins, le seul bruit qui troublait parfois son sommeil, c’était les sonores ronflements du digne couple.

Le lendemain, notre héros prit congé de Lionel Jacques, puis, à cheval sur Presto, il partit pour W…

Lionel Jacques parut très ému, au moment du départ de son jeune ami, et il l’invita fort chaleureusement à revenir, aussitôt et le plus souvent possible.

Cependant, tout en menant son cheval bon train, Yvon sentait son cœur se serrer lorsqu’il songeait à celui qu’il venait de quitter… Lionel Jacques avait changé, beaucoup changé… Pourquoi ?… Qu’y avait-il ?… Ces questions resteraient longtemps sans réponse, sans doute…

Notre jeune ami ne pouvait se défendre de ce sentiment d’étonnement et de malaise qui l’avait assailli, au Gite-Riant… N’était-ce pas plutôt une sorte de pressentiment ; le pressentiment d’une catastrophe prochaine ?


Chapitre X

DOUX PROJETS


Inutile de le dire, Yvon ne songea pas, même un instant, à mettre en pratique le conseil que Lionel Jacques lui avait donné ; au contraire, aussi souvent que possible, il rencontrait Annette et allait la reconduire chez elle… ou, du moins, à proximité de sa demeure. S’il l’eût pu, c’eut été tous les jours qu’il l’eut escortée ainsi ; mais, pas plus que par le passé, voulait-il attirer l’attention sur elle, ou donner prise à de désagréables remarques. C’était un véritable culte qu’il ressentait pour la pauvre aveugle.

Un bon point avait été gagné cependant. Mme Francœur avait fait la connaissance d’Annette et l’excellente femme était devenue l’amie toute dévouée de la jeune fille. Un soir, après le souper, notre héros avait entretenu longuement Mme Francœur au sujet de l’aveugle.

— Il lui faudrait une amie, bonne, sincère, dévouée, avait-il dit ; M. Jacques et moi, nous avons pensé à vous, chère Madame.

— Je vous remercie d’avoir pensé à moi, M. Ducastel, avait répondu la brave femme, et croyez-le, aussitôt que l’occasion s’en présentera, nous ferons connaissance toutes deux. Mlle Annette et moi… Je la connais de vue la pauvre petite, je vous l’ai dit, puisque j’ai souvent déposé des pièces de monnaie dans sa main.

— Je me fie à vous alors, Mme Francœur, dit Yvon. Mlle Annette est timide, et quoiqu’elle sente le besoin de se faire des amis, elle n’ose, à cause de son grand-père, qu’elle craint… non sans raison je crois.

— Je sais ! Je sais !… J’arrangerai les choses de mon mieux. ? M. l’inspecteur ; vous pouvez vous fier à moi.

Et cela ne tarda pas.

Un avant-midi, vers les onze heures, la pluie se mit à tomber. Annette s’était réfugiée sur une véranda. Tout à coup, une main se posa sur son épaule et elle entendit une voix qui lui dit :

Mlle Annette, vous ne pouvez rester dehors, sous cette averse. Pourquoi ne m’accompagneriez-vous pas chez moi ? Au moins, vous serez à l’abri, et puis, le vent est assez froid ce matin. Venez ! Un dîner bien chaud…

— Oh mais, Madame, interrompit l’aveugle, je ne saurais accepter tant de bontés de votre part !

— Parce que vous ne me connaissez pas ? C’est ce que vous allez dire, sans doute ?… Je vais donc me présenter : je suis Mme Francœur…

Mme Francœur ?… La Maîtresse de pension de…

— Oui, la maîtresse de pension de… vous savez qui : de l’un de vos amis… de votre meilleur ami, je devrais dire… J’ai nommé M. Ducastel. Elle emmena Annette chez elle et l’installa dans sa cuisine. Tandis que l’excellente femme préparait le dîner, la conversation ne languissait pas, et la jeune fille trouvait la maîtresse de pension fort intéressante… peut-être parce que celle-ci ne se lassait pas de parler de son pensionnaire, un garçon modèle, possédant un nombre incalculable de qualités et pas un seul défaut.

Quelles furent la surprise et la joie d’Yvon, en pénétrant dans la salle à manger, ce midi-là, d’y apercevoir Annette !

La jeune fille, de son côté, en reconnaissant le pas de son ami, avait rougi, puis, de sa démarche hésitante, incertaine, elle s’était avancée à sa rencontre.

— Annette ! s’était-il écrié. Quelle surprise, et quel bonheur !

Accourant au-devant d’elle, il lui prit la main, puis il la fit s’asseoir auprès de lui.

— Cette bonne Mme Francœur est venue me chercher, aussitôt que la pluie a commencé à tomber. N’est-ce pas très gentil de sa part ?

Mme Francœur est la gentillesse et la bonté en personne, répondit Yvon, en souriant à sa maîtresse de pension, qui venait d’entrer dans la salle à manger :

— Voyez, M. l’inspecteur ! fit Mme Francœur, souriant, elle aussi et découvrant un plat qu’elle portait à la main.

— Oh !… Du pâté au poulet ! s’exclama le jeune homme. Annette, je vous recommande le pâté au poulet de Mme Francœur ; c’est sa spécialité, reprit-il gaiement, en conduisant la jeune aveugle à table et la plaçant près de lui.

Ce fut un joyeux repas que celui que prirent les deux jeunes gens, ce jour-là. Ce ne fut pas le dernier d’ailleurs ; Mme Francœur s’attacha vite à Annette et son plus grand bonheur ne consista plus, bientôt, qu’à inventer mille prétextes pour l’attirer chez elle.

La jeune fille eût voulu résister à cette amitié : qui lui inspirait un sentiment réciproque pourtant ; mais elle n’y parvenait pas. Cependant, à quoi servait qu’elle se fit des amis ?… L’amitié confiante, sincère, ce n’était pas pour elle… Il y avait toujours le danger que M. Villemont la soupçonnât de faire des connaissances ; si pareille chose arrivait, ce serait terrible, elle le pressentait. Lorsqu’elle retournait à la Maison Grise, après avoir passé une heure ou deux de la journée chez Mme Francœur, en la compagnie d’Yvon. Annette ne pouvait s’empêcher de trembler ; il lui semblait que l’œil sévère et pénétrant de son grand-père la transperçait, pour ainsi dire et lisait le secret de son cœur.

La pauvre enfant !… Était-ce surprenant qu’elle fut si craintive, si timide ?… Traitée durement chez elle ; de plus portant, chaque jour, une croix trop lourde pour ses frêles épaules, puis, n’était-il pas évident qu’une peine secrète la torturait sans cesse… Et peut-on s’étonner du bonheur qu’elle ressentait en constatant la tendre considération et la réelle bonté dont on l’entourait, depuis quelque temps… depuis qu’elle avait fait la connaissance d’Yvon Ducastel…

Et Yvon ?… Il ne se souvenait même plus des conseils (sages… peut-être) de Lionel Jacques. Au contraire, il faisait de doux projets d’avenir… C’est qu’il aimait Annette éperdument… Aveugle ?… Sans doute… La pauvre chère enfant était victime de cette terrible affliction, la pire qui soit au monde… Mais, que lui importait, à lui, Yvon ! Il l’aimait ! Il ne rêvait que de la protéger, de l’entourer de soins tendres et affectueux… Annette ! Son Annette !… Bientôt, il la demanderait en mariage… dans deux semaines maintenant… lors du baptême de la cloche d’église de la Ville Blanche… Sa bien-aimée ?… dont « les yeux éteints », ainsi qu’elle le disait dans sa chanson, s’illuminaient, lorsqu’ils rencontraient les siens…

Notre jeune ami n’était certes pas prétentieux ; mais il se croyait en droit de supposer qu’Annette lui rendait amour pour amour.

— Je saurai bientôt à quoi m’en tenir d’ailleurs, se disait-il, un soir, tandis qu’il veillait seul dans sa chambre, comme cela lui arrivait souvent. Demain, je la verrai… Aujourd’hui, je ne l’ai pas vue… J’étais en avance, ou en retard, à l’entrée du Sentier de Nulle Part, évidemment, puisqu’elle n’y était pas… Sans doute, il y a des jours où elle ne vient pas à la ville, car il m’est arrivé, plus d’une fois, de ne pas la rencontrer, au lieu de notre rendez-vous habituel… Tiens ! Il faut que je questionne Annette à ce sujet… j’étais sous l’impression qu’elle m’avait assuré qu’elle venait à W… tous les jours, sans y manquer.

Il eut un léger froncement de sourcils. C’est que ça le rendait un peu soucieux, beaucoup même, cette absence, si souvent répétée, de la jeune fille… Mais elle lui expliquerait cela facilement ; il n’avait qu’à la questionner.

Dans l’avant dernière semaine du mois de juin, il se produisit un incident, concernant directement la jeune aveugle, qui intrigua et mécontenta beaucoup notre héros. Comme il retournait à son bureau, après le dîner, ce jour-là, il aperçut Annette de loin ; auprès d’elle et lui parlant, était Patrice Broussailles.

Tout d’abord, Yvon se sentit envahi par la colère ; mais aussitôt, il eut un sourire amusé ; Guido veillait !… Les yeux du chien, fixés sur Patrice, surveillaient chacun de ses mouvements, et malheur au « professeur », s’il essayait d’ébaucher le moindre geste un peu familier envers la jeune fille !… Nous le répétons, Guido veillait ?

Patrice Broussailles entendit le pas d’Yvon. S’étant retourné vivement il le vit sourire, ce qui parut lui déplaire grandement.

— Ah ! M. Ducastel ! fit-il d’un ton gouailleur.

— Bonjour, Mlle Villemont ? dit seulement Yvon, en passant et ignorant complètement Patrice.

— Attendez donc un instant, Ducastel ! J’ai à vous parler ! dit Patrice en rejoignant Yvon sur le trottoir.

— Faites vite alors. Je suis pressé. Qu’y a-t-il ?

— Puis-je vous demander ce qui vous amusait tant, tout à l’heure ? M. Ducastel ? demanda Patrice, d’un ton qu’il voulait rendre provoquant, mais dont Yvon se soucia fort peu.

— Oh ! Rien ! répondit-il indifféremment.

— Vous paraissez avoir des objections à ce qu’on adresse la parole à Mlle Villemont, hein ?

— Pardon, M. Broussailles, riposta Yvon ; mais ce n’est pas moi qui ai des objections… c’est plutôt Guido, ajouta-t-il, en éclatant de rire.

— Que vous êtes spirituel, mon cher Ducastel ! s’écria Patrice, qui ne riait pas, lui.

— Permettez-moi d’ajouter, continua Yvon, que je ne considère pas avoir le droit d’intervenir, en ce qui concerne Mlle Villemont… Seulement, ce n’est pas l’habitude, à W…, d’imposer sa présence à cette jeune fille, ainsi que vous venez de le faire. Elle gagne sa vie à chanter dans les rues, voyez-vous ; chacun lui donne et… passe son chemin… sans l’importuner.

— Vous aussi… vous lui donnez… et passez votre chemin… comme les autres, sans doute ? demanda le maître d’école de la Ville Blanche, avec un sourire qu’Yvon trouva fort déplaisant. Dans tous les cas, vous vous faites le champion de Mlle Villemont et… pardon ! mais c’est à mon tour d’être amusé.

— Que voulez-vous dire ? Misérable ! s’écria Yvon, s’arrêtant court et réprimant à grand’peine l’envie de donner un soufflet à son interlocuteur.

— Qu’est-ce qui vous prend, mon cher ? fit Patrice, feignant de l’étonnement.

— Prétendez-vous faire des insinuations malveillantes contre le caractère de cette jeune fille ? Je… Je… Je ne sais ce qui me retient de vous tuer comme un chien !

— Mon cher M. Ducastel, dit Patrice d’une voix railleuse, ne vous excitez pas ainsi ! Voyez, ces deux individus qui viennent de s’arrêter et qui nous regardent avec une évidente surprise.

— Que m’importe ! cria Yvon, en haussant les épaules. Mais, vous allez m’expliquer vos insinuations de tout à l’heure, entendez-vous !

— Je n’ai pas voulu insinuer quoique ce soit contre le caractère de Mlle Villemont, croyez-le… Cependant, il y a certaines choses que je pourrais vous dire… certains faits dont je pourrais vous entretenir, qui vous feraient peut-être changer de ton… Un de ces jours, je vous mettrai au courant de… des derniers événements et vous…

— Allez au diable ! fit Yvon, qui partit, presque courant, dans la direction de son bureau.

Tout l’après-midi, il travailla machinalement et vers les cinq heures, il ferma son bureau, car il voulait revoir Annette. Il y était décidé ; il la demanderait en mariage, ce jour-là même, et ils se marieraient immédiatement ; alors, il aurait le droit de la protéger.

Mais il arriva trop tard au rendez-vous ; pour une raison ou pour une autre, Annette était déjà partie, et le lendemain, elle ne vint pas à la ville.

Après le souper, alors qu’il s’était retiré dans sa chambre et qu’il essayait de lire, Mme Francœur vint lui annoncer que quelqu’un était dans le salon, en bas, et demandait à lui parler.

— Qui est-il ? dit-il.

— Je ne sais pas, M. Ducastel. Un étranger… Du moins, c’est la première fois que je le vois ce monsieur.

— Je vais descendre.

En pénétrant dans le salon, Yvon eut une exclamation d’étonnement et de colère, puis, serrant les poings, il s’élança vers son visiteur, avec l’évidente intention de le frapper… Car, celui qui avait osé venir le relancer chez lui, c’était Patrice Broussailles.


Chapitre XI

ON DIT…


— Vous êtes surpris de me voir, n’est-ce pas, Ducastel ?… Charmé aussi, j’en suis certain ? demanda, en riant Patrice Broussailles.

— Que venez-vous faire ici ? Que me voulez-vous ?

— Je viens vous entretenir sur un sujet fort intéressant, répondit Patrice, avec un sourire assez énigmatique. Ce que j’ai à vous dire est d’une nature privée, très privée… C’est… C’est à propos de… qui vous savez…

— Je refuse de prêter l’oreille à… une série de calomnies, sans doute !

— Non ! Non ! Je vous jure que j’ai à vous parler de choses vraies et qui ont leur importance.

— Alors, montons dans ma chambre ; nous serons mieux là qu’ici, pour causer.

— Suivez-moi, fit Yvon, que l’air sérieux de son visiteur commençait à intriguer et inquiéter beaucoup.

— Je vous suis.

Un sourire méchant crispait les lèvres du « professeur » Broussailles ; il allait faire une peine horrible à Yvon Ducastel, qu’il avait toujours détesté ; il allait lui briser le cœur probablement. Quoi de plus doux à l’âme de l’ex-garçon-à-tout-faire ?

— Quelle est donc cette chose si importante que vous avez à me communiquer ? demanda Yvon, aussitôt qu’ils furent installés dans sa chambre. Mais, ajouta-t-il, d’une voix de tonnerre et en ébauchant un geste menaçant, je vous en avertis d’avance, surveillez vos paroles, lorsque vous parlerez de Mlle Villemont (car je présume que c’est de cette jeune fille que vous allez m’entretenir} ? Je le répète, faites attention à ce que vous allez dire, sinon, je vous flanque à la porte de cette maison !

— Si vous vous mettez en colère avant que j’aie ouvert la bouche…

— Dites ce que vous êtes venu me dire… Je vous écoute…

— Tout d’abord, vous avez dû remarquer que Mlle Villemont ne vient plus régulièrement à la ville, comme jadis ?

— Peut-être… Après ?

— Bien sûr que vous vous êtes demandé, plus d’une fois, ce qui la retenait… chez elle ainsi ?

— Sans doute, je me le suis demandé. Mais, bien des choses peuvent la retenir chez elle ; le besoin de repos, ou bien quelqu’indisposition de son grand-père… Que sais-je ?

— Vous ne l’avez donc jamais questionné là-dessus ?

— Certes, non ! Pourquoi l’aurais-je fait ?… J’ai déploré son absence, devant elle, plus d’une fois, il est vrai ; mais comme elle ne m’a offert aucune explication, considérant, probablement, qu’elle n’a de comptes à rendre à qui que ce soit, jamais je n’ai insisté. C’eut été manquer de délicatesse d’ailleurs.

— Et quand même vous auriez insisté, elle ne vous aurait donné aucune satisfaction, soyez-en assuré, Ducastel, car, ces jours où elle n’est pas à son poste, elle est à la Ville Blanche, au Gîte-Riant.

En entendant ces paroles, Yvon se sentit au cœur une petite douleur, dont il eut honte aussitôt. Non, se disait-il, ce n’était pas parce qu’Annette passait une journée, de temps en temps, au Gîte-Riant qu’il ressentait tant de peine ; au contraire, cela lui faisait plaisir ; la pauvre enfant avait besoin, plus que toute autre, d’un peu de joie et de distraction. Pourtant… pourquoi Annette avait-elle tenue la chose secrète ?…

Yvon se rappela, tout à coup, avoir demandé à Annette, un jour, si elle avait vu M. Jacques dernièrement, ou si elle avait entendu parler de lui… À cette question elle n’avait pas répondu. Il n’y avait pas prêté beaucoup d’attention, dans le temps, et certainement que le silence de la jeune fille ne lui avait inspiré aucun soupçon.

Ces pensées passèrent rapidement dans son esprit, mais il lui fallait, de toute nécessité, les cacher à Patrice Broussailles, car ce dernier observait attentivement Yvon, comme s’il eût voulu lire sur son visage les impressions qu’il ressentait.

— Au Gîte-Riant, dites-vous, Broussailles ? fit notre héros d’une voix qu’il essayait d’affermir, mais qui tremblait malgré lui. Tant mieux, alors ! Je suis heureux que Mlle Villemont prenne un jour de congé, par ci, par là, et qu’elle le passe chez M. Jacques.

— Vraiment ! s’exclama Patrice, avec un sourire sarcastique. Ce n’est pas tout cependant… Annette, l’aveugle, lorsqu’elle chante au coin des rues, pour gagner quelques sous, est vêtue d’une robe de nuance foncée, qui, assurément, a vu de meilleurs jours…

— La pauvre, pauvre enfant ! murmura Yvon.

— Mais, reprit Patrice, feignant ne pas avoir entendu l’exclamation de son compagnon, Mlle Villemont, en visite au Gîte-Riant, se revêt de soie, de velours et de dentelles, tandis qu’à son corsage, à son cou, à ses bras, à ses doigts brillent des joyaux qu’envierait une princesse royale…

— Ce n’est pas vrai ! cria Yvon, en se précipitant sur Patrice Broussailles, comme pour lui faire un mauvais parti.

— C’est la pure et entière vérité, mon cher !

— Vous mentez, Broussailles ! Vous n’êtes qu’un vil calomniateur ! Sortez ! Quittez cette maison, à l’instant, et n’y remettez plus jamais les pieds !

— Allons ! Allons, Ducastel ! Pourquoi m’accuser ainsi — Je le répète, j’ai dit la vérité… la vérité vraie, comme dit parfois le curé de la Ville Blanche… Et, à propos du curé ; il a dû intervenir, en ce qui concerne Mlle Villemont et…

— Intervenir — Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que le bon abbé et M. Jacques ont été en froid… au froid si vous le préférez, pendant quelque temps… à cause de Mlle Villemont ; plus de visites amicales échangées ; plus de dîners du dimanche, ensemble… Et puis, un jour, la paix s’est faite. Quelle explication M. Jacques a-t-il donnée de sa conduite ?… Mystère… Personne ne le saura jamais, sans doute ; seulement, il en a assurément donné une… valable… Depuis, le bruit court que le propriétaire de la Ville Blanche, qui n’avait jamais fait vœu d’éternel veuvage d’ailleurs…

— D’éternel veuvage , dites-vous ? s’écria Yvon. Mais… M. Jacques… Je le croyais célibataire…

— Bien d’autres que vous étaient sous cette impression… Or, M. Jacques est veuf, depuis bien des années, Ducastel… Mais il y aura, sous peu, dit-on, une jeune madame Jacques au Gîte-Riant

— Vous prétendez que…

— Je ne fais que répéter certains on-dit… depuis que le curé et M. Jacques sont redevenus amis. Mlle Villemont est la promise de M. Lionel Jacques ; on assure qu’ils se marieront bientôt…

— Je ne crois pas un traître mot de tout ce que vous venez de me dire ! cria Yvon.

— Comme vous voudrez, mon bon ! répondit Patrice, en haussant les épaules.

— Je crois que vous êtes le plus grand menteur de la terre, Broussailles !

— Encore une fois, comme vous voudrez… Je vous ai averti, car c’est selon moi du plus grand comique de vous voir vous faire le champion de cette demoiselle… qui est fiancée à un autre… et je déteste voir quelqu’un se rendre ridicule, quand même ce quelqu’un serait mon pire ennemi…

— Vous avez menti ! menti !

— Écoutez, Ducastel, fit Patrice Broussailles, vous commencez à m’échauffer les oreilles ! D’ailleurs, si vous doutez de ma parole, si vous croyez vraiment que je mens, faites une course à la Ville Blanche, la prochaine fois que Mlle Villemont s’absentera, et si vous ne trouvez pas les choses telles que je vous les ai dépeintes, je veux bien passer pour le plus vil calomniateur de la terre… ce que je ne suis nullement… en ce cas, du moins.


Chapitre XII

JOYAUX ET DENTELLES


Après le départ de Patrice Broussailles Yvon se livra à une véritable crise de désespoir. Ses doux projets ! Son beau rêve : celui de faire d’Annette sa femme !… Ce rêve, si près de se réaliser, lui avait-il semblé !…

Suivrait-il le conseil qu’on venait de lui donner ?… Irait-il au Gîte-Riant, la prochaine fois que la jeune aveugle s’absenterait ?… Ne valait-il pas mieux en avoir le cœur net ?… Quant à douter de la véracité du récit de Patrice, il n’y parvenait pas… Ça devait être vrai… Annette ne lui avait-elle pas dit déjà qu’elle ne manquait jamais de venir à la ville, chaque jour ?… Or, depuis… depuis un mois à peu près, elle s’était absentée pour le moins, deux fois la semaine…

Ainsi, Lionel Jacques aimait Annette !… Et c’était pour cela qu’il avait tant conseillé à son jeune ami d’oublier la pauvre aveugle… Non, ça n’avait pas été dans l’intérêt d’Yvon qu’il avait parlé, mais par intérêt personnel…

Pourquoi n’irait-il pas à la Ville Blanche — … Dans un peu plus d’une semaine maintenant, aurait lieu le baptême de la cloche de l’église… Il serait parrain… avec Annette pour marraine… Des préparatifs étaient à se faire, en vue de la circonstance ; Mme Francœur, stylée par Yvon, avait décidé la jeune aveugle à accepter une toilette convenable. Cette toilette était sensée venir du porte-feuille de Mme Francœur ; mais, on s’en doute bien, c’est Yvon qui fournissait les fonds.

Pour le baptême en question donc, Annette serait toute vêtue de brun ; robe, chapeau, gants, bas, souliers ; tout serait d’une belle nuance de brun foncé, et dans ce costume, avait-il semblé aux deux complices (Mme Francœur et notre jeune ami, nous voulons dire) la chère petite aurait l’air d’une reine…

Un sourire, plus triste que des larmes, parut, un instant, sur les lèvres du jeune homme… Ce costume pour Annette… n’était-ce pas une farce à présent, et ne paraitrait-il pas bien ordinaire, bien sévère… trop ordinaire, trop sévère, à côté des riches toilettes de soie et de velours, garnies de dentelles, dont elle se parait, lors de ses visites au Gîte-Riant… Oui, vraiment, c’était comique ce complot qu’ils avaient élaboré pour rendre attrayante la fiancée de Lionel Jacques, du riche propriétaire de la Ville Blanche ! Quelle farce ! Oh ! Quelle farce !

Tout à coup, Yvon se mit à rire tout haut, tant il trouvait la situation ridicule. Mais bientôt, ses éclats de rire se changèrent en sanglots : des sanglots convulsifs qu’il n’eut pu arrêter… Longtemps il sanglota ainsi. Ce fut une de ces crises de désespoir dont on sort complètement moulu, comme si on venait d’être victime de quelqu’horrible attentat à main armée.

La nuit entière se passa sans que le sommeil, cet ami, le meilleur assurément du malheureux, vint clore sa paupière. Les yeux grands ouverts, il lui semblait voir Annette, celle qu’il adorait et qui lui avait toujours parue si timide, si modeste, vêtue de riches toilettes et parée de joyaux de prix… C’était intolérable ! Aussi, lorsqu’il pénétra dans la salle à manger, pour le déjeuner, le lendemain matin, Mme Francœur jeta-t-elle de hauts cris en l’apercevant.

— Vous êtes malade. M. Ducastel ? Vous êtes pâle comme un mort et vos yeux sont cernés de noir !

— Non, je ne suis pas malade. Mme Francœur, répondit Yvon. Je n’ai pas dormi de la nuit ; voilà. Je crois que j’ai dû manger trop de vos excellents biscuits chauds, au souper, et une légère indigestion m’a puni de ma gourmandise, ajouta-t-il, en souriant.

— Buvez une bonne tasse de café alors, M. l’inspecteur ; il est bien chaud… et bien bon, je crois. Et voyez, le pain est rôti juste à point, tel que vous l’aimez.

— Merci. Je boirai le café seulement.

En se rendant à son bureau, il vit Annette elle chantait, au coin d’une rue, en s’accompagnant sur sa guitare. Guido, en apercevant le jeune homme, aboya joyeusement. Un peu de rose monta aux joues de l’aveugle, tandis qu’une expression de joie se reflétait sur ses traits ; sans doute elle reconnaissait le pas de son ami et elle croyait qu’il allait s’arrêter pour lui dire bonjour en passant.

Yvon passa sans s’arrêter… Annette continua à chanter ; mais le rose de ses joues s’effaça… Quant à Guido, il s’était élancé, en gambadant, au-devant de son ami ; mais le voyant passer tout droit, il rebroussa chemin puis l’oreille basse, il alla se coucher, en soupirant, auprès de sa jeune maîtresse.

Pour un rien, Yvon eut pleuré… Cependant, les nouvelles que Patrice Broussailles lui avait communiquées, la veille, lui faisaient éprouver une certaine gêne à accoster Annette, qu’il appelait tout bas : « la fiancée de M. Jacques ».

C’est machinalement qu’il fit son ouvrage, au bureau ; mais, après le dîner, il ne put résister plus longtemps au désir de se rendre à la Ville Blanche… Il voulait voir Lionel Jacques… lui parler d’Annette… et lire ses émotions sur son visage… Peut-être même questionnerait-il l’ex-gérant de banque, lui demanderait-il franchement ce qui se passait… Si, véritablement, il n’y avait aucune exagération dans les racontars de Patrice, eh ! bien, il céderait le pas à son ami… L’heure avait sonné, sans doute, pour Yvon de prouver sa reconnaissance envers celui qui l’avait sauvé du déshonneur, jadis… N’avait-il pas rêvé, plus d’une fois, d’être dans l’occasion de rendre quelque service à celui qui avait tant fait pour lui ?… Mais, ciel ! En faisant ce rêve, il avait été bien loin de prévoir l’énorme sacrifice qu’il lui faudrait faire ! Annette ! Son Annette !… Pourquoi, ah ! Pourquoi avait-il tant insisté à les faire rencontrer tous deux, la jeune aveugle et Lionel Jacques ?… S’il s’était tu ; s’il avait gardé secrètes ses rencontres avec la jeune fille, aujourd’hui, il n’endurerait pas tant de tortures !

Remettant à son secrétaire la charge du bureau, Yvon se rendit chez lui, et ayant sellé son cheval, il se dirigea vers la Ville Blanche.

Presto allait bon train, car il n’était pas sorti depuis trois jours et il ne demandait qu’à marcher ; conséquemment, notre jeune ami arriva vite à destination.

Une grande tranquillité régnait partout, à la Ville Blanche. Quelques femmes travaillaient dans leurs jardins, arrachant les mauvaises herbes, etc. ; quel contraste d’avec W… à l’incessant brouhaha !

Yvon chercha à apercevoir Lionel Jacques sur sa véranda, où il se tenait d’ordinaire ; mais ce fut en vain ; autour du Gîte-Riant, comme autour des autres demeures de la Ville Blanche, tranquillité parfaite.

Ayant sonné à la porte d’entrée du Gîte-Riant cependant, Catherine vint aussitôt ouvrir.

— Ah ! M. Ducastel ! s’exclama-t-elle, en apercevant le jeune homme.

— Comment vous portez-vous, Catherine ? Et comment se porte tout le monde ici ? M. Jacques ?…

— Tout le monde est en bonne santé. Dieu merci, M. Ducastel ; mais M. Jacques est absent…

— Absent ? en voyage ?

— Oh ! non ! Absent de la maison seulement. Il y a une heure à peu près qu’il est parti, en compagnie de plusieurs hommes, pour se rendre à sa carrière, fit la servante en désignant l’arrière de la maison. Ce qu’il va être désappointé et peiné d’avoir manqué votre visite, vous qui venez si peu souvent ! Mais il ne doit y avoir rien qui vous presse, M. Ducastel, et vous pouvez attendre le retour de M. Jacques, n’est-ce pas ?

— Impossible ! dit Yvon.

— Si vous voulez entrer dans l’étude, je vais vous préparer un bon verre de limonade à la glace, reprit Catherine. Ce que vous devez avoir soif, par cette chaleur !

— Je ne refuserai pas la limonade, Catherine, répondit Yvon en souriant : de fait, je me meurs de soif !

Buvant sa limonade à petites gorgées et feuilletant journaux et revues, il s’aperçut bientôt que le temps avait passé assez vite. Il lui prit envie d’aller rendre visite à Mme Foulon ; bien sûr, elle lui parlerait d’Annette, de ses visites au Gîte-Riant, des rumeurs qui couraient la ville, etc., etc. ; mais il résista à cette tentation. D’ailleurs, pourquoi aller si loin ? Nul n’était besoin de sortir de la maison pour savoir, au juste, à quoi s’en tenir ; il n’avait qu’à interroger adroitement Catherine ; la vieille servante ne demanderait pas mieux que de parler, probablement. Cependant, il lui répugnait de prendre ces détours. Questionner une domestique en l’absence de son maître ?… Non, cela ne lui allait pas… Il eut préféré, et de beaucoup, avoir affaire à Lionel Jacques lui-même. Puisque celui-ci était absent, il attendrait au jour fixé pour le baptême de la cloche ; en cette occasion, ils seraient tous présents : lui, Yvon, Lionel Jacques… et Annette.

Regardant l’heure à l’horloge de l’étude, Yvon constata qu’il était quatre heures passé ; en partant immédiatement, il serait de retour à W… pour fermer son bureau, après avoir pris connaissance du courrier de l’après-midi.

Il appela donc Catherine, et lorsque la servante eut fait son apparition, il lui dit :

— Je ne puis attendre M. Jacques plus longtemps.

— Ce pauvre M. Jacques ! Quelle déception pour lui !

— Je serai ici pour le baptême de la cloche… Vous le savez, fit-il, pris soudain d’un irrésistible besoin de prononcer le nom de celle qu’il aimait, je dois être l’un des parrains, avec Mlle Villemont pour marraine ? M. Jacques vous l’a-t-il dit ?

— Oh ! oui, M. l’inspecteur, M. Jacques me l’a dit… Mlle Villemont aussi d’ailleurs.

— Vous l’avez vue dernièrement alors Mlle Villemont ? demanda le jeune homme, d’une voix qu’il parvint à affirmer.

— Oui… Je l’ai vue… souvent… Mlle Villemont est…

Mais Catherine se tut soudain, comme si elle eut craint de commettre une indiscrétion, et, inutile de le dire, n’est-ce pas, Yvon n’essaya pas à se renseigner davantage.

— J’ai oublié un livre ici, la dernière fois que je suis venu, se contenta-t-il de dire à la servante.

— Oh ! oui, M. Ducastel. Vous l’avez laissé sur votre bureau de toilette ; je l’ai mis dans le tiroir, afin qu’il n’attrappe pas de poussière. Je vais aller le chercher.

— Non, laissez faire, Catherine ; j’irai moi-même et j’en profiterai pour me faire un brin de toilette, avant de retourner chez moi.

— Très bien, M. l’inspecteur ! Vous trouverez des serviettes et de l’eau fraîche, que je viens de monter, tout à l’heure, répondit la servante, en se dirigeant vers sa cuisine.

En sortant de sa chambre, après avoir retrouvé son livre et s’être plongé la tête dans l’eau pour se rafraîchir, Yvon s’aperçut que la porte de la chambre qui lui faisait vis-à-vis était ouverte. C’était là que Catherine avait conduit Annette, lorsque celle-ci était venue passer une journée au Gîte-Riant (journée inoubliable pour notre héros… inoubliable aussi pour Lionel Jacques, se disait amèrement notre jeune ami).

Cette chambre… Annette avait dû l’occuper souventes fois, depuis… peut-être même était-elle désignée sous le nom de la jeune fille maintenant.

Sous l’effet d’une insurmontable tentation, Yvon posa le pied sur le seuil de la porte, puis, s’avançant de quelques pas il se mit à examiner la chambre… Au fond, était une grande armoire, qui devait servir de garde-robe, ou de lingerie… S’il entr’ouvrait seulement l’un des panneaux de cette armoire, que verrait-il ?… Patrice Broussailles avait-il dit la vérité ?… S’il n’avait pas menti, des toilettes d’une grande richesse, d’une grande beauté devaient y être suspendues…

D’un mouvement brusque (car il avait un peu honte de ce qu’il faisait) Yvon ouvrit l’une des portes de l’armoire… Il avait parfaitement conscience de commettre une impardonnable indiscrétion… Mais la tentation était trop forte et il voulait tant savoir à quoi s’en tenir !

Un cri s’échappa de sa poitrine ; l’armoire contenait de ravissantes toilettes, en soie, en satin, en velours, recouvertes de dentelles, qui lui parurent anciennes et qui devaient être hors de prix !

Sans trop s’en rendre compte, il remarqua les nuances de ces costumes ; il y en avait un bleu pâle, un autre rose, un autre gris perle, puis un autre encore tout de dentelle noire… Il y avait aussi des souliers en satin pour chaque robe ; ces souliers étaient ornés de boucles serties de pierreries…

À l’œil plus expérimenté d’une femme, ces toilettes eussent paru assez singulières. Les nuances d’abord : ce bleu, on n’en voyait que très rarement maintenant. Ce rose… peu de personnes auraient osé s’en vêtir… Quant à la mode… elle était tout à fait celle du jour ; mais les dentelles anciennes (précieuses, bien sûr) dont les robes étaient garnies leur donnaient une apparence un peu trop austère et décidément surannée… Tout de même, Annette, l’aveugle, avec sa taille élégante et svelte, devait avoir l’air d’une reine, lorsqu’elle portait ces toilettes ; même ce bleu… et ce rose… si difficiles au teint, devaient seyar à sa délicate et réelle beauté de blonde.

Refermant sans bruit la garde-robe, Yvon s’approcha d’un petit guéridon, sur lequel il venait d’apercevoir des boites de différentes formes, recouvertes de velours violet… Des écrins !…

Ouvrant l’un des écrins, il vit un collier de perles et de diamants, dont les reflets l’éblouirent ; un autre écrin contenait un bracelet serti, lui aussi de perles et de diamants, puis une épinglette, des pendants d’oreille et des bagues ; des joyaux enfin qui, pour se servir de l’expression de Patrice Broussailles, « feraient l’envie d’une princesse royale ».

Ainsi, c’était donc vrai ! Annette était la fiancée de Lionel Jacques, et Yvon Ducastel, celui qui l’aimait si éperdument, venait d’examiner le trousseau de la future mariée !…

Fou de douleur, il sortit précipitamment et se dirigea vers l’escalier descendant au premier palier ; pour ce faire, il passa devant la chambre à coucher de Lionel Jacques. La porte étant ouverte, il y jeta machinalement les yeux… Ce ne fut qu’un simple coup d’œil, mais il avait suffi pour lui permettre de voir, dans un cadre doré, placé sur une table, un portrait : celui d’Annette !… Oui, c’était bien elle, avec ses cheveux d’or, ses yeux bleus, ses traits délicats, son teint légèrement rosé !… Alunite !… La fiancée de Lionel Jacques !… Tout parlait d’elle, au Gîte-Riant, tout !…

Attendre le retour de M. Jacques ?… Le questionner ?… À quoi bon ?…

Yvon le comprenait bien maintenant, il n’y avait plus d’espoir possible pour lui… et son cœur était brisé !


Chapitre XIII

PARRAINS ET MARRAINES


On était au 29 juin, jour fixé pour le baptême de la cloche d’église de la Ville Blanche.

Annette s’était rendue directement chez les Francœur, en arrivant à la ville ; de là, elle se rendrait au Gîte-Riant. Le baptême n’aurait lieu qu’à une heure de l’après-midi.

Mme Francœur était dans la joie ; elle se prenait de petits airs importants depuis quelques jours, chaque fois qu’on parlait devant elle de la fête qui se préparait. C’est qu’elle avait été demandée « par M. Jacques lui-même, s’il vous plait » de surveiller les préparatifs pour le grand dîner qui serait donné immédiatement après le baptême. Certes, Catherine confectionnait d’excellents repas ; mais quand il s’agissait de « fanfreluches », comme elle le disait, elle préférait céder le pas à plus habile qu’elle. Or, la maîtresse de pension était un véritable cordon bleu et elle avait promis de s’occuper de tous les détails.

Deux fois déjà, Mme Francœur était allée au Gîte-Riant ; elle allait y retourner et y passer toute la journée. Elle et Annette se mettaient en route à dix heures précises ; Yvon les conduirait en voiture, car il avait pris congé, ce jour-là ; l’ouvrage du bureau serait fait par le secrétaire.

Lorsque la jeune aveugle parut dans le salon, quelques instants avant leur départ, Yvon ne put retenir un cri d’admiration. C’est qu’elle était bien belle, bien belle, dans son joli costume brun ! La nuance foncée de l’étoffe faisait ressortir vivement la blancheur de son teint, l’or de ses cheveux, l’azur de ses yeux.

— Annette ! ne put s’empêcher de s’écrier le jeune homme. Ô Annette !

— Vous aimez ce costume, n’est-ce pas, M. Yvon ? demanda-t-elle en souriant. C’est un cadeau de Mme Francœur ; c’est elle qui l’a choisi pour moi.

— Des félicitations lui sont dues alors, répliqua Yvon. Ce costume vous sied à merveille ! De ce qu’on va m’envier ma commère ! s’exclama-t-il, affectant une gaité qu’il ne ressentait certes pas, si on pouvait en juger par la pâleur de son visage.

— Et, sans doute, les jeunes filles de la Ville Blanche vont, aussi m’envier mon compère ! fit Annette en souriant.

— Oh ! Je n’aurai pas grand’chance auprès des jeunes filles présentes, M. Jacques étant là, dit notre héros d’une voix qui tremblait malgré lui. M. Jacques est un puissant rival, contre lequel un pauvre diable comme moi essayerait vainement de lutter.

M. Jacques, dites-vous ? s’écria Annette d’un air étonné. Mais… M. Jacques n’est…

Yvon pâlit davantage… Il comprenait si bien, lui semblait-il, ce que voulait dire la jeune aveugle : M. Jacques n’était plus libre de conter fleurette à qui que ce fut, puisqu’il était fiancé !

Mais Mme Francœur, radieuse en costume gris-ardoise, arrivait dans le salon et le jeune homme dut se taire et remettre à plus tard les questions qu’allait poser la jeune aveugle.

Lionel Jacques les attendait sur sa véranda et il accourut au-devant d’eux lorsqu’ils arrivèrent.

Du coin de l’œil, Yvon surveilla la rencontre entre la jeune aveugle et le propriétaire du Gîte-Riant : il vît leurs visages s’illuminer ; il vit Lionel Jacques presser Annette sur son cœur et déposer un baiser sur son front ; il vit aussi celle qu’il aimait entourer de ses bras le cou de son… fiancé, et il l’entendit qui murmurait :

M. Jacques… Cher M. Jacques !…

— Annette ! Chère, chère enfant !

Notre ami était blanc comme de la chaux ; il se demandait comment un être humain pouvait endurer un martyre tel que celui qu’il endurait et n’en pas mourir. Brusquement, il tourna sur son talon et monta les marches conduisant à la maison.

Catherine vint chercher Annette pour la conduire à sa chambre ; cette chambre, se disait Yvon en soupirant, qui contenait les riches toilettes, les splendides joyaux destinés à la future Madame Jacques…

Mme Francœur avait déjà pris possession de la cuisine et de la salle à manger ; si ça dépendait d’elle, le dîner serait exquis et le service excellent.

À midi, un léger lunch fut servi dans la bibliothèque, puis on partit pour l’église, car un sermon précéderait le baptême de la cloche.

Yvon avait offert son bras à Annette, pour la conduire à l’église, et on ne pouvait manquer de remarquer comme ils se convenaient les deux jeunes gens ; elle, si belle, si blonde ; lui, si joli garçon, aux cheveux et à la moustache brune… Non, vraiment, impossible de rêver un couple mieux assorti qu’Annette Villemont et Yvon Ducastel !

— Annette, fit Yvon, comme on approchait de l’église et en retirant de la poche de son habit un billet de banque, prenez cet argent, je vous prie ! Vous le savez, les parrains et marraines doivent donner la première obole, au baptême d’une cloche, et j’ai pensé que…

— Merci, M. Yvon, répondit-elle en souriant mais en repoussant le billet de banque que le jeune homme essayait de glisser dans sa main ; M. Jacques avait prévu le cas et il m’a remis, avant de quitter la maison, un billet de banque… cinq dollars, je crois… Ainsi, reprit-elle, je pourrai faire l’aumône fort généreusement.

— En effet ! dit Yvon froidement, tandis qu’il se demandait s’il n’allait pas éclater en sanglots. M. Jacques est si prévenant ! ajouta-t-il.

— Oui, n’est-ce pas ? Il pense à tout ce bon M. Jacques !

Des sièges avaient été placés, en avant de l’église, près de la balustrade, pour les parrains et marraines. Trop préoccupé de ses propres affaires (affaire du cœur, on le comprend) Yvon ne s’était pas enquéri des noms des autres parrains et marraines. Il fut donc agréablement surpris d’apercevoir, assis à ses côtés, M. et Mme Foulon ; deux autres sièges étaient encore inoccupés.

Le prêtre allait commencer son sermon, lorsqu’arriva l’autre couple : c’étaient Patrice Broussailles et Madeleine Blanchet, cette dernière, une jeune fille de la Ville Blanche, qu’Yvon connaissait, car elle lui avait été présentée déjà.

Madeleine Blanchet était une fort jolie brunette, qui eut été attrayante, si elle n’eut commis l’erreur de s’attriquer de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, pour la circonstance. Cependant, sa jolie chevelure brune, ses yeux presque noirs qui lançaient des flammes, chaque fois qu’ils se posaient sur son « compère » son teint extraordinaire, ne pouvaient passer inaperçus. Elle s’était considérée chanceuse d’avoir été choisie pour marraine par le « professeur » Broussailles ; aussi ne ménageait-elle ni ses œillades, ni ses sourires, que Patrice lui rendait au centuple, au grand amusement d’Yvon. « Ce pauvre Broussailles, si laid d’avance, n’y gagne pas à faire les yeux en coulisse aux jeunes filles, pour sûr ! À sa place, je ne me contorsionnerais pas le visage ainsi… Je me contenterais d’avoir les yeux croches et je n’essayerais pas de loucher davantage ! » se disait notre héros.

Pauvre Yvon !… Il était mal disposé envers l’univers entier, pour le moment, et même la présence auprès de lui de celle qu’il aimait ; même la conviction de la beauté et de la vraie distinction de celle qu’il avait choisie pour marraine, ne pouvait le consoler. Le spleen le dévorait littéralement ; un spleen qui lui faisait voir le monde et tous ses habitants à travers un nuage noir.

Après le baptême de la cloche, ce fut le grand dîner au Gîte-Riant. Sur le terrain l’environnant, des tables avaient été mises pour tous les citoyens de la Ville Blanche, sans exception.

— Annette, dit Mme Foulon, pendant le dîner, laissez-moi vous féliciter. Cet Ave Maria que vous avez chanté pendant le salut, c’était si touchant et si beau ! M. le Curé me dit que c’est vous qui en avez composé la musique ?

— Oui, Mme Foulon, répondit la jeune fille en souriant.

M. Ducastel, reprit la femme du marchand, pourquoi n’organiserions-nous pas un concert au profit de l’église, vous, Annette, et moi ?

— Parce que M. le Curé ne veut pas, répondit sèchement Yvon. (Il n’oublierait pas de sitôt l’accueil que le curé avait fait à leur suggestion. à Lionel Jacques et à lui, croyez-le !)

— M. le Curé ne veut pas, dites-vous ?… Mais… M. Ducastel…

Le prêtre paraissait mal à l’aise ; son visage était rouge comme feu et il jeta sur Yvon un coup d’œil rempli d’étonnement et de reproches.

Inutile de le dire, la réponse de notre ami, l’évident embarras du prêtre jetèrent un froid parmi les dîneurs ; de plus, tous paraissaient profondément surpris et vivement intéressés… excepté Lionel Jacques ; celui-ci, les yeux rivés sur son assiette, ne pouvait que difficilement réprimer un sourire quelque peu amusé : vraiment, Yvon ne pardonnerait jamais au curé !

Quant à M. et Mme Foulon, les yeux grands ouverts, ils regardaient alternativement le prêtre et le jeune homme… n’y comprenant rien.

Patrice Broussailles dressait littéralement les oreilles, tandis que Madeleine Blanchet ricanait sottement.

Et Annette ?… Les yeux perdus dans le vague, rougissant et pâlissant, tour à tour, elle se mordillait les lèvres, comme pour s’empêcher de pleurer…

Soudain, la jeune aveugle dit, d’une voix tranquille, mais assurément tremblante, comme si elle avait compris que c’était à elle que le prêtre avait des objections :

— Moi, Mme Foulon, je ne pourrais pas accepter de chanter à votre concert, car je ne suis pas libre, le soir surtout.

— C’est vrai ! dit vivement le curé. Et Yvon lui en voulut d’avoir été si prompt, trop prompt, à accepter l’excuse, ou les raisons de la jeune fille.

— Mais, Annette, persista Mme Foulon, ne pourriez-vous pas, pour une fois…

— Vous et M. Ducastel par exemple, interrompit le prêtre, en s’adressant à Mme Foulon, vous pourriez fort bien organiser un concert, et je crois qu’il remporterait un grand succès.

— Qu’en dit M. Ducastel ? demanda la femme du marchand.

— Je regrette d’être dans l’obligation de vous refuser quelque chose chère Madame, répondit froidement Yvon ; mais je ne peux pas accepter… Mes nombreuses occupations…

— Ah ! Que c’est regrettable !

— Vous trouverez très facilement à me remplacer, Mme Foulon, reprit-il en souriant. Quant à moi, je… je refuse !

C’était net, décisif. Le curé soupira ; Annette détourna la tête, peut-être pour cacher ses larmes ; Lionel Jacques ne dit mot, mais il avait l’air assez mécontent ; M. Foulon… Eh ! bien, ça lui était égal, après tout, qu’il y eut un concert ou qu’il n’y en eut pas ! Patrice Broussailles souriait méchamment ; Madeleine Blanchet continuait à ricaner.

Mais Mme Foulon avait jeté sur notre héros un regard sympathique ; elle comprenait, elle, et cela lui paraissait fort dramatique cet incident qui venait de se passer.

— Pauvre, pauvre M. Yvon ! murmura-t-elle au moment où l’on sortait de table.

Elle s’était emparée du bras du jeune homme et c’est en sa compagnie qu’elle se dirigeait vers la véranda, ou l’on passerait le reste de l’après-midi.

Yvon comprit qu’elle sympathisait avec lui ; qu’elle avait lu dans son cœur, en ce qui concernait Annette, et il sentit ses paupières se mouiller. Ce ne fut que par un suprême effort de sa volonté qu’il parvint à s’empêcher de pleurer ; il était si, si malheureux !

Quoiqu’il fût avec Annette, qu’il pouvait la regarder, lui parler, la journée parut longue à Yvon et c’est lui, le premier, qui parla de retourner à W…

— Savez-vous, M. Yvon, dit Mme Foulon, au moment où tous se disposaient à quitter le Gîte-Riant, je donnerais… je ne sais quoi… pour avoir la chance d’explorer la houillère dont vous êtes Inspecteur.

— Et moi donc ! firent, toutes ensembles, les personnes présentes.

— N’admettez-vous jamais d’étrangers dans votre… Ville Noire ? demanda, en riant, la femme du marchand.

— Pas souvent… Quelques fois… mais par rare exception, répondit Yvon, souriant à son tour.

— Si tu faisais exception en notre faveur, mon garçon ? suggéra Lionel Jacques. Je suis certain que tous, nous jouirions de pareille excursion.

— Peut-être… murmura le jeune homme.

— Pourquoi pas vers le milieu du mois prochain ? proposa M. Foulon.

— Le mois prochain ! s’écria Lionel Jacques. Pourquoi pas l’année prochaine plutôt, mon cher M. Foulon ? ajouta-t-il en riant.

— C’est que je dois m’absenter, avoua M. Foulon, et s’il y a une excursion dans la mine, je voudrais bien en être !

— C’est juste, M. Foulon ! fit Yvon. C’est entendu, donc. Le mois prochain, je vous ferai explorer mon… domaine.

— Oh ! Que ! bonheur ! s’exclama Mme Foulon.

— J’ai été bien accueilli, par vous tous, à la Ville Blanche, reprit Yvon ; en retour, il me sera très agréable de vous faire les honneurs de la Ville Noire.

FIN DE LA
DEUXIÈME PARTIE

L’HOMME DE LA MAISON GRISE

TROISIÈME PARTIE
LA VILLE NOIRE

Chapitre I

LA ROUTE NOIRE


« Quelque part, dans les États-Unis d’Amérique », loin, bien loin de la Nouvelle-Écosse, à des centaines et des centaines de milles de W…, de la Ville Blanche et des êtres intéressants que ces villes contiennent, était un chemin rabotteux et glaiseux, au-dessus duquel des arbres, au feuillage si foncé qu’il en paraissait noir, le soir surtout, se rejoignaient en formant une arche.

Rien de plus pittoresque que ce chemin, sans doute : mais combien dangereux ! Car il était très étroit, de fait, il y avait juste assez d’espace pour le passage d’une voiture. À certains endroits cependant, il y avait des « rencontres », élargissements de la route, où deux véhicules pouvaient se rencontrer assez facilement. Si l’on voyageait en voiture donc, il fallait user de grandes précautions, afin de ne pas être dans l’obligation de se croiser ailleurs qu’aux « rencontres ». Et puis, c’eut été chose impossible, car, tout à côté du « grand chemin », il y avait des « ventres de bœufs », autrement dit, des marais sur lesquels c’eut été folie d’essayer de s’aventurer.

De chaque côté de ce chemin, on apercevait des maisons (des masures plutôt) dont le bois, qui n’avait jamais connu ni le pinceau, ni le blanchissoir, avait revêtu une teinte grise ou brune, s’harmonisant bien avec le décor environnant. Ces masures, dont une sorte de paillasson recouvrait le sol, n’étaient que d’une seule pièce, servant, à la fois, de salle-à-manger, de cuisine, et de chambre à coucher.

Dans notre pays (dans la province de Québec par exemple) on désignerait ce chemin dont nous parlons du nom de « rang » ; mais, pour les habitants de l’endroit, il était connu sous le nom de « route » — la Route Noire ; c’était là son vrai nom… nom bien mérité aussi.

Or, le soir où, pour la première fois, nous conduisons nos lecteurs sur la Route Noire, il fait bien noir. Inutile de le dire peut-être, aucune lumière artificielle ne l’éclaire. La lune est absente ; seules, de pâles étoiles scintillent au firmament… On dirait de petits lampions, placés là, non dans le but d’éclairer, mais par parure seulement.

Qui donc… quelles sortes de gens habitent les masures bordant la Route Noire ?…

Rien ne paraît plus facile que de s’en assurer. Il n’y a qu’à s’approcher de l’une de ces masures et regarder ce qui se passe à l’intérieur, si le cœur nous en dit, et si nul scrupule ne nous interdit pareille indiscrétion, car ni stores, ni rideaux n’en voilent les fenêtres.

Dirigeons-nous vers la droite, ayant soin cependant de ne pas mettre le pied sur quelque « ventre de bœuf ».

Ah !… Impossible de distinguer quoique ce soit, à l’intérieur de cette première maison, car, à défaut de stores, la poussière et les fils d’araignées ont tissé un rideau naturel à travers lequel l’œil ne peut que très difficilement pénétrer. D’ailleurs, les masures de la Route Noire sont, apparamment, éclairées au moyen de chandelles de suif, qui, on le devine, répandent plus d’odeur nauséabonde que de clarté.

Pourtant… En nous approchant de très près ; en collant nos yeux sur les vitres, nous parviendrons peut-être à voir quelque chose…

Dans cette masure donc, un groupe d’hommes et de femmes est réuni : toute une famille probablement. Ils sont assis en rond, sur des caisses vides. Au centre du cercle qu’ils forment, des enfants, trois ou quatre, se roulent sur le paillasson recouvrant le sol. Sur une caisse, plus grande et plus haute que celles qui servent de sièges, est une chandelle de suif, qu’une femme à tête blanche « mouche » toutes les deux ou trois minutes à peu près.

Ces gens, (cette famille), causent ensemble ; mais la conversation ne parait pas être très animée ; c’est plutôt une sorte de murmure confus et monotone que l’on entend. De temps à autre, une voix de femme, voix de tête, s’élève, pour réprimander les enfants, puis le murmure monotone de tout à l’heure reprend de plus belle. Malheureusement, on ne peut pas distinguer les visages de ces gens ; la flamme de la bougie n’illuminant qu’un cercle restreint.

Procédons plus loin… Arrêtons-nous à la deuxième masure, de laquelle nous parvient le son d’un instrument à corde, accompagnant un chant assez étrange ; une curieuse mélodie, de quatre ou cinq notes seulement.

À travers les vitres, plus… décorées peut-être que les premières, on aperçoit un autre groupe de gens, plus nombreux que celui de l’autre maison. Sur un seau renversé, un individu est assis et joue d’un instrument à corde, au son duquel tous balancent la tête en chantant. Il y a là des voix (voix de tête pour, la plupart) qui feraient fortune sur un théâtre ; des voix à l’extraordinaire registre, soutenant les notes les plus hautes avec une facilité vraiment remarquable.

Irons-nous plus loin ?… Nous dirigerons-nous vers la troisième masure, de laquelle, aussi, nous arrivent les accords d’un instrument à corde ?…

Nous y voici… Regardons et écoutons… Mais ce n’est plus du chant qu’on entend : ce sont des cris. Et ce que l’on voit, quoiqu’indistinctement, ce sont des gens se livrant à des contorsions, désignées par eux, sans doute, du nom de danses. Évidemment, dans cette troisième masure, on donne un bal… non à l’huile, mais au suif.

Ces trois masures que nous venons de visiter sont, nous l’avons dit, du côté droit de la Route Noire, en allant vers l’ouest. À gauche, leur faisant face est une autre maison, qui ne ressemble en rien à celles que nous venons de décrire.

Tout d’abord, à l’encontre des maisons mentionnées déjà, celle-ci on l’aperçoit à peine, en passant, car une forêt en miniature la sépare du chemin. Puis, cette demeure est à deux étages ; de plus, elle est blanchie à la chaux. Voici pour l’extérieur.

Quant à l’intérieur, au lieu de paillassons, des nattes tressées en recouvrent le sol. Au lieu de caisses en guise de meubles, la maison qui nous intéresse pour le moment, est meublée. Rien de luxueux, bien sûr ; rien de bien moderne non plus ; mais, dans la salle d’entrée, servant, elle aussi probablement de salon et de salle à manger, il y a une table, trois fauteuils et un canapé.

Puisque nous sommes en frais commettre des indiscrétions, entrons dans cette maison et voyons ce qui s’y passe.

La salle d’entrée est sombre : une faible lueur seulement y pénètre, venant de la pièce du fond, qui doit être la cuisine. Près de la table, une femme est assise ; la tête appuyée sur ses deux bras repliés, elle pleure… Elle est entièrement recouverte d’une mante rouge feu, dont le capuchon relevé laisse échapper quelques mèches de cheveux.

En regardant pleurer cette femme, on se sent ému, malgré soi ; rien n’émeut et n’attriste plus, en effet que de voir pleurer une personne âgée… La jeunesse, quelque soit sa peine, est assez vite consolée ; c’est qu’il lui reste toujours l’espérance de jours meilleurs. Mais la vieillesse !… Elle n’a de consolation, d’espoir que dans la mort, qui seule, lui semble-t-il, pourra la délivrer. Le sourire ne devrait-il pas plutôt orner sans cesse les lèvres du vieillard qui s’achemine vers le tombeau, puisque sa tâche ici-bas est finie et qu’il va recevoir bientôt sa récompense ?… Oh ! La vieillesse qui souffre et pleure, quoi de plus pathétique !…

Mais, pour revenir à celle que nous venons de voir pleurer ; elle paraît inconsolable. De longs sanglots s’échappent de sa poitrine ; des sanglots qu’on ne saurait entendre, sans éprouver une grande sympathie pour celle qui souffre à ce point.

Soudain, la porte séparant la salle d’entrée de la cuisine s’ouvre sous une poussée vigoureuse ; une femme de haute stature et très corpulente apparaît sur le seuil. À la lueur d’une bougie qu’elle tient à la main, on distingue parfaitement le visage de la nouvelle arrivée ; or, ce visage est noir comme l’ébène.

Une négresse. Une domestique, sans doute.

Elle s’avance dans la pièce, puis s’approchant précipitamment de celle qui pleure et s’agenouillant devant elle, elle s’écrie :

Mlle Luella ! Mlle Luella ! Oh ! Pourquoi pleurez-vous ainsi ?

— Ah ! Salomé ! répond une voix, sanglotante, il est vrai, mais jeune et fraîche. Tu le sais bien pourquoi je pleure !


Chapitre II

ALBA, DITE LUELLA


En entendant la voix de celle qui vient de parler, on est porté à se demander pourquoi on l’avait prise, tout d’abord, pour une personne âgée… Dans tous les cas, il y avait certainement eu erreur de notre part, car, les mouvements légers et souples de Luella étaient ceux d’une toute jeune personne : de fait, elle n’avait que dix-sept ans.

Celle que Salomé avait appelée Luella, se nommait réellement Alba : Alba Hynes ; mais, pour des raisons que nous expliquerons plus tard, elle avait résolu de changer son nom.

Disons, pour commencer, qu’elle était l’unique enfant de Richard Hynes, ce dernier, un Allemand qui, depuis nombre d’années, s’était fait naturaliser sujet américain.

Richard Hynes n’était pas riche ; loin de là ! mais il lui arrivait de réussir dans certaines spéculations, et l’argent qu’il faisait, en ces occasions, avait servi, jusqu’à il y avait trois mois, à l’instruction et à l’éducation de sa fille. Peu d’enfant de millionnaire avait eu plus d’instructeurs qu’Alba ; Elle avait eu des maîtres de français, d’anglais, de musique, de chant, de dessin, de peinture, de danse, de bon maintien, etc., etc. ; bref, rien n’avait été épargné pour faire d’elle une demoiselle accomplie.

Alba Hynes était une véritable enfant gâtée ; choyée par son père, adorée par Salomé, qui eut donné cent fois sa vie pour sa petite maîtresse. Ses moindres désirs étaient réalisés, sur l’heure, quand la chose était possible.

Sur un point cependant, Richard Hynes avait toujours été inflexible ; il avait défendu à sa fille de s’associer à qui que ce fut, dans le voisinage, considérant, et peut-être à bon droit, que les habitants de la Route Noire n’étaient pas de leur rang, à eux. Et s’il avait préféré donner des maîtres à sa fille, plutôt que de la placer dans quelque maison d’éducation, c’était précisément pour empêcher qu’elle fît des connaissances… probablement aussi, il avait des raisons graves pour agir ainsi qu’il le faisait. Pourtant, Alba ne s’était jamais plainte de n’avoir pas de compagnes de son âge ; son père lui suffisait, sans doute… et puis, il y avait Jacobin, son ex-compagnon de jeux, qui seul, avait eu accès dans leur maison.

Jacobin, jeune homme de, vingt-trois ans aujourd’hui, avait été élevé par sa grand’mère et leur maison était voisine de celle des Hynes. Dès l’enfance, il s’était fait l’esclave volontaire de sa petite compagne. Comme ils avaient grandi ensemble, Alba, devenue jeune fille, gardait pour son ami une affection vraiment fraternelle… Quant à Jacobin… nous parlerons, plus tard, de ses sentiments à l’égard de celle qu’il nommait encore « mignonne Alba ».

Depuis trois mois, les différents maîtres d’Alba avaient été remerciés, payés et renvoyés. Richard Hynes considérant que l’instruction et l’éducation de sa fille étaient terminées. D’après lui d’ailleurs, elle en connaissait aussi long, à présent, que ceux qui lui avaient donné le bénéfice de leur savoir. Alba avait aimé l’étude passionnément ; elle s’était donc appliquée à toutes les matières qui lui avaient été enseignées. Mais, de toutes ses choses apprises, l’étude du français avait eu sa préférence ; à tel point, qu’elle avait presqu’exigé qu’on ne parlât que cette langue dans la maison. Son père, qui parlait le français parfaitement, n’avait fait aucune objection, et on eut été quelque peu étonné, sans doute, d’entendre causer ensemble le père et la fille en français, dans ce centre essentiellement anglais.

C’est qu’Alba avait son idée : le Canada avait toujours été l’objet de ses rêves ; elle s’était dit, dès l’enfance, qu’elle quitterait définitivement, un jour, la Route Noire, les États-Unis d’Amérique, pour aller demeurer au Canada, pays dont elle avait beaucoup lu et qui lui semblait être un vrai paradis terrestre.

— Aussitôt que j’aurai fait fortune, ma fille, avait promis Richard Hynes, nous irons demeurer dans ce pays qui, pour toi, a tant d’attraits.

— Oui, n’est-ce pas, père ?

— Bien sûr, puisque c’est là ton désir, ma chérie.

— Oh ! Quel bonheur ! s’était-elle écriée.

— S’il ne faut que cela pour te rendre heureuse, Alba…

— Mais, petit père, ne soufflons pas mot de ce projet, à qui que ce soit… pas même à Jacobin… surtout, pas à Jacobin.

— Compte sur moi, ma fille. Pourtant, je suis surpris que tu te défies de ce pauvre Jacobin ; pourquoi donc cela. Alba ?

— Voyez-vous, père, répondit la jeune fille en hésitant quelque peu. Jacobin s’est mis dans la tête qu’il était amoureux de moi et…

— Jacobin ? s’écria Richard Hynes, d’un ton mécontent. Il ferait mieux de ne pas faire de projets te concernant ce garçon… J’ai fait d’autres rêves pour toi…

— Je sais ! Je sais Je me propose de lui faire entendre raison aussi, à mon ex-compagnon de jeux.

— Et tu feras bien… Avec la fortune qui sera tienne un jour, si je réussis dans la grande spéculation dans laquelle je me suis lancé, avec la dot que je te donnerai, lors de ton mariage, tu pourras épouser un comte, un marquis, peut-être même un duc, si tu le désires, ma fille.

— Probablement… murmura-t-elle. En attendant, ajouta-t-elle, accoutumons-nous à parler le français, dans cette maison ; je vais faire la langue à Salomé, à ce propos.

Un mois s’était écoulé, depuis qu’Alba avait terminé ses études. Elle était heureuse, car elle trouvait toujours le moyen de s’amuser intelligemment et agréablement. Et puis, il y avait la perspective de partir un jour, bientôt peut-être, de quitter, pour toujours, la Route Noire et ses environs. Tout de même c’était une vie assez monotone et vide de distractions que celle qu’elle menait. Personne ne venait jamais la voir (excepté Jacobin) ; elle ne quittait jamais le terrain environnant leur demeure ; lorsqu’elle avait fait le tour de la forêt en miniature entourant la maison, elle devait se contenter de cet exercice en plein air. S’il lui arrivait de s’aventurer sur la Route Noire, ce n’était qu’accompagnée de son père ou de Salomé ; Richard Hynes avait été fort sévère sur ce point… chose assez étrange ; on eût dit qu’il craignait que quelqu’un adressât la parole à sa fille. Sans que celle-ci le soupçonnât donc, elle était entourée d’une surveillance attentive et continuelle qui, si elle s’en fut aperçue, l’eut rendue bien malheureuse.

Mais un après-midi du mois de juin, alors qu’elle était assise sur un banc, à lire, dans la forêt en miniature entourant la maison, elle entendit des cris, des rires et des piétinements sur la route. Curieuse, elle se leva et s’approchant de la clôture séparant leur propriété du chemin, regarda ce qui se passait ; deux hommes, tenant chacun un ours en laisse, s’avançaient sur la route. Arrivés devant le terrain des Hynes, ces hommes firent exécuter des tours à ces ours ; les faisant grimper dans les arbres, les faisant danser, etc., etc., au grand amusement de la foule qui les suivait.

Intéressée, Alba s’avança sur un petit pont reliant leur terrain au « grand chemin ». Un sourire erra sur ses lèvres, en voyant l’enthousiasme de la foule. Mettant la main dans sa poche de robe, elle y trouva des sous qu’elle remit aux propriétaires des ours ; ceux-ci saluèrent la jeune fille, puis ils continuèrent leur chemin, tout comme font les musiciens ambulants… aussitôt qu’ils ont reçu votre argent, ils passent outre et vont jouer ailleurs.

Alba se disposait à traverser le petit pont pour retourner chez elle, quand une conversation en français entre une dame et une jeune fille qui se trouvaient tout près d’elle, la cloua sur place. Ces personnes ne se gênaient guère pour parler ; dans ce milieu anglais, on ne risquait pas d’être compris, quand on parlait le français.

— Vois-tu cette jeune fille ? demanda la dame à sa compagne.

Alba comprit qu’on parlait d’elle et elle prêta l’oreille. Mal lui en prit, car les remarques qu’on fit sur son compte l’affectèrent d’une façon extraordinaire : ses yeux se remplirent d’une frayeur étonnée et ses lèvres devinrent blanches comme de la cire… Elle porta la main à son cœur et à son front, se sentant prise d’étourdissement… Allait-elle perdre connaissance, là, sur la route, sous les yeux de ces deux femmes qui venaient de parler d’elle et qui la regardaient si curieusement, ne se doutant pas, certes, qu’elles venaient de lui briser le cœur ?

D’un pas chancelant, elle se dirigea vers sa demeure… Comme à travers un voile opaque, elle aperçut Salomé, qui accourait au-devant d’elle ; évidemment, la négresse avait été très inquiète au sujet de sa jeune maîtresse et elle était venue s’assurer que celle-ci ne s’était pas éloignée de leur terrain.

— Salomé ! Salomé ! cria Alba, au moment où la servante arrivait auprès d’elle. Dis-moi… Dis-moi que ce n’est pas vrai !

Puis elle s’évanouit.


Chapitre III

UN RÊVE QUI SE RÉALISE


Enlevant la jeune fille, comme si elle eut été une plume, Salomé l’emporta dans la maison et la déposa sur le canapé de la salle d’entrée.

Courant ensuite à la cuisine, la servante ouvrit une armoire, de laquelle elle retira une bouteille de cognac. Toujours courant, elle retourna dans la salle et s’agenouillant auprès du canapé, elle humecta de la boisson les lèvres et le front de la jeune fille, puis elle lui frotta les mains et les poignets, afin de rétablir la circulation du sang. Mais Alba restait toujours évanouie.

Quiconque eut jeté les yeux sur la négresse, eut été fort étonné de l’expression navrée de son visage. Les Noirs, c’est reconnu, sont généralement très attachés à leurs maîtres, lorsque ceux-ci les traitent bien, et Salomé devait aimer excessivement sa jeune maîtresse pour éprouver un tel désespoir de son état actuel.

— Petite ! murmurait-elle. Ô chère adorée petite !… Ouvrez vos yeux, enfant et regardez Salomé, qui a le cœur meurtri de vous voir souffrir ainsi !

Elle sanglotait la pauvre femme. Elle étreignait la jeune fille sur son cœur et des larmes pressées coulaient sur ses joues.

Et c’est alors qu’elle entendit s’ouvrir la porte de la maison ; Richard Hynes venait de pénétrer en sa demeure.

Apercevant sa fille, couchée, et auprès d’elle, la servante éplorée, il franchit, d’un bond, l’espace le séparant du canapé.

— Alba ! cria-t-il. Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ?

— Il y a qu’elle a perdu connaissance, répondit la négresse.

— Je le vois bien ! s’exclama Richard Hynes, d’un ton impatienté.

— Eh ! bien…

— Quelle est la cause de cet évanouissement ? demanda-t-il. Tu le sais, sans doute, Salomé ? Parle !

Sans avoir l’air le moindrement impressionné du ton sur lequel son maître lui parlait, elle répondit froidement :

— Quelque chose l’a effrayée la pauvre petite… Je ne sais ce que c’est… Elle a quitté le terrain… Elle s’est avancée sur la route… Ce qu’elle a vu ou entendu là…

— Alors, c’est toi qui es en faute, ma bonne Salomé ! T’ai-je assez recommandé de ne pas perdre cette enfant de vue ?… Tu connais mes raisons, pour prendre tant de précautions ; cependant…

— Ce qui est fait est fait, répondit, en soupirant, la servante. Je donnerais ma vie, cent fois, pour lui épargner la moindre peine, à la pauvre chère petite, ajouta-t-elle, en pleurant. Pourtant, vous ne pourrez pas la retenir prisonnière dans votre maison, ou sur votre terrain, pour le reste de ses jours ; infailliblement…

— Ah ! Tais-toi ! Tais-toi, et sors d’ici ! Je veux être seul avec ma fille. Sors, entends-tu, Salomé !

La négresse, toujours agenouillée près du canapé, étreignit Alba dans ses bras et déposa un baiser sur son front, puis elle éclata en sanglots.

Les poings serrés, fou de colère, Richard Hynes se précipita vers elle ; on eût cru qu’il allait la frapper.

— Tu oses, misérable ! cria-t-il. Tu oses poser tes lèvres sur le front de ma fille !… Je te chasse… esclave !

— Essayez donc de me chasser, M. Hynes ! Il vous en coûtera plus cher que vous ne le supposez peut-être, riposta la négresse, au moment de quitter la salle d’entrée. Et que ça ne vous arrive plus de me traiter d’esclave, reprit-elle, sur un ton menaçant, car, je me vengerai, en dévoilant certains secrets que vous tenez tant à cacher !

Richard Hynes devint blanc comme une feuille de papier… Ses lèvres s’ouvrirent comme s’il allait parler, mais pas un son ne s’échappa de sa bouche.

Aussitôt que Salomé fut sortie, il tomba assis sur un fauteuil et passa, à plusieurs reprises, son mouchoir sur son front, où perlaient quelques gouttes de sueur, puis il murmura :

— Dire que je suis, en quelque sorte, à la merci de cette femme… de cette négresse ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

Salomé n’alla pas loin ; elle s’assit par terre et l’oreille collée à la porte séparant la cuisine de la salle, elle écouta… Quelques instants s’écoulèrent, puis elle entendit la voix de Richard Hynes qui disait :

— Alba ! Enfin ! Te voilà revenue à la connaissance de ce qui t’entoure !

— Père !… murmura la jeune fille. Mais le souvenir de ce qui s’était passé lui revenant, sans doute, elle s’écria : Ô père ! N’est-ce pas qu’elles ont menti ces femmes ?

— Quelles femmes, ma chérie ? Et qu’ont-elles dit ? demanda-t-il, inquiet.

— Elles ont dit… commença Alba en sanglotant. Oh ! Miséricorde ! Il me semble que je ne pourrai jamais me décider de répéter leurs paroles.

— Il faut tout me dire, à moi, ton père, chère enfant.

— Nous sommes seuls, bien seuls, tous deux, vous et moi ?

— Certes, oui !… Mais, attends un peu ; je vais aller voir ce qui se passe, de l’autre côté de cette porte.

Ci-disant, Richard Hynes se leva et se dirigea vers la cuisine.

Salomé avait entendu son maître se lever et elle avait couru se cacher dans l’escalier conduisant au deuxième palier. Heureusement pour elle, Richard Hynes n’eut pas l’idée de la chercher là.

Ce ne fut qu’une demi heure plus tard que la négresse osa retourner à la cuisine, sous prétexte de commencer à préparer le souper. La conversation qu’elle entendit alors, entre le père et la fille ne lui apprit rien de ce qu’elle aurait tant voulu savoir. La cause de la frayeur d’Alba, frayeur si grande qu’elle en avait perdu connaissance, devait rester un secret pour la servante, pendant longtemps encore ; pour toujours peut-être.

— Et vous jurez, père, qu’avant deux mois, vous aurez accumulé une fortune et que nous pourrons partir d’ici ? disait Alba, au moment où Salomé réintégrait sa cuisine.

— Je te le jure, ma fille !

— Alors, je veux que vous commenciez, dès maintenant à m’appeler par mon nouveau nom… Je vous l’ai dit, je vais changer mon prénom tout de suite.

— Comme tu voudras, ma chérie.

— Dorénavant donc, appelez-moi Luella… J’ai toujours aimé ce nom et je le prends.

— Luella… C’est très bien.

— Avec ce nouveau nom, auquel il est essentiel que nous nous accoutumions tous, vous, Salomé et moi, et le nom de famille tout à fait français que vous prendrez (que nous prendrons) un jour, aussitôt que nous pourrons partir d’ici, personne ne parviendra à nous retracer jamais.

— Comme toujours, il sera fait ainsi que tu le désires, Alba. Dans deux mois, au plus, nous quitterons la Route Noire et personne de ceux qui nous ont connus n’entendra plus jamais parler de nous puisque nous aurons changé d’identité et de nom.

Les deux mois de grâce demandés par Richard Hynes à sa fille s’étaient écoulés et il semblait bien que la fortune rêvée était loin encore. C’est pourquoi, lorsque, pour la première fois, nous avons vu Luella, elle pleurait toutes ses larmes. Elle se demandait à quoi lui servirait l’instruction qu’elle avait reçue ; cette instruction, cette éducation. n’avaient servi qu’à lui inculquer des goûts et des aspirations qu’elle ne pourrait jamais satisfaire.

Mais, vers les dix heures, ce même soir où elle s’était livrée au découragement, Richard Hynes, son père, entrait chez lui en coup de vent ; il paraissait être excessivement excité.

— Luella ! s’écria-t-il, en saisissant sa fille dans ses bras. J’ai une grande et bonne nouvelle à t’apprendre !

— Oui, père ? fit-elle d’un ton las et avec un triste sourire. Que lui importait les nouvelles qu’on lui apportait ?… Une seule chose aurait pu l’intéresser, et de cette chose elle avait désespéré depuis longtemps…

— Ma fille, reprit Richard Hynes, en posant sa main sur sa propre poitrine en un geste théâtral, salue, je te prie, l’homme le plus riche de cet État !

— Vous dites, père ? Vous dites — … s’exclama Luella, reprise d’espoir.

— Je te présente Richard Hynes, le millionnaire, reprit-il, s’inclinant devant sa fille en souriant.

— Non ! Non ! Vous voulez rire, n’est-ce pas, père ?

— Nenni, Luella ! Tous tes rêves vont se réaliser, mon enfant… Quand tu le désireras maintenant, nous quitterons cette maison… la Route Noire…

— Demain, père ? Demain ?

— Pourquoi pas ? Aussi bien partir demain qu’un autre jour.

— Je serai prête à partir… par le train de sept heures, demain soir.

— Fort bien !… Il n’y a rien à emporter d’ailleurs, hors quelques effets de première nécessité, car, à Chicago, où nous irons, tout d’abord, tu t’achèteras un trousseau complet. Je tiens à ce que tu sois vêtue très richement et très chiquement, comme il convient à la fille d’un millionnaire ; les plus belles toilettes, la plus fine lingerie, les plus riches joyaux : de fait, il n’y aura rien de trop beau pour toi désormais, Luella.

— Alors, c’est entendu : nous partirons demain ! s’écria joyeusement la jeune fille.

— Je n’y ai aucune objection.

Le lendemain matin, au déjeuner, Richard Hynes annonça à Salomé qu’ils allaient partir, lui et sa fille.

— Et quand partons-nous ? demanda la négresse.

— Hein ? cria Richard Hynes. Puis d’un ton plus calme, mais où perçait quand même, un grand malaise… on eût dit plutôt une sorte de crainte, il reprit : Ma pauvre Salomé, nous partons seuls, Luella et moi. Quant à toi, je te fais don de cette maison et de son contenu ; tu pourras donc continuer à y demeurer…

— Je ne quitterai pas Mlle Luella ! annonça tranquillement Salomé. Je désire être attachée à son service personnel… Mlle Luella ne pourrait pas se passer de moi d’ailleurs et…

— Tu resteras ici, entends-tu, Salomé, ma bonne ! tonna Richard Hynes.

— Je suivrai Mlle Luella… répondit-elle avec entêtement.

— Écoute, une bonne pension te sera payée par mon homme d’affaires ; tu auras de quoi vivre, et de reste ; même, tu pourras prendre à ton service Sambo, le jeune nègre, que nous avons toujours protégé d’ailleurs.

Sambo était, en effet, un nègre d’une vingtaine d’années, sans feu ni lieu, que les Hynes employaient souvent à travailler autour de la maison. (Ajoutons, tout de suite que Richard Hynes, au moment de quitter la Route Noire fit cadeau de sa maison et de son contenu à Sambo, sur la suggestion de Luella, cette bonne action, avait pensé la jeune fille, leur porterait bonheur, à elle et à son père).

— Faites cadeau de votre maison à Sambo, M. Hynes, si cela vous plait, répondit Salomé, à la dernière suggestion de son maître ; moi, où ira Mlle Luella, j’irai !

— C’est à ma fille de décider si tu dois nous accompagner ou non, fit froidement Richard Hynes.

— Mademoiselle Luella ! implora la négresse. Ô Mademoiselle Luella !

— Je pourrais difficilement me passer de Salomé, vous le pensez bien, père, dit Luella. Je tiens donc à ce qu’elle nous accompagne.

Une expression de réel mécontentement se peignit sur le visage de Richard Hynes ; mais, comme toujours, il se soumit à la volonté de sa fille.

Dans le courant de l’après-midi, Jacobin vint rendre visite à Luella. Apercevant par terre deux valises remplies de linge, il demanda, d’une voix qui tremblait légèrement :

— Vous allez donc partir ?

— Mais, oui, Jacobin, répondit Luella en souriant. Un petit voyage à Chicago, où père a affaire ; moi, je l’accompagne, cette fois.

— Serez-vous longtemps absents ? demanda le pauvre garçon d’une voix altérée.

— Une semaine… deux peut-être…

— Ah ! fit Jacobin, quelque peu soulagé et rassuré.

Il était à la gare, au départ du train. Il se sentait fort attristé, comme s’il eut eu le pressentiment de ne plus jamais revoir celle qu’il avait toujours tant aimée.

— M’écrirez-vous quelques lignes ? lui demanda-t-il, au moment où elle allait monter dans le wagon.

— Oui, Jacobin… Je vous écrirai, aussitôt que nous serons arrivés à Chicago, promit-elle.

(Elle tint parole. Mais cette carte postale que Luella écrivit à Jacobin et que ce dernier conserva toujours comme son plus précieux trésor ici-bas, ce fut la seule et la dernière qu’il reçut jamais d’elle).

Enfin, retentit le sifflet de la locomotive, puis le train se mit en mouvement. Luella eut un soupir de profond soulagement et de parfait bonheur ; elle quittait, pour n’y plus jamais revenir, la Route Noire et ses environs !


Chapitre IV

NOS AMIS DE LÀ-BAS


Lorsque nous avons quitté nos amis de la Nouvelle-Écosse, c’était le soir du baptême de la cloche d’église de la Ville Blanche.

On s’en souvient, Yvon Ducastel, au moment de retourner chez lui, avait invité ses amis à venir à W… et qu’ils exploreraient, en sa compagnie, la houillère, que Mme Foulon désignait sous le nom assez poétique de « Ville Noire », et c’est avec grand enthousiasme que tous avaient accepté l’invitation.

L’excursion projetée avait été fixée à un mois de là ; mais un mois et demi s’était écoulé depuis lors et elle n’avait pas encore eu lieu.

C’est que Lionel Jacques avait été malade, d’une bronchite aiguë, qui l’avait conduit à deux doigts de la mort et, inutile de le dire, il n’avait pas été question de descendre dans la mine sans lui. Pendant quatre ou cinq jours, le médecin de W…, le Docteur Rupert, avait désespéré de son malade.

Mais, aujourd’hui, Lionel Jacques, après une longue convalescence, se déclarait en parfaite santé et prêt à se joindre aux excursionnistes, quand la chose serait décidée, quant au jour, à l’heure, etc.

Pendant la maladie de Lionel Jacques, Yvon était allé fort souvent prendre de ses nouvelles, et plus d’une fois, il avait vu Annette installée au chevet du malade. Cela ne l’avait pas étonné, quoiqu’il en ressentit chaque fois, un coup terrible au cœur. La jeune aveugle, de son côté, n’avait pas paru le moindrement embarrassée, ni intimidée, d’être trouvée ainsi auprès du propriétaire de la Ville Blanche.

— Pourquoi se sentirait-elle mal à l’aise aussi ? se disait Yvon. N’est-elle pas la fiancée de M. Jacques et sa place n’est-elle pas au chevet de celui-ci, quand il est si malade ?

Un jour, en entrant au Gîte-Riant, il s’aperçut que Catherine, la domestique, avait les yeux rougis ; elle venait de pleurer, c’était évident.

— Qu’y a-t-il, Catherine ? demanda-t-il. M. Jacques ?…

— Ah ! M. Ducastel, M. Jacques est rempiré, depuis hier. Le médecin est inquiet.

— Vraiment ? s’écria Yvon.

— Oui… Si vous montez le voir, M. l’Inspecteur, ne le laissez pas parler, n’est-ce pas ; le docteur l’a défendu.

— Ne craignez rien, Catherine. Fiez-vous à moi.

— Je me fie à vous, bien sûr !

Mlle Villemont est-elle auprès de M. Jacques ?

— Non. M. Ducastel… Voilà trois jours que je ne l’ai vue la chère petite demoiselle.

Lionel Jacques était, en effet, beaucoup plus mal. Il paraissait avoir une fièvre intense et une toux sèche lui déchirait la poitrine. Pourtant, il reconnut son jeune ami, car, en l’apercevant, il lui sourit et lui fit signe de s’approcher de son lit.

— Yvon, dit-il, parlant avec effort, j’ai à te parler…

Une quinte de toux l’interrompit.

— Non ! Non ! Ne parlez pas ! fit Yvon. Le médecin l’a expressément défendu.

— Il faut que je te dise… Si… Si je… meurs… Dans mon coffre-fort… Une lettre… à ton adresse… Elle concerne… Annette…

— C’est bien ! J’ai compris, M. Jacques ! interrompit le jeune homme.

— C’est important… la lettre, et…

— De grâce, ne parlez plus ! implora Yvon. D’ailleurs, il n’est pas question pour vous de mourir…

— Annette… murmura le malade. M. Villemont… La Maison Grise

Mais tout cela s’était passé il y avait un certain temps, et maintenant, M. Jacques ne se ressentait plus du tout de sa dangereuse maladie. Il avait repris son genre de vie accoutumé et tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Un mot d’Annette… Elle venait à W… presque chaque jour et Yvon la voyait et lui parlait souvent. Quatre ou cinq fois, depuis un mois et demi, il était allé la reconduire chez elle en voiture, à cause de l’orage, qui menaçait, et ne voulant pas qu’elle se risquât sur le Sentier de Nulle Part, en de telles conditions atmosphériques. La conversation, en ces occasions, était on ne peut plus amicale. Yvon appelait toujours Annette : « ma petite amie », et elle appelait le jeune homme « M. Yvon ».

Mais jamais il ne l’avait questionnée à propos de Lionel Jacques. Non. Ces confidences c’était à elle à les faire et Yvon se disait que ce serait manquer de délicatesse de sa part, que de lui poser des questions à ce sujet.

Et puis, notre jeune ami rencontrait Annette aussi chez les Francœur. Mme Francœur emmenait souvent la jeune fille dîner chez elle ; parfois même, quand l’aveugle avait, durant l’avant-midi, fait une recette suffisante, pouvant raisonnablement satisfaire les exigences de son grand-père, la brave femme la gardait avec elle tout le reste de la journée, et cela faisait grand plaisir à Yvon.

— Vous savez, M. Ducastel, lui avait dit Mme Francœur un jour, je l’aime Mlle Annette, comme si elle était ma fille.

— Je suis bien content ! avait répondu Yvon. Elle a besoin d’amies telles que vous, la pauvre enfant !

— Et je vous dis, moi, que cette petite a une peine secrète, M. l’Inspecteur, oui, une peine secrète !… Il y a quelque chose qui la tracasse et la rend infiniment malheureuse…

— Sa terrible affliction…

— Ah ! Oui ! Cela aussi, sans doute… Mais il y a autre chose, je vous le certifie… On dirait toujours qu’elle appréhende quelqu’événement…

— Allons donc ! fit Yvon, en haussant légèrement les épaules. Ce qu’elle appréhende peut-être, c’est la colère de son grand-père, s’il venait à apprendre que sa petite-fille s’est fait des amis, à W… et à la Ville Blanche.

— Non ! Non ! Je vous dis qu’il y a autre chose, M. Ducastel !… Souvent je vois les yeux de la pauvre enfant se remplir de larmes… sans cause, me semble-t-il.

Mais Yvon se dit qu’il n’était guère surprenant qu’Annette souffrit moralement ; quand on connaissait M. Villemont, l’homme de la Maison Grise !…

— Continuez à être bonne pour elle, Mme Francœur, se contenta-t-il de répondre ; elle mérite d’être protégée et… aimée.

N’oublions pas de dire quelques mots de Patrice Broussailles maintenant. On prétendait qu’il courtisait Madeleine Blanchet, la jeune fille qu’il avait choisie pour compère, lors du baptême de la cloche de l’église. Or, les Blanchet étaient très flattés des attentions du « professeur » envers leur fille, ce qui faisait hausser les épaules à Yvon Ducastel et murmurer :

— Ces pauvres gens ! Ils ne sont pas difficiles !

Disons aussi, puisque nous parlons de tous ceux qui nous intéressent, que Léon Turpin, l’enfant infirme du sellier de W…, était « monté en grade » ; de commissionnaire de la houillère, il était devenu garçon de bureau « pour M. l’Inspecteur, s’il vous plaît » disait-il, à qui voulait l’entendre. Yvon avait fait nettoyer une minuscule pièce attenant son propre bureau ; dans cette pièce il avait fait installer deux chaises, une petite table et un pupitre.

Avec quelle joie et de quel air important Léon parlait de « mon bureau, mon pupitre, mes papiers » ; c’était à en mourir de rire ! Inutile de le dire d’ailleurs, l’enfant ressentait un véritable culte pour Yvon ; il avait même consenti, pour faire plaisir à « M. l’Inspecteur », de s’instruire un peu.

— Écoute, Léon, lui avait dit Yvon, je ne veux pas d’un garçon ignorant dans mon bureau, tu dois le comprendre. Il va falloir que tu t’instruises un peu, si tu veux que je te garde avec moi.

— Aller à l’école, vous voulez dire, M. l’Inspecteur ? avait demandé le garçonnet, d’un ton réellement attristé.

— Bien… Non… Voici ce que nous allons faire : trois soirs par semaine, le lundi, le mercredi et le vendredi, tu viendras me trouver, chez Mme Francœur, et je te ferai la classe.

— Certainement, j’irai ! répondit Léon.

— Il te faudra étudier aussi, entre les leçons que je te donnerai ; car, je t’en avertis, je serai un maître sévère ! fit Yvon en souriant.

— J’étudierai, je vous le promets, M. l’Inspecteur ! s’exclama l’enfant.

Mais, pour revenir au jour où nous retrouvons tout notre monde, de W… et de la Ville Blanche, il était cinq heures de l’après-midi et Yvon se disposait à quitter son bureau pour retourner chez lui, lorsque Léon entra, après avoir frappé à la porte. À sa main, l’enfant tenait une carte de visite.

— Un monsieur et une dame, qui demandent à vous parler, M. l’Inspecteur, annonça-t-il.

Il tendit au jeune homme la carte de visite, sur laquelle celui-ci lut :

« Richard d’Azur
Professeur de Minéralogie
Chicago,
U. S. A. »

— Fais entrer, Léon, dit Yvon. Puis lorsque l’enfant fut sorti, « M. l’Inspecteur » ébaucha un geste impatienté et murmura entre ses dents :

— Les gens devraient bien choisir mieux leurs heures pour venir me rendre visite ! Moi qui me proposais de faire une promenade à cheval, avant le souper !


Chapitre V

MONSIEUR ET MADEMOISELLE D’AZUR


Léon s’était rangé de côté, pour laisser passer les visiteurs de « M. l’Inspecteur » ; un monsieur et une dame.

Richard d’Azur s’avança, la main tendue et le sourire aux lèvres.

M. Ducastel, inspecteur de la houillère, n’est-ce pas ? fit-il.

— Oui, Monsieur… Monsieur d’Azur, répondit Yvon un peu froidement après avoir de nouveau, jeté les yeux sur la carte de visite qu’il tenait à la main.

— Professeur de minéralogie, à l’Université de Chicago, acheva Richard d’Azur. Et il me fait plaisir de vous présenter ma fille, reprit-il, en désignant celle qui l’accompagnait. Luella, M. Ducastel, ajouta-t-il, en présentant les jeunes gens l’un à l’autre.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, Mademoiselle, dit Yvon, en s’inclinant devant la jeune fille. Prenez des sièges ajouta-t-il. Mais attendez, s’il vous plaît !

Il courut à une armoire et l’ayant ouverte, il en retira une grande serviette, qu’il étendit sur la chaise la plus rapprochée de Luella d’Azur. Comme celle-ci le regardait en souriant, mais l’air fort étonné, il dit :

— La poussière de charbon se pose partout, voyez-vous, Mademoiselle ; elle s’attache à tout, elle noircit tout ce qu’elle touche ; votre costume en eut vite porté les traces.

— Ah ! Merci, M. Ducastel, fit-elle toujours souriante.

— Vous vous demandez, M. l’Inspecteur, je le présume, la raison de notre visite ?… Je vais donc…

Mais Richard d’Azur se tut soudain. Un bruit assourdissant venait de se produire ; une ou plusieurs tonnes de charbon croulaient sur le terrain entourant la houillère.

Pendant le silence forcé qui suivit, Yvon examina ses visiteurs, sans que ceux-ci s’en aperçussent : Richard d’Azur était un homme assez corpulent et d’une taille un peu au-dessus de la moyenne. Son teint, rose et blanc, ses yeux bleus, presqu’à fleur de tête, ses cheveux blonds, légèrement bouclés, sa moustache épaisse, blonde aussi, et se terminant en accroche-cœurs, faisaient qu’on devait le prendre plus souvent pour un Allemand que pour un Français, tel que son nom l’indiquait pourtant. Sa physionomie bonnasse inspirait une certaine confiance ; on se disait, naturellement, que rien ne devait être plus facile que de s’arranger et s’entendre avec M. d’Azur. Oui, c’était là la première impression ressentie ; c’est que son épaisse moustache cachait sa bouche, dont l’expression de détermination eut donné à penser peut-être.

Mlle Luella d’Azur était petite de taille ; « mignonne » eut-on dit, par galanterie. Elle était frappante cette jeune fille et on devait se retourner plus d’une fois, pour la regarder encore, lorsqu’on la croisait en route. Ses cheveux étaient blonds, avec des reflets dorés… si blonds, si dorés, qu’on était porté à se demander s’ils n’avaient pas emprunté leur nuance et leur brillant à l’art… autrement dit, à la teinture. Luella était très blanche de peau et ses joues étaient d’un rose si frais, si beau que c’en était merveilleux vraiment… seule, une personne très expérimentée eut deviné que ces teints si extraordinaires peuvent, généralement, s’acheter chez le premier pharmacien venu, à tant la boîte.

Mais Yvon ne vit rien de tout cela ; il trouvait admirables la chevelure et le teint de Luella d’Azur et il se disait qu’il était regrettable que deux choses eussent déparé ce joli visage… joli au premier abord, dans tous les cas : les yeux de la jeune étrangère étaient presqu’invisibles sous des verres bleus, presque noirs ; sans doute, elle avait les yeux faibles ou fatigués la pauvre enfant. Elle était jeune (dix-sept ans, dix-huit ans au plus) et elle avait dû se massacrer les yeux à l’étude ; cela arrivait assez souvent. Une autre chose déparait le visage de la jeune fille ; sa bouche trop grande, ses lèvres trop épaisses, seulement, lorsque ses lèvres s’entr’ouvraient pour sourire, elles découvraient des dents petites, blanches et d’une régularité parfaite.

Mais Richard d’Azur parlait, tout bruit ayant cessé :

— Je dois vous dire, M. Ducastel, que nous sommes venus presque directement ici, en descendant du train, tout à l’heure… pour vous demander de nous rendre un service.

— Vraiment ? s’exclama Yvon. Si je peux vous être utile à quelque chose, comptez sur moi, ajouta-t-il.

— Merci, M. Ducastel, merci !… Donc, voici : nous avons l’intention, ma fille et moi, de passer trois ou quatre jours à W…, car, si nous pouvons en obtenir l’autorisation, nous aimerions à faire une petite exploration de la houillère…

— Nous verrons… fit Yvon en souriant.

— Mais, reprit Richard d’Azur, il y a la question du logement, en cette ville ; cela me paraît tout un problème…

— Il y a un hôtel… commença notre ami.

— Oui, je sais… Nous en arrivons… et vraiment, nous n’avons pu nous décider d’y séjourner, même pour une heure… Alors, nous avons pensé… ou plutôt, on nous a dit de nous adresser à vous et que vous voudriez peut-être user de votre influence auprès de votre maîtresse de pension, afin qu’elle nous prenne chez elle.

— Ah !… fit le jeune homme, Mme Francœur est certainement un véritable cordon-bleu, sa maison est grande, confortable et fort bien tenue… Seulement elle ne tient pas réellement une maison de pension, vous savez, M. d’Azur ; de fait, je suis, et j’ai toujours été, je crois, son seul pensionnaire.

— On me l’a dit… Mais je suis sûr que si vous vous serviez de votre influence auprès de cette dame…

— Je peux toujours essayer, répondit Yvon en souriant.

— Luella, ma fille, est épuisée de fatigue, la pauvre enfant ; elle a réellement besoin de se reposer. Je vous serais fort obligé, M. Ducastel, si vous vouliez prendre notre cause en mains.

— Je ferai de mon mieux, M. d’Azur.

— Vous alliez partir, je crois ? demanda Richard d’Azur. Pourquoi ne ferions-nous pas route ensemble, jusqu’à votre maison de pension ?

— Mais, certainement ! Je parlerai immédiatement à Mme Francœur… Il vous faudra deux chambres…

— Pardon ! Trois… Il nous faut trois chambres, M. l’Inspecteur ; il y a aussi notre domestique, Salomé, qui nous accompagne. Elle est à la gare, dans le moment, en possession de nos bagages.

— Je crois que Mme Francœur pourra accommoder aussi votre domestique, dit Yvon.

Mme Francœur n’aura qu’à faire son prix, annonça pompeusement Richard d’Azur ; je suis prêt à payer ce qu’elle me demandera, de plus, un bon pourboire probablement.

— Alors, partons ! fit Yvon.

— Oui, partons !… Il me tarde de régler cette question d’une maison de pension, vous le pensez bien… Pour moi-même, passe encore ! mais ma fille est si fatiguée !

« M. l’Inspecteur », accompagné d’étrangers, un monsieur et une dame, cette dernière, vraiment frappante, avec sa chevelure d’or, son teint rose et sa riche toilette, cela ne manqua pas d’attirer l’attention de tous ceux qu’ils rencontrèrent, en route. On eut vite pris des renseignements et bientôt le bruit courut dans la ville que cet étranger, un monsieur d’Azur, était millionnaire et qu’il voyageait avec sa fille, son unique enfant, et une domestique, cette dernière, attachée au service personnel de Mlle d’Azur. Ces nouvelles suscitèrent l’intérêt de beaucoup de gens, car, dans les petites villes, le moindre incident fait sensation, on le sait.

En arrivant à sa maison de pension, Yvon introduisit M. et Mlle d’Azur dans le salon, puis il alla trouver Mme Francœur, dans la cuisine, où elle était à préparer le souper. En quelques phrases, il la mit au courant de ce qui se passait.

— Pensez-y, Mme Francœur, ajouta-t-il en riant, c’est un cas réellement désespéré : des voyageurs en détresse, dans une ville étrangère… sans toit pour les abriter… sans une croûte à manger…

Pour dire l’exacte vérité, Mme Francœur ne paraissait être ni très impressionnée ni très touchée de la détresse de ces inconnus, et elle fit la moue, tout d’abord à la pensée de prendre chez elle ces trois étrangers. Quel surcroît d’ouvrage aussi !

Mais bientôt, s’étant consolée à la pensée que ça ne serait que pour trois ou quatre jours, elle dit :

— C’est bien, M. Ducastel, je les prendrai ici… C’est plutôt pour vous obliger que je le fais, car…

— Oh ! Mais ! Ne vous mettez pas à la peine pour m’obliger, Mme Francœur ! s’écria Yvon. Ces gens sont des étrangers pour moi et ça m’est joliment égal que vous consentiez à les prendre pour pensionnaires ou non. C’est seulement en voyant le réel épuisement de Mlle d’Azur, la pauvre jeune fille, que je me suis décidé à plaider la cause de ces gens, croyez-le.

Bref, les d’Azur, père et fille, furent bientôt installés dans la confortable maison des Francœur. Quant à leur domestique, une voiture était allée la chercher à la gare.

Luella ne descendit pas à la salle à manger, lorsque sonna le souper et Yvon s’informa d’elle.

— Ma fille est si fatiguée, M. Ducastel, dit Richard d’Azur, qu’elle n’a pu se décider à quitter sa chambre.

— Désirez-vous que je lui monte une tasse de thé et de la nourriture légère M. d’Azur ? demanda Mme Francœur.

— Merci, Madame, répondit Richard d’Azur en s’inclinant. Mais aussitôt que Salomé arrivera, elle montera une tasse de thé et quelques biscuits à sa jeune maîtresse.

— C’est fort bien, fit Mme Francœur. Demain, Mlle d’Azur ne se ressentira plus de ses fatigues probablement.

— Espérons-le, dit le père de Luella. Elle n’est pas forte, voyez-vous, ajouta-t-il, en soupirant, et je suis toujours inquiet à son sujet, la pauvre enfant !

— Ah ! Voilà mon mari ! s’exclama Mme Francœur. Puis elle présenta Étienne à son nouveau pensionnaire.

Comme Mme Francœur ne tenait pas réellement une maison de pension, elle et son mari prenaient toujours leurs repas avec Yvon et à la même table que lui. Il n’était pas question de changer ce règlement, à cause de ces étrangers qu’elle avait consenti à prendre chez elle.

Les trois hommes causaient, tout en mangeant. Mme Francœur, occupée au service de la table, allait et venait, de la salle à manger à la cuisine et de la cuisine à la salle à manger, apportant les divers plats et les plaçant devant Yvon, afin qu’il en distribuât le contenu.

Yvon Ducastel était donc assis à la tête de la table, Richard d’Azur à sa droite et Étienne Francœur à sa gauche ; de la place qu’il occupait, ce dernier faisait face à la porte de la salle à manger ouvrant sur le passage.

Soudain, Yvon Ducastel et Richard d’Azur virent Étienne Francœur ouvrir démesurément les yeux et la bouche, tandis qu’une légère pâleur s’étendait sur ses traits.

— Là ! Là ! balbutia-t-il, en indiquant la porte d’une main tremblante.

— Qu’y a-t-il, Étienne ? demanda, stupéfaite Mme Francœur, qui venait d’entrer dans la salle à manger, munie d’un plateau contenant deux tasses à thé et deux soucoupes.

— Re… Re… garde… derrière toi, Na… Nathaline ! répondit Étienne, dont les dents claquaient de peur.

Mme Francœur se retourna… et aussitôt, jetant un cri d’épouvante, elle laissa choir sur le plancher le plateau qu’elle tenait à la main, puis elle courut vers la cuisine en criant :

— C’est le diable ! C’est le diable ! Chassez-le ! C’est le diable !



Chapitre VI

CHANGEMENT DE PROGRAMME


— Ah ! Te voilà enfin, Salomé ! fit, alors la voix de Richard d’Azur.

Nous venons de dire « la voix » de Richard d’Azur, car il avait adressé sa domestique en anglais, langue qu’Yvon seul comprenait, parmi ceux qui étaient présents.

Notre jeune ami, ayant avancé la tête, venait d’apercevoir celle dont l’apparition avait tant effrayé les époux Francœur. Quel fut son étonnement en constatant que Salomé, la domestique de M. et Mlle d’Azur, était une grande et corpulente négresse, du plus beau noir !… Il ne put s’empêcher de sourire ; dans la Nouvelle-Écosse, à W… dans tous les cas, les nègres étaient rares et clair-semés. Il est vrai que, chaque mineur qui sortait de la houillère, après y avoir passé quelques heures, avait le visage aussi noir que le plus noir Africain… seulement, après quelques ablutions, ce noir disparaissait complètement.

— C’est Salomé, la servante de M. et Mlle d’Azur, Mme Francœur, dit Yvon à la maîtresse de pension, qui venait de risquer un coup d’œil dans la salle à manger.

— Quoi ! s’exclama la bonne dame. Cette négresse !

— Mais, oui…

— Jamais je ne tolérerai une négresse dans ma maison, jamais, M. Ducastel ! J’ai peur de ça, moi, ce monde-là ! Et ça ne parle seulement pas le français cette femme ! s’exclama Mme Francœur, en s’avançant dans la salle.

— Écoutez, Mme Francœur… commença Richard d’Azur.

— Pourquoi ne pas m’avoir dit que Salomé était une négresse, Monsieur ? interrompit-elle, d’un ton fort mécontent. Si je l’avais su, vous pensez bien que je n’aurais pas consenti à…

— Voyons ! Voyons, chère Madame ! répondit Richard d’Azur de son ton le plus conciliant. Je n’avais même pas songé à vous renseigner au sujet de notre domestique ; je croyais que vous deviez savoir…

— Savoir ! cria Mme Francœur. Savoir que votre Salomé était une négresse !

— C’est que, voyez-vous, dans les États-Unis d’Amérique, où j’ai passé tant d’années, les Noirs sont très nombreux, surtout dans l’ouest et dans le sud, et ces gens s’engagent comme domestiques, généralement.

— Mais pas par ici, M. d’Azur, pas par ici !… Et je vous demanderai de vous chercher une pension ailleurs, car, votre domestique… elle me donnerait le cauchemar… et à Étienne aussi.

— Chère Mme Francœur, fit Richard d’Azur, je vous le demande, en grâce, essayez de comprendre notre situation : nous…

— C’est inutile, Monsieur ! s’exclama Mme Francœur en levant la main.

— Écoutez, je vous prie ! Salomé ne vous importunera nullement, car elle est attachée au service personnel de ma fille ; vous ne la verrez qu’aux heures des repas, ou si elle peut vous être utile à quelque chose, en aucun temps.

Pauvre Mme Francœur ! Elle fut difficile à convaincre. Yvon dut s’en mêler ; c’est lui qui parvint à lui faire entendre raison. Enfin, elle se laissa persuader, et Salomé s’installa chez les Francœur, pour tout le temps qu’il plairait à ses maîtres d’y rester.

Ça ne sera que pour trois ou quatre jours, après tout ! se disait Mme Francœur, en manière de consolation.

Trois jours s’étaient écoulés, depuis l’incident que nous venons de raconter. Le départ des d’Azur était fixé au lendemain. Il est vrai qu’ils ne parlaient pas de partir ; mais c’était chose entendue (selon Mme Francœur, dans tous les cas qu’ils ne devraient pas prolonger leur séjour à W…

Cependant, Yvon soupçonnait bien M. et Mlle d’Azur d’avoir changé subitement d’idée au sujet de leur départ, pour une raison ou pour une autre. Tout d’abord, ils n’avaient plus mentionné leur projet d’exploration de la houillère. Probablement qu’ils se proposaient de se joindre aux excursionnistes du jeudi suivant ; c’est-à-dire à Lionel Jacques, M. et Mme Foulon, et aux autres. Et puis, Luella prétendait aimer beaucoup W…, ce qui étonnait quelque peu le jeune homme, car cette ville minière ne devait pas avoir grand charme pour une élégante comme elle.

Yvon Ducastel eut été, assurément, fort étonné et peut-être aussi un peu ennuyé s’il avait connu la raison du changement de programme de ces gens. Nous allons en dire la raison en quelques mots.

Le matin du troisième jour de leur arrivée à W… donc, Luella alla frapper à la porte de chambre de son père. Celui-ci vint ouvrir, et quoiqu’il fût très occupé à faire sa correspondance, il accueillit aimablement sa fille.

— J’ai à vous entretenir de choses importantes, père, dit-elle. Êtes-vous très, très occupé ?

— Jamais trop pour prêter l’oreille à ce que tu as à me dire, ma chérie, répondit, en souriant, Richard d’Azur.

Ça ne sera pas long d’ailleurs ce que j’ai à vous dire, reprit Luella… C’est à propos de notre séjour ici…

— Il achève, fit Richard d’Azur, avec un soupir de soulagement, et je n’en suis pas fâché. Obligé de poser en professeur de minéralogie, cela commence à m’ennuyer beaucoup ; d’autant plus que ce M. Ducastel s’y connaît, et j’ai toujours peur de faire quelque gaffe, lorsque nous nous entretenons de minéraux ensemble. Ha ha ha !

— Nous devions partir demain, n’est-ce pas ?

— Oui, demain… Je le devine bien, toi non plus, tu ne seras pas fâchée de quitter le ciel toujours encrassé de W…

— Vous vous trompez, petit père… Au contraire… j’aimerais à prolonger ma promenade en cette ville.

— Hein ? cria presque Richard d’Azur. Tu aimes cette ville ?…

— Mais, oui.

— J’ai peine à te croire, Luella ! On ne respire, ici, que de la poussière de charbon… Tout est noir et sale ici… Jamais on ne peut entrevoir seulement le firmament bleu, qui est caché par d’épais nuages noirs… Non ! W… n’est pas un endroit idéal… pour y passer la belle saison.

— En cela vous avez raison, je l’avoue ; W… est loin d’être une ville idéale. Il me semble que, déjà, mes poumons sont encrassés de cette poussière de charbon dont vous venez de parler… Et puis, tous ces infirmes que nous rencontrons, chaque fois que nous mettons le pied dehors ; victimes, ceux-là, de quelqu’accident dans la houillère, me dit-on… Décidément, W… n’est pas un paradis terrestre !

— Alors, Luella…

— Mais dans cette ville… non-idéale, j’ai rencontré mon idéal, père, avoua la jeune fille.

— Comment ? Que veux-tu dire ? Ton idéal ?.. Je… Je ne comprends pas…

— Je veux parler de M. Ducastel, père chéri… Je… je l’aime et…

— Quoi ! Tu aimes ce garçon ? Toi ? Toi ? Toi qui pourrais épouser, quand et aussitôt qu’il te plaira, un titre, un des plus beaux qui soient !

— Que voulez-vous, père ? Je…

— Tu te crois entichée de ce M. Ducastel… l’inspecteur de la houillère de W… ; un pauvre diable qui…

— À quoi sert, père ? Je le répète, je l’aime !

— Ma pauvre enfant, tu rêves !

— Non, je ne rêve pas… Il est pauvre, vous venez de le dire ; mais, je serai riche pour deux, n’est-ce pas ? Et puis, il est parfait pour moi ce jeune homme.

— Chère petite, fit Richard d’Azur, d’un ton légèrement impatienté, quelle folie de t’être amourachée de ce garçon qui, peut-être, est fiancé à une autre… Tu ne sais pas, après tout ; tu le connais à peine.

M. Ducastel est libre, libre comme l’air (et je ne parle pas de l’air de W.., croyez-le bien) dit Luella en riant.

— Comment le sais-tu ?

— Oh ! Adroitement, très adroitement, je m’en flatte, j’ai questionné cette brave femme Mme Francœur ; or, elle est tout à fait au courant des faits et gestes de son pensionnaire, sachez-le.

— Ainsi, ma fille, tu désires véritablement que nous prolongions notre séjour en cette ville ?

— Oui, père ; je le désire…, ardemment.

— Eh ! bien… Mais il y a Mme Francœur… Je doute, fort que cette femme soit disposée à nous garder plus longtemps dans sa maison.

— Ah ! bah !… En y mettant le prix, fit, assez cyniquement Luella.

— Je verrai ce que je pourrai faire, promit Richard d’Azur.

— Merci, père chéri !… J’aimerais aussi que nous nous procurions deux bons chevaux de selle ; un pour vous et un pour moi…

— Je m’en occuperai…

— Voyez-vous, M. Ducastel possède un splendide cheval ; c’est Salomé qui me l’a appris. Nous sortirons ensemble, lui et moi.

— Je présume que M. Ducastel se chargera bien de nous trouver des chevaux, si nous l’en prions, répondit Richard d’Azur, non sans soupirer, car il était grandement déçu concernant sa fille ; lui qui avait rêvé de la voir, au moins comtesse un jour !

Yvon ne fut pas trop surpris, ce soir-là, quand Richard d’Azur lui demanda de leur trouver deux chevaux de selle, et qu’il ajouta qu’il avait résolu, avec le consentement de sa fille, de prolonger leur séjour à W…

— Ce qui nous donnera l’occasion de nous joindre à vos amis, qui doivent explorer la mine, en votre compagnie, jeudi prochain, M. Ducastel.

— Mais, oui, M. d’Azur ! Et cela me fait penser… Que diriez-vous d’aller rendre visite à M. Jacques, à la Ville Blanche, après demain, c’est-à-dire dimanche, dans l’après-midi ?… N’est-ce pas que ce serait une bonne idée Mlle d’Azur ?

— Ce serait charmant ! répondit Luella en souriant.

— Nous irons à cheval, tous trois. Je sais où vous trouver deux excellentes bêtes de selle. Vous plairait-il de venir voir ces chevaux, demain, après cinq heures… je veux dire après mes heures de bureau ?

— Certes, oui ! s’écria la jeune fille. N’est-ce pas, père ?

— Certainement, Luella. Vous possédez un cheval, M. Ducastel ?

— Si j’en possède un ! s’exclama Yvon. Presto… Il faut que vous fassiez la connaissance de Presto, Mlle d’Azur, ajouta-t-il ; c’est un cheval extraordinaire… selon moi du moins. Il va comme le vent et il est doux comme un agneau.

— J’aimerais à le voir, fit Luella.

— Alors, allons ! répondit Yvon.

Mais Presto, soit qu’il fut mal disposé, soit pour toute autre cause, ne se montra pas aimable pour Luella : il coucha les oreilles dans son crin lorsque la jeune fille voulut le flatter, et même, il fit mine de ruer. C’est en vain qu’elle l’appela par son nom et qu’elle lui parla, comme on parle aux animaux généralement, maître Presto se tassa dans le fond de sa stalle et eut l’air tout chose. Décidément, le cheval de M. Ducastel n’aimait pas Mlle d’Azur !

Yvon ne put s’empêcher de faire des comparaisons : Presto recherchait les caresses d’Annette ; il posait même sa tête sur l’épaule de l’aveugle et hennissait doucement lorsque celle-ci lui parlait.

Doit-on se fier aux caprices d’un animal ?… Ce serait folie sans doute… Cependant, l’instinct d’un cheval ou d’un chien est presqu’infaillible, assure-t-on.


Chapitre VII

DEUX JEUNES FILLES


Le lendemain, au déjeuner, Yvon ne put résister au désir de taquiner un peu Mme Francœur :

— Vous avez donc consenti à garder M. et Mlle d’Azur encore pour quelque temps ? avait-il demandé en souriant.

— Que voulez-vous, M. Ducastel ? avait-elle répondu, souriant, elle aussi. L’argent parle haut et M. d’Azur m’a offert, pour continuer à les pensionner tous trois, lui, Mlle d’Azur et Salomé, un prix qui m’a fait ouvrir les yeux, tellement je l’ai trouvé exorbitant.

— Salomé ne vous fait plus peur alors, Mme Francœur ? demanda Yvon avec un éclat de rire, car il se rappelait l’arrivée de la négresse et l’effet qu’elle avait produit.

— Salomé ? Non. M. l’Inspecteur. Je ne crois pas qu’elle soit le moindrement mal intentionnée cette femme. Elle ne vit que pour Mlle d’Azur, sa jeune maîtresse d’ailleurs… Mais, je plaindrais celui ou celle qui oserait contrarier sa chère Miss Luella, je vous le dis ! Elle pourrait devenir fort dangereuse, en ce cas, cette négresse.

— Vous pensez, vraiment, Mme Francœur ?

— Si je le pense ? J’en suis fermement convaincue, M. l’Inspecteur.

— Dans tous les cas, personne ne songe à contrarier Mlle d’Azur, fit Yvon en haussant les épaules d’un geste indifférent.

— Personne, bien sûr, M. Ducastel ! Je ne voudrais pas essayer, moi, c’est certain ! Avec Salomé à l’arrière-plan, ce serait un jeu fort risqué, car, selon moi, elle pourrait être terrible cette négresse ; elle adore sa jeune maîtresse, voyez-vous.

— Je me demande ce qui a pu décider Mlle d’Azur à prolonger son séjour en notre ville. Mme Francœur; probablement qu’elle y a consenti pour ne pas déplaire à son père, tout simplement.

— Étienne a son idée là-dessus, M. Ducastel, fit, assez mystérieusement, Mme Francœur.

M. Francœur ?… Quelle est donc son idée ?

Mais Mme Francœur ne fut pas dans l’embarras de répondre, car elle dut courir ouvrir la porte de la cuisine au boulanger.

À cinq heures, cet après-midi-là, Monsieur, Mademoiselle d’Azur et Yvon Ducastel retournaient à leur maison de pension, après être allé examiner les deux chevaux de selle, que Richard d’Azur avait achetés illico et payés comptant. Tous trois causaient tranquillement ensemble, lorsque, tout à coup, Luella s’arrêta, au milieu d’une phrase pour demander :

— Qui joue de la guitare ainsi, M. Ducastel ?

— C’est Annette, l’aveugle, répondit gravement le jeune homme.

— Une aveugle, hein ? fit, un peu distraitement, Richard d’Azur.

— Elle est jeune, Annette, l’aveugle ? questionna Luella.

— Elle est jeune, oui… dix-sept ans… dix-huit ans, au plus, je crois.

— Et elle gagne sa vie à jouer de la guitare dans les rues ?

— À jouer de la guitare, et à chanter.

— J’aimerais à la voir cette aveugle, fit Luella. Je voudrais lui faire l’aumône.

L’aumône !… Ce mot sonnait mal aux oreilles d’Yvon ; il fronça les sourcils et répondit, froidement, au grand étonnement de sa compagne :

Mlle Annette ne sollicite pas l’aumône, vous savez, Mlle d’Azur.

— Non ?… Je ne vois pas de différence entre solliciter l’aumône et tendre la main, au coin des rues, pour se faire payer un couplet de chanson, émit la fille de Richard d’Azur le millionnaire.

Yvon se sentit pris de colère. Pour un rien, il eut dit à la jeune fille ce qu’il pensait d’elle, de sa vulgarité de langage ; mais il se contenta de répliquer :

— Nous, ici, à W…, nous voyons la différence, dans tous les cas, Mlle d’Azur.

— Vous marchez bien vite, M. Ducastel ! s’écria Luella en riant. N’allez-vous pas me conduire auprès de l’aveugle ?

— Je ne la vois nulle part, répondit notre ami. Ne vaudrait-il pas mieux retourner à notre maison de pension ?… M. d’Azur se plaint de la chaleur, et puis, ajouta-t-il en souriant, cette bonne Mme Francœur va nous croire victimes de quelqu’accident, si nous arrivons en retard pour le souper.

Ce fut au tour de Luella d’être mécontente ; pourquoi M. Ducastel ne voulait-il pas la conduire auprès de l’aveugle ?… Il était évident qu’il cherchait des excuses pour ne pas céder au désir qu’elle venait d’exprimer. Cette hésitation, de la part du jeune homme, fit désirer davantage à Luella une rencontre avec Annette.

Quant à Yvon, il n’eut pu expliquer les raisons qui le portaient à résister aux instances de Luella… Quelque chose… une sorte de présentiment, lui faisait appréhender une rencontre entre les deux jeunes filles, si différentes l’une de l’autre : Annette, si pauvre, mais si douce, si belle ; Luella, si riche, mais peut-être quelque peu méchante, et qui n’eut pu tenir une chandelle à l’aveugle, en fait de beauté… Il semblait à notre ami que des mains invisibles cherchaient à le retenir…. que des voix mystérieuses lui criaient : « Prends garde » !

— J’irai seule, M. Ducastel, fit soudain Luella, grandement froissée de l’attitude de son compagnon. Je tiens à voir cette aveugle, j’y tiens !

— Mais ! Je vous accompagnerai avec plaisir, Mlle d’Azur ! répondit Yvon, retrouvant toute sa galanterie. D’ailleurs, il tenait à être présent à cette première rencontre entre les jeunes filles.

— Moi, je retourne à la maison, annonça Richard d’Azur. Je trouve la chaleur intolérable et il me tarde de me mettre à l’abri.

— À tout à l’heure donc, M. d’Azur ! répondit Yvon.

— Vraiment, se disait Richard d’Azur, tout en se dirigeant vers la demeure des Francœur, puisque Luella s’est toquée de ce jeune homme, je vais lui donner une petite chance de causer seule à seule avec lui.

Ils eurent vite découvert Annette ; debout au pied d’un arbre, à l’angle de la rue principale et d’une ruelle, elle jouait sur sa guitare le prélude de sa chanson, et bientôt, sa voix pure et fraîche disait :

— Vous qui passez, fortunés de la
( terre ;

Vous dont les yeux voient le
( soleil qui luit,
Compatissez à ma grande mi-
( sère  ;
Je suis plongée en une affreu-
( se nuit  !

Mais elle ne dit que ce couplet. Sans doute, elle venait de reconnaître le pas d’Yvon, car, cessant subitement de chanter, elle sourit. Cependant, il n’était pas seul ; une dame l’accompagnait ; les pas menus de cette dernière se faisaient entendre en même temps que le pas ferme du jeune homme. Chose étrange, le visage de l’aveugle se rembrunit soudain, elle porta la main à son cœur, tandis qu’un soupir s’échappait de sa poitrine.

Mlle Annette, fit Yvon, en s’approchant de sa « petite amie », j’espère que je vous retrouve en excellente santé ?

— Comment ! pensait Luella, M. Ducastel parle à cette aveugle comme si elle était son égale !

— Merci, Monsieur, je me porte bien, répondit Annette, d’une voix qui tremblait légèrement.

— Vous êtes aveugle ? demanda (rudement et stupidement, se disait Yvon) Luella à Annette.

La jeune interpellée porta, de nouveau la main à son cœur, puis elle devint très pâle.

— Oui, Madame, répondit-elle tristement.

— Et vous chantez dans les rues, pour gagner votre pain ?… Triste métier que le vôtre, jeune fille !

Qu’avait Luella d’Azur ? Son visage était dur ; sa voix d’une rudesse extrême ; comment pouvait-elle parler sur ce ton à la jeune affligée ? De quelle pâte était-elle donc faite cette fille de millionnaire ? Yvon marmotta entre ses dents des choses peu flatteuses à l’adresse de sa compagne, croyez-le !

— Je le sais bien, Madame, répondit Annette, à la dernière remarque de Luella. Mais, que voulez-vous ; c’est le seul moyen qui soit à ma disposition.

— Appelez-moi « Mademoiselle » et non « Madame », dit froidement Luella. Je ne suis pas mariée et je suis aussi jeune que vous.

Annette se contenta d’incliner la tête.

— Si vous étiez dans une de nos grandes villes des États-Unis, reprit la fille de Richard d’Azur, toujours s’adressant à la jeune aveugle, sur le même ton sec et dur, on vous placerait dans quelqu’institution, avec d’autres personnes affligées comme vous l’êtes, et on vous mettrait en position de gagner votre vie… autrement qu’en tendant la main au coin des rues.

Annette eut un petit cri désolé, qu’Yvon ne put s’empêcher de comparer à la plainte d’un oiseau blessé, et, instinctivement, ses yeux se portèrent vers le jeune homme, tout comme s’ils eussent pu le voir, et qu’ils eussent imploré sa protection.

— Pardon, Mlle d’Azur, fit le jeune homme, d’une voix où tremblait la colère, tandis que sa main se posait affectueusement sur la tête blonde de l’aveugle ; mais vous n’avez pas l’air de comprendre du tout la situation de Mlle Annette !… Elle ne mendie pas ; elle chante, pour gagner sa vie comme une autre vendrait des fleurs, ou de menus objets, dans le même but.

— Sans doute, M. Ducastel, murmura Luella. Cependant…

— Il n’est personne, à W… et les environs qui n’estime Mlle Annette et ne soit prêt à payer son obole pour le plaisir de l’entendre chanter, interrompit Yvon, d’un ton froid, à l’adresse de Luella.

— Oh ! Mais ! Je n’avais pas l’intention de blesser les sentiments de Mlle Annette, M. Ducastel, et je lui demande bien pardon, si je l’ai offensée ! s’écria Luella d’Azur hypocritement.

Elle venait de comprendre qu’elle avait fait une gaffe, une énorme gaffe, en présence de celui dont elle recherchait tant l’admiration.

— Je vous crois sans peine, Mlle d’Azur, répliqua Yvon. Personne au monde, à moins d’être tout à fait dépourvu de cœur, ne voudrait blesser une jeune fille aussi affligée que l’est Mlle Annette.

Luella comprit aussi que M. Ducastel venait de lui donner une leçon et elle résolut d’en profiter… au moins, en sa présence, à lui.

— Voici pour vous aider, Mlle Annette, fit Luella d’une voix douce… si douce que Yvon, qui ne perdait pas facilement ses préjugés, la qualifia plutôt de doucereuse.

La fille du millionnaire déposa un billet de banque dans la main de l’aveugle, puis, afin d’enlever à celle-ci la chance de refuser son argent, elle tourna vivement sur son talon et se disposa à continuer son chemin. Mais son compagnon n’était pas encore prêt à la suivre.

— Savez-vous, Mlle Annette, dit-il en souriant, ce que Mme Francœur m’a dit, hier, à propos, de vous ?

— Non, je ne sais pas. Qu’a-t-elle donc dit ? demanda en souriant la jeune fille. Rien de bien mal, j’en suis certaine, ajouta-t-elle.

— Elle m’a dit qu’il y avait « des siècles et des siècles » qu’elle ne vous avait pas vue.

— Cette bonne Mme Francœur ! s’écria Annette.

— Elle se propose de venir « vous jaser » bientôt ; « pas plus tard que lundi », paraît-il.

— Dites-lui s’il vous plaît à Mme Francœur, M. Ducastel, que je serai, oh ! très heureuse de causer avec elle.

— Je lui transmettrai fidèlement votre message.

— Je vous remercie !

— Au revoir, Mlle Annette !

— Au revoir. M. Ducastel !

Luella eut l’occasion de regretter d’avoir parlé si durement et si… indélicatement à la jeune aveugle car la physionomie d’Yvon exprimait un mécontentement excessif. Les sourcils froncés, un pli au front, il ne proférait pas un seul mot. Quelle stupide inspiration elle avait eue d’agir comme elle venait de le faire ! Il était de toute évidence qu’Annette était la protégée, l’idole, en quelque sorte, de tous les citoyens de W…

Mais, aussi, quelle affaire avait une personne affligée comme l’était Annette d’être si belle… si belle, que c’en était vraiment extraordinaire ? Ah ! C’était là assurément, le hic pour cette pauvre Luella.

Mais il lui fallait dire quelque chose, afin d’essayer de dérider son compagnon, car, en fin de compte, c’était bien ridicule de se promener ensemble ainsi, dans les rues de la ville, sans se dire un mot.

— Elle est bien belle cette jeune aveugle ! se risqua-t-elle de dire. Ne trouvez-vous pas, M. Ducastel ?

— Elle est douce, charmante et gentille aussi, répondit froidement Yvon.

C’était un coup direct celui-là et elle le comprit ; elle, Luella, n’avait été ni douce, ni charmante, ni gentille, tout à l’heure.

Elle fit donc de son mieux pour se rendre intéressante ; elle dit même des choses assez spirituelles, qui finirent par faire sourire son compagnon. Non pas que Luella fut vraiment brillante ; même, il y avait des moments où sa physionomie était dépourvue de toute expression ; on eut dit, en ces occasions, qu’elle ne pensait à rien, ou bien, qu’elle ne comprenait pas très bien ce qui se disait autour d’elle. Yvon avait été témoin de l’une de ces… crises, la veille ; au beau milieu de la conversation, la jeune fille s’était tue et son visage, pendant quelques instants, avait totalement changé. « Eh ! bien, Luella » ! s’était écrié Richard d’Azur, et quoiqu’il eut souri en disant cela, notre ami avait cru comprendre qu’il était inquiet, ou peiné… Sans doute, Mlle d’Azur était distraite.

Dans tous les cas, elle sut intéresser Yvon, en ce jour dont nous parlons. Elle paraissait être au courant de tant de choses, qui, ordinairement, n’intéressaient guère les jeunes filles. Certainement que Mlle d’Azur était une personne fort bien renseignée, sur tous les sujets ; elle avait dû recevoir une instruction hors ligne.

Et Luella, ayant ou la satisfaction de voir disparaître les nuages obscurcissant le visage de son compagnon, se dit, en se rendant dans la salle à manger, ce soir-là :

— Qu’il m’aime d’amitié d’abord… l’amour viendra ensuite !

Pauvre illusionnée !

Oui, Luella d’Azur était encore à l’âge des illusions.

Et Annette ?…

Après le départ de Luella et d’Yvon, elle n’avait pu retenir ses larmes. Ne voulant pas être vue par ceux qui passaient, et qui n’auraient pas manqué de s’enquérir de la cause de ses pleurs, elle résolut de s’en retourner chez elle.

Au moment de partir cependant, elle entendit un bruit qu’elle connaissait bien : celui des béquilles de Ludger Poitras, un pauvre malheureux qui, dans une explosion de la houillère, avait perdu une jambe et un bras. Il vivait d’une petite pension et de la charité publique ; tout le monde, à W… avait pitié du pauvre infirme.

Or, Annette le savait, Ludger ne passerait pas, sans lui adresser la parole, ainsi qu’il le faisait chaque jour.

— Eh ! bien, Mlle Annette, fit-il, s’approchant de la jeune fille et flattant Guido, comment avez-vous passé la journée ?

— Bien, très bien, M. Poitras. Et vous ?

— Comme ci, comme ça, Mlle Annette.

— Et Lina, la chère petite, comment va-t-elle, de ce temps-ci ?

— Ah ! La pauvre ! s’exclama Ludger. Elle a essayé de se lever, ce matin, mais elle a dû se remettre au lit immédiatement, car elle s’est mise tout de suite à cracher le sang.

— Pauvre, pauvre petite Lina ! fit Annette.

— Peut-on tant souffrir, à son âge ! sanglota Ludger. La seule enfant qui me reste d’une famille de cinq… Dire qu’elle n’a que dix ans et…

— Tenez, M. Poitras, prenez ce billet de banque, dit l’aveugle, et achetez-lui quelque chose à Lina.

— Non ! Non ! Impossible !

— Prenez, je vous prie !

— Mais… Vous ne le savez pas peut-être, Mlle Annette, dit Ludger ; c’est un billet de deux dollars que vous m’offrez là.

— Deux seulement ? s’écria Annette en souriant. Je voudrais bien être fée ; je le changerais en un billet de cinq.

— Je ne puis pas l’accepter… Ce serait… ce serait… voler, en quelque sorte, me semblerait-il.

— Prenez ; c’est pour Lina… Vous me ferez beaucoup de peine si vous refusez de le prendre… Et dites à votre petite que j’irai la voir, sous peu.

— Voilà qui lui fera plaisir par exemple ! Elle parle souvent de vous, Mlle Annette, et elle vous aime plein son petit cœur, la chérie.

— J’irai sans faute la voir ; je me ferai accompagner de Mme Francœur.

— Ah ! Voilà une bonne idée ! Elle est bien bonne pour ma petite Lina cette excellente dame, elle aussi !

Mme Francœur est la meilleure personne au monde, je crois !

— Savez-vous, Mlle Annette, dit soudain l’infirme, avec une partie de cet argent que vous venez de me donner, j’achèterai des remèdes pour Lina ; elle n’en a plus, depuis hier la pauvre enfant. Puis, je lui achèterai des oranges, pour calmer sa soif. Merci ! Merci !

Quand Ludger fut parti, Annette se pencha sur son chien et murmura, tout comme s’il pouvait la comprendre:

— Tu sais, Guido, cet argent que Mlle d’Azur m’avait donné, je ne pouvais pas le garder… non, je ne le pouvais pas; il m’eut porté malchance, j’en ai la certitude !

Ce-disant, elle saisit la chaîne attachée au collier de son chien et se dirigea vers le sinistre Sentier de Nulle Part, conduisant à la non moins sinistre Maison Grise.


Chapitre VIII

CE BON PATRICE !


Pendant le souper, ce soir-là, Mme Francœur posa à ses pensionnaires une question, bien simple pourtant, mais qui sembla embarrasser beaucoup M. et Mlle d’Azur.

— À quelle messe désirez-vous assister, demain ? leur avait-elle demandé.

— Hein ? s’écria Richard d’Azur… Mais… je… je…

Luella s’était penchée sur son assiette et elle se mordillait doucement les lèvres, comme pour s’empêcher d’éclater de rire.

— M. et Mlle d’Azur ne connaissent pas les heures des messes, je crois, Mme Francœur, fit remarquer Yvon.

— Ah ! Tiens ! C’est bien vrai ! s’exclama la brave femme. La basse messe est à huit heures et la grande à dix heures et demie.

— Nous irons à la grand’messe alors, se hâta de répondre Luella, en échangeant avec son père un coup d’œil rapide.

— Précisément ! dit Richard d’Azur, avec empressement.

— Mon mari et moi, nous allons toujours à la basse messe, reprit Mme Francœur ; mais M. Ducastel…

— Je vous accompagnerai à l’église, acheva Yvon, en s’adressant aux d’Azur.

— C’est entendu ! fit Luella en souriant.

Le lendemain matin, Yvon attendait ses compagnons dans le salon, et bientôt, tous trois se dirigeaient vers l’église. Au moment d’entrer cependant, le jeune homme leur dit :

— Je vais vous conduire au banc de M. Francœur. Quant à moi, je suis obligé de monter à l’orgue, car je fais partie du chœur de chant.

— Nous nous retrouverons, à la sortie de l’église, après la messe alors, fit, assez naïvement ( ?) Luella.

Yvon se contenta d’incliner la tête, sans répondre à cette… suggestion de la jeune fille.

La messe terminée, les d’Azur ne se pressèrent pas de sortir de leur banc ; ils attendirent que la foule fut moins grande.

Quand, enfin, l’allée fut plus libre, ils se décidèrent de sortir à leur tour. Luella, qui venait la première aperçut, la précédant, mais séparée d’elle par une dizaine de personnes peut-être, une jeune fille à la démarche hésitante. Aussitôt, elle la reconnut, et fronçant les sourcils, elle se dit :

— Vais-je donc trouver sans cesse cette aveugle sur mon chemin dorénavant ?

Ses yeux ne quittaient pas Annette, qu’une femme avait prise sous le bras, la conduisant vers la porte de sortie.

Luella eut bien voulu fendre la foule afin d’arriver, la première, dans le portique de l’église… Pourquoi ?… Elle ne le savait pas, au juste.

Mais Annette était rendue dans le portique, bien avant Luella ; celle-ci la vit… Elle vit autre chose aussi, qui eut le don de remplir son âme de colère, et de haine envers la pauvre aveugle : Yvon attendait la jeune fille… Il tenait en laisse un magnifique collie, et lorsque parut Annette, entraînant le chien à sa suite, il accourut au-devant d’elle puis, tous deux partirent dans la direction du centre de la ville… tout comme si Mlle d’Azur n’eut pas assigné un rendez-vous au jeune homme, il y avait un peu plus d’une heure.

Au dîner, Luella fit contre fortune bon cœur et elle essaya de paraître gaie ; elle parla même avec enthousiasme de leur excursion projetée à la Ville Blanche.

— Vers quelle heure partirons-nous ? demanda Richard d’Azur.

— Pas avant quatre heures, dans tous les cas, décida Luella.

— Quatre heures ; ce sera fort bien, agréa Yvon. Il fera un peu moins chaud et nous serons certains de trouver M. Jacques chez lui… Vous aimerez M. Jacques, Mlle d’Azur, reprit le jeune homme, car il est d’une amabilité, d’une courtoisie charmantes.

— Et Mme Jacques ? questionna Luella.

— Il n’y a pas de Mme Jacques, Mlle d’Azur, répondit Yvon d’une voix qui tremblait malgré lui ; c’est qu’il se disait que, d’après certaines rumeurs, il y aurait une Mme Jacques bientôt… Annette… celle qu’il aimait, lui, Yvon !

— Un bon parti, pour quelque jeune demoiselle ou veuve des alentours alors ! dit en riant Richard une splendide demeure.

— Ainsi, M. Jacques est célibataire ?

— Il est veuf, depuis bien des années, je crois. Il vit seul, avec deux domestiques, au Gîte-Riant, qui est d’Azur.

— Peut-être… murmura Yvon, dont le visage se rembrunit.

— Vous l’estimez beaucoup ce M. Jacques, n’est-ce-pas, M. Ducastel ? demanda Richard d’Azur.

— Beaucoup en effet !… J’ai des raisons pour cela aussi.

À quatre heures précises donc. M et Mlle d’Azur, accompagnés d’Yvon, se dirigeaient vers la Ville Blanche. Tous trois étaient à cheval, et vraiment Luella paraissait bien, vêtue en amazone. Il était évident, en plus, qu’elle avait dû suivre tout un cours d’équitation, car elle montait et conduisait sa monture avec aise et assurance.

Catherine conduisit les visiteurs dans le salon, à leur arrivé au Gîte-Riant, puis elle alla à la recherche de Lionel Jacques.

Le maître de la maison parut bientôt et il fit un accueil fort cordial à ces étrangers, qui prenaient la peine de venir lui rendre visite, et aussi à Yvon, qu’il n’avait pas revu, depuis sa convalescence, à lui, Lionel Jacques.

— J’ai entendu parler de vous, fit-il, s’adressant en souriant, à Richard d’Azur et à sa fille. Il ne vient pas d’étrangers à W… (pas beaucoup, dans tous les cas) sans que la nouvelle de leur arrivée s’en répande vite. Mais je croyais que vous étiez partis.

— Nous ne devions être que trois ou quatre jours à W…, répondit Richard d’Azur ; mais nous aimons l’endroit ; de plus, nous tenons à nous joindre à l’excursion projetée, dans la houillère, jeudi.

— Ah ! oui ! dit Lionel Jacques. Nous avons tous hâte d’être rendus à jeudi, Yvon, reprit-il, en s’adressant au jeune homme. J’ai vu M. et Mme Foulon, hier, et nous avons parlé de la fameuse excursion ; je te dis qu’ils y tiennent, eux aussi !

— Qui viendra, à part de vous, M. et Mme Foulon, M. Jacques ? demanda Yvon.

— Patrice Broussailles seulement.

— Ah ! fit le jeune homme.

M. le Curé souffre de rhumatisme, de ce temps-ci ; impossible pour lui d’entreprendre pareille excursion, tu le penses bien. Quant à Mlle Blanchet, elle a pris peur, tout à coup, et elle dit qu’elle ne se risquerait pas dans la mine pour des millions. Ha ha ha !

— Nous ne serons que six alors, à part de M. Ducastel, qui veut bien nous servir de guide, dit Luella.

— Oui, six, Mlle d’Azur, répondit Lionel Jacques… Mais, veuillez m’excuser pour quelques instants, ajouta-t-il, en s’adressant à ses visiteurs puis il quitta le salon.

— Charmant type ! s’exclama Luella, aussitôt que leur hôte eut disparu.

— Un parfait gentilhomme ! amplifia Richard d’Azur.

— Et le plus noble cœur qui soit au monde ! acheva Yvon.

Lionel Jacques ne fut absent que quelques moments ; lorsqu’il revint dans le salon, il était accompagné de Patrice Broussailles.

Mlle d’Azur, fit-il, je vous présente un jeune ami à moi, M. Broussailles. M. d’Azur, M. Broussailles, ajouta-t-il.

— Ciel ! Qu’elle va le trouver laid ce bon Patrice ! se dit Yvon ! avec un rire intérieur.

Pourtant, Luella favorisa Patrice de son meilleur sourire… Il y a des êtres faits pour s’entendre, et vite, ils ont le pressentiment de la chose, parait-il.

Quant à Patrice, ses yeux « louches » se posèrent avec une admiration… moqueuse… si je puis m’exprimer ainsi, sur la jeune fille, tout en faisant, in petto, les réflexions suivantes :

— Cheveux teints… Joues fardées… Et quelque chose qui ne va pas, aux yeux, sans quoi, elle ne les cacherait pas avec tant de soin sous des verres bleus, presque noirs…

— On a mentionné devant moi, déjà, le nom du professeur Broussailles, dit sérieusement, Richard d’Azur, en s’adressant à Patrice.

« Le professeur Broussailles »… Yvon fut pris d’un fou rire presqu’incontrôlable ; Patrice, le maître d’école, qui enseignait leurs lettres aux enfants de la Ville Blanche… C’était vraiment du plus grand comique !

M. Broussailles est professeur de lettres, dit, malicieusement et sans rire, Yvon à Richard d’Azur.

Lionel Jacques jeta à son jeune ami un coup d’œil de reproches. Patrice pâlit sous, ce qu’il appelait, l’insulte.

— Je vous rendrai tout cela d’un bloc, mon cher Ducastel ! maugréa-t-il, entre ses dents. Laisse faire ! Laisse faire !

— Professeur de lettres, hein ? s’exclama Richard d’Azur, qui ne voyait en ce fait aucune matière à rire. Moi, je suis simple professeur de minéralogie, ajouta-t-il.

— De minéralogie ? Vraiment ? dit Lionel Jacques. Alors, je comprends que les villes minières vous intéressent, M. d’Azur.

— Je devrais dire plutôt que j’étais professeur, à l’Université de Chicago, à venir à il y a quelques mois ; mais j’ai abandonné cela, pour voyager avec ma fille, qui vient de terminer ses études et qui désire acquérir de plus amples connaissances, en voyageant, annonça Richard d’Azur.

— Vous vous plaisez, à W…, Mlle d’Azur ? demanda soudain Patrice Broussailles.

— Je m’y plais beaucoup, M. Broussailles, répondit-elle.

— Oui… Je comprends… se dit Patrice. Mlle d’Azur pensionne dans la même maison que Ducastel et elle s’est entichée de ce garçon qui, lui, ne s’en doute seulement pas… Il est de toute évidence qu’il se soucie d’elle comme de son premier veston. Eh ! bien, il y aura peut-être moyen de s’entendre… Mlle d’Azur et moi, je veux dire. Ou je me trompe fort, ou cette demoiselle est de bonne composition. Or, elle aime Ducastel ; ce dernier aime Annette, l’aveugle… Oui ! Nous allons arranger tout cela… cette fille de millionnaire et moi !

Vers les cinq heures et demie, les visiteurs de Lionel Jacques parlèrent de retourner à W… ; mais ce dernier ne voulut pas les laisser partir.

— Sûrement, vous allez rester à souper avec moi ! s’exclama-t-il.

— Mais… Pour une première visite.. murmura Luella.

— Oh ! Nous sommes sans cérémonie, ici, à la Ville Blanche, Mlle d’Azur ! s’exclama Lionel Jacques en souriant. Je vous invite, sans façons et j’espère que vous accepterez de même. De fait, je serais excessivement peiné de vous voir partir maintenant. Mademoiselle et Messieurs, ajouta-t-il.

— Alors, nous allons rester, et c’est avec plaisir, répondit en riant la jeune fille.

— J’en suis très heureux, dit le maître de la maison.

— En attendant l’heure du souper, si nous avions un peu de musique, M. Jacques ? suggéra Patrice Broussailles.

— Ce serait charmant !. Vous êtes musicienne, n’est-ce pas, Mlle d’Azur ? Vous chantez aussi, sans doute ?

— Oh ! Un peu, M. Jacques…

— Nous feriez-vous le plaisir de jouer quelque chose ?

— Si ça peut vous faire plaisir, dit Luella, en se levant et s’approchant du piano.

Bientôt, le salon s’emplissait de mélodie, d’harmonie, qui firent ouvrir les yeux à Lionel Jacques, à Yvon et à Patrice ; Mlle d’Azur était, évidemment, une artiste !

Sur la demande de tous, elle chanta ensuite, et l’étonnement fut à son comble. C’était une voix de tête que possédait la jeune fille ; une voix vraiment extraordinaire et comme ils n’en avaient jamais entendue encore.

Chose curieuse, Yvon n’avait pas songé à prier Luella de jouer ou de chanter, durant les veillées qu’ils avaient passées ensemble. Le fait est que, l’indifférence qu’il ressentait pour Mlle d’Azur était telle qu’il ne s’était jamais demandé si elle possédait tel ou tel talent, tel ou tel don. Notre jeune ami ne put s’empêcher de rougir, en constatant son manque d’amabilité et de galanterie envers cette jeune fille qui, après tout, s’était toujours montrée charmante pour lui.

— Quelle artiste vous êtes, Mlle d’Azur ! s’écria Lionel Jacques, lorsque Luella eut quitté le piano. Jamais je n’ai entendu rien qui pût être comparé à votre exécution et à votre chant, jamais !

— Nous sommes tous sous le charme, fit Yvon en souriant.

— Ne chanterez-vous pas autre chose ? demanda Patrice Broussailles.

— Pas maintenant… Tout à l’heure… promit Luella.

— Durant la veillée, n’est-ce pas, Mlle d’Azur ? demanda Lionel Jacques.

— Oui, durant la veillée.

— Nous aurons un concert en règle, après le souper ; M. Ducastel y contribuera sa part ; n’est-ce pas, Yvon ?

— Je ferai de mon mieux, M. Jacques, dit notre ami.

À table, Luella fut placée entre Lionel Jacques et Yvon… au grand désappointement de Patrice Broussailles. Patrice Broussailles cherchait l’occasion de s’entretenir, seul à seul, avec Mlle d’Azur, car, il lisait la jeune fille comme un livre, lui semblait-il et… oui… décidément… ils étaient faits pour s’entendre, elle et lui !

À causer, à faire un peu de musique et de chant, la soirée passa vite, et dix heures sonnaient lorsque les invités de Lionel Jacques se levèrent pour partir.

— À bientôt ! À jeudi ! s’écria-t-on, de part et d’autre, au moment où Richard d’Azur et sa fille, accompagnés d’Yvon, se disposaient à franchir la porte d’acier de la Ville Blanche…

— Rendez-vous chez Mme Francœur alors, à trois heures, jeudi après-midi, n’est-ce pas, M. Jacques ?

— Certainement ! J’avertirai M. et Mme Foulon… et tu peux compter sur nous, mon garçon, car nous ne parlons que de notre excursion à la Ville Noire les Foulon et moi… Patrice aussi.

Et tandis que les trois hommes échangeaient ces paroles d’adieu, ou plutôt d’« au revoir », ce bon Patrice trouvait le moyen de s’approcher de la monture de Luella, et sous prétexte d’ajuster l’un des étriers, il lui dit, entre haut et bas :

Mlle d’Azur, défiez-vous d’Annette, l’aveugle !


Chapitre IX

L’INSULTE


Il pleuvait…

Ce n’était pas une pluie torrentielle, mais fine et persistante, qui avait le don d’agacer les nerfs et d’occasionner le plus horrible spleen.

La pluie, à W…, ce n’était pas gai, et pour qui ne trouvait pas à s’occuper, c’était fort déprimant. Impossible de sortir, d’ailleurs, à moins d’y être contraint par la plus grande nécessité. On peut braver l’eau du ciel, quand elle tombe, limpide et claire ; mais on ne saurait songer à se promener sous l’averse, dans ces villes minières. C’est une eau grise, qui coule dans les rues ; la poussière de charbon, détrempée, se répand en petits ruisseaux, descendant des toits des maisons et des vérandas, et de cette eau sale personne ne tient à être inondé.

On était au mardi. Entre sept et huit heures du matin, il y avait eu une éclaircie. Même, le soleil s’était montré, brillant, mais brûlant ; trop brûlant pour présager rien de bon ni de durable, affirmaient ceux qui prétendaient s’y connaitre.

En effet ; vers les huit heures et quart, la pluie s’était remise à tomber.

Mais, Annette, trompée par l’apparition du soleil, avait quitté la Maison Grise, à l’heure habituelle, en route pour W… À peine s’était-elle installée au coin d’une rue pour chanter, que la pluie avait repris, de plus belle. N’étant pas éloignée de la maison des Francœur, l’aveugle se dirigea de ce côté, avec l’intention de se mettre à l’abri, sous la véranda. Elle n’y resta pas longtemps, car Mme Francœur, étant sortie pour secouer un tapis, avait aperçu la jeune fille ; inutile de le dire, vite, elle l’entraîna dans la maison.

— Venez, chère Mlle Annette, avait-elle dit, en conduisant l’aveugle dans la cuisine et la faisant asseoir près du poêle, dans lequel brûlait un feu doux, fort appréciable, à cause de l’humidité qui régnait dehors.

— Vous êtes trop bonne, Mme Francœur ! La pluie va cesser et…

— Cesser ?… C’est pris pour la journée, je crois ; pour tout l’avant-midi, du moins. Restez avec moi un brin, Mlle Annette. Il y a longtemps que nous n’avons eu l’occasion de causer ensemble, vous et moi ; je vous garde à dîner, c’est entendu !

— À diner ?… Oh ! non, chère Mme Francœur !… Ces étrangers, que vous avez en pension ici…

— Eh ! bien ?… Ce n’est pas eux qui doivent vous gêner, pour sûr, puisque vous ne les connaissez pas.

— Je connais Mlle d’Azur, répondit Annette, non sans éprouver un frisson intérieur, car, elle lui faisait peur, presque… la fille du millionnaire à la pauvre aveugle.

— Ah ! oui ! Mlle d’Azur… L’idole de son père… L’idole aussi de Salomé.

— Salomé ?…

— La domestique de M. et Mlle d’Azur… ou, plutôt, la servante attachée au service personnel de Mlle d’Azur ; une négresse…

— Une négresse ! s’écria Annette, en pâlissant légèrement.

— Oui, chère enfant ; une négresse, du plus beau noir… Une femme de plus de six pieds, pesant au-delà de deux cents livres, dont les yeux, blancs, par contraste à son visage, roulent sans cesse dans leurs orbites, et dont la bouche est un vrai four…

— Ô ciel ! fit l’aveugle, voyant, sans doute, par l’imagination, cette femme que Mme Francœur venait de lui décrire.

— Je vous dis, Mlle Annette, continua la maîtresse de pension, Étienne, mon mari, et moi, nous avons failli nous évanouir de peur, la première fois que nous avons aperçu cette négresse !

— Je vous crois sans peine ! s’exclama la jeune fille.

— Pour parler franchement, mais là, franchement, je n’aime pas cela moi, des Noirs… Ce n’est pas du monde comme nous autres… et je ne comprends pas comment Mlle d’Azur peut tolérer Salomé auprès d’elle continuellement, ainsi qu’elle le fait…

— Quelqu’un vient d’entrer dans la cuisine, Mme Francœur, interrompit Annette.

— C’est Salomé, annonça Mme Francœur, entre haut et bas. Heureusement, elle ne comprend pas un traître mot de français ! (Elle croyait cela, cette bonne Mme Francœur) !

En pénétrant dans la cuisine, la négresse aperçut immédiatement Annette, dont l’extraordinaire beauté lui fit jeter un cri d’admiration et d’étonnement. Elle fronça les sourcils, puis elle fit mine de s’approcher de la jeune fille.

Sans doute, Salomé était dans les confidences de sa jeune maîtresse : elle devait savoir pourquoi celle-ci avait résolu de prolonger son séjour à W… Elle connaissait probablement alors, les sentiments de sa chère Miss Luella envers M. Ducastel. C’est pourquoi, en apercevant cette jeune fille, causant intimement avec Mme Francœur, elle la reconnut tout de suite, d’après la description qu’on lui avait faite de l’aveugle. Elle savait, cette brave Salomé, que sa maîtresse détestait la pauvre affligée, à cause de sa douceur et de sa beauté, qui paraissaient tant charmer celui sur lequel elle avait daigné jeter son dévolu, elle, Luella, la fille du millionnaire.

La jeune aveugle paraissait tout à fait chez elle, chez les Francœur ; elle avait enlevé son chapeau et son manteau, comme si elle était installée pour la journée… Miss Luella n’aimerait pas cela ! Bien sûr qu’elle n’aimerait pas cela !

Curieuse et inquiète, Salomé voulut s’approcher tout près de l’aveugle, pour l’observer mieux… Annette, entendant les pas de la négresse, ne put réprimer un léger cri… que Guido entendit… et comprit. Le chien vint se placer devant sa petite maîtresse, et quand la négresse fut à proximité de la jeune fille, il gronda et lui montra les dents.

Salomé eut peur. Ses yeux blancs roulèrent dans leurs orbites et elle se recula hâtivement ; mais bientôt, haussant les épaules elle eut un sourire… étrange, qu’Annette, heureusement. ne put voir et que Mme Francœur ne comprit pas.

Ayant préparé une tasse de thé pour Miss Luella, la domestique quitta précipitamment la cuisine ; elle avait, probablement, bien des nouvelles à apprendre à sa jeune maitresse.

Vers midi et quart, lorsque Yvon entra dans la salle à manger, il fut à la fois surpris et heureux d’y apercevoir Annette.

— Annette ! Ma petite amie ! s’écria-t-il. Quel bonheur de vous voir ! S’emparant de la main de la jeune aveugle, il la garda longtemps dans la sienne.

La porte de la salle s’ouvrit et Luella parut sur le seuil. Apercevant ensemble les deux jeunes gens, Yvon tenant la main d’Annette, et se souriant comme de bons amis qu’ils étaient, elle eut un mouvement d’impatience et de mécontentement et ses lèvres devinrent très blanches, signe d’émotion poussée à l’extrême, chez elle, on a dû le remarquer.

— Ah ! Oui ! L’aveugle… murmura-t-elle. Salomé m’avait avertie, il est vrai… ça n’en est pas moins désagréable, tout de même. Que je la hais cette jeune fille ! Que je la hais !

Richard d’Azur étant arrivé, on se mit à table ; c’est-à-dire que Luella et son père s’attablèrent. Quant à Annette, Yvon la conduisit à son siège, entre lui et Mme Francœur. Alors, la fille du millionnaire ne put contenir plus longtemps sa rage ; elle demanda, s’adressant à l’aveugle :

— Est-ce que vous ne vous trompez pas, jeune fille ?…

— Me… Me tromper ?… balbutia Annette.

— Ça n’est pas la cuisine ici ; c’est la salle à manger.

La jeune aveugle pâlit sous l’insulte et Yvon devint rouge de colère.

Mlle Annette est mon invitée, Mlle d’Azur, répondit sèchement Mme Francœur, qui venait d’entrer dans la pièce, juste à temps pour entendre insulter cette jeune fille qu’elle aimait comme si elle eut été sa fille. Je suis maîtresse dans ma propre maison, ajouta-t-elle, et j’y reçois qui ça me plaît. Voulez-vous servir, M. Ducastel ? acheva-t-elle, en s’adressant à Yvon.

— Je… Je… balbutia Annette.

Elle fit mine de se lever ; mais Yvon la saisit doucement par le bras et la fit se rasseoir.

— Restez, je vous prie, Mlle Annette ! dit-il. C’est un honneur pour nous que votre société.

— Mon Dieu ! s’exclama Luella, avec affectation. Il y a pourtant certaines mesures à observer qui… que… Bref, je n’ai pas l’habitude me m’asseoir à la même table que les chanteuses de rues.

— Si vous trouvez à redire, Mlle d’Azur, intervint Mme Francœur, vous n’avez qu’à vous retirer ; nous allons vous excuser.

Yvon sourit sous sa moustache. Cette bonne Mme Francœur ! Elle n’y allait pas par quatre chemins ; sa franchise était… réjouissante vraiment !

— « Chaque pays fournit son monde », voyez-vous, Mlle d’Azur, et puis, « à Rome, les lois romaines sont en force », fit sentencieusement le jeune homme. À W…, les lois de la Nouvelle-Écosse sont en force ; pour nous, c’est Mlle Annette qui nous honore, en prenant place à table avec nous.

— Ah ! Bah ! se contenta de dire Luella, en haussant les épaules. « Voilà beaucoup de bruit pour une omelette » cita-t-elle en riant.

— Le bruit, c’est vous qui le faites, je crois, Mlle d’Azur, insinua Mme Francœur. Voulez-vous servir. s’il vous plaît, M. Ducastel ? ajouta-t-elle.

— Oui ! Oui. Tout de suite !

— Je prendrai l’une de ces côtelettes d’agneau, M. Ducastel, annonça Luella, en désignant le plat dont Yvon se disposait à servir le contenu.

— Tout à l’heure, Mlle d’Azur, répondit le jeune homme en souriant ; notre invitée d’abord.

Il déposa sur l’assiette de l’aveugle une des côtelettes, puis il s’apprêta à servir Mlle d’Azur.

Luella eut envie de se lever de table. Ses lèvres pâlirent ; elle eut peine à réprimer des larmes de rage, qu’elle sentait prêtes à couler. Mais elle ne dit plus un mot… Elle en avait dit assez… trop ; elle le constatait, encore, cette fois. D’ailleurs, son père lui avait fait signe de se taire tout à l’heure ; si elle l’eût écouté, c’eût été à son avantage… Cependant, mieux valait tard que jamais… Et puis, Yvon Ducastel lui avait donné une leçon, une rude leçon, en servant l’aveugle avant elle. Luella… Allait-elle pleurer ?… Elle espérait bien que non !… Quelques larmes mouillèrent ses paupières, mais personne ne les vit, à cause des verres noirs qui lui cachaient les yeux.

Le dîner se passe, sans que Luella osât ouvrir la bouche une seule fois. Elle n’insulta plus Annette ; seulement, un sourire moqueur, qui valait bien une insulte, paraissait sur ses lèvres, chaque fois qu’Yvon ou Mme Francœur mettaient à la portée des mains de l’aveugle soit un couteau, soit une fourchette, soit un morceau de pain. Ce sourire, le jeune homme le vit, et son mépris pour la fille du millionnaire devint intense.

Aussitôt qu’elle le put, Annette fit mine de se lever de table et Yvon s’empressa de lui aider à se rendre à un petit balcon, auquel on parvenait par l’une des portes-fenêtres de la salle à manger.

Ils se croyaient bien seuls et hors de portée de toute oreille indiscrète ces deux amis. Comme ils se trompaient ! Luella s’était installée à l’une des fenêtres du salon, qui se trouvait tout près du balcon, et derrière les jalousies fermées elle entendait clairement la conversation entre Annette et Yvon.

Or, c’est chose reconnue que personne au monde n’a jamais pu assister, insoupçonnée, à une conversation la concernant, sans entendre des choses blessantes à son sujet.

— Ô M. Yvon ! disait Annette, (et en entendant cette interpellation si intime, si familière, Luella frémit). Que ça été horrible ce dîner !

— Combien je regrette ce qui s’est passé, chère, chère Annette ! s’écria Yvon, (Et, de nouveau, Luella frémit).

— C’est qu’elle me fait peur Mlle d’Azur ! annonça l’aveugle. Elle…

— Peur ! s’exclama Yvon, en éclatant de rire. Mlle d’Azur n’est guère dangereuse, je vous l’assure.

— Cependant… je la crains…

— C’est que vous vous figurez cette jeune fille autrement qu’elle n’est, probablement, Annette. Mais ! ajouta-t-il, riant de plus en plus fort, savez-vous qu’il ne s’en manque pas de beaucoup pour que Mlle d’Azur soit une naine ?

(Pauvre Luella qui était aux écoutes ! Nous l’avons dit, à écouter ainsi on n’entend jamais rien de bon de soi).

— Une naine !

— Eh ! bien… J’exagère peut-être un peu… Pourtant, chose certaine, c’est qu’elle n’a pas dû beaucoup grandir cette demoiselle, depuis l’âge de treize ou quatorze ans.

— Oh ! Vraiment ?

— Tout de même, elle ne manque pas d’élégance, reprit le jeune homme, toujours riant. Par galanterie, on pourrait l’appeler : « mignonne », je le suppose… Et puis, elle est mise si richement, si chiquement, et de façon à donner l’impression qu’elle possède une taille ordinaire, surtout avec ses talons hauts et fins ; si hauts, si fins, que cela donne le vertige, rien qu’à les regarder… Non, décidément, Mlle d’Azur n’est pas de… taille à effrayer qui que ce soit, ma petite amie !

— Décrivez-la moi, M. Yvon ?

— Vous la décrire ?… Ciel !… Les descriptions ne sont pas mon fort…

— Essayez, voulez-vous ?

— Je veux bien… Elle n’est pas jolie… seulement frappante, avec sa chevelure doré… de cet or roux, tant admiré par les poètes et peintres Italiens. Cependant, la chevelure de Mlle d’Azur me parait sans vie… Où en étais-je ?… Ah ! oui ? Son teint est admirable, mais ses yeux sont cachés sous des verres noirs, et sa bouche est trop grande, ses lèvres trop épaisses ; ses dents, cependant, sont blanches, fines et régulières.

— En effet, elle ne me paraît pas bien formidable Mlle d’Azur, dit Annette en souriant, et j’aurais tort de la craindre… Mais il y a Salomé, la négresse… que Mme Francœur m’a décrite… et dont j’ai une excessive peur, depuis.

— Salomé non plus n’est pas dangereuse, Annette… D’ailleurs, n’avez-vous pas confiance en vos amis, Mme Francœur, Mme Foulon, M. Jacques et moi ?… Nous sommes là pour vous protéger, si jamais il y a lieu.

— Je sais… Je sais, murmura Annette.

— Et voici précisément Mme Francœur, qui s’en vient vous chercher; je vous laisse à ses soins, car je dois retourner à mon bureau… Au revoir, Annette, ma petite amie !

— Au revoir, M. Yvon. Et merci !

Luella eut une véritable crise de désespoir, lorsqu’elle fut montée dans sa chambre. Se jetant sur son lit, elle pleura toutes ses larmes. C’est ainsi que Salomé la trouva, une demi heure plus tard.

Mlle Luella ! s’écria la domestique. Oh ! Qu’y a-t-il donc ?

— C’est… C’est cette… cette aveugle… sanglota Luella.

Elle raconta à la négresse ce qui s’était passé, à table, et sur le balcon. Le visage de la servante était effrayant à voir.

— L’aveugle, hein ! s’exclama-t-elle, en fermant le poing. Mlle Luella voulez-vous que je…

— Non ! Laisse-la tranquille, Salomé… Si j’ai besoin de toi, plus tard, je t’en aviserai.

— Il en sera ainsi que vous le désirez.

— Maintenant, aide-moi à revêtir mon amazone. Je vais sortir à cheval, puisque le soleil a reparu.


Chapitre X

MARCHÉ CONCLU


Montée sur son cheval, qu’elle avait nommé Sambo, parce qu’il était noir comme… quelqu’un, un nègre, qu’elle avait connu déjà, Luella prit, sans même s’en apercevoir, le chemin de la Ville Blanche. Ses pensées n’étaient pas gaies. Elle commençait à désespérer de charmer jamais Yvon Ducastel. Après la conversation qu’elle avait entendue, entre Annette et lui, ce n’était certes pas encourageant !

— Il a dit que j’étais presqu’une naine, reprit-elle, tandis que des larmes de mortification et de rage coulaient sur ses joues. Une naine !… Et cette aveugle l’a cru… C’est la première fois que j’entends dire pareille chose de moi et cela m’a fait bien mal au cœur, oui, bien mal… Que faire pour l’attirer à moi ce jeune homme dont je me suis éprise ?… L’argent… Les millions de mon père… C’est à peu près tout ce qui pourrait parler en ma faveur maintenant, je crois… surtout depuis que je me suis mise en colère, comme je l’ai fait, ce midi… L’argent… oui, l’argent… Il faudrait que père trouverait l’occasion de lui dire, à M. Ducastel, que j’aurai un million, en dot, le jour de mon mariage… Peu d’hommes résisteraient à cela, j’en suis convaincue… Nous allons donc essayer de ce moyen… et puis, de mon côté, je dompterai mon caractère, par trop emporté, par moments… Dire que nous étions devenus de bons amis, M. Ducastel et moi !… J’ai dû faire bien des pas en arrière, ce midi… Que c’est regrettable, Seigneur ! Ce qu’il doit me mépriser, me haïr !… Puis-je en douter d’ailleurs, après la conversation que j’ai surprise entre lui et l’aveugle, après le dîner ?… Mais, j’y suis résolue, dès ce soir, je… Eh ! bien, Sambo, qu’y a-t-il ? Qu’as-tu à hennir ainsi, hein ? fit-elle soudain ; je ne vois rien qui puisse provoquer ton… rire… à ce point… Ah !

Elle venait d’apercevoir un cavalier ; il venait à sa rencontre. Le chemin étant très étroit, en cet endroit, il se mit de côté pour laisser passer la jeune écuyère.

— Bonjour, Mlle d’Azur !

— Ah ! Tiens ! M. Broussailles ! fit Luella, en arrêtant sa monture. Bonjour, Monsieur !

— Quelle charmante rencontre ! s’écria galamment Patrice. J’espère que je vous retrouve en bonne santé ?

— Merci. Ma santé est toujours excellente… Mon humeur ne l’est pas, cependant, répondit-elle, en souriant.

— Vraiment ? Qu’est-ce qui vous offusque, Mlle d’Azur ? Il me semble que…

— Tout d’abord, je crois que la courroie de ma selle n’est pas assez serrée et que je vais tomber de cheval… tout à l’heure.

— C’est facile à remédier cela, fit Patrice.

Sautant par terre, il s’approcha du cheval de Luella ; mais celle-ci dit :

— Je vais descendre, moi aussi. S’il vous plaît m’aider.

Elle n’avait pas oublié les paroles de Patrice Broussailles, lors de son départ du Gite-Riant, le dimanche précédent ; il n’y avait que deux jours de cela, et elle allait s’arranger pour en avoir l’explication, si possibilité il y avait.

— Vous avez là une jolie bête, fit-elle, en désignant la monture du jeune homme.

— Oh ! Elle ne m’appartient pas, Mlle d’Azur, répondit Patrice en riant. Mon salaire ne me permet pas pareil luxe. Ce cheval est la propriété de M. Jacques. J’ai dîné au Gite-Riant, ce midi, et M. Jacques m’a demandé de me charger de quelques petites commissions pour lui, à W…, m’offrant l’un de ses chevaux pour m’y rendre.

— Tiens ! fit Luella d’un petit air naïf et innocent ; nous aussi, nous avions quelqu’un à dîner, ce midi : Annette, l’aveugle… celle dont vous m’avez recommandé de me défier, M. Broussailles.

— Ah ! oui… Mlle Annette…

— Pourquoi me défierais-je d’elle ? demanda la fille du millionnaire. Cette personne qui chante au coin des rues, pour amasser quelques sous… Pourquoi m’en défierais-je, dis-je, moi, Luella d’Azur ?…

— C’est encore curieux… murmura Patrice.

— Hein ?… Allez-vous m’expliquer vos paroles de dimanche dernier, M. Broussailles ? Je suis fort anxieuse de savoir ce que vous avez voulu insinuer.

— Peut-être vous en donnerai-je l’explication… Cela dépend…

— Peut-être ? Cela dépend, dites-vous ? Mais…

— Je suis prêt à vous expliquer mes paroles, Mlle d’Azur ; pourtant, je ne le ferai que s’il est entendu que nous allons jouer cartes sur table, vous et moi.

— Que… Que voulez-vous dire ?

— Tenez, Mlle d’Azur, asseyons-nous ici et causons, voulez-vous ? demanda Patrice Broussailles.

Il étendit son imperméable sur une pierre plate et fit signe à la jeune fille ; sans se faire prier, celle-ci s’assit à côté de lui.

— Vous désirez savoir ?… commença-t-il.

— Je veux l’explication de vos paroles de dimanche, répéta Luella, d’un ton impatienté. Et puis, ayez donc la bonté de me dire ce que vous prétendez insinuer, en proposant que nous jouions cartes sur table.

— Je prétends que nous soyons francs, l’un avec l’autre ; voilà.

— C’est entendu.

— Alors, je commence… Mais n’allez pas vous froisser à la première parole que je vais prononcer.

— Pourquoi me recommander cela ? Vous n’avez pas l’intention de m’injurier je le suppose, M. Broussailles ? fit la jeune fille en riant.

— Certes, non !

— Alors, procédez, je vous prie.

— Voici… Pour que Mlle d’Azur, la fille d’un millionnaire, ait élu domicile, pour quelques semaines, dans une ville minière, elle doit avoir de… puissantes raisons…

— Continuez, fit tranquillement Luella.

— Il y a certainement de l’attraction pour vous, quelque part… dans votre maison de pension probablement ; cette attraction, je ne crois pas me tromper en la désignant du nom de Yvon Ducastel…

— Cartes sur tables, avez-vous dit ! murmura-t-elle en souriant. Faut-il que je dise « oui » ou « non » ?

— Ce n’est pas nécessaire, je l’ai deviné… je sais… Or, pour parler sans phrases, ni périphrases, voici : vous aimez M. Ducastel, Mlle d’Azur… et M. Ducastel… aime… Annette, l’aveugle.

— Impossible !

— Il l’adore, si vous aimez mieux, et il l’épouserait demain, j’en suis convaincu, si la chose se pouvait… Mais il y a un oncle ou un grand-père à l’arrière-plan qui…

— Je n’en crois pas un mot ! s’exclama Luella. Cette jeune fille, si affligée… une aveugle…

— Ah ! C’est qu’Yvon Ducastel est un fier original, vous savez !

— Un original… que vous n’aimez certes pas, M. Broussailles, ajouta en riant, Luella.

— Je l’avoue, répondit Patrice. Mais, pour revenir à ce qui vous intéresse, Mlle d’Azur… je serais prêt à… jeter dans vos bras celui que vous aimez… moyennant finances… Je le répète, cartes sur table !

— Ah !…

— Je suis pauvre… très pauvre ; vous êtes riche, très riche. Votre père est millionnaire, et vous recevrez en dot, le jour de votre mariage, dit-on, un chèque pour un million.

— Qui donc a répandu cette nouvelle ? demanda la jeune fille.

— Je ne sais trop… L’important, c’est que c’est la vérité… Or, si vous promettez de me donner, en dedans d’un mois après votre mariage à M. Ducastel, la somme de dix mille dollars, vous pouvez considérer que c’est presque chose faite… votre mariage, je veux dire.

— Comment vous vous y prendrez-vous… pour amener ce mariage ? questionna Luella, qui ne paraissait ni étonnée, ni indignée d’une pareille proposition.

— Je suis en possession d’un secret concernant Yvon Ducastel… Un incident qui s’est passé, il n’y a pas si longtemps, et que je suis seul à connaître… à part d’un autre qui, lui, n’en desserrerait pas les dents pour tous les biens de la terre.

— Et ce secret ?…

— Si je le dévoilais, je lui ferais perdre immédiatement sa position à M. l’Inspecteur de la houillère de W…

— Et ayant perdu sa position, il serait bien aisé de partager ma fortune avec moi, vous pensez ?

— C’est exactement ce que je veux dire… Cependant, il y a d’autres moyens qui…

— Savez-vous, M. Broussailles, interrompit Luella en souriant malicieusement, je crois que je vais jeter mon dévolu sur M. Jacques, de la Ville Blanche plutôt ; il est veuf… riche… charmant…

— Ha ha ha ! rit Patrice.

— Qu’est-ce qui vous amuse tant ?

— Si vous essayez de captiver M. Jacques, Mlle d’Azur, dit Patrice, vous trouverez obstacle sur votre chemin, je le crains.

— De quel obstacle voulez-vous parler ?

— Je veux parler d’Annette l’aveugle.

— Hein ?

— M. Jacques aime éperdument Mlle Annette… lui aussi.

— Oh ! Cette aveugle ! murmura Luella.

Patrice Broussailles ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais il se tut subitement et il se mit à observer sa compagne de plus près. Il se trouvait à la voir de profil. Soudain, une extrême surprise se peignit sur les traits du jeune homme, ses yeux devinrent plus louches que jamais et sa bouche s’ouvrit toute grande. Durant l’espace de quelques secondes, il regarda fixement Luella d’Azur, puis un sourire, à la fois étrange et méchant crispa ses lèvres.

— Eh ! bien. M. Broussailles, qu’avez-vous ? À quoi pensez-vous ? Pourquoi ne répondez-vous pas à ma question ? demanda tout à coup la jeune fille, sur un ton impatienté et en se tournant brusquement vers Patrice.

— Je… Je… balbutia-t-il.

Luella fit mine de se lever.

— Puisque ma conversation vous intéresse si peu… commença-t-elle, d’un ton piqué.

— Je vous demande infiniment pardon, Mademoiselle, fit Patrice, comme s’il se fut éveillé d’un rêve. Vous disiez ?…

— Je disais que, si véritablement vous croyez mener cette affaire à bien…

— Quelle affaire, Mlle d’Azur ? fit, innocemment, le jeune homme.

— Vous le savez bien ! s’écria-t-elle. Cette affaire, entre M. Ducastel et moi…

— C’est le plus grand de mes désirs ! s’exclama Patrice. Je veillerai fidèlement sur vos intérêts et je vous promets que, en moins d’un mois, vous serez devenue, tout au moins, la fiancée de Ducastel.

— M. Broussailles, demanda soudain Luella, avec un sourire malin, est-ce que, par hasard, vous aussi, vous seriez épris d’Annette, l’aveugle ?

— Pourquoi me posez-vous cette question, Mlle d’Azur ?

— Oh ! C’est une idée qui vient de me passer par la tête, fit la jeune fille avec un rire insouciant.

— J’avoue que j’admire Mlle Annette, dit Patrice ; j’avoue aussi que je vais faire, désormais, des projets d’avenir… Avec les dix mille dollars que vous me verserez, lorsque vous aurez épousé celui que vous aimez, je serai en position d’épouser moi, celle que j’admire, puisque je pourrai lui donner au moins une domestique pour la servir.

— C’est vraiment extraordinaire comme elle est aimée cette aveugle ! s’écria Luella, d’un ton colère.

— Elle mérite de l’être… Mlle Annette est charmante, aimable, bonne et belle à ravir !

— Quel enthousiasme ! fit Luella avec un rire méchant.

— Mais, revenons à nos moutons ! dit Patrice.

— Nos moutons ?… s’exclama la jeune fille en souriant. Nous parlions de moi, je crois, et de M. Ducastel…

— Ah ! Oui ! C’est vrai. C’est une manière de parler ; veuillez donc m’excuser… Je procède donc… Il va me falloir un écrit de vous…

— Hein ! Un écrit ? Jamais !

— Comme vous voudrez alors. Mlle d’Azur ; admettons qu’il n’y a rien de fait dit Patrice, en affectant un air indifférent, et faisant mine de partir.

— Attendez ! Attendez ! s’écria Luella.

— Attendre… quoi ?… Nous venons de conclure un marché, dit-il, assez brutalement. Je vous… livre Yvon Ducastel, pour la somme de dix mille dollars, payables en dedans d’un mois après votre mariage avec lui…

— Vraiment, M. Broussailles, vous avez une façon de dire les choses… balbutia-t-elle.

— Cartes sur table, Mlle d’Azur, cartes sur table !

— C’est bien !… Ce papier ?… De quoi fera-t-il foi ?

— Vous allez voir.

Le jeune homme enleva une feuille d’un calepin, qu’il venait d’enlever de la poche de son habit, puis il se mit à écrire rapidement pendant quelques secondes.

— Ce papier… murmura Luella, quelque peu effrayée.

— Veuillez signer ici, Mlle d’Azur, répondit Patrice, en indiquant le bas du document… Ne craignez rien ; ce n’est pas votre arrêt de mort ; c’est tout simplement une promesse de me payer la somme stipulée.

Luella arracha presque le papier des mains de Patrice Broussailles et y ayant jeté les yeux, elle lut tout haut ce qui suit :

« Je promets de payer à M. Patrice Broussailles la somme de dix mille dollars ($10, 000) dans un délai n’excédant pas un mois après mon mariage à M. Yvon Ducastel, Inspecteur de la houillère de W… »

Elle hésita pendant quelques instants, puis, d’un trait, elle signa son nom au bas de ce document qui, elle ne pouvait pas se le cacher, était fort compromettant.

Ayant remis le papier à son compagnon, elle se leva pour partir.

— Marché conclu ! s’écria Patrice, en se levant, lui aussi. Je vous promets de vous aider, de surveiller vos intérêts… et les miens, ajouta-t-il avec un sourire qui, certes ne disait rien de bon pour la paix et la tranquillité futures d’Yvon Ducastel.

— Je compte sur vous, M. Broussailles !

— Vous pouvez compter sur moi, Mlle d’Azur, répondit Patrice en plaçant dans son porte-feuille le papier signé.

— Au revoir, M. Broussailles ! dit Luella, qui venait de sauter en selle.

— Au revoir, Mlle d’Azur ! fit Patrice. Il me ferait grand plaisir de vous accompagner dans votre promenade, reprit-il ; mais…

— Mais il vaut mieux que nous ne soyons pas vus ensemble, je crois.

Tout en se dirigeant vers W…, Patrice Broussailles se livrait aux réflexions suivantes :

— Ciel ! Quelle découverte j’ai faite, tout à l’heure !… Après ce que j’ai découvert, je tiens, plus que jamais, à travailler à l’union de ces deux-là, Luella d’Azur et Yvon Ducastel… « Professeur de lettres », hein, mon bon Ducastel ?… Attendez ! Attendez ! Bientôt, oui bientôt, j’aurai les rieurs de mon côté… Moquez-vous de moi, M. l’Inspecteur ; faites le drôle ; mais rira bien qui rira le dernier… Ma vengeance, je la tiens, elle ne m’échappera pas… Et quelle vengeance, Seigneur !


Chapitre XI

LA DAME NOIRE


On était au jeudi. Il était trois heures de l’après-midi.

Dans le salon de Mme Francœur. un joyeux groupe était réuni ; on y voyait les personnes suivantes : M. et Mme Foulon ; M. et Mlle d’Azur ; Lionel Jacques et Patrice Broussailles.

Dans une heure, on explorerait la houillère de W… On attendait Yvon, d’un moment à l’autre ; en l’attendant, on causait.

— Ainsi, Mme Francœur, dit Mme Foulon, en s’adressant à leur hôtesse qui venait d’entrer dans le salon, munie d’un plateau, contenant des verres de liqueurs, vous ne vous décidez pas à nous accompagner, à la Ville Noire ?

— Ah ! Non ! s’écria l’interpellée. Je ne descendrais pas là dedans pour tous les biens de la terre !

— Tiens ! Vous me faites la même réponse que Madeleine Blanchet, de la Ville Blanche ! Est-ce que, par hasard, vos raisons sont les mêmes que les siennes, Mme Francœur ? Avez-vous peur de la Dame Noire, vous aussi ? Et Mme Foulon rit de grand cœur.

— Peut-être, répondit, sans rire, la maitresse de pension.

— Ah ! Bah ! s’exclama la femme du marchand, en haussant légèrement les épaules.

— La Dame Noire ?… s’écria Luella. Qu’est-ce que… Qu’est cette Dame Noire dont vous parlez ? demanda-t-elle ensuite, et tous ceux qui étaient présents constatèrent, avec surprise, qu’elle paraissait très effrayée.

Patrice Broussailles cependant, n’était aucunement étonné de la frayeur de la jeune fille. Il eut un ricanement intérieur, puis un sourire… entendu parut sur ses lèvres. « Que ces gens sont stupides ! se disait-il. Ils ne voient donc pas clair » —

— La Darne Noire… commença Mme Foulon, en s’adressant à Luella.

— Les uns disent le Spectre Noir, interrompit son mari.

— Le Spectre Noir ? s’écria Patrice Broussailles, en frais de faire de l’esprit. Qui est-ce qui a déjà vu un spectre noir ? Ha ha ha !

— Qui est-ce qui a déjà vu un spectre blanc, M. Broussailles ? demanda finalement Mme Foulon. Personne, que je sache.

— N’empêche que les spectres, généralement, sont blancs persista Patrice.

— Vraiment ? s’exclamèrent-ils tous, presqu’ensemble et en éclatant de rire.

— C’est que les spectres sont sensés être enveloppés de leurs linceuls, intervint Lionel Jacques, fort amusé.

— Mais… La Dame Noire ? fit, de nouveau Luella.

— Je vais vous mettre au courant des faits, moi, Mlle d’Azur ! annonça Mme Francœur d’un ton grave… et après cela, si vous désirez encore descendre dans la mine… eh ! bien, vous êtes plus brave que moi !

— Est-ce que… réellement…

— Ma chère enfant ! s’écria soudain Richard d’Azur, en s’adressant à sa fille. Sûrement, tu ne vas pas te livrer à la superstition ?

Ce fut dit d’un ton singulier… Cela sonnait comme un avertissement… On eût cru que Richard d’Azur voulait mettre sa fille sur ses gardes… ou quelque chose de ce genre. Luella comprit, sans doute, car, haussant les épaules, elle répondit en souriant :

— Je ne suis guère superstitieuse vous le savez, père. Cependant, j’aimerais à connaître la… légende de la Dame Noire, si Mme Francœur veut bien nous la raconter.

— Ce n’est pas une légende, Mlle d’Azur, je vous l’assure ! Ce sont des faits que je vais vous raconter… Une légende !… Non, vraiment, ça n’en est pas une !

— Nous vous écoutons, Mme Francœur dit Mme Foulon.

Nous allons dire, en quelques phrases ce que Mme Francœur raconta, avec forme détails, à son auditoire attentif :

Une superstition (une légende, si on le préfère) était, en effet, attachée à la houillère de W… ; on prétendait que ce lieu était hanté par la présence (par les apparitions plutôt) de la Dame Noire.

Plus d’un affirmait avoir vu la Dame Noire. Elle était entièrement recouverte d’un long vêtement noir, à capuchon ; ce vêtement était retenu à la taille au moyen d’un câble, assez mince, mais qui paraissait très résistable.

Sur le sol inégal de la mine, qu’elle paraissait à peine effleurer du pied, et dans ses noirs couloirs, la Dame Noire laissait traîner ses sombres vêtements.

Son visage, ainsi que ses mains étaient d’une blancheur surnaturelle. De sa main droite jaillissait une lumière blanche, surnaturelle aussi, qui avait le don de faire rayonner tout ce qu’elle touchait ; elle avait pour effet, cette lumière, de remplir d’effroi ceux qui l’avaient aperçue, car ils prétendaient en avoir été éblouis.

La Dame Noire, si elle était un spectre, n’était pas un spectre malfaisant, dans tous les cas. Loin de là ! Elle avait, en plus d’une occasion, averti d’un danger ; elle avait secouru plus d’un mineur qui, sans son intervention, aurait péri.

Ainsi, Joseph Damien racontait, à qui voulait l’entendre, que, une nuit, alors qu’il travaillait dans la mine, il avait été presqu’asphyxié par le gaz de charbon et qu’il avait senti qu’il allait mourir… ce qui serait arrivé, si la Dame Noire n’était venue à son secours. Comment les choses s’étaient-elles passées ?… Le mineur n’eut pu le dire bien clairement, puisqu’il avait presque perdu connaissance. Tout ce qu’il avait pu assurer c’était que, lorsqu’il avait ouvert les yeux, il avait vu, penchée sur lui, la Dame Noire. Il avait constaté aussi qu’il était sorti de la houillère, qu’il était en plein bois et que l’air frais de la nuit lui emplissait les poumons

— Madame… avait-il murmuré.

Mais aussitôt, la Dame Noire avait disparu, telle une ombre ; elle s’était, pour ainsi dire, fondu dans la nuit.

Sur ses jambes encore faibles, le mineur s’était lancé à la poursuite de celle qui venait de lui sauver la vie ; la Dame Noire était restée introuvable, introuvée… tout comme si la terre s’était entr’ouverte pour l’engloutir.

On racontait aussi qu’un jour que plusieurs mineurs étaient à travailler ensemble, ils avaient entendu, non loin d’eux, un effroyable bruit, comme celui que produirait le tonnerre, lointain d’abord, mais se rapprochant rapidement. Pris de panique, ils avaient jeté sur le sol pics et pioches, se préparant à fuir… Fuir ?… Mais où ?… De quel endroit venait le danger ?… Le repercutement des sons est si trompeur dans la houillère !… Une catastrophe se préparait, c’était évident… Venait-elle de droite, de gauche, d’en avant de soi, de derrière soi ?…

Soudain, la Dame Noire leur apparut.

Effondrement ! Effondrement ! s’était-elle écriée.

Sa main droite s’était levée et une lumière blanche, surnaturelle, en avait jailli, ses rayons envahissant un couloir, à gauche.

— Par-là ! avait-elle dit, puis elle avait disparu.

Ces mineurs, sauvés par l’intervention de la Dame Noire, n’avaient pas manqué de raconter la chose. Or, ils étaient huit pour attester ce fait.

Après cela, personne ne douta plus que la houillère de W… était hantée par la présence d’un être étrange… surnaturel. Et quoique la Dame Noire ne fût nullement malfaisante — bien au contraire — plus d’un mineur se signait dans l’ombre, en pensant à elle.

Les mineurs sont superstitieux, c’est entendu : d’ailleurs, tout ce qui est mystérieux cause un sentiment de malaise, même au plus brave, au plus hardi.

Yvon Ducastel entra dans le salon, au moment où Mme Francœur achevait son récit.

— Oh ! M. Ducastel ! s’écria Mme Foulon, en apercevant le jeune homme, nous venons d’entendre parler de la Dame Noire…

— Tu ne nous avais pas dit que la houillère était hantée, dit Lionel Jacques en riant.

— Je l’avais oublié, répondit Yvon, riant, lui aussi. Et puis, ajouta-t-il, la Dame Noire, il me faudrait la voir pour y croire.

— Vous ne l’avez donc jamais vue ?

— Jamais, Mme Foulon.

— Plusieurs prétendent l’avoir vue pourtant…

— Oui, je sais… Mais je ne suis pas doué d’une imagination très exaltée, moi… conséquemment, je ne crois pas que la Dame Noire m’apparaisse jamais.

— Vous croyez donc que ceux qui disent l’avoir vue…

— S’attendaient à la voir, acheva Yvon.

— Vous n’y croyez pas à la Dame Noire alors, M. Ducastel ? demanda sérieusement Luella.

— Certes, non, Mlle d’Azur ! Contes merveilleux que tout cela.

Elle eut un soupir de réel soulagement.

— Je me tiendrai tout près de vous, pendant notre excursion, dans tous les cas, annonça-t-elle en souriant. Si la Dame Noire nous apparait…

— Nous lui ferons bon accueil, puisque d’après la légende, elle est le bon génie de la mine, fit Yvon en riant.

— Quand partons-nous ? demanda Mme Foulon, qui n’eut pas manqué l’excursion projetée pour tous les biens de la terre, ou plutôt, pour tous les spectres, noirs ou blancs, de la houillère.

— Immédiatement, si vous le désirez, répondit notre jeune ami ; je suis venu vous chercher, Mesdames et Messieurs.

— Partons, alors ! En route pour la Ville Noire ! s’écrièrent-ils tous. Bientôt, ils quittaient la sûreté du toit des Francœur, pour se risquer au centre de la terre… qu’ils désiraient explorer depuis si longtemps.


Chapitre XII

DEUX MILLE PIEDS SOUS TERRE


Mme Foulon, Luella d’Azur, en jupes courtes, coiffées de casquettes de mineur, et chacune tenant à la main une lanterne allumée, se disposaient à descendre dans la mine.

Les hommes, coiffés, eux aussi, de casquettes, portant, eux aussi des lanternes, riaient et badinaient ensemble, essayant ainsi de chasser la pâleur qui recouvrait les traits des deux femmes. Car celles-ci étaient très émues et quelque peu effrayées, à la pensée de s’enfoncer sous la croûte terrestre. La Ville Noire… c’était, pour elles, le domaine du mystère, et quoiqu’elles n’eussent pas renoncé à l’excursion pour tout au monde, leur cœur palpitait plus fort, au moment de partir.

— Partons-nous ? demanda soudain Yvon.

— Oui ! Oui ! Partons !

— Nous gommes prêts, M. l’Inspecteur, dit Mme Foulon.

— Suivez-moi alors, Mesdames et Messieurs.

Bientôt, tous s’installaient sur un char et aussitôt, on se mit à descendre dans les noires profondeurs de la houillère. Ces chars sont faits en forme d’escaliers — sans rampes — . On s’assied sur l’une des marches, tout simplement et alors commence une descente assez rapide, qui semble ne devoir jamais finir.

— Ciel ! Qu’il fait noir ! s’écria une voix de femme.

Mais cette exclamation personne ne l’entendit ; le vacarme continuel que produisent les chars, montant à la surface du sol et descendant dans la mine, couvre tout autre bruit, et puis, plus on s’enfonce sous la terre, moins la voix a de portée ; de fait, on s’entend à peine parler soi-même.

Yvon Ducastel avait pris place à l’arrière du char. En avant, sur le premier degré, étaient Lionel Jacques et Patrice Broussailles. Sur le deuxième degré étaient M. et Mme Foulon ; sur le troisième, Richard d’Azur et sa fille.

Pour cette excursion, Luella avait, enlevé ses verres bleus. Dans l’espace d’un éclair donc, Yvon avait pu voir, pour la première fois, les yeux de la jeune fille, et il comprit tout de suite pourquoi elle les cachait sous des verres presque noirs… Ou bien Mlle d’Azur avait les yeux très faibles… ou bien ils déparaient tout à fait son visage, par leur expression… ou leur manque d’expression ; de plus ils étaient petits et enfoncés dans leurs orbites. Dans tous les cas, notre héros ressentit une impression étrange en regardant les yeux de Luella d’Azur… et puis… il lui sembla percevoir des voix, assourdies par la densité de l’atmosphère de la mine, murmurant à son oreille : « Défie-toi » !

Mais le char continuait sa descente. D’autres chars remontaient à la surface du sol ; on les voyait venir de loin, à cause des fanaux allumés que portaient les mineurs. Les chars se croisaient donc, en route ; mais pas un mot, pas un signe ne s’échangeaient entre ceux qui descendaient et ceux qui remontaient… C’est que la houillère est un lieu plutôt sinistre on n’y descend que contraint par la nécessité, généralement car, quoique les catastrophes, les désastres y soient assez rares, il en arrive d’épouvantables parfois et chacun sait qu’il risque sa vie chaque fois qu’il s’enfonce dans la mine.

Enfin, le char contenant nos amis s’arrêta.

— Nous sommes arrivés, dit Yvon, qui, le premier, mit pied à terre.

— Arrivés ?… demanda Luella.

— Nous sommes parvenus à destination, Mlle d’Azur, répondit Yvon en souriant. Suivez-moi, ajouta-t-il, en s’adressant à tous.

On pénétra dans un couloir étroit, mais long d’une trentaine de pieds à peu près, où des hommes étaient à ajuster et clouer ensemble de gros madriers.

— Que font ces hommes ? demanda quelqu’un.

— De la charpenterie… Ce sont ces travaux que je dois venir inspecter presque chaque jour, répondit notre jeune ami. Tenez, ajouta-t-il, en élevant sa lanterne jusqu’à la hauteur des voûtes du couloir, examinez cette charpente…

— Dans quel but ces travaux ? demanda Lionel Jacques.

— Il se fait de la charpenterie continuellement, dans la mine, M. Jacques, car les voûtes doivent être supportées ; sans quoi elles s’effondreraient et bien des mineurs se trouveraient emprisonnés pour toujours.

Malgré eux, tous frissonnèrent. Oui, c’était un horrible lieu que la houillère… peut-être quelques-uns regrettèrent-ils de s’y être risqués.

— Ainsi, ces grosses pièces de bois… commença M. Foulon.

— Supportent les voûtes. Je le répète…

— Mais ! À quelle profondeur sommes-nous donc, en ce moment, M. Ducastel ? questionna Luella.

— À près de deux mille pieds sous terre.

— Deux mille pieds ? Ciel ! s’écrièrent, ensemble, la jeune fille et Mme Foulon.

Il sembla à tous, tout à coup, qu’ils portaient sur leurs épaules tout le poids de ces tonnes et de ces tonnes de terre et de charbon. Luella saisit le bras d’Yvon et murmura :

— J’ai peur !… Et j’étouffe !

— N’ayez crainte, Mlle d’Azur, dit Yvon en souriant.

— Mais ! J’étouffe ! répéta-t-elle.

— Le fait est que tous, tant que nous sommes, nous nous sentons oppressés et à moitié étouffés, je crois, fit Lionel Jacques. Moi, depuis que nous avons commencé à descendre ici, je me sens fort mal à l’aise ; j’éprouve des suffocations, des oppressions, des bourdonnements dans les oreilles, des piquements dans le bout des doigts et d’affreux battements de cœur.

— Moi aussi ! s’exclamèrent-ils tous, chacun leur tour.

— Oh ! Ce n’est rien cela ! répondit Yvon en souriant : On finit par s’habituer à ces petits inconvénients.

— Tout de même, je ne vous quitte pas d’une semelle, M. l’Inspecteur ! s’écria Luella.

— Ne nous éloignons pas les uns des autres, recommanda Yvon. Ne l’oubliez pas, rien n’est plus facile que de s’égarer dans la mine ; car, voyez !

Il s’avança jusqu’à l’entrée du couloir et, de nouveau, il éleva sa lanterne.

— Maître tout-puissant ! s’exclama Mme Foulon. De vrais catacombes !

On n’apercevait, en effet, qu’un enchevêtrement de couloirs et de boyaux ténébreux, se croisant en tous sens, puis, accrochées, ici et là, étaient de grandes pancartes, portant, en grosses lettres noires, le mot « Danger » ; il devait y avoir de ces avertissements dispersés un peu partout dans la houillère… Cela donnait à penser vraiment !

— Ô ciel ! On s’égarerait vite, en ces noirs dédales ! s’écria Mme Foulon en se cramponnant plus fort au bras de son mari.

— De véritables catacombes, en effet, murmura M. Foulon.

L’inspecteur ayant terminé son inspection « dans le couloir No 1 », comme disait, en riant, Lionel Jacques, procéda vers d’autres couloirs, ses compagnons marchant sur ses talons.

Dans la houillère, on ne circulait pas comme dans les pièces de nos maisons, on le pense bien. En certains endroits, la voûte était tellement basse qu’il fallait ramper pour y passer.

Pendant une demi-heure à peu près, on se promena ainsi, de couloir en couloir, de boyau en boyau, puis, soudain, Lionel Jacques s’arrêta et dit :

— Qu’est-ce qu’on entend !… N’est-ce pas le hennissement d’un cheval ?

— Oui, M. Jacques, c’est bien cela, répondit Yvon.

— Comment ! Il y a des chevaux ici ? s’écria Luella.

— Certainement, Mlle d’Azur ! Il y en a une trentaine, dans la houillère.

— Mais, à quoi servent-ils ? demanda Mme Foulon.

— Ce sont eux, ces pauvres chevaux, qui transportent les chars chargés de charbon, de l’endroit de leur chargement jusqu’à la voie ferrée.

— Pauvres bêtes ! s’exclama la femme du marchand.

— Elles sont à plaindre aussi, Mme Foulon ! fit Yvon. Le travail qu’ils font est bien dur, je vous en assure.

On venait de pénétrer dans une sorte de pièce carrée, servant de stalle au cheval, qui n’avait cessé de hennir et de piocher le sol, depuis qu’il avait entendu la voix et les pas de l’inspecteur. C’est que celui-ci n’oubliait jamais de bourrer ses poches de pommes et de morceaux de sucre pour les chevaux de la mine. Aussi, avec quelle impatience ces pauvres bêtes attendaient son apparition, chaque jour !

M. Ducastel, dit, en riant, Mme Foulon, en posant sa main sur l’épaule de notre ami, alors qu’il s’apprêtait à offrir une pomme au cheval, vous êtes un jeune homme selon mon cœur !

Tous éclatèrent de rire.

— En voilà un endroit pour faire une déclaration, ma chère ! s’écria M. Foulon, qui riait plus fort que les autres.

— Une déclaration faite à deux mille pieds sous terre ! C’est grave ! fit Lionel Jacques, très amusé.

— Ah ! Taisez-vous donc, vous autre ! dit Mme Foulon qui, elle, riait aux larmes. Je dis que M. l’Inspecteur est un jeune homme selon mon cœur, parce qu’il aime les chevaux et il les traite avec bonté. Moi aussi, j’aime les chevaux, et aussi les chiens ; nous sommes en sympathie, M. Ducastel.

— J’en suis fort heureux, Madame, répondit Yvon en s’inclinant devant la jeune femme, tout comme s’il se fut trouvé dans un salon et non à des milliers de pieds sous la croûte terrestre, à ce moment.

— N’est-ce pas, Mlle d’Azur, continua-t-elle, que c’est un beau trait chez M. Ducastel que cette douceur qu’il a envers les bêtes ?

— Oh ! Ah ! Oui ! répondit Luella.

Dans l’ombre, elle haussa les épaules la fille du millionnaire. Elle n’aimait les bêtes qu’en tant qu’elles lui rendaient service, et selon elle, Mme Foulon était bien ridicule, dans ses élans enthousiastes.

L’exploration continua ; on parcourut d’autres couloirs, on visita d’autres chevaux.

En se promenant dans une houillère, on ne peut manquer de faire les réflexions suivantes :

Malgré le bruit des chars, remontant à la surface du sol, chargés de charbon et redescendant allèges ; malgré le bruit des pics, attaquant continuellement la paroi, un silence de mort semble planer dans la houillère… Les mineurs passent, comme des ombres silencieuses. On les aperçoit à peine ; on ne voit souvent que la lumière de leurs lanternes ; on dirait des feux follets…

Voyez-vous ces deux lanternes qui se croisent en route ?… Ce sont deux mineurs qui se rencontrent ; mais ils se rencontrent en silence… sans échanger le moindre « bonjour ». Plus loin, on voit trois ou quatre fanaux ensemble ; ce sont trois ou quatre mineurs qui travaillent de concert ; mais ils travaillent en silence, sans échanger de propos joyeux.

Jamais on n’entend siffler gaiement dans la mine ; ces hommes (pauvres malheureux) sont là pour travailler et travailler durement. Ils savent bien qu’ils risquent leur vie, chaque jour, pour gagner leur pain et celui de leur famille… Ils ont conscience du danger qui est là, tout près… pourquoi seraient-ils joyeux ou gais ?

Oui, c’est un triste lieu qu’une houillère… C’est le lieu de l’obscurité, du silence, du danger, et souvent, trop souvent, hélas ! de la plus affreuse des morts !

— Ah ! s’écria tout à coup Yvon. Voici un endroit où l’on peut respirer à l’aise !

Le bruit d’une machine fonctionnant avec régularité parvint à leurs oreilles ; c’étaient les pompes à air !


Chapitre XIII

LES YEUX DE FEU


Hâtivement, nos amis s’approchèrent de l’endroit d’où leur parvenait le bruit des machines, et appuyés à une sorte de corniche (en charbon naturellement) chacun aspira avec délices, cet air artificiel. Ces pompes qui distribuent l’air respirable dans la mine, si elles cessaient de fonctionner, pour une raison ou pour une autre… ce serait la mort à courte échéance pour des centaines d’êtres humains !

Yvon Ducastel (Richard d’Azur et Luella le savaient) était à préparer une pétition, pour obtenir du Département des Mines, l’installation de plusieurs pompes à air dans chaque houillère. Cette pétition serait signée par tous les citoyens de W… et on en espérait de bons résultats. Ces pompes fonctionneraient indépendamment les unes des autres ; de cette manière, s’il arrivait à l’une d’elle de se déranger, d’autres les remplaceraient.

Mais on ne pouvait s’éterniser près des pompes à air ; Yvon proposa qu’on continuât l’exploration.

— Encore un couloir à inspecter, dit-il ; ensuite, nous remonterons à la surface du sol.

— Depuis combien de temps sommes-nous… sous terre, M. Ducastel demanda Luella.

— Depuis au-delà de deux heures, Mlle d’Azur, répondit-il. Vous ne serez pas fâché de revoir le jour, la lumière, je crois, hein ? demanda-t-il en souriant.

— Oh ! Ça peut faire maintenant ! dit la jeune fille ; qui marchant tout à côté de l’inspecteur. D’avoir respiré ce bon air artificiel, cela m’a donné beaucoup de courage, voyez-vous.

— J’en suis bien heureux alors, fit le jeune homme.

— Oh ! s’écria tout à coup Luella, en se cramponnant au bras d’Yvon. Voyez donc ! Là !… Là !… Ces yeux de feu qui nous regardent !

— Où cela ? demanda-t-on.

— Là ! Là ! répéta Luella, tremblante de frayeur. Dans ce boyau… à notre gauche !

Tous regardèrent dans la direction indiquée, et Mme Foulon, effrayée, à son tour, de s’écrier :

— Oui ! Oui ! Je les vois !… Deux yeux de feu qui nous observent !

— Des lanternes… que tu prends pour des yeux probablement, dit M. Foulon, en riant, à sa femme.

— Non ! Ce ne sont pas des lanternes !… Qu’est-ce que c’est, M. Ducastel ?

— Rien qui puisse vous effrayer à ce point, Mesdames, répliqua Yvon en souriant. Ces yeux de feu appartiennent à un hibou…

— Un hibou !

— On voit, assez souvent, de ces oiseaux dans la mine. C’est toujours la nuit ici, voyez-vous ; les oiseaux nocturnes y… pullulent.

— Les oiseaux nocturnes ?… Vous ne voulez pas dire qu’il y a aussi des chauve-souris ici, sûrement ! cria Luella, qui avait une peur affreuse de ces bêtes.

— Je n’ai jamais vu une seule chauve-souris dans cette houillère, Mlle d’Azur, je vous le certifie, assura Yvon, qui, lui aussi, craignait et détestait ces sales bêtes.

Cependant, il mentait en disant cela, afin de ne pas effrayer les dames qui l’accompagnaient. Les houillères sont littéralement infestées de chauve-souris ; c’est reconnu. On ne les voit pas, il est vrai ; elles se collent aux voûtes, aux parois et il est rare qu’on en aperçoive une seule… Mais de savoir qu’elles sont là, cela ne saurait manquer d’occasionner des frissons de dégoût et de crainte.

— Ce hibou… dit soudain Mme Foulon ; il n’a pas bougé seulement, depuis cinq minutes que nous sommes ici, à le regarder.

— C’est l’oiseau du malheur… murmura Luella.

— Ah ! Oui ! C’est ce qu’on prétend, du moins, répliqua en souriant Lionel Jacques.

— J’ai… J’ai peur, M. Ducastel ! balbutia la jeune fille.

— Le hibou est inoffensif, tout à fait inoffensif, du moment qu’on ne l’attaque pas, répondit Yvon. Venez. Mlle d’Azur ! Venez, tous !

À ce moment, un cri lamentable parvint à leurs oreilles : « Hou-ouou ! Hou-ou-ou- ! Hou-ou-ou ! » disait une voix.

— Oh ! Que je déteste le cri du hibou ! C’est si… si… lugubre ! s’exclama Mme Foulon, en portant ses deux mains à ses oreilles.

— Allons ! Continuons notre promenade. suggéra Yvon ; laissons le hibou dans son domaine… l’obscurité, je veux dire.

Mais, maître hibou ne l’entendait pas ainsi. Il avait son idée cet oiseau ; car aussitôt que les explorateurs lui eurent tourné le dos, il battit lentement des ailes, tout d’abord, puis il se mit à les suivre. Bientôt il voltigeait au-dessus de leurs têtes à l’extrême terreur des femmes… peut-être aussi à celle des hommes, Yvon fut favorisé d’un coup d’aile de l’oiseau nocturne, en passant.

— Chassez-le ! De grâce, chassez-le ! cria Luella.

— Ne dirait-on pas qu’elle nous poursuit l’horrible bête ! cria, à son tour, Mme Foulon.

— Chassez-le ! Chassez-le ! sanglotait la jeune fille, en saisissant le bras de son compagnon.

— Il est parti, disparu ; voyez ! répondit Yvon.

— Il va nous arriver malheur, je le sens je le sais ! pleurait la jeune fille.

— Ma chère enfant ! supplia Richard d’Azur.

— Mais, père…

Les hiboux ne sont pas rares, dans la mine, je le répète, fit Yvon. Cependant, ajouta-t-il avec un rire quelque peu ennuyé, c’est la première fois que l’un d’eux me frôle de ses ailes et… je n’aimerais pas à recommencer l’expérience, je l’avoue en toute franchise, car ça été pour le moins désagréable.

— Croyez-vous qu’il reviendra ?

— Soyez assurée que non, Mlle d’Azur. Il est déjà loin, je pense.

— Mais, par où est-il passé ? demanda Mme Foulon. Il était là il y a un instant ce hibou… Où est-il allé ?

— Il a dû s’enfuir par quelque trou ou crevasse, que nous ne voyons pas, nous. Allons ! Continuons notre exploration ! répondit Yvon, que le sujet commençait à agacer beaucoup.

— Quel lugubre lieu qu’une houillère tout de même ! s’exclama Luella.

— Vous l’avez dit ! approuva Mme Foulon.

— Voici le dernier couloir que je dois inspecter aujourd’hui, mes amis, annonça Yvon. Ah ! reprit-il aussitôt, tout est terminé ici, évidemment, puisque les hommes sont partis. Vous le voyez, continua-t-il, c’est…

Mais, subitement, il se tut. Un bruit étrange, épouvantable, venait de se faire entendre : on eût dit celui du tonnerre, lointain d’abord, mais se rapprochant rapidement.

Pourtant, pas un cri ne s’échappa de la bouche de nos amis ; c’est qu’une terreur sans nom les rendait muets. Tous pâlirent cependant, même Yvon.

— Qu’est-ce que ce bruit ! demanda, au milieu du silence de tous, Lionel Jacques. Serait-ce…

— Une catastrophe… Un désastre, je le crains, répondit Yvon.

— Fuyez ! Fuyez ! Effondrement ! Effondrement !

Ces paroles venaient de retentir dans le couloir, et au même instant, apparaissait une forme vêtue de noir ; c’était une femme, dont la main droite projetait une clarté blanche, surnaturelle, propre à jeter la terreur dans le cœur du plus hardi.

— La Dame Noir ! s’écria Luella, puis elle s’évanouit.


Chapitre XIV

QUI MANQUERA À L’APPEL ?


La houillère de W… était devenue un véritable enfer.

Des cris de désespoir, des lamentations, des presque hurlements se faisaient entendre, puis une bousculade, un sauve-qui-peut général avaient lieu. Les mineurs jettent au loin leurs pics et partent à courir, dans toutes les directions. Leurs lanternes tombent de leurs mains sur le sol, et se brisent ; heureusement, elles sont piétinées sur place et leur feu s’éteint sous les pas des hommes affolés, sans cela, une explosion eut été éminente.

Quant à nos amis, après la soudaine apparition de la Dame Noire et sa non moins soudaine disparition, eux aussi s’enfuient. Richard d’Azur portant dans ses bras sa fille évanouie. Un homme les précède en courant.

— Suivons-le ! s’écrie M. Foulon, en désignant celui qui les précède. C’est M. Ducastel ; il nous montre le chemin.

— Êtes-vous sûr que… commença Lionel Jacques.

Mais il se tait. Que cet homme soit Yvon ou un autre, il n’y a qu’à le suivre, si on ne veut pas s’égarer.

— Je doute fort que cet homme soit Yvon, cependant, se disait Lionel Jacques, tout en courant. Si je me rappelle bien, il était tout au fond du couloir et… Mais, nous verrons bien !

La houillère semblait peuplée de milliers et de milliers d’ombres, se précipitant de tous les couloirs et boyaux ; c’étaient les mineurs, pris de panique. On les distinguait à peine ; seules, leurs lanternes, ainsi que des feux follets, semblaient voltiger, dans l’espace, au ras du sol, un peu partout.

Quelle course que celle qu’on fit, ce jour-là ! une course avec la mort.

Ceux qui nous intéressent particulièrement n’oublieraient jamais leur terrible expérience… s’ils parvenaient à avoir la vie sauve, s’entend. Bousculés par ceux qui, comme eux, fuyaient, tombant, se relevant, pour tomber encore, piétinés, souvent, les vêtements en lambeaux, le visage, les bras, les jambes, déchirés, meurtris, quelques-uns saignant de quelque blessure ; d’autres, épuisés, mais courant, courant toujours, afin d’atteindre au plus tôt, le char qui les sortiraient de ce gouffre.

Enfin ! Enfin ! Voici l’un des chars ! Leur guide (celui qu’ils avaient toujours suivis envers et contre tout et tous) y parvient le premier. Mais là aussi, quelle bousculade ! On se précipite sur les marches, on s’entasse les uns sur les autres, sans égard aux cris, aux protestations, et au risque d’être jeté sur la voie ferrée, au premier mouvement du char et d’y être écrasé par le convoi suivant. Que leur importe ! Il faut sortir de cet enfer ; il le faut, à tout prix ! On veut revoir le jour, la lumière, respirer l’air et la liberté du dehors !

Car le grondement de tout à l’heure n’a pas cessé un seul instant ; il est évident qu’il ne s’agit pas seulement d’un effondrement, mais aussi d’une explosion partielle. Savait-on à quel moment les voûtes secouées de la mine s’écrouleraient, les écrasant tous sous leur poids ?

L’obscurité qui régnait, à cause de tant de lanternes qui avaient été brisées et qui n’éclairaient plus, ajoutait sa note lugubre à la tragédie. On ne pouvait ni se voir, ni se reconnaître, ni se compter. Il y eut des appels qui n’amenèrent pas de réponses ; il y eut des noms criés en sanglotant… qu’accueillait le silence… On eût voulu s’assurer qu’aucun des siens n’avait péri… À quoi bon — … Alors, les lamentations recommençaient, ainsi que les pleurs de désespoir. C’était affreux !

Nos amis n’avaient pu tous prendre place dans le premier char. Lionel Jacques savait, seulement, qu’il avait, à côté de lui, M. et Mme Foulon. Les autres…

— Ô ciel ! pensait-il. Lesquels de nous manqueront à l’appel, tout à l’heure ?… Je sais que M. et Mme Foulon sont assis sur la même marche que moi… Mais Patrice Broussailles ? M. et Mlle d’Azur ? Où sont-ils ?… Yvon… Eh ! bien, espérons que M. Foulon ne s’est pas trompé et que c’était bien lui qui nous précédait… Cependant… Il était au fond du couloir… tout au fond, lorsque nous est apparue la Dame Noire… et puis, il n’a pas répondu, lorsque je l’ai appelé, il y a quelques instants… Ah ! Que le Seigneur ait pitié de nous… et de tous ceux qui sont emprisonnés dans ce gouffre avec nous en ce moment ! Quelle catastrophe, grand Dieu !

Plus d’une fois, tandis qu’il se livrait à ces sombres réflexions, Lionel Jacques avait été interrompu par quelqu’un lui marchant sur les pieds, sur les jambes ou quelques autres tombant sur lui. D’autres fois, c’étaient des mains, invisibles dans l’obscurité, qui se cramponnaient à lui… Oui, vraiment, c’était horrible !

Soudain, un cri se fit entendre… Il y eut le bruit de verre cassé… puis l’obscurité devint totale, complète.

— Ma lanterne ! s’écria un mineur.

La seule lanterne qui les éclairait, quoique bien imparfaitement, venait de choir sur le sol et elle s’était émiettée et éteinte immédiatement ; dans la bousculade générale on n’eut pu s’attendre à autre chose.

Se fait-on une idée de ce qu’est l’obscurité… à deux mille pieds sous terre ?… Peut-on s’imaginer comme elle est complète, sans le moindre reflet subsistant ?… Cette obscurité on ne fait pas seulement que la voir, on la sent, elle pèse sur nous, elle nous enveloppe comme un suaire semble-t-il.

La destruction de la seule et dernière lanterne qu’ils eussent en leur possession produisit une véritable panique parmi les mineurs. Quels cris, cris de rage et de désespoir, retentirent ! Même, il y eut des blasphèmes, d’affreux blasphèmes, qui firent pâlir et frémir ceux qui les entendirent.

— Mes amis, dit Lionel Jacques, aussitôt qu’il put se faire entendre, gardons-nous bien de blasphémer, en ce moment surtout !… Nous sommes tous entre les mains de Dieu… Prions, plutôt, mes amis… prions ! Demandons que tous, oui, tous puissent répondre à l’appel, ce soir.

— Pourquoi le char ne monte-t-il pas, aussi ? demanda quelqu’un.

— Ont-ils envie de nous laisser mourir… et pourrir ici ? fit un autre.

— Peut-être que le mécanisme est brisé et que les chars ne fonctionnent plus ! s’écria-t-on.

À la pensée de pareille éventualité, il y eut d’autres cris, d’autres blasphèmes.

Tout à coup, les malheureux sentirent vibrer le char sous eux et immédiatement, il se mit en mouvement. Alors un autre désastre se produisit : ceux qui étaient de trop sur les marches déboulèrent et roulèrent sur la voie ferrée… On entendit leurs appels désespérés… mais le char montait, et bientôt, on ne les entendit plus.

— Les malheureux ! soupira Mme Foulon.

Le char montait vite. Cette ascension au milieu de l’horrible obscurité, c’était la chose la plus épouvantable qu’on pourrait imaginer. Les voûtes de la houillère ne sont pas toutes de la même hauteur ; il s’en manque de beaucoup ! Il y a des endroits où il faut baisser la tête, ou bien se coucher presque sur le dos, afin de ne pas être assommé. Or, figurons-nous si nous le pouvons, la situation de ces pauvres gens, à quels dangers ils étaient exposés !

— Couchez-vous tous sur le dos autant que possible ! conseilla un mineur.

— Sur le dos ? demanda Lionel Jacques.

— Oui, vite ! On ne sait à quel moment on peut être assommé.

Ce conseil fut suivi et il n’arriva rien de déplorable.

Enfin, une petite lueur apparut, au loin, très au loin ; c’était le jour, la lumière.

Encore quelques instants et le char arrivait à destination et déposait sur le sol ses passagers.

Bientôt, un autre char arriva, puis un autre, et un autre, et un autre encore ; tous étaient chargés de passagers ; ceux-ci accueillis par les citoyens de la ville, accourus à l’entrée de la mine et y attendant avec une impatience et une anxiété impossible à décrire que la houillère leur eut rendu ceux qu’ils aimaient.

Le dernier char monta… Personne, semblait-il, n’allait manquer à l’appel. Bien sûr, il y avait des blessés ; plus d’un de ceux-ci seraient infirmes pour la vie peut-être ; mais ils étaient vivants ! Même ceux qui avaient déboulé du premier char et roulé sur la voie ferrée avaient été sauvés ; c’était presque miraculeux !

— Mais… M. Ducastel ?… Qui a vu M. Ducastel ? demanda soudain Mme Francœur fort inquiéte.

Personne ne répondit.

— C’est bien vrai !… L’inspecteur… murmura-t-on.

— Il n’est donc pas remonté ? demanda quelqu’un.

— Non ! sanglota Mme Francœur.

— Yvon… balbutia Lionel Jacques.

— Ce n’était donc pas lui qui nous précédait, dans la mine ? demanda M. Foulon, qui arrivait de la Ville Blanche, où il était ailé conduire sa femme.

— Non, hélas ! Ce n’était pas lui, répondit tristement Lionel Jacques.

— Quel malheur ! fit une voix de femme.

— Un si gentil garçon, si droit, si honnête ! s’exclama une autre voix.

Mme Francœur sanglotait convulsivement ; Lionel Jacques pleurait franchement ; M. Foulon était devenu pâle comme la mort…

Alors, les hommes se découvrirent, les femmes inclinèrent la tête, et tous murmurèrent une courte prière pour le repos de l’âme d’Yvon Ducastel…

Car, il n’y avait plus à en douter ; de tous ceux qui avaient été emprisonnés dans la mine, seul, le jeune inspecteur manquait à l’appel.

Fin de la Troisième Partie


L’HOMME DE LA MAISON GRISE

QUATRIÈME PARTIE
TROMPEURS ET TROMPÉS


Chapitre I

DIX MILLE DOLLARS EN VUE


Un silence de mort régnait à W…, ville minière de la Nouvelle-Écosse.

Ce silence était vraiment étrange. C’était chose bien extraordinaire, en effet, que l’absence de tout bruit, en cet endroit où, le dimanche excepté, un continuel vacarme se faisait entendre.

Mais plus extraordinaire, plus étrange encore était le silence régnant dans la houillère ; de plus c’était sinistre. Les chars avaient cessé de fonctionner ; pics et pioches avaient été abandonnés : la houillère n’était plus, pour le moment, qu’un trou béant, un gouffre presque sans fond et, on avait tout lieu de le croire, un tombeau…

C’est qu’une catastrophe était arrivée ; des voûtes s’étaient effondrées dans la mine, et quoique, l’inspecteur excepté, tous avaient été sauvés, il y aurait, à W… dorénavant, un grand nombre d’infirmes, d’invalides, victimes de l’affreux accident.

Il était près de sept heures du soir. La journée avait été belle ; le soleil avait souri gaiement à la nature ; les oiseaux avaient chanté joyeusement dans le feuillage et tout présageait un radieux crépuscule… Comment eut-on prévu qu’une tragédie se déroulait, sous la croûte terrestre ?…

La nouvelle s’était répandue avec la rapidité d’un éclair. Horreur ! Horreur ! Dans la houillère, des voûtes s’étaient effondrées et qui savait combien de malheureux mineurs avaient été ensevelis sous les décombres !

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, tous les citoyens de la ville s’étaient rendus à l’entrée de la mine et là affolés d’inquiétude, ils attendaient l’arrivée des chars, accourait à leur rencontre en se bousculant. Tous espéraient apercevoir, dans chaque char qui remontait, soit un mari, soit un fils, soit un frère, soit un fiancé. Mais combien furent déçus, tout d’abord !… Alors, que de cris de douleur, de désespoir ! Des poings se crispaient ; on maudissait la houillère, cet enfer, qui avait englouti des êtres chers… sans songer que cette même houillère procurait de l’emploi à des centaines d’hommes et aussi du pain à des familles entières.

Presqu’au premier rang de la foule, on eut pu reconnaître Mme Francœur, maîtresse de pension à W… Elle était là, causant avec deux hommes de nos connaissances : Lionel Jacques et M. Foulon.

— Qu’est-il devenu ? sanglota-t-elle, M. Ducastel… Ce pauvre M. Ducastel !…

— Ne perdons pas espoir, chère Madame, dit Lionel Jacques, mortellement inquiet lui-même. Nous allons le voir arriver dans le prochain char peut-être.

— Tous les chars sont remontés, M. Jacques ! s’exclama Mme Francœur.

— Le pensez-vous ? Ciel ! J’espère que vous vous trompez !

— Avez-vous vu M. et Mlle d’Azur ? demanda M. Foulon.

— Moi, j’ai certainement aperçu M. d’Azur, assura Mme Francœur. Il s’en allait dans la direction de notre maison… Il était seul…

— Seul ?

— Oui, seul… quand je l’ai vu, du moins… Il paraissait marcher avec beaucoup de difficulté.

— Ah ! Blessé, sans doute ?

— Probablement.

— Mais, Mlle d’Azur ? demanda Lionel Jacques. Elle devait être avec son père ! Je ne vois pas bien M. d’Azur s’acheminant vers votre demeure, sans connaître le sort de sa fille… qu’il adore, me dit-on.

— Je n’ai pas vu Mlle d’Azur, affirma, de nouveau Mme Francœur. Mais peut-être précédait-elle son père, sur le chemin… Dans cette foule ; dans tout ce brou-ha-ha…

— Qui a vu Patrice Broussailles ? demanda Lionel Jacques.

Ni Mme Francœur, ni M. Foulon ne répondirent.

— Quelle terrible affaire ! s’écria M. Foulon. Ma femme a reçu un tel choc nerveux que j’ai dû la transporter chez moi, vous savez, Mme Francœur. Mais je l’ai laissée aux soins de Madeleine Blanchet… pour revenir offrir mes services, ici. Madeleine est une excellente jeune fille, si bonne, si dévouée, malgré ses petites excentricités !

— Tiens ! Un autre char qui remonte ! s’exclama quelqu’un.

— Puisse-t-il contenir M. Ducastel ! murmura Mme Francœur.

— Pauvre Yvon ! balbutia Lionel Jacques.

Hélas ! L’inspecteur de la mine avait été enseveli sous les décombres, c’était presque certain ! Que c’était épouvantable !

Mais quittons, pour un temps l’entrée de la houillère ; pénétrons chez les Francœur et voyons ce qui s’y passe.

Mme Francœur ne s’était pas trompée en disant qu’elle avait aperçu Richard d’Azur, s’en allant clopin-clopan, dans la direction de la ville. Le père de Luella s’était donné une entorse, en fuyant, dans la mine et il en souffrait grandement.

Luella le précédait sur le chemin ; mais que son état était pitoyable ! Sa robe était en lambeaux, ses bras étaient égratignés et meurtris, et à la tête elle portait une large blessure, qui saignait abondamment. Tout en marchant, elle sanglotait.

Arrivés à la maison, le père et la fille se retirèrent, chacun dans sa chambre ; Richard d’Azur, pour prendre un bain et s’envelopper dans sa robe de chambre ensuite ; Luella, pour se jeter sur son canapé en pleurant.

Salomé, ayant entendu arriver ses maîtres, était montée à la course, au second palier.

Entrant, sans frapper, dans la chambre de Luella, elle jeta un cri en apercevant sa jeune maîtresse, la robe en lambeaux et toute couverte de sang.

Mlle Luella ! Oh ! Miséricorde ! Mlle Luella !

— Va… Va t’en ! ordonna la jeune fille.

— M’en aller ! Vous laisser dans un tel état !

— Va-t-en, te dis-je ! Je veux être seule.

— Mais… Votre visage et vos mains sont noirs de charbon, Mlle Luella ! Vous êtes blessée !…

— Ah ! Que m’importe !… Il est mort, vois-tu, Salomé !… M. Ducastel… Celui que j’aimais… Il était au fond du couloir… tout au fond… il n’a pu fuir… comme nous !

— C’est regrettable… infiniment regrettable, je le comprends, chère enfant ; cependant, vous ne pouvez pas…

— Ne t’ai-je pas dit de t’en aller ? répéta la jeune fille, en frappant le plancher du pied.

— Salomé ! appela alors Richard d’Azur.

— Oui ! Je viens ! répondit la négresse.

— Et viens tout de suite ! tonna Richard d’Azur. Mon pied me fait horriblement souffrir !

Elle ne bougea pas plus qu’un terme, se contentant de hausser les épaules, d’un air indifférent.

Mlle Luella ! fit-elle, d’un ton suppliant. Ne me laisserez-vous pas…

— Veux-tu bien t’en aller ! s’écria Luella.

— Oh ! Ne me chassez pas de votre présence, je vous en prie ! pleura la négresse.

La fille du millionnaire ne répondit pas cette fois ; mais se retournant elle prit, sur un guéridon, une longue règle, avec laquelle elle s’apprêta de frapper la servante.

Les yeux de Salomé roulèrent dans leurs orbites, puis deux larmes coulèrent sur ses joues… Elle esquissa un geste de protestation désolée et le visage navré, la tête basse, elle quitta la chambre de sa jeune maîtresse. Aussitôt, Luella se leva et courant vers la porte, elle tourna la clef dans la serrure, afin de n’être plus importunée. S’étant, de nouveau jetée sur son canapé, elle s’écria, en sanglotant convulsivement :

— J’ai vu… oui, j’ai vu s’effondrer la voûte du couloir et celui que j’aime si follement enseveli sous les décombres !… Que c’était épouvantable !… Je l’aimais… Je l’aimais tant !… Et lui… il eut fini par m’aimer, en retour… Moi qui rêvais de devenir sa femme bientôt… Avec l’aide de M. Broussailles, j’aurais réussi… Fatalité ! Fatalité ! Jamais je n’oublierai, non jamais !

Elle était inconsolable vraiment.

Une heure, deux se passèrent et elle était toujours couchée sur le canapé à pleurer. Plus d’une fois, Salomé était venue jusqu’à la chambre de sa jeune maîtresse ; elle avait essayé d’ouvrir la porte ; mais s’apercevant qu’elle était fermée à clef, elle s’en était retournée auprès de Richard d’Azur, le cœur brisé.

D’ailleurs, le père de Luella réclamait sans cesse les soins de la négresse. Disons pourtant qu’il ne soupçonnait nullement ce qui se passait dans la chambre de sa fille. Son pied le faisait beaucoup souffrir, et croyant que Luella avait dû suivre son exemple, c’est-à-dire prendre un bain, puis se coucher, il n’avait plus pensé qu’à lui-même, aux douleurs presqu’intolérables qu’il endurait.

— Luella ?… avait-il demandé à la servante.

On l’a deviné, Salomé n’aimait guère son maître ; cependant, elle eut pitié de lui, le voyant tant souffrir.

— Elle est couchée et elle dort, avait-elle répondu.

— Ah ! Tant mieux, la pauvre enfant !… Cette blessure à la tête ? reprit-il.

— Ce ne sera rien… Désirez-vous que j’aille vous préparer une tasse de thé et de la nourriture légère, M. d’Azur ?

— Oui, je prendrai bien un peu de thé.

Salomé se rendit au premier palier. Luella l’entendit descendre l’escalier, puis tout rentra dans le silence…

Un quart d’heure à peu près, se passa encore…

Soudain, des pas pressés s’approchèrent de la chambre de la jeune fille. On frappa à la porte à coups précipités.

— Qui est là ? demanda Luella, fort étonnée.

— C’est moi… Patrice Broussailles… Ouvrez ! Ouvrez vite !

Sans hésiter, même un instant, elle courut ouvrir.

Patrice Broussailles se précipita dans la chambre, mais il s’arrêta, stupéfait devant l’apparence de la jeune fille… Comment ! Sa robe était en lambeaux ! Son visage et ses mains n’avaient pas été lavés ! Ses bras étaient déchirés et meurtris, et à la tête elle portait une blessure toute saignante !

Mais bientôt, le « professeur » eut un sourire satisfait ; vraiment, on n’eut pu demander mieux ! Dans l’état où elle était, Luella d’Azur avait l’air de n’être sortie de la houillère que depuis quelques instants, et c’était précisément ce qu’il fallait pour la réussite de ses plans.

— Vite ! s’écria-t-il. Venez ! Suivez-moi !

— Mais, qu’est-ce ?… Que me voulez-vous ?

— Suivez-moi, sans faire la moindre objection, je vous prie. Ne me posez pas de questions non plus, car je n’ai pas le temps d’y répondre… Une voiture attend, derrière la maison.

— Je… Je ne… comprends pas… balbutia Luella. Pourquoi vous suivrai-je, sans savoir où vous allez me conduire.

— Je vais vous conduire auprès de celui que vous aimez.

— Vous dites ?

— Et si vous suivez mes conseils à la lettre, vous verrez bientôt votre, ou vos rêves se réaliser.

— Vous me proposez des énigmes, je crois, M. Broussailles ?

— Je vous dis que vous n’avez qu’à m’obéir. M. Ducastel…

M. Ducastel ! cria la jeune fille. Hélas ! Je connais son malheureux sort : j’ai vu les voûtes s’écrouler sur lui…

— Ducastel est vivant. Mlle d’Azur, fit tranquillement Patrice.

— Vivant ! Impossible !… J’ai vu…

— Qu’importe ce que vous avez vu… ou cru voir !… Ducastel est vivant. Ainsi, venez !

Il entraîna Luella à sa suite. Tous deux descendirent dans le corridor du premier palier.

— J’ai affaire à Salomé, fit-il ; attendez-moi ici, s’il vous plaît.

La jeune fille entendit du corridor, la voix de Patrice Broussailles. Il s’adressait à la négresse ; il paraissait lui donner des ordres, que Salomé accueillait en silence.

— N’oubliez pas d’avertir M. d’Azur, recommanda-t-il. Allez le mettre au courant tout de suite, Salomé !

Patrice revint ensuite dans le corridor, où Luella l’attendait, et prenant la jeune fille par le bras, il la conduisit dehors.

Ainsi qu’il l’avait annoncé, une voiture attelée à un cheval noir, attendait, à la porte de la cuisine. Patrice Broussailles fit signe à sa compagne d’y monter.

— M’expliquerez-vous, maintenant… commença Luella, aussitôt que la voiture eut été en mouvement.

— Je viens de voir Ducastel, couché sur le sol, en plein bois…

— Vous avez dû vous tromper, M. Broussailles dit, en pleurant, Luella.

— Je vous dis que c’était lui !

— C’est un miracle alors ?

— Peut-être… Dans tous les cas, jamais pareille chance ne se présentera pour vous de réussir dans vos projets… concernant M. Ducastel.

— Vous êtes fort mystérieux, M. Broussailles ! fit Luella, qui ne put s’empêcher de sourire, tout en haussant les épaules.

— Je le répète, Mlle d’Azur, j’ai vu Ducastel… Il était couché sur le sol, dans la forêt, là-bas… Penchée sur lui et lui prodiguant des soins, était… la Dame Noire.

— La Dame Noire ! s’écria Luella, prise de frayeur superstitieuse.

— Pardon, Mlle d’Azur, fit Patrice, impatienté ; mais ne soyez pas ridicule… J’ai dit que la Dame Noire prodiguait des soins à Ducastel… Or, lorsque ce dernier reviendra à la connaissance de ce qui l’entoure, tout à l’heure, il faut (il faut, entendez-vous ! que ce soit vous, Mlle d’Azur, qu’il aperçoive auprès de lui et qu’il croie que vous lui avez sauvé la vie.

— Mais, la Dame Noire ?…

— Ne craignez rien ; la Dame Noire s’enfuira, à votre approche, soyez-en assurée… Alors, je vous laisserai auprès de M. Ducastel et j’irai avertir les gens de ce qui se passe.

— Pensez-vous réellement que…

— Fiez-vous à moi ; j’arrangerai bien les choses !

— Et si on me questionne ?…

— Vous saurez inventer quelque chose, j’en suis certain… Vous n’avez pas voulu fuir, comme les autres, et abandonner M. Ducastel… Un pic, trouvé sur le sol de la mine vous a permis de vous frayer un passage jusqu’à lui… puis à l’aide d’un câble, trouvé, aussi, sur le soi, vous avez opéré le sauvetage…

— Je ferai de mon mieux, promit Luella.

— Je suis assuré que tout ira bien alors… Et puis, si on vous presse trop de questions, vous n’aurez qu’à faire semblant de perdre connaissance ; personne n’en sera étonné, après les choses que vous leur aurez racontées.

— Arrivons-nous à destination M. Broussailles ?

— Nous voilà arrivés !… Et voyez, ainsi que je l’avais prédit, la Dame Noire s’enfuit… à toutes jambes.

— Elle ne reviendra pas, vous pensez ?

— N’ayez crainte !… Maintenant, jouez bien le rôle que je vous ai assigné, Mlle d’Azur et, avant un mois, j’en ai la certitude, vous serez devenue « Mme Ducastel ».

Ce-disant. Patrice Broussailles arrêta le cheval et Luella descendit hâtivement de voiture.

— Miséricorde ! s’écria-t-elle, après s’être approché d’Yvon Ducastel et agenouillée auprès de lui. Il est mort ! sanglota-t-elle.

— Pas mort : seulement évanoui assura Patrice. Au revoir… Mme Ducastel, reprit-il, gouailleur.

Il s’éloigna à pied, en riant tout haut, après avoir donné la liberté au cheval, qui ne lui appartenait pas d’ailleurs.

— Quelle veine ! se disait-il, en s’acheminant tranquillement vers l’entrée de la houillère. Les dix mille dollars de… commission, je les tiens, je les tiens !… Je tiens aussi ma vengeance, mon bon Ducastel, ajouta-t-il avec un sourire méchant. Nous allons rire !


Chapitre II

L’HÉROÏNE DU JOUR


Sans se hâter, Patrice Broussailles s’acheminait vers la mine. Rien ne pressait : bien au contraire, car il voulait donner à Yvon le temps de reprendre connaissance, quand ça ne serait que pour un moment, et de reconnaitre auprès de lui Luella d’Azur éplorée.

Patrice était certain d’une chose : c’était que son plan allait réussir… Personne n’avait eu connaissance de ce qui venait de se passer entre Luella et lui. Tout le monde était sur le lieu du désastre, et puis, il faisait noir, et puis encore ils avaient cheminé, en voiture, sur une route abandonnée (de fait, connue à W… sous le nom de La Route Abandonnée) sur cette route, devenue presqu’impassable, peu de gens osaient se risquer.

Il arrivait à destination, lorsqu’il s’aperçut que la foule assemblée à l’entrée de la mine, commençait à se disperser. Sans doute, Yvon Ducastel, le seul qui manquait à l’appel, était compté pour mort… Quelle surprise leur était réservée !

Patrice se mit à courir, et bientôt il arrivait au milieu de la foule tout essoufflé et criant :

M. Ducastel… Attendez !… Je viens de le voir…

— Quoi ? Comment ? cria quelqu’un. Vous venez de voir M. l’Inspecteur ? Où cela ?

— Là-bas… En pleine forêt.

Bien vite Patrice fut entouré et pressé de questions.

M. Ducastel ?…

— Vous êtes sûr que c’était bien lui ?…

— J’en jurerais ! s’écria-t-il. Une femme était penchée sur lui et lui prodiguait des soins.

— La Dame Noire… murmura-t-on.

— Je ne sais pas… De loin, j’ai cru plutôt que c’était… Mais je peux bien m’être trompé… Je…

— Qui donc avez-vous cru reconnaître, M. Broussailles ?

— J’ai cru reconnaître Mlle d’Azur…

Mlle d’Azur ?… Mais…

— Je ne pourrais jurer de rien cependant, mes amis, fit Patrice, vu que je n’ai pas porté grande attention… C’est M. Ducastel qui m’intéressait… Je n’ai fait qu’un saut jusqu’ici, pour vous avertir de ce que j’ai vu et demander du secours.

— Qu’y a-t-il ? demanda, à ce moment, Lionel Jacques, qui venait de fendre la foule. Broussailles ! s’écria-t-il ensuite. J’étais inquiet sur ton sort, mon ami.

M. Jacques ! fit Patrice. J’apporte des nouvelles…

— Des nouvelles ? Serait-ce d’Yvon ?

— Oui… Ducastel a dû être sauvé presque miraculeusement, car je jure l’avoir vu, tout à l’heure… là-bas… en plein bois…

Ce fut au tour de Mme Francœur de s’approcher de Patrice Broussailles et de le questionner.

— Vite alors ! Une voiture ! cria-t-elle, lorsqu’elle sut à quoi s’en tenir. Oh ! Ce pauvre M. Ducastel !… Pourvu qu’il soit vivant !

— Jasmin ! appela Lionel Jacques.

— Présent, Monsieur ! répondit le domestique du Gîte-Riant.

— La voiture ?…

— Elle est ici, tout près… C’est l’express, Monsieur.

— Tant mieux ; cela fera très bien l’affaire. Partons dit Lionel Jacques. Broussailles ajouta-t-il, tu vas nous indiquer le chemin, n’est-ce pas ?

— Certainement ! répondit Patrice, en sautant dans l’express, à côté de Mme Francœur et de M. Foulon.

Plusieurs voitures se mirent en route.

Patrice Broussailles se garda bien de conduire la foule directement ou se trouvait Yvon ; il fit semblant plutôt de n’être pas bien certain de l’endroit. Mais enfin, il feignit de se reconnaître.

— C’est ici, je crois, fit-il. J’avais remarqué ces quatre peupliers…

— Mais… Je ne vois rien, rien ! s’exclama Mme Francœur.

— Oui ! Oui ! Là-bas… Une lanterne allumée.

— C’est bien cela ! admit Patrice. La lanterne de celle qui, probablement a sauvé la vie de M. Ducastel.

Bientôt s’arrêta l’express de Lionel Jacques et les autres voitures firent de même.

— C’est bien M. l’Inspecteur ! s’écria-t-on.

Tous venaient d’apercevoir, couché sur le sol, celui qu’ils avaient pleuré pour mort, et auprès de lui, lui prodiguant des soins et sanglotant, était, en effet, Mlle d’Azur.

M. Ducastel ! Ô M. Ducastel ! s’écria Mme Francœur en s’agenouillant auprès d’Yvon.

Le jeune inspecteur ouvrit les yeux un instant, puis il murmura :

Mme Francœur…

— Yvon ! fit Lionel Jacques en se penchant sur son jeune ami. Dieu merci, tu es vivant !

— Cher M. Jacques… balbutia Yvon.

Mlle d’Azur, reprit Lionel Jacques, pauvre Mademoiselle ! Dans quel état vous êtes !

— Je… Je n’ai pu me… me décider à… à l’abandonner… Je…

— Chère Mademoiselle ! s’exclama Mme Francœur, s’adressant, à son tour, à Luella. Moi qui vous croyais en sûreté auprès de votre père !

— Mon père… murmura Luella. Il a été sauvé ? (Vraiment, elle jouait son rôle à la perfection la complice de Patrice Broussailles) !

— Oui ! Oui !… Mais vous, vous avez sauvé la vie de M. l’Inspecteur, en risquant la vôtre, pauvre enfant !

— Vous auriez peut-être fait comme moi, répondit la jeune fille avec un sourire si pitoyable que des larmes vinrent aux yeux de plusieurs des personnes présentes.

— Mais, comment vous y êtes-vous prise pour opérer le sauvetage de M. Ducastel et le vôtre ? demanda quelqu’un.

— Je… Je ne… sais pas… articula péniblement Luella ; oui, péniblement, car elle commençait à souffrir cruellement de sa blessure à la tête.

— Pauvre, pauvre enfant ! s’exclama Lionel Jacques en posant sa main sur l’épaule de la jeune fille. Voyez, ajouta-t-il, en s’adressant à tous, ses vêtements sont en lambeaux et elle est toute couverte de sang !

— Il faut qu’elle soit transportée chez elle, dit M. Foulon ; de fait, tous deux (Mlle d’Azur et M. Ducastel, je veux dire ! devraient être dans leurs lits et sous les soins d’un médecin le plus tôt possible.

Mlle d’Azur… est… est… une héroïne… murmura Yvon.

— Assurément, oui ! firent-ils tous.

— Vive Mlle d’Azur ! Vive M. l’Inspecteur ! cria quelqu’un.

— Vive, vive Mlle d’Azur ! Vive, vive M. Ducastel ! reprit la foule.

— Comment êtes-vous parvenu à opérer votre sauvetage et celui de M. Ducastel ? demanda quelqu’un.

— Je… Je ne me souviens plus… répondit Luella, en passant à plus d’une reprise, sa main sur son front. Un pic… trouvé sur le sol de la mine… puis un câble oui…

— Ce n’est guère le temps de questionner Mlle d’Azur, je crois, intervint M. Foulon. La pauvre enfant est à moitié morte d’épuisement.

— Ah ! Elle a perdu connaissance ! s’écria Mme Francœur, en désignant Luella, qui venait de tomber dans les bras de Lionel Jacques.

(Ce n’était pas un évanouissement factice non plus).

Elle fut déposée dans l’express et Mme Francœur s’installa auprès d’elle.

Quant à Yvon, avec l’aide de Lionel Jacques et de M. Foulon, il parvint à monter dans une voiture: mais aussitôt, il s’évanouit, à son tour.

Ce fut une assez lugubre procession qui s’achemina vers la demeure des Francœur. Les véhicules contenant Yvon et Luella venaient les premiers; ils étaient suivis d’autres voitures et aussi de piétons.

— C’est une héroïne que Mlle d’Azur ! affirmait-on.

— Certes ! Vous l’avez dit !

— Dire qu’elle n’a pas voulu abandonner M. Ducastel dans la mine… Elle s’est frayée un chemin jusqu’à lui…

— À l’aide d’un pic…

— Mais, comment a-t-elle pu découvrir un passage conduisant dehors ?

— Ah ! C’est là qu’est le mystère !

— Elle expliquera ce mystère, plus tard, probablement…

— Beaucoup plus tard, je crois…. Je ne serais pas surpris qu’elle fît une grave maladie.

— Ma foi ! Ça ne serait pas surprenant, la pauvre demoiselle !

— Dans tous les cas c’est vraiment extraordinaire ce qu’elle a fait !

— C’est entendu !

Les commentaires, les louanges à l’adresse de la jeune fille allaient leur train…

Oui, vraiment ! Luella d’Azur était devenue l’héroïne du jour !



Chapitre III

CE QUI S’ENSUIVIT


Salomé, bien stylée par Patrice Broussailles, fit une scène fort touchante, en apercevant sa chère Miss Luella… qu’elle avait cru perdue à jamais, disait-elle en sanglotant… évanouie, dans les bras de M. Jacques.

— Elle est sans connaissance, dit Lionel Jacques à la négresse, en déposant Luella sur le canapé du salon.

— Oh ! Pauvre, pauvre Miss Luella ! fit la servante en se tordant les mains.

Mlle d’Azur est une héroïne, vous savez. Salomé, reprit Lionel Jacques : elle a sauvé la vie de M. Ducastel.

— C’est un ange Mlle Luella, un ange ! s’exclama la négresse avec ferveur.

— Où est M. d’Azur ?… Comment se fait-il que…

— Il est dans sa chambre… malade… bien malade… Moi, je ne pouvais pas le quitter, dit Salomé, car, sans cesse, il réclamait mes soins… Oui il est malade M. d’Azur… Des syncopes… puis, il est blessé au pied… Il croyait Mlle Luella dans sa chambre ; je n’osais pas lui dire qu’elle n’était pas revenue… il en serait mort, je crois !

Elle allait bien la négresse ! Elle répétait sa leçon parfaitement.

Lionel Jacques traduisit la tirade de Salomé à ceux qui ne comprenaient pas l’anglais ; les explications de la négresse leur parurent, à tous, fort valables.

Tout à coup, la servante s’approcha du canapé et s’agenouillant, elle examina attentivement sa jeune maitresse.

— Miséricorde ! s’écria-t-elle soudain. Mais ! Elle a réellement perdu connaissance !… Mlle Luella ! Ô Mlle Luella.

Elle étreignit la jeune fille contre son cœur ; elle paraissait folle de désespoir. De grosses larmes coulaient sur ses joues.

— Certainement, Salomé, Mlle d’Azur est sans connaissance ; je vous l’ai dit en arrivant, répondit Lionel Jacques, assurément fort étonné de l’attitude de la négresse.

Comment pouvait-il la soupçonner d’avoir joué un rôle tout à l’heure ? Comment eut-il pu savoir qu’elle s’était préparée d’avance à la scène qu’elle avait faite à l’arrivée de Luella ?

Mais Salomé était mortellement découragée et inquiète ; M. Broussailles ne lui avait-il pas dit que les choses se passeraient exactement telles qu’elles s’étaient passées ; qu’on lui ramènerait sa Miss Luella dans un état qui donnerait à tous la pensée qu’elle était évanouie, mais qu’elle (Salomé) n’aurait rien à craindre pour sa jeune maîtresse… Et voilà que celle-ci était réellement évanouie… Allait-elle mourir ?… N’était-elle pas morte ?… Elle paraissait l’être… Et puis, cette blessure à la tête, autour de laquelle le sang s’était coagulé !…

Mlle Luella ! Mlle Luella ! ne cessait-elle de crier.

— Allons, allons, Salomé ! fit Lionel Jacques. Pourquoi ce…

— Je croyais… Je croyais… commença-t-elle. Puis, apercevant soudain Patrice Broussailles, elle s’exclama :

— Vous m’aviez dit que Mlle Luella…

— Taisez-vous. Salomé ! Ne faites pas de scène, hein ! répondit Patrice en pâlissant affreusement. Quant à moi, reprit-il en souriant d’un sourire très forcé, c’est la première fois que je vous vois, depuis le « désastre » ce n’est donc pas moi qui vous ai dit… quoique ce soit.

Tout en parlant, il serrait comme dans un étau le bras de la négresse. La malheureuse ! Allait-elle les trahir, lui et Luella ? Elle en serait bien capable, affolée de douleur comme elle l’était !

— Est-ce… est-ce qu’elle est morte ? demanda la négresse, en désignant Luella. Elle… elle ne… bouge pas… ajouta-t-elle, tandis que ses dents claquaient comme des castagnettes.

Mlle d’Azur n’est qu’évanouie ; nous vous l’avons dit déjà ; cette blessure à la tête en est cause, sans doute, fit M. Foulon.

— Ne rendez pas la situation plus grave, plus intolérable, je vous prie, Salomé, intervint Lionel Jacques, en prie, en faisant une scène… Dieu sait que nous en avons eu assez aujourd’hui !

— Oui, cessez, hein, Salomé ! fit durement Patrice Broussailles.

Les yeux de la négresse roulèrent dans leurs orbites ; elle se tordait les bras en gémissant ; mais elle ne proféra plus un mot… au grand soulagement de Patrice qui, vraiment, avait eu, pour un instant, la vision de ses dix mille dollars s’envolant à tire d’ailes.

Tous ceux qui étaient présents d’ailleurs respirèrent plus à l’aise lorsque la négresse se tut, car tous, hommes comme femmes, étaient suprêmement énervé ; par les événements de la soirée.

Les malades (nous voulons parler d’Yvon et de Luella) ayant été transportés dans leurs chambres, respectives, on envoya chercher le médecin. Mais le Docteur Rupert avait infiniment à faire : il y avait tant de malades et de blessés dans la ville !

Ce ne fut qu’une heure plus tard qu’il arriva chez les Francœur, et voici le résultat de l’examen qu’il fit de ses deux malades : M. Ducastel n’avait reçu aucune blessure grave ; il était plutôt meurtri, moulu, d’avoir été tramé sur le sol de la houillère. Il avait repris connaissance presque tout de suite ; donc, pas trop d’inquiétude à avoir à son sujet.

Mlle d’Azur… Ah ! son état n’était pas aussi rassurant. Elle était menacée d’une inflammation du cerveau. La blessure qu’elle s’était faite à la tête ayant été négligée, avait une apparence assez grave.

Déjà, elle faisait beaucoup de température, accompagnée de crises de délire, au milieu desquelles elle vivait la scène (ou plutôt le rôle) que Patrice Broussailles lui avait enseigné.

Ceux qui l’entendirent balbutier des phrases sans suite, résultat des dernières impressions qu’elle avait reçues, avant de tomber malade, la plaignirent et la louangèrent en même temps.

— Oh !… Voici le… le pic ! bégayait-elle. Je me frayerai un… passage jusqu’à lui… Je le sauverai… M. Ducastel… Ce câble… Je l’attacherai sous ses bras… Si je sors de cette houillère… ce sera avec… avec lui… ou pas du tout…

— Qui eut cru que Mlle d’Azur, cette frêle jeune fille, put être héroïque à ce point ! dit, assez étonné, M. Foulon.

— La noble enfant ! s’écria Lionel Jacques.

— Moi, je l’avoue, à ma honte, je n’aimais pas beaucoup Mlle d’Azur, dit Mme Francœur… Mais depuis ce qu’elle a fait… Pensez-y M. Jacques ! Elle a risqué sa vie pour sauver celle de M. l’Inspecteur !… C’est sublime !

Et tous ceux qui entouraient Mme Francœur de répéter :

Oui. c’est sublime !

On le voit, ces deux trompeurs Luella et Patrice Broussailles, son complice, avaient parfaitement réussi à les tromper tous !


Chapitre IV

CE QUE LUI DICTAIT SON DEVOIR


Trois semaines s’étaient écoulées depuis le « désastre », comme le disaient les gens de W…, lorsqu’ils faisaient allusion à l’accident arrivé dans la houillère.

Yvon Ducastel était retourné à son bureau au bout de huit jours. Il se sentait encore quelque peu moulu il est vrai ; mais il aimait trop ses occupations pour s’en tenir éloigné sans raisons graves.

Luella d’Azur était devenue une intéressante convalescente. Elle avait été bien près de la mort et son père avait failli mourir lui-même d’inquiétude, à propos de sa fille.

Salomé avait fait véritablement pitié pendant ces trois dernières semaines. Sans cesse, ses yeux roulaient dans leurs orbites et souvent on eut pu l’entendre sangloter, en quittant la chambre de sa chère petite maîtresse.

Richard d’Azur pouvait se promener dans la maison maintenant, à l’aide d’une canne, ou du bras solide de la négresse.

Tout allait donc pour le mieux.

Cependant, en revenant de son bureau, ce jour dont nous parlons, Yvon avait l’air tout chose. Il était très pâle. De temps à autre, ses sourcils se fronçaient légèrement et un pli se creusait sur son front. La raison ?… La voici :

Ce soir-là, Luella allait veiller dans le salon, pour la première fois, depuis qu’elle était tombée malade. Or, Richard d’Azur avait fait entendre au jeune homme que sa fille s’attendait à le voir… qu’elle avait exprimé le désir qu’il veillât avec elle et son père… Yvon savait ce que cela voulait dire… il ne le savait que trop ! Son devoir lui dictait la conduite qu’il devait tenir vis-à-vis Mlle d’Azur… Cette jeune fille, qui avait risqué sa vie pour lui… Sans être le moindrement prétentieux, notre héros n’était pas aveugle non plus et il ne pouvait entretenir de doute sur les sentiments qu’il avait inspirés à la jeune fille du millionnaire…

D’ailleurs, Richard d’Azur, sans trop en avoir l’air lui avait rappelé, chaque jour, le dévouement de sa fille… Elle avait préféré risquer sa propre vie, plutôt que de s’enfuir de la houillère sans lui… etc., etc.

Yvon donc, savait qu’il avait un devoir (un rude devoir, il ne pouvait se le cacher à lui-même) à remplir, ce soir-là ; il lui faudrait demander Mlle d’Azur en mariage… quand son cœur et ses pensées appartenaient à une autre !

— Ô Annette ! se disait-il, tout en se dirigeant vers sa maison de pension. Annette ! Si je n’étais persuadé que vous en aimez un autre que moi… que vous êtes la fiancée de M. Jacques, le sacrifice que je suis obligé de faire serait trop grand… Je fermerais l’oreille à la voix du devoir… Je me contenterais de remercier Mlle d’Azur de tout ce qu’elle a fait… et ce serait tout… Mais vous ne m’aimez que d’amitié, Annette, douce enfant, et quoique cette pensée me déchire le cœur, elle rend mon sacrifice moins intolérable…

Un aboiement joyeux interrompit ses réflexions. S’étant retourné, il aperçut Guido, conduit en laisse par Annette. « En pensant aux anges on en voit les ailes », souvent.

— Annette ! s’écria-t-il. Ô ma petite amie ! Il y a des siècles et des siècles que je ne vous ai vue, ce me semble !

— Je ne suis venue en ville que deux ou trois fois, depuis le « désastre », répondit-elle.

— Vraiment ! Vous n’avez pas été malade, Annette ?

— C’est grand-père qui a été indisposé. Je n’ai pu le quitter, naturellement… dit la jeune aveugle. Comment vous portez-vous maintenant, M. Yvon demanda-t-elle ensuite.

— Merci, ma petite amie, je me porte bien… Encore un peu moulu, sans doute, reprit-il en souriant ; mais, après mon expérience, ce n’est pas du tout étonnant.

Et… Mlle d’Azur ? fit poliment Annette.

Mlle d’Azur se rétablit promptement. Elle va pouvoir quitter sa chambre ce soir et veiller au salon avec nous, me dit-on… Mais n’est-ce pas extraordinaire ce qu’elle a fait cette jeune fille, Annette ? Elle est si délicate, si frêle…

— Une naine… murmura entre ses dents la jeune aveugle. Mais Yvon ne l’entendit pas.

— La pauvre enfant a été vraiment admirable… Ne trouvez-vous pas ?

— Sans doute ! fit Annette, sans le moindre enthousiasme.

Le jeune homme jeta un coup d’œil étonné sur sa « petite amie ».

Mlle d’Azur est devenue une véritable héroïne… répliqua-t-il.

— Mais, n’est-ce pas quelque peu mystérieux ce sauvetage qu’elle a opéré ? suggéra l’aveugle, d’un ton décidément froid.

— C’est miraculeux plutôt, dit Yvon. Pour ma part, je ne pourrai jamais oublier ce qu’a fait pour moi Mlle d’Azur.

— Ah ! non ! Bien sûr que non !

— Retourniez-vous chez-vous, ma petite amie ?

— Oui, M. Yvon. Les jours raccourcissent déjà et je n’aimerais pas à me promener tard, dans le Sentier de Nulle Part.

— Je le crois bien ! s’exclama notre jeune ami. Me permettrez-vous de vous escorter jusque chez-vous, Annette ?

— Impossible, M. Yvon !

— Impossible ? Pourquoi donc ?

— La dernière fois que je suis venue à W…, j’ai rencontré, presqu’à moitié chemin, sur le Sentier de Nulle Part, mon grand-père.

— Vraiment ? Mais, je croyais que M. Villemont ne quittait, que très rarement la Maison Grise ou ses environs ?

— Rarement, oui… Je ne sais pas comment il se fait que… C’est comme s’il avait soupçonné quelque chose… Dans tous les cas, j’ai été vraiment effrayée en reconnaissant son pas, puis sa voix, je vous l’assure, M. Yvon !… Si j’avais été en votre compagnie… Je tremble, rien qu’à la pensée de ce qui serait arrivé.

Tout en causant, ils étaient parvenus à l’entrée du Sentier de Nulle Part. Annette, instinctivement, s’arrêta.

— Il faut donc que nous nous séparions ici. Annette ! s’écria Yvon.

— Oui, il le faut.

— Adieu donc, ma petite amie ! fit-il d’une voix tremblante.

— Pourquoi « adieu » ? demanda-t-elle en souriant. Est-ce que… est-ce que vous… vous partez ?

— Non ! Non ! Au revoir Annette !

— Au revoir M. Yvon !

— Nous serons toujours amis, vous et moi, n’est-ce pas Annette ?

— Mais… Sans doute…

— Quoiqu’il arrive… et n’importe en quelles circonstances… l’amitié qui nous lie sera toujours le même ?

— Je… Je l’espère… murmura-t-elle, d’une voix attristée soudain.

Yvon ne pouvait s’attarder à causer plus longtemps, sans trahir son secret, sans prendre la jeune aveugle dans ses confidences en lui disant ce qui l’attendait (lui, Yvon) ce soir-là. Ils seraient toujours amis, lui et Annette… Ce n’était pas, certes, ce qu’il avait rêvé… mais d’incontrôlables circonstances mettaient obstacles à ses rêves.

— Au revoir, chère, chère Annette ! s’exclama-t-il.

— Au revoir, M. Yvon ! répondit-elle, en lui tendant la main.

D’un geste à la fois douloureux et passionné, il saisit cette main et la portant à ses lèvres, la couvrit de baisers, puis, sans plus dire un seul mot, il s’enfuit.

Richard d’Azur était rendu dans la salle à manger, lorsqu’Yvon descendit pour le souper.

— Ah ! M. d’Azur fit le jeune homme. Vous êtes presque tout à fait remis de votre entorse, à ce que je vois.

— Ça va mieux, beaucoup mieux, dans tous les cas, je vous remercie, M. Ducastel. Je parviens à monter et à descendre l’escalier, avec de l’aide, assez facilement maintenant.

— Et Mlle d’Azur ? Comment se porte-t-elle ce soir ?

— Beaucoup mieux, elle aussi. Elle nous attend dans le salon, en ce moment ; je lui ai promis à la pauvre enfant que nous irions la rejoindre là, après le souper.

Yvon se contenta d’incliner la tête en signe d’assentiment, puis il se hâte d’adresser la parole à Mme Francœur, qui venait de pénétrer dans la salle à manger.

— Eh ! bien, Mme Francœur, demanda-t-il en souriant, quelles nouvelles avez-vous de votre cher époux ? Doit-il revenir bientôt ?

— Je l’attends demain soir, M. l’Inspecteur, répondit, d’un ton joyeux, la maîtresse de pension.

— Il y a assez longtemps que M. Francœur est parti, n’est-ce pas ? questionna Richard d’Azur, pas du tout intéressé, mais désirant n’être pas ignoré.

— Mais, oui, M. d’Azur ! Depuis le soir du « désastre ». Même, nous étions encore dans l’incertitude et dans de mortelles inquiétudes sur le sort de M. Ducastel, lorsque mon mari est parti. Ce pauvre Étienne ! Ce qu’il en avait de la peine !

— Cet excellent M. Francœur ! s’exclama Yvon en souriant.

Mais je lui ai télégraphié tout de suite, le lendemain matin, pour lui dire que M. l’Inspecteur était sain et sauf…

— Grâce à ma fille… murmura Richard d’Azur.

Yvon ne put s’empêcher de froncer légèrement les sourcils ; de se faire lancer à la face, à tout propos, l’acte d’héroïsme de Mlle d’Azur ; de se faire rappeler, à chaque instant ce qu’il devait à la jeune fille, cela commençait à l’agacer excessivement.

Le jeune homme mangea à peine, et Mme Francœur le remarqua. Il était irritable, nerveux, et vraiment, il s’apitoyait sur son propre sort… Car, il en était convaincu, il y avait quelque chose de… d’anormal… il n’eut pu dire quoi, qui l’éloignait, instinctivement de Luella. Si, par hasard, la main de la jeune fille frôlait la sienne, il frissonnait…. De plus, il éprouvait une sorte de… oui, de répulsion à l’égard de la fille du millionnaire… N’était-ce pas ridicule ?…

Il y avait des moments où il plaignait Luella d’Azur… Pourquoi… Cela non plus il n’eut pu expliquer… C’était inexplicable aussi…

Ce soir cependant… tout à l’heure… il lui faudrait oublier tout cela et demander en mariage cette jeune fille pour qui, il le savait bien, il ne ressentirait jamais de sentiment plus doux que celui de la reconnaissance. De l’amour ?… Luella d’Azur et l’amour ; cela lui paraissait tout à fait opposé.

En se levant de table, Richard d’Azur demanda à Yvon :

— M’accompagnez-vous au salon, M. Ducastel ?

— Oui. Tout à l’heure, M. d’Azur.

— Pourquoi pas maintenant ? demanda le père de Luella, d’un ton qui déplut grandement à notre héros, car ce ton semblait contenir comme un semblant de menace.

— Je ne tiens pas à me présenter devant Mlle d’Azur dans mes habits de travail, répondit-il froidement.

— Mais… Il me semble que…

— Pas ce soir, dans tous les cas, M. d’Azur, dit Yvon, avec un sourire plus triste que des larmes.

Le millionnaire comprit, sans doute, car son visage se dérida.

— Ah ! Je crois comprendre ! fit-il, tendant la main à Yvon en souriant. À tout à l’heure donc ! ajouta-t-il, puis il se dirigea, en boitant, vers le salon.

Arrivé dans sa chambre, Yvon eut une véritable crise de désespoir. S’il se fut écouté il eut sangloté comme un enfant.

Le sort en était jeté ! La veillée ne se passerait pas sans qu’il fût devenu le fiancé de celle qui lui avait sauvé la vie… Annette… Il allait essayer de l’oublier… Ce serait mal de penser à elle désormais, puisqu’il en épouserait une autre… Car, il ne se faisait pas d’illusion là-dessus ; les d’Azur, père et fille, exigeraient que le mariage se fît le plus tôt possible.

— Mais, puisqu’il le faut, il le faut ! se dit-il, en revêtant hâtivement son habit de cérémonie. Serais-je un ingrat ? se demanda-t-il ensuite. Après l’acte héroïque qu’a accompli Mlle d’Azur, pourrais-je hésiter, même un instant à lui consacrer la vie qu’elle a sauvée ?… Allons !

En pénétrant dans le salon, il vit que Luella était seule ? Elle était installée dans un grand fauteuil en peluche rouge. Vêtue d’un négligé de soie blanche garni de rubans et de dentelles, elle paraissait bien frêle la jeune convalescente. Ses cheveux avaient dû être coupés durant sa maladie et de fines boucles blondes lui couvraient la tête. On eut dit une enfant, et Yvon se sentit quelque peu ému en la regardant. Si ce n’eut été de ces verres noirs lui cachant les yeux… ces verres déplaisaient au jeune homme… ils semblaient voiler quelque mystère…

À l’arrivée d’Yvon, Luella eut un petit cri de joie et elle lui tendit ses deux mains.

M. Ducastel ! fit-elle.

Mlle d’Azur !… Quel bonheur de vous savoir en si bonne voie de guérison !

— Père s’est vu obligé d’aller écrire une lettre pressée reprit-elle. Il vous prie de l’excuser ; il sera de retour dans quelques instants d’ailleurs.

Ce bon Richard ! Il savait si bien s’esquiver… quand c’était le temps !

Les deux jeunes gens se mirent à causer ensemble. À un moment donné, Yvon était assis tout près de la fille du millionnaire, lui offrant sa main et son nom… Son cœur, hélas, ne lui appartenait plus ; il l’avait donné à Annette, la jeune aveugle.

Et précisément au moment où Luella, émue, allait se jeter dans les bras d’Yvon, Richard d’Azur entrait dans le salon. Il feignit une grande stupéfaction devant l’attitude de sa fille ; mais Yvon se hâte de lui dire, en s’inclinant :

M. d’Azur, Mlle Luella a consenti à devenir ma femme… Nous espérons obtenir votre consentement.

— Mes enfants, dit Richard d’Azur, en pressant dans ses mains celles des deux jeunes gens, mon assentiment, je vous le donne… Aimez-vous bien !

— Merci, M. d’Azur ! répondit Yvon.

— Ô père ! Je suis si heureuse, père ! s’écria Luella en fondant en larmes.

— Luella… murmura notre ami, que l’émotion de la jeune fille affectait étrangement.

M. Ducastel, vous pouvez donner à ma fille le baiser de fiançailles, fit le père de la fiancée.

Yvon fit presqu’un mouvement de recul. Donner un baiser à sa fiancée !… Mais, oui… ça se faisait toujours ainsi… Il n’avait pas songé à ce… détail, et cela lui déplaisait au point d’en pâlir… Quelque chose… oui, quelque chose semblait s’interposer entre lui et Luella… Une voix, entendue déjà, paraissait lui murmurer : « Prends garde » !

À ce moment s’ouvrit brusquement la porte du salon et Salomé parut sur le seuil. (Heureuse interruption ! se dit Yvon). La négresse portait à la main un panier, qu’elle remit à son maître, en disant :

— Un câblogramme… Ça vient d’arriver.

Hâtivement, le père de Luella ouvrit la dépêche et l’ayant lue d’un trait, il s’écria :

— Je vais être obligé de partir pour la France, pour Paris !

— Vraiment ? fit Luella. Tout de suite, comme cela ? demanda-t-elle.

— Non… Je pourrais retarder mon voyage de trois ou quatre semaines, sans doute.

— Alors…

— Alors, mes enfants, reprit-il en s’adressant aux fiancés, que votre mariage se fasse, d’ici là, et vous m’accompagnerez en France ; ce sera votre voyage de noces.

— Oh ! Quel bonheur ! s’écria la jeune fille. Et quel splendide voyage de noces, n’est-ce pas, Yvon ?

Devant la Joie de sa fiancée, Yvon ne put qu’incliner la tête en souriant.

Car, oh ! ce pauvre Yvon ! Il n’y vit que du feu… Pas un seul moment il ne soupçonna qu’on venait de le tromper et que ce « câblogramme de Paris » ce n’était qu’une feuille de papier blanc… une farce… une comédie… dont tous les détails avaient été arrangés à l’avance par Richard d’Azur, sa fille et leur domestique, dans le but de hâter son mariage avec Luella.


Chapitre V

UNE PROMESSE… AVEC RESTRICTIONS


Nous l’avons dit bien souvent déjà, Richard d’Azur adorait sa fille, son unique enfant. Jamais, quand il avait pu s’en empêcher, il ne l’avait contrariée. Un désir exprimé par Luella, c’était un ordre… que son père n’eut pas songé même à désobéir.

C’était donc pour obéir à sa fille que, le lendemain des fiançailles de celle-ci à Yvon Ducastel, dès dix heures de l’avant-midi, Richard d’Azur cheminait vers le bureau de poste, présumablement pour y poster des lettres. Ce n’était qu’un prétexte ; le but réel de sa promenade c’était de répandre immédiatement dans la ville la nouvelle des fiançailles des deux jeunes gens.

Or, à dix heures de l’avant-midi, on était toujours certain de rencontrer au bureau de poste plusieurs citoyens, parmi les plus importants de W… Richard d’Azur n’aurait qu’à annoncer la nouvelle naturellement et vite elle ferait son chemin : bien avant la fin de la journée, on saurait par toute la ville, que M. Ducastel, l’inspecteur de la houillère, allait épouser, avant un mois, Mlle d’Azur, la fille du millionnaire.

Qu’on ne suppose pas cependant qu’il fut satisfait du choix de sa fille — loin de là — Il avait fait d’autres rêves pour elle, on le sait. Mais puisque Luella était convaincue qu’elle ne saurait être heureuse que mariée à M. Ducastel, il n’y avait plus rien à dire.

C’est Yvon qui fut surpris, ce soir-là, en revenant de son bureau, d’être accosté dans la rue par des gens qu’il connaissait à peine et d’être félicité à propos de ses fiançailles à la fille du millionnaire. Il fut surpris, et aussi fort mécontent. Qui donc avait répandu la nouvelle si tôt ?

Bientôt, il sut à quoi s’en tenir ; c’était M. d’Azur qui s’était tant hâté de faire connaitre leurs affaires ; quelqu’un le lui apprit et même il ajouta :

M. d’Azur m’a annoncé que le voyage se ferait en Europe ; plusieurs mois à voyager d’une ville à l’autre… Vraiment, vous êtes chanceux, mon cher !

Yvon ne put s’empêcher de froncer les sourcils.

— Il est probable que vous ne tiendrez plus revenir à W… après un séjour aussi prolongé en Europe, M. Ducastel, lui dit un autre.

— Pourquoi pas ? Je compte bien y revenir, croyez-le, pour y passer toute ma vie et y finir mes jours ! répondit Yvon en souriant.

— Si… Si Mme Ducastel ne s’y objecte pas cependant, hein ?

Mais le jeune homme avait haussé les épaules en riant.

— Il n’y avait pas du tout de presse pour répandre cette nouvelle, se disait-il, au moment de pénétrer chez lui. Quel singulier type que M. d’Azur ! Peut-être devrais-je me considérer très flatté de son empressement, mais… Il aurait bien pu garder la chose secrète, pour quelque temps encore et nous consulter Luella et moi, avant d’en parler aux étrangers… Je me demande si ma… fiancée approuverait de ce que son père a fait ?… Ordinairement, une jeune fille aime à garder ces choses secrètes… du moins, jusqu’à ce qu’elle puisse exhiber son anneau de fiançailles… Et cela me fait penser !… Il faut que je fasse venir des catalogues de bagues, de la ville de Québec… J’écrirai ce soir.

N’allez pas croire que le visage d’Yvon Ducastel rayonnait de bonheur et d’amour, en faisant ces réflexions… Non. Il était parfaitement découragé… L’avenir l’effrayait, en quelque sorte… Ah ! Si c’eut été Annette, quelle différence cela eut fait !

Maintenant que tout W… savait à quoi s’en tenir, Yvon se dit qu’il irait à la Ville Blanche dès le lendemain après-midi (un samedi) et qu’il mettrait M. Jacques au courant. M. Jacques était son plus sincère ami et notre héros ne voulait pas que d’autres lui apprissent la nouvelle. Oui, il se rendait au Gite-Riant le lendemain !

Luella prit place à table, ce soir-là, pour le souper. Elle se déclara presque complètement rétablie et elle annonça que, à partir du lendemain midi, elle allait prendre part à la vie commune.

Yvon essaya de manifester une grande joie à l’énoncé de cette nouvelle ; mais, au fond, il se disait que cette… résurrection de sa fiancée allait le retenir captif plus qu’il le dédirait.

La veillée se passa agréablement en somme. On le sait, Luella pouvait causer intelligemment sur bien des sujets. Il fut question, entr’autres choses de la pétition d’Yvon et Richard d’Azur demanda au jeune homme de la leur lire… de la leur expliquer, en même temps, vu qu’il y aurait certains termes techniques qu’ils ne comprendraient pas. La pétition fut lue, puis discutée amicalement, après quoi Luella fit un peu de musique et Yvon un peu de chant. Leur étonnement à tous trois fut grand lorsque le cadran du salon sonna dix heures.

— Dix heures ! Déjà ! fit Yvon.

— Que la veillée a passé vite ! s’écria la jeune fille.

— Je crains fort que vous ayez veillé trop tard, Luella, et que vous vous en ressentiez demain ! dit notre ami.

— Oh ! Non ! répondit-elle en souriant et en secouant sa tête, si artistement bouclée. Mais je vais me retirer pour la nuit, ajouta-t-elle. Bonsoir père ! Bonsoir, Yvon !

— Bonsoir, Luella ! Bonne nuit ! fit Yvon, en accompagnant sa fiancée jusqu’à la porte du salon.

Elle lui tendit la main, sur laquelle il déposa un baiser… un peu froid peut-être, mais dont elle parut satisfaite.

Après le départ de la jeune fille, les deux hommes continuèrent à causer ensemble, tout en fumant. Onze heures sonnaient lorsqu’ils se disposèrent à se retirer chacun dans sa chambre.

Et au moment précis où ils montaient l’escalier, la cloche de la porte d’entrée sonna à trois reprises.

— Qu’est-ce que cela ? fit Richard d’Azur.

— Ça doit être M. Francœur, qui revient de voyage, répondit Yvon en souriant ; il était attendu ce soir, je sais.

Richard d’Azur eut un geste indifférent ; que lui importait, à lui le retour de M. Francœur ? Ah ! Qu’il était loin de se douter que le maître de la maison, arrivant de voyage ce soir-là, tenait dans ses mains le bonheur, la destinée de sa fille !

Lorsqu’Étienne Francœur se fut réconforté par un excellent et substantiel repas, il se sentit tout disposé à raconter son voyage à sa femme et à prêter l’oreille aux nouvelles locales qu’elle devait avoir à lui communiquer.

— Et tu dis, Nathaline, que M. Ducastel est tout à fait remis maintenant ?

— Certes, oui ! Huit jours après le « désastre », il était de retour à son bureau… Mlle d’Azur, elle aussi, est presque complètement remise…

Mlle d’Azur ?… Elle a donc été malade ?

— Malade ?… Je te le dis, mon homme ! Après sa terrible expérience, on ne pouvait s’attendre à autre chose.

— Sa terrible expérience, dis-tu ?… De quelle terrible expérience parles-tu, Nathaline ?

— Mais… La houillère… Le « désastre »…

— Ah ! Oui ! Tu fais allusion à l’excursion de cette demoiselle dans la mine ?

— Certainement ! Et puis…

— Selon moi, une femme ou une jeune fille n’a pas d’affaire à se risquer dans une houillère, émit Étienne Francœur.

— Pourtant, mon cher, répliqua Mme Francœur, si ce n’eut été de Mlle d’Azur, le soir du « désastre », M. Ducastel ne serait pas au nombre des vivants aujourd’hui.

— Que me chantes-tu là, ma bonne ?

— Tiens ! C’est bien vrai ! Tu ne sais pas…

— Je ne sais pas… quoi, Nathaline ? fit Étienne Francœur, légèrement impatienté.

— C’est Mlle d’Azur qui a sauvé la vie de M. l’Inspecteur ; voilà !

— Hein ? Tu dis ?…

— Cette demoiselle n’a pas fui devant le danger, comme les autres, vois-tu… Elle a préféré risquer sa vie, plutôt que d’abandonner M. Ducastel dans la houillère.

— En voilà une… une légende ! s’écria Étienne Francœur, en riant.

— Une légende ? Que signifient ces paroles ? demanda Mme Francœur.

— Elles signifient…

Mlle d’Azur a sauvé la vie de M. Ducastel, je le répète, Étienne ! s’exclama Mme Francœur, quelque peu froissée de l’attitude de son mari.

— Oui ?… Et comment s’y est-elle prise… selon elle… pour opérer ce sauvetage, hein ?

— À l’aide d’un pic, trouvé sur le sol de la houillère, elle s’est frayée un passage jusqu’à lui… Puis, avec un câble

— Trouvé, aussi, sur le sol… intervint Étienne Francœur, fort amusé.

— C’est bien cela… Avec un câble, elle est parvenue à tirer M. Ducastel de sous les décombres…

— Ha ha ha ! Ha ha ha ! rit Étienne. En voilà une bonne ! Ha ha ha !

Mme Francœur ne fut pas très étonnée de l’hilarité de son mari ; c’est que pendant qu’elle lui faisait le récit du sauvetage, elle n’avait pu s’empêcher de se dire que ça ressemblait quelque peu à un conte… pour amuser, ou endormir les enfants.

— Et vous avez cru cela, vous autres ! s’écria Étienne Francœur, toujours riant.

— Mais… Oui…

— Non ! Mais ! Nathaline ! Tu ne me feras jamais croire que tout W… s’est laissé prendre à cette histoire incroyable, tout à fait incroyable !

— Sans doute !

— Eh ! bien, écoute ! C’est la plus belle farce ! Ha ha ha !

— Seigneur ! Je voudrais bien que tu cesserais de rire ainsi, Étienne ! s’exclama Mme Francœur, impatientée à la fin.

Mlle d’Azur sauvant la vie de M. l’Inspecteur !… Tout cela, c’est des contes à dormir debout, ma bonne Nathaline… oui, à dormir debout.

— Tout le monde l’a cru…

— C’est ce qui m’étonne, répondit Étienne, sérieusement cette fois M. Ducastel doit être fort amusé de tout cela, hein ?

M. Ducastel ?… Mais ! M. Ducastel y croit fermement… Il y croit comme à l’Évangile !

— Ah ! Bah !

— Je te dis qu’il y croit, et la preuve en est que, par reconnaissance… par reconnaissance, tu m’entends, mon homme ? Il a demandé Mlle d’Azur en mariage, pas plus tard qu’hier soir…

— Et puis ?…

— Et puis, sa demande a été agréée.

— Tu m’en diras tant !… Alors, je vais le mettre au courant, M. Ducastel, de ce que je sais à propos de cette affaire, moi.

— Que sais-tu, en fin de compte, Étienne ?

— Je sais que Mlle d’Azur est sortie de la mine, en même temps que son père et les autres, le soir de « désastre ».

— Personne n’ajouterait foi à tes paroles.

— Tu crois ?… Je les ai vus, M. et Mlle d’Azur ; ils se dirigeaient vers notre maison. Moi, je m’en allais prendre le train ; ils ont passé tout près de moi, mais sans me voir.

— Impossible ! s’écria Mme Francœur. Comment auraient-ils pu passer près de toi sans te voir, je te le demande ?

— Je te dis qu’il en est ainsi ! M. d’Azur et sa fille étaient sur le chemin du Roi ; moi, j’étais sur la Route Abandonnée, là où le chemin et la route se rejoignent presque. M. d’Azur boitaitMlle d’Azur pleurait… Sa robe était en lambeaux et elle saignait abondamment d’une blessure à la tête.

— Dieu tout-puissant ! Que penser de…

— C’est un complot, tout simplement un complot… J’avertirai M. l’Inspecteur, dès demain… Non, tout de suite, dit Étienne en se levant.

— Étienne ! Étienne ! N’en fais rien, je te prie ! supplia Mme Francœur, en posant la main sur le bras de son mari pour le retenir.

— Mais… M. Ducastel…

— Oh ! Promets-moi de te taire, mon cher mari !… Mlle d’Azur, vois-tu… elle est passée au rang des héroïnes maintenant, et ce n’est pas la parole d’un pauvre journalier comme toi qui pourrait faire virer de bord l’opinion publique… Tu n’y gagnerais qu’à te faire des ennemis…

M. Ducastel me croira, lui, et c’est ce qui importe le plus, après tout, dit Étienne Francœur.

— Peut-être… Peut-être que M. l’Inspecteur te croira… murmura Mme Francœur. Cependant…

— Penses-tu que M. Ducastel l’aime cette jeune fille, Nathaline ?

— Non, je ne le pense pas…. Pourtant, promets-moi de te taire, Étienne !

— C’est bon ! Je promets de garder le silence… à moins que des circonstances ne me contraignent, un jour, à parler, répondit Étienne Francœur.

Et son épouse dut se contenter de cette promesse.


Chapitre VI

CE QUE VIT YVON


Au dîner, le lendemain Yvon annonça qu’il irait à la Ville Blanche, dans le courant de l’après-midi.

— Mais ! Ne m’aviez-vous pas dit que vous aviez de l’ouvrage à votre bureau cet après-midi ? demanda Luella.

— Oui, bien sûr, Luella ; de l’ouvrage qui me retiendra probablement jusque vers les trois heures. Ensuite, j’irai chez M. Jacques.

— Je croyais… Je croyais que vous passeriez le reste de la journée, en revenant de votre bureau, avec moi, fit la jeune fille d’une voix tremblante.

— Qu’est-ce qui vous presse tant d’aller à la Ville Blanche, M. Ducastel ? demanda Richard d’Azur, qui avait pris l’aimable habitude d’intervenir, à propos de tout et de rien, dans les conversations entre les fiancés, ce qui déplaisait infiniment à Yvon, inutile de le dire.

— Quand j’avais compris que… commença Luella.

— Écoutez, Luella, fit le jeune homme, en faisant des efforts inouïs pour réprimer un geste impatienté, je m’en vais annoncer à M. Jacques la nouvelle de nos fiançailles, car je ne veux pas qu’il l’apprenne par d’autres que moi. M. Jacques était l’ami intime de mon père… il est, aussi le mien… le meilleur ami qu’on puisse avoir ici-bas. Donc, il serait en lieu d’être froissé si je négligeais de lui apprendre une nouvelle si importante, ajouta-t-il en souriant.

— Et vous souperez au Gîte-Riant, sans doute ? dit Luella, de sa voix de tête, si désagréable, et ayant peine à retenir ses larmes. M. Jacques ne vous laissera pas partir… avant la fin de la veillée.

— Ma chère enfant, répondit Yvon d’un ton calme, je sais bien que M. Jacques ne manquera pas de m’inviter à souper ; il est si hospitalier, si poli ! Cependant, je vous assure que…

— Que vous accepterez… Vous resterez à souper, et moi, je… je…

Éclatant en sanglots, elle se leva brusquement de table et quitta la salle à manger.

— Est-ce une manière de traiter votre fiancée, M. Ducastel ? demanda Richard d’Azur, dont le visage exprimait un grand mécontentement.

— Monsieur, répondit notre jeune ami voulez-vous vous mêler de vos affaires, s’il vous plaît ?

— Comment ! Vous osez me parler sur ce ton ! Ce qui concerne ma fille me concerne, moi aussi, M. Ducastel et, je vous en avertis, ne causez pas de peine à Luella, car vous vous en repentirez !

— Des menaces ? s’écria Yvon, qui ne se possédait plus de colère.

— Comme vous voudrez !… Tout ce que je peux vous dire…

— Si vous me laissiez arranger cette affaire avec Luella ? M. d’Azur, suggéra le jeune homme.

— Oui, père, il a raison, dit, à ce moment Luella, qui venait de réintégrer la salle à manger. Laissez-moi seule avec Yvon, je vous prie, père.

Sans protester aucunement, Richard d’Azur quitta la salle, laissant seuls les fiancés. M. et Mme Francœur s’étaient retirés dans la cuisine.

— Luella, dit notre ami, en entourant de son bras la taille si frêle de la jeune fille, je vous promets de revenir souper ici, ce soir… Je refuserai l’invitation que M. Jacques ne manquera pas de me faire…

— Certain, Yvon ?

— Oui, certain !… D’ailleurs, M. Jacques ne se froissera pas de mon refus, car il comprendra que je tiens à être en votre compagnie le plus possible… Ainsi, ne pleurez plus, je vous prie. Je serai de retour, entre cinq et six heures, sans faute.

— Puisque vous me le promettez… dit Luella consolée.

— Au revoir alors, Luella !

— Au revoir, Yvon.

Il lui pressa la main, comme il l’eut fait en quittant un bon camarade, puis il partit pour son bureau… Vraiment, depuis… depuis ses fiançailles, il se l’avouait à sa honte, c’était à son bureau qu’il se trouvait le plus à l’aise, le plus chez lui.

À trois heures précises, il se dirigeait vers la Ville Blanche, à cheval sur Presto. Le temps était superbe et la promenade agréable. Tout en cheminant, il se demandait si Lionel Jacques allait être bien surpris en apprenant la nouvelle qu’il lui apportait Yvon se rappelait des conseils que lui avait donnés son ami déjà, à propos d’Annette… Il avait donc deviné les sentiments du jeune homme vis-à-vis de la jeune aveugle ?… Et aujourd’hui, en apprenant que ce même jeune homme était devenu le fiancé de Mlle d’Azur, que penserait-il ?… Sans doute, il l’accuserait d’être inconstant, volage… Ah ! S’il pouvait lire dans son cœur et voir ce qu’il endurait de tourments à chaque instant depuis qu’il avait accompli ce qu’il avait cru être son devoir !

En arrivant au Gite-Riant, Yvon n’aperçut pas Lionel Jacques à sa place accoutumée sur la véranda.

Comme il s’apprêtait à sonner à la porte d’entrée, il vit Catherine dans le jardin, qui enlevait les mauvaises herbes.

— Allô, Catherine ! fit-il. Comment ça va-t-il ici ?

— Ah ! M. Ducastel ! s’écria la brave servante. Ça va bien, je vous remercie, Monsieur.

M. Jacques est-il chez lui ?

— Je crois qu’il est dans la maison… Il devait se rendre au presbytère, ayant affaire au curé ; mais il n’est pas parti encore… Entrez donc tout droit, M. l’Inspecteur.

— Très bien !… Si M. Jacques est absent, je l’attendrai dans son étude.

— Jasmin est allé à la carrière, M. Ducastel… Votre cheval…

— Je vais m’en occuper moi-même, Catherine. Ne vous inquiétez pas de moi… ni de Presto, dit Yvon en riant.

Ayant installé Presto dans une des stalles vides de l’écurie. Yvon pénétra dans la maison. Tout y était silencieux ; le maître des séants ne devait être de retour encore du presbytère.

Il entra dans l’étude, avec l’intention d’y attendre Lionel Jacques. Les stores étaient baissés et les rideaux fermés, à cause du soleil trop ardent, qui pénétrait à flots dans cette pièce, au point que c’en était intolérable les jours de grande chaleur, s’entend.

L’étude faisait suite à la bibliothèque, au Gite-Riant. Les deux pièces étaient séparées l’une de l’autre par des portes d’arche… toujours ouvertes : des portières seulement, en peluche verte très épaisse, servaient réellement de séparation.

Yvon, installé dans un fauteuil, se préparait à allumer une cigarette, lorsque ses yeux se portèrent machinalement, sur les portières mentionnées plus haut. Ces portières étaient entr’ouvertes de cinq ou six pouces peut-être et à travers cette ouverture, il pouvait voir clairement ce qui se passait dans la pièce voisine, car cette pièce, contrairement à l’étude, était vivement éclairée, le soleil y pénétrant par quatre larges et longues fenêtres. Ce qu’il vit le foudroya presque ; ses yeux et sa bouche s’ouvrirent démesurément ; son visage devint blanc comme de la chaux ; sa respiration se fit haletante et un cri faillit lui échapper.

Un tableau se déroulait dans la bibliothèque : debout, au centre de la pièce, était Annette, vêtus d’une riche toilette bleue turquoise. Dans ses admirables cheveux blonds, à ses oreilles à son corsage, à ses bras, à ses doigts étaient de brillants joyaux. La jeune aveugle souriait à Lionel Jacques qui, debout auprès d’elle, tenait dans ses mains un collier de perles.

Soudain, Annette inclina la tête et Lionel Jacques lui passa au cou le collier qu’il tenait à la main.

— Annette ! Chère enfant bien-aimée ! murmura-t-il ensuite, en pressant la jeune fille dans ses bras.

— Cher bon M. Jacques ! dit Annette, entourant de ses deux bras le cou de son compagnon.

Yvon, témoin invisible de cette scène, crut vraiment qu’il allait s’évanouir. Mais il parvint enfin à se lever et à quitter, sans bruit, l’étude. Il allait aussi quitter le Gite-Riant pour n’y plus jamais remettre les pieds !

Cependant, arrivé dans le corridor d’entrée, il se raisonna un peu et vite il comprit qu’il ne pouvait pas partir sans avoir vu le maître de la maison et sans lui avoir parlé. Catherine savait qu’il était là ; elle l’avait vu entrer ; elle ne manquerait probablement pas de le dire à Lionel Jacques et… Non. Il valait mieux attendre qu’on fût libre de le recevoir !

Il s’assit près d’une table, sur laquelle il trouva des revues et journaux. Il essaya de lire… Est-il nécessaire de dire qu’il ne comprit pas un seul mot de ce qu’il lisait ?…

Pauvre Yvon ! Que ses pensées étaient amères, sombres !…

Patrice Broussailles l’avait bien affirmé qu’Annette allait souvent au Gite-Riant, et que là, elle se laissait parer de toilettes et de bijoux… Lui-même, Yvon, n’avait-il pas vu une grande garde-robe remplie de belles toilettes, et des écrins contenant des joyaux de prix ?… Pourtant, il n’y avait pas cru tout à fait, malgré l’évidence…

Que penser de tout cela ?… Que conclure de la scène dont il venait d’être témoin ?… Sans doute, Annette était une innocente jeune fille… M. Jacques était le plus honnête homme de l’univers… Mais, puisqu’ils s’aimaient tant ces deux-là, pourquoi ne se mariaient-ils pas ?… Le monde a si vite fait de ternir la réputation d’autrui… d’une jeune fille surtout… L’aveugle ne connaissait pas le monde, sa malice, son peu de charité… M. Jacques le connaissait bien, lui, cependant… À quoi pensait-il donc ?… Si un autre que lui (Yvon) eut été témoin de la scène de tout à l’heure, qu’en eut-il dit ?… Non, vraiment, notre jeune ami ne comprenait rien à la manière d’agir de Lionel Jacques…

Et le curé de la Ville Blanche ?… Que pensait-il de ce qui se passait ?… Bien sûr qu’il savait à quoi s’en tenir, et la preuve qu’il n’y avait rien, absolument rien de répréhensible dans la conduite de Lionel Jacques, c’était que le prêtre était reçu intimement et à toute heure au Gite-Riant ; lui et le propriétaire de la Ville Blanche étaient les meilleurs amis du monde.

Eh ! bien, puisqu’Annette aimait réellement Lionel Jacques et qu’elle était aimée de lui, Yvon se dit que son sacrifice allait lui sembler moins grand, moins pénible. Pauvre Yvon ! Dire que, dans sa pensée, il donnait à son prochain mariage le nom de sacrifice !

— Quand même je serais libre, se disait-il, en ce moment, Annette ne l’est pas, elle. Son cœur appartient à M. Jacques… à qui je dois tant !

Mais des pas se faisaient entendre, s’approchant du corridor ; c’était Lionel Jacques… Serait-il accompagné d’Annette ?…

Le maitre de la maison était seul, et sa surprise fut bien grande en apercevant son jeune ami.

— Yvon ! s’écria-t-il. Mais ! Depuis quand es-tu ici ?

— Je ne fais qu’arriver, M. Jacques, répondit le jeune homme en plaçant sa main dans celle de son ami.

— J’étais loin de me douter…

— Catherine m’a dit d’entrer tout droit et de vous attendre, M. Jacques ; elle vous croyait au presbytère.

— Y a-t-il longtemps que tu m’attends ? (Yvon crut discerner une certaine inquiétude dans la voix de son ami).

— Je vous l’ai dit, je ne faisais qu’arriver… Cinq minutes à peu près…

— Viens dans mon étude, Yvon !

— Pourquoi pas sur la véranda plutôt ? La température est idéale ; nous serons si bien là pour causer.

— Comme tu voudras, mon garçon !

Bientôt, ils furent installés sur la véranda. Yvon était encore très pâle ; quant à Lionel Jacques, il paraissait mal à l’aise.

— Es-tu venu ici à cheval, Yvon ?

— Oui, M. Jacques. Presto est dans l’écurie… quoique j’aurais aussi bien fait de l’attacher à un arbre quelconque, car je ne peux être qu’une heure, au plus.

— Comment cela ? Pour une heure, dis-tu ?… Mais, je te garde à souper, mon garçon !

— Impossible, M. Jacques ! Je vous remercie, tout de même.

— Je ne te laisserai pourtant pas retourner à W… le ventre vide, dit, en riant le propriétaire de la Ville Blanche. Pourquoi es-tu si pressé de…

— Je vais tout vous expliquer, et vous allez vite comprendre que je ne puisse rester à souper avec vous, ce soir… Quand je vous aurai fait connaître le but de ma visite…

— Tu as l’air bien solennel, Yvon. Qu’y a-t-il donc ?

— Je n’ai aucune raison pour être réellement solennel, M. Jacques, répondit le jeune homme… quoique ce soit assez grave, important, du moins, ce que j’ai à vous apprendre.

— Moi qui croyais que tu étais venu me voir tout simplement… murmura Lionel Jacques. Qu’as-tu à m’apprendre, mon jeune ami ?

— C’est une grande nouvelle… une nouvelle qui va vous surprendre, je crois… Je ne sais si elle vous fera plaisir ou non, par exemple.

— Je t’écoute, Yvon…

— La nouvelle que j’ai à vous annoncer, c’est celle de mon prochain, mon très prochain mariage.

— Hein — Tu dis ?

— Vous paraissez bien étonné, M. Jacques, fit Yvon en souriant ; aviez-vous cru que je ne me marierais jamais ?

— Non ! Non ! Bien sûr ! Seulement… Mais qui —

— Avant un mois, j’épouserai Mlle d’Azur.

Mlle d’Azur !… Ah ! oui… Celle qui t’a sauvé la vie, lors du « désastre » comme ça se dit, par ici !

— Ce mariage vous… vous surprend beaucoup, n’est-ce pas, M. Jacques… si j’en juge par votre physionomie… et votre ton ?

— J’avoue que je suis un peu étonné… mais j’en reviendrai, répliqua, en riant, Lionel Jacques. C’est que j’aurais cru que…

— Qu’est-ce que vous aviez cru ?

— Qu’importe ! Ça n’a pas d’importance, vois-tu… Mais, dis donc, mon garçon, Mlle d’Azur t’a-t-elle donné de plus amples détails sur ce sauvetage qu’elle a opéré ? Il serait fort intéressant de savoir comment elle s’y est prise pour…

— Je ne l’ai jamais questionnée à ce propos, répondit notre ami. J’ai, cependant, fait venir le sujet, hier soir : mais Mlle d’Azur avait l’air si agitée, si nerveuse, que j’ai dû renoncer à me renseigner. M. d’Azur, d’ailleurs, prétend que le médecin a défendu expressément de parler de ces choses devant Luella… du moins, pour quelque temps encore. Elle a été si malade !

— Et vous allez vous marier dans un mois ?… De courtes fiançailles, n’est-ce pas, mon ami.

— Oui, très courtes. Mais, le soir même de nos fiançailles, M. d’Azur a reçu un câblogramme l’appelant en France… Nous l’accompagnerons ; ce sera notre voyage de noces.

— Et un fameux ! s’exclama Lionel Jacques. Serez-vous longtemps partis ? demanda-t-il ensuite.

— Quelques mois, je crois.

— Je crois bien aussi, Yvon, que tu pourras dire adieu à tous tes amis de W… au moment de partir pour l’Europe, car il est plus que probable que Mme Ducastel ne tiendra pas à revenir ici, fit Lionel Jacques en souriant.

— Mais pourquoi pas ?… Est-ce que Luella n’a pas prouvé qu’elle aimait notre ville en refusant de la quitter et s’y installant pour quelques semaines ?

— Oui… Sans doute… Vois-tu, c’était toi qui l’attirait.

— Allons donc !

— Je suis fermement convaincu que Mlle d’Azur n’eut jamais séjourné dans cette ville minière, si ce n’eut été pour être près de toi, Yvon… Dans tous les cas, je te souhaite tout le bonheur que tu mérites… Et puis… Ah ! Oui…. je vous félicite tous deux, toi et Mlle d’Azur.

— Merci, M. Jacques !… Vous me servirez de témoin, n’est-ce pas ?

— Avec plaisir, mon garçon… Vous vous marierez dans l’église de W… je présume ?

— Probablement, répondit Yvon en se levant pour partir.

— Tu ne pars pas déjà !

— Il le faut… J’ai promis à Luella que je serais de retour de bonne heure.

— Ah !… En ce cas, je n’ose pas insister à te garder, mon ami. J’espère que tu m’amèneras ta fiancée bientôt.

— Merci. M. Jacques ! J’amènerai Luella, aussitôt qu’elle se sentira assez forte pour se rendre jusqu’ici.

Monté sur Presto, Yvon regarda l’heure à sa montre et constata qu’il était à peine cinq heures. Il espérait bien que Luella serait contente et qu’elle ne prendrait pas l’habitude de lui faire des scènes, chaque fois qu’il voudrait sortir. Sans doute, elle venait d’être bien malade, et cela la rendait un tant soit peu capricieuse.

— Pauvre Luella dit-il. Son père et Salomé ont fait de leur mieux pour la gâter et c’est pourquoi elle est si exigeante et se fait des montagnes de peu de chose… J’essayerai d’être patient avec elle… Oh ! Si je pouvais m’attacher à ma fiancée et oublier Annette… complètement… Annette, qui ne m’a jamais aimé d’amour… qui en aime un autre…

Luella eut une exclamation de joie et elle accourut au-devant de son fiancé, lorsque celui-ci entra dans le salon, à cinq heures et demie sonnant. Yvon ne put s’empêcher d’être flatté d’un tel accueil ; il sourit à la jeune fille, qui se déclara heureuse… heureuse comme elle ne l’avait jamais été encore, depuis le soir de ses fiançailles.


Chapitre VII

RESSUSCITÉ DU PASSÉ


Mlle d’Azur voyait donc son rêve se réaliser : elle était la fiancée d’Yvon Ducastel et leur mariage aurait lieu dans deux semaines maintenant.

Cependant, elle n’était pas parfaitement heureuse la fille du millionnaire. Elle eût voulu que son fiancé lui consacrât toutes ses heures libres, ce qu’il était loin de faire. Par exemple, chaque soir, après le souper, il faisait une longue promenade à cheval, puis, le lundi, le mercredi et le vendredi soir c’était la classe de Léo Turpin, qui durait une heure. D’autres soirs, c’était sa pétition, à laquelle il était à mettre la dernière main.

— Venez-vous me rejoindre au salon, Yvon ? lui demanda Luella, certain soir.

— Je vais sortir, pour une heure à peu près, répondit le jeune homme ; ensuite, je vous rejoindrai. Une course à cheval…

— J’ai bien hâte de pouvoir vous accompagner dans ces promenades ! fit la jeune fille, de cette voix larmoyante, qu’elle avait adoptée depuis quelque temps et qui avait pour effet d’agacer Yvon excessivement.

— Bientôt, nous pourrons sortir ensemble, je l’espère, Luella, répondit galamment notre ami. Peut-être avant la fin de cette semaine.

— Je l’espère, moi aussi répliqua-t-elle.

Yvon se hâte de se diriger vers la porte de la salle à manger, où venait d’avoir lieu cette conversation, redoutant, par-dessus tout, une scène.

Mais Richard d’Azur l’interpella :

— Il me semble, M. Ducastel, dit-il, que vous pourriez sacrifier ces promenades à cheval, jusqu’à ce que votre fiancée puisse vous accompagner. Je ne vois pas la nécessité de ces promenades, d’ailleurs.

— Vraiment ? fit Yvon, souriant, malgré son mécontentement. J’ai toujours eu l’habitude de prendre de l’exercice en plein air, chaque soir, M. d’Azur. Le travail de bureau que je suis obligé de faire…

— Que me parlez-vous de votre travail de bureau ! s’écria le père de Luella. Puisque vous devez abandonner vos occupations si tôt…

— Abandonner — … Abandonner, dites-vous ?

— Mais… sans doute…

— Comment ! Avez-vous cru, pour un moment, que j’allais cesser de gagner ma vie… parce que j’épouse votre fille ?

— Bien sûr que je l’ai cru… que je le crois…

— Jamais ! s’écria Yvon. Jamais !

— Allons donc ! Voyez-vous le gendre de Richard d’Azur, le millionnaire continuant son métier d’inspecteur de la houillère de W… !

— Oui, je le vois très bien, M. d’Azur ! Et si je croyais…

— C’est bon ! C’est bon ! se hâta d’interrompre le père de Luella, car cette dernière lui faisait des signes désespérés.

Elle comprenait instinctivement que son père était en frais de « mettre les pieds dans les plats ». Certes, la future Mme Ducastel était bien résolue de ne plus jamais revenir à W…, une fois qu’elle en serait partie, le jour même de son mariage ; mais ce n’était pas le temps encore d’imposer sa volonté.

— Si vous n’avez plus rien à me dire. M. d’Azur… commença Yvon, en se dirigeant vers la porte.

— Encore un mot, s’il vous plaît, M. Ducastel, répondit Richard d’Azur.

— Eh ! bien ?

— Ces leçons… ces classes que vous faites à ce gamin…

— Léon Turpin…

— Oui, Léon Turpin… Ne serait-il pas temps que vous les discontinuiez ?

— Je les discontinuerai… aussitôt que j’en jugerai à propos, dit sèchement le jeune homme. Au revoir, Luella ! ajouta-t-il.

— Attendez, Yvon, je vous prie ! s’écria la jeune fille. Qu’avez-vous décidé, pour demain après-midi ?… Le cirque, je veux dire.

— Le cirque ?… Ah ! oui, le cirque, qui arrive ici demain matin…

— Vous vous rappelez ce que je vous ai dit à ce propos, n’est-ce pas Yvon ?… Ayant été occupée à mes études, je n’ai jamais assisté à un cirque de ma vie, et j’aimerais bien à voir celui qui vient demain. M’y conduirez-vous ?

— Demain soir, oui, si vous le désirez, Luella.

— Pas demain soir, mon ami, puisque le médecin m’a défendu, pour une semaine encore, toute sortie, après le soleil couché. Nous irons à la représentation de demain après-midi plutôt.

— Impossible ! s’écria Yvon.

— Ah ! Il me semblait qu’il en serait ainsi ! cria la jeune fille, de sa voix de tête.

— Allons… Vous le savez bien Luella, je suis à mettre toutes mes affaires en ordre, au bureau, en vue de mon prochain départ : je ne pourrais réellement pas prendre tout un après-midi de congé.

— C’est cela ! Refusez-moi tout ce que je vous demande ! s’exclama-t-elle. éclatant en sanglots.

— Voyons ! Soyez raisonnable, ma chère !

— Vous le faites exprès ! Vraiment, on dirait que…

— Que… quoi, Luella ?

— Rien… répondit-elle, assez stupidement.

C’est qu’elle allait lui dire qu’il semblait faire tout en son pouvoir pour rompre leurs fiançailles ; mais elle se tut à temps. Ces sortes de provocations sont dangereuses et elles entraînent à leur suite des catastrophes, souvent.

— Ne pleure pas ma fille chérie, intervint Richard d’Azur ; je te conduirai au cirque, moi.

Yvon n’en écouta pas davantage. Avec une légère inclination de la tête, il quitta définitivement la salle à manger.

Lorsqu’on se mit à table, le lendemain midi, Yvon dit, en souriant, à Luella :

— Je vous assure qu’il y a de l’animation à W…, dans le moment ! Le cirque, voyez-vous…

— Ah ! Oui, le cirque… répondit-elle, souriant, elle aussi. J’y vais avec père, ajouta-t-elle.

— Alors, ne manquez pas de vous vêtir chaudement, conseilla le jeune homme. Il souffle un vent froid aujourd’hui : on dirait une journée d’automne.

— Soyez assuré que je prendrai bien soin de ma fille, M. Ducastel, fit Richard d’Azur, de son ton le plus désagréable. En votre absence je…

— J’ai bien le droit de recommander à ma fiancée de prendre des précautions, ce me semble ! s’écria Yvon, très mécontent.

— Oh ! Sans doute… Mais votre souci de sa santé et de son confort ne va pas jusqu’à sacrifier un après-midi de travail pour l’accompagner, hein ?

M. d’Azur, dit notre jeune ami, fort en colère cette fois, je vous serais bien obligé si vous vouliez perdre l’habitude d’intervenir dans nos affaires, à Luella et à moi, ainsi. Nous nous entendrions très bien ensemble, ma fiancée et moi, si vous vouliez vous abstenir de vous mêler de ce qui ne vous concerne pas. Ce n’est pas la première fois que je vous parle ainsi… j’espère que ce sera la dernière… Eh bien, Mme Francœur, ajouta-t-il, en s’adressant à la maîtresse de pension, qui venait d’entrer dans la salle à manger, munie d’un plateau, que nous apportez-vous de bon ?

Mme Francœur le renseigna en riant.

Mais Étienne Francœur ne revenait pas de son étonnement. Témoin de ce qui venait de se passer, il n’en pouvait croire ses oreilles ! M. d’Azur, parlant à M. l’Inspecteur sur ce ton !… Vraiment, il était bien tenté d’intervenir à son tour et de mettre M. Ducastel au courant de ce qui s’était passé, le soir du « désastre » ; de la déception qu’on avait pratiquée à son égard… Les yeux du maître de la maison se portèrent sur sa femme… mais celle-ci lui fit signe de se taire… et il se tut.

Lorsque Richard d’Azur et Luella eurent mis le pied dehors, ils s’aperçurent qu’Yvon ne les avait pas trompés ; il faisait un vent froid qui transperçait jusqu’aux os.

Richard d’Azur jeta sur sa fille un coup d’œil inquiet.

— Il fait bien froid, Luella, dit-il et je crains que tu prennes le rhume.

— Je suis vêtue chaudement, père, répondit-elle.

— Tout de même… Retournons à la maison. Tu auras l’occasion plus tard, de voir d’autres cirques.

— Non ! Non ! Je tiens à voir le cirque ! Je n’en ai jamais vu de ma vie ; je veux assister à celui-ci !

— Comme tu voudras, fit, en soupirant, Richard d’Azur. C’est que Luella avait été si malade ! Ses forces ne devaient pas être encore tout à fait revenues.

Tout W… et ses environs semblaient s’être donné rendez-vous sur le terrain du cirque. Les cris usuels des vendeurs de limonade, de crème à la glace, de bâtons de sucre d’orge, de ballons, etc., etc., se faisaient entendre, en même temps que les grondements des animaux de la ménagerie ; cette dernière comportant lions, tigres, panthères, hippopotames. jaguars, chameaux, girafes, éléphants, ceux-ci très nombreux, etc., etc.

Dans la grand’tente attenant à la ménagerie, les d’Azur furent désagréablement étonnés de constater que presque tous les sièges réservés, étaient occupés ; ils durent se contenter de deux sièges, près de l’entrée de la tente plutôt qu’au centre, comme ils l’eussent désiré ; mais, à la guerre comme à la guerre ! Luella maugréa bien quelque peu… Moins d’un quart d’heure devait se passer pourtant avant qu’elle eût raison de bénir le hasard qui les avait fait placer, elle et son père, non loin de la sortie…

En attendant que la représentation commençât et pour faire oublier à l’auditoire les ennuis de l’attente, il y eut quelques petites démonstrations par divers bouffons. Il y eut, là aussi, des vendeurs de liqueurs, de crème à la glace, etc., puis, la distribution des programmes.

Les programmes étaient distribués par un individu qui, tout d’abord, n’attira de Luella qu’une attention indifférente et distraite. Elle le voyait de loin, remettre, à qui tendait la main pour le recevoir, un programme de la représentation qui allait bientôt commencer. Sans doute, il faisait des farces et il était très comique, lançant de bons mots, à droite et à gauche… ou bien, son apparence personnelle prêtait à rire, car tous l’accueillaient en riant, ou avec certaines exclamations que Luella ne pouvait saisir, de l’endroit où elle était placée.

Le distributeur de programmes n’avançait que lentement ; mais il approchait sûrement…

Machinalement, Luella se mit à l’observer… Tout à coup, elle saisit le bras de son père, et tandis que ses lèvres pâlissaient à vue d’œil elle murmura :

— Sortons d’ici ! Sortons vite !

— Qu’y a-t-il — demanda Richard d’Azur.

— Fuyons ! Fuyons ! dit la jeune fille.

D’un bond, tous deux furent debout et aussitôt, ils s’acheminèrent vers la sortie. Luella, suspendue de toutes ses forces au bras de son père, tremblait comme une feuille au vent.

Ils eurent vite quitté le terrain. Heureusement, une voiture passait, allège ; ils y prirent place en donnant l’adresse de leur maison de pension.

Richard d’Azur essaya de questionner sa fille, mais elle répondit :

— Tout à l’heure… lorsque nous serons en sûreté dans ma chambre…

Ce ne fut, en effet, que quand ils furent de retour chez Mme Francœur et tandis que Salomé baignait de cognac le front de Luella, que celle-ci se décida de donner l’explication de ce qui venait d’arriver.

— Me diras-tu maintenant, Luella, ce qui t’a tant effrayée — demanda Richard d’Azur.

— Celui qui distribuait les programmes dans la tente du cirque…

— Eh ! bien ?

— Vous ne l’avez donc pas reconnu, père ?

Reconnu ? Je ne l’ai seulement pas remarqué.

— Miséricorde ! Je l’ai reconnu tout de suite, moi ! s’écria la jeune fille, en donnant toutes les marques d’une grande frayeur… C’était…

— Qui donc, ma fille ?

— C’était… C’était Jacobin !


Chapitre VIII

MADEMOISELLE D’AZUR FAIT UNE SCÈNE


En entendant prononcer ce nom qu’ils avaient bien cru ne plus jamais entendre, Richard d’Azur et Luella se regardèrent en pâlissant.

— Jacobin ! s’exclama Richard d’Azur. Es-tu sûre que c’était lui, Luella ?

— Si j’en suis bien sûre ! Ah ! Je voudrais bien pouvoir croire, même pour un instant, que je me suis trompée !

M. Jacobin !… murmurait Salomé.

— Oui, c’était bien lui !… répéta la jeune fille. Heureusement, ajouta-t-elle, je l’ai reconnu à temps !

— Il ne nous a pas vus, lui, tu crois ?

— Oh ! non ! Il n’était qu’à la moitié de la tente, lorsque je l’ai aperçu et reconnu ; nous, nous étions tout près de la sortie et nous avons pu nous esquisser sans attirer son attention.

— Que vient-il faire ici, à W… ? demanda Salomé : pouvez-vous vous l’imaginer, Mlle Luella ?

— Mais… Il suit le cirque, c’est évident… comme employé… ou bien, comme… comme… objet de curiosité.

— Non ! Non ! Pas cela, Luella ! cria presque Richard d’Azur, dont les traits pâlirent davantage.

— Cependant, père, vous savez bien que…

— Tais-toi ! Oh ! Tais-toi, ma fille !

— N’en parlons plus alors, dit-elle. Mais le fait est là : Jacobin est à W… et sa présence ici constitue un grand danger pour nous… pour moi surtout… Et mon mariage qui doit avoir lieu dans moins de quinze jours maintenant ! ajouta-t-elle, éclatant en sanglots.

— Ne te désole pas ainsi ma chérie ! fit Richard d’Azur. Bien avant la date fixée pour ton mariage, ce cirque aura levé le pied… De fait, il devrait partir dès demain matin, par le premier train probablement.

— Vous croyez, père ?

— J’en suis presque positif.

— Ah ! Espérons que vous ne vous trompez pas !… En attendant, ne quittons pas cette maison, sous aucun prétexte, et tenons-nous loin des fenêtres. Tu as compris, Salomé ?

— Bien sûr que j’ai compris, Mlle Luella ! Fiez-vous à Salomé ; rien au monde ne la ferait sortir de cette maison, ni t’approcher trop près des fenêtres, avant le départ du cirque, rien !

— Ne te décourage pas, Luella, dit Richard d’Azur, en posant sa main sur le front de sa fille. Jacobin ne t’occasionnera aucun ennui. Il quittera W… demain, sans se douter même que tu es ici. D’ailleurs sous le nom de d’Azur, comment pourrait-il découvrir qui nous sommes, à supposer qu’il entendit parler de nous… ce qui n’est guère probable ?

Mais rendu dans sa chambre, Richard d’Azur se mit à marcher de long en large, les mains derrière le dos signes certains, chez lui, d’une grande préoccupation.

Il songeait au passé… à la Route Noire, qu’il avait habité si longtemps, alors qu’il portait son véritable nom : celui de Hynes… et que Luella était connue sous le nom d’Alba… La Route Noire… Pouvait-il y songer sans frissonner ?… Leur maison… proprette, il est vrai, mais si pauvre, si pauvre !… Leur voisinage… ces gens à moitié civilisés qui les entouraient… Et dans cet horrible milieu, Alba…. Alba Hynes… l’idole de son père, recevant une instruction et une éducation supérieures, en vue de l’avenir… du présent plutôt, pensait-il… Puis, un jour, à jamais inoubliable, inoublié, la pauvre petite apprenant, par une conversation entre deux étrangers, des choses… des choses que son père eut voulu lui cacher toujours… Le désespoir de sa fille… puis sa promesse, à lui, Richard Hynes, de faire fortune un jour, bientôt, et d’emmener son unique enfant loin, bien loin de la Route Noire… et de son assez sinistre environnement… Promesse qu’il avait tenue d’ailleurs…

Aujourd’hui, il avait pris le nom de d’Azur ; sa fille, celui de Luella… « Richard d’Azur, ancien professeur de minéralogie, à l’Université de Chicago » comme c’était gravé sur ses cartes de visites… Le hasard les avait conduits à W…, sa fille et lui…, loin, très loin de la Route Noire de sinistre mémoire… Mais Jacobin, l’ex-compagnon de jeux de Luella… ou plutôt d’Alba, celui qu’elle craignait par-dessus tous au monde, à cause des sentiments qu’il ressentait pour elle et qu’il avait essayé, en plus d’une occasion, de lui exprimer ; Jacobin donc, engagé dans un cirque, les avait rejoints… Il est vrai qu’il était loin de se douter, ce garçon, que celle qu’il aimait… ou, du moins, qu’il avait tant aimée, était dans la même ville que lui, en ce moment…

— Pourquoi nous inquiéter ainsi ? se dit soudain Richard d’Azur. Jacobin aura quitté W… demain matin. Nous n’avons qu’à nous confiner à la maison jusqu’à son départ et tout ira bien.

Mais ce jour si mal commencé, était destiné à mal finir.

Malgré qu’elle eût pleuré une partie de l’après-midi et qu’elle fut bien mal disposée, Luella insista pour se rendre à la salle à manger à l’heure du souper. Salomé essaya de raisonner un peu sa jeune maitresse… ce fut en vain.

— Vous avez l’air si lasse, Mlle Luella ! dit la servante. Vous allez retomber malade, si vous vous donnez d’inutiles fatigues ainsi.

— Je vais descendre, répondit la jeune fille avec entêtement. Je désire prendre place à table, avec mon fiancé et mon père.

— Si vous vouliez consentir à ce que je vous apporte votre repas dans votre chambre, chère Mlle Luella ! insista la négresse.

— Je vais souper avec mon fiancé. Salomé, je viens de le dire, je crois ! Et, tiens, va-t-en ! Tu m’impatientes, à la fin !

— Ne me permettrez-vous pas de vous habiller et de vous coiffer ?

— Non ! Sors d’ici, entends-tu !

Luella eut connaissance du retour d’Yvon ; elle l’entendit monter l’escalier conduisant à sa chambre, puis descendre à la salle à manger. Elle se disposa à aller l’y rejoindre.

Comme elle mettait le pied sur la première marche de l’escalier conduisant au premier palier, elle fut saisie par le bras et une voix, celle de Salomé, murmura à son oreille :

Mlle Luella ! Mlle Luella ! Vous n’allez pas vous présenter devant M. Ducastel ainsi !

Sur le visage de la négresse se lisait une véritable horreur.

— Comment ? Que veux-tu dire, Salomé ? demanda, sur le même ton, Luella.

— Vous, avez pleuré… et vos larmes ont effacé le rose sur vos joues, Mlle Luella, fit la domestique. Vous êtes pâle… oh ! si pâle !

La négresse entraîna sa jeune maîtresse. Luella ne fit aucune résistance ; mais lorsque, arrivée dans sa chambre, Salomé lui présenta une petite glace afin qu’elle pût constater par elle-même la pâleur de ses joues, une scène assez étrange eut lieu. La jeune fille jeta un coup d’œil dans le miroir reflétant ses traits, et ses lèvres devinrent blanches comme de la chaux, puis, arrachant le petit miroir des mains de la négresse, elle le jeta par terre et piétina dessus. Des sons inarticulés sortaient de sa bouche ; une vraie rage semblant la posséder.

S’approchant d’un guéridon ensuite, elle s’empara d’une cravache, avec laquelle elle s’apprêta à fouetter la domestique ; mais celle-ci la lui arracha des mains et la jeta au loin. D’une voix tremblante ensuite, et tandis que de grosses larmes coulaient sur ses joues, la négresse dit :

Mlle Luella, n’essayez jamais… jamais entendez-vous… de frapper Salomé !

— Et pourquoi pas, vile négresse ? demanda la jeune fille.

Salomé sourit tristement.

— Frapper Salomé ! Vous ? Mais, ce serait un… un crime !

— Un crime ? fit Luella en éclatant de rire.

— Oui un crime… car Salomé vous est toute dévouée, Mlle Luella… elle donnerait cent fois sa vie pour vous !

— Ah ! Bah ! répondit, en haussant les épaules, l’enfant gâtée du millionnaire.

— Allons, Mlle Luella, reprit la négresse ; venez vous asseoir ici ; je vais vous arranger le visage. Venez, je vous prie !

Docilement, la jeune fille obéit et bientôt, la domestique lui présentait un autre miroir pour qu’elle se regardât. Le miroir reflétait des joues légèrement teintées de rose ; ce teint factice changeait complètement… étrangement presque, la physionomie de la fiancée d’Yvon Ducastel.

Sans un signe de reconnaissance envers la servante, Luella quitta sa chambre et bientôt, elle pénétrait dans la salle à manger, où l’attendaient son père et son fiancé.


Chapitre IX

CAPRICE D’ENFANT GÂTÉE ( ?)


Le lendemain midi, c’est enveloppée d’un châle blanc que Luella descendit pour le dîner.

— Vous n’êtes pas malade, Luella ? demanda Yvon.

— Presque pas, répondit-elle en souriant.

— Elle a pris froid hier, en se rendant sur le terrain du cirque, fit Richard d’Azur.

— Oh ! Ça ne sera rien, dit la jeune fille en riant… Un léger rhume.

— Tu as toussé toute la nuit, Luella, lui rappela son père.

Luella rit de grand cœur.

— Savez-vous, Yvon, fit-elle, que si j’ai le malheur de tousser, même une fois, en dormant, comme ça peut arriver à tout le monde, père devient tellement inquiet qu’il m’éveille, pour me demander si c’est moi qui vient de tousser. Résultat : énervée quelque peu, je tousse ensuite pour le reste de la nuit.

Yvon sourit à cette tirade de Luella ; mais il lui dit :

— Soignez-vous bien, tout de même, Luella ! On me dit qu’il y a plusieurs cas d’influenza dans la ville.

— Ne craignez rien, Yvon. Je ne suis pas pour tomber malade à la veille de mon mariage ainsi, répondit-elle gaiement… Et ce cirque ? reprit-elle. Est-il parti ?

— Oui, il est parti, ce matin, pour Halifax, prétend-on. Léon, mon garçon de bureau vous savez, a assisté à son départ ; je lui avais donné congé pour cela.

— Et c’est certain qu’ils sont partis ?

— Mais, oui ! s’écria le jeune homme, étonné.

Luella et son père échangèrent un regard rapide et tous deux eurent un soupir de soulagement. Jacobin… Ils avaient eu tort de tant le craindre… quoique, il est vrai que le danger, pour quelques heures du moins avait été terrible. Mais déjà leurs inquiétudes s’évanouissaient.

Ce soir-là, Luella ne se mit pas à table.

— Luella ?… demanda Yvon.

— Elle prétend qu’elle n’a pas faim ; qu’elle ne pourrait pas avaler une seule bouchée, répondit Richard d’Azur qui, assurément, paraissait fort inquiet. Elle nous attend dans le salon : je lui ai dit que nous irions l’y rejoindre, tout à l’heure.

— Pauvre Luella ! s’exclama Yvon. C’est souvent à son tour d’être malade, la pauvre enfant.

— Je ne vous cacherai pas que je suis inquiet et que je me propose de faire venir le médecin, demain matin, si elle n’est pas mieux.

Luella ne veilla pas tard ; à neuf heures elle s’excusa en disant qu’elle allait se retirer pour la nuit.

— J’ai tellement mal à la tête ! ajouta-t-elle. Chaque fois que je tousse, on dirait que ma tête va éclater.

— Veux-tu, ma chérie, je vais aller chercher le médecin tout de suite ? suggéra Richard d’azur.

— Je vais aller le chercher, moi ! proposa Yvon.

— Non, je ne veux pas, père… Yvon ! Demain, si ça ne va pas mieux, nous verrons.

Lorsqu’elle eut quitté le salon, Richard d’Azur se laissa tomber sur un fauteuil en soupirant.

— Ô M. Ducastel ! s’écria-t-il. Si vous saviez ce que c’est que de n’avoir qu’une seule enfant… comme on tremble, sans cesse, de la perdre !

Au grand étonnement d’Yvon, des larmes coulèrent, pressées, sur les joues du père de Luella.

— Mon Dieu, M. d’Azur, je ne me désolerais pas ainsi, à votre place ! répondit le jeune homme, vraiment sympathique. L’automne, voyez-vous continua-t-il, c’est la saison des rhumes et de bien d’autres inconvénients.

— Espérons que je m’inquiète à tort espérons-le ! Vous serez bon, tendre et indulgent pour ma fille, n’est-ce pas, M. Ducastel ?

— En pouvez-vous douter même un instant, M. d’Azur ?

— Non, je n’en doute pas.

Le lendemain midi, Yvon, en se rendant à son ouvrage, croisa le Docteur Rupert, qui l’arrêta pour lui dire :

— J’arrive de chez M. Francœur, M. Ducastel.

— Vraiment ? s’écria le jeune homme. Qui donc est malade là ?… Ah !… Mlle d’Azur ?

— Oui, Mlle d’Azur… Je crains pour elle une assez forte attaque de l’influenza.

Richard d’Azur fut invisible, ce midi-là ; il était auprès de sa fille.

À cinq heures, ce même jour, Yvon allait quitter son bureau, lorsqu’arriva le médecin. Il avait l’air tout chose.

— Pardon, M. Ducastel, fit-il ; mais j’aurais à vous entretenir quelques instants.

— Certainement. Docteur, répondit notre ami. Entrez et prenez un siège.

— Je suis pressé, dit le médecin. Mais voici : j’arrive de chez M. Francœur.

— Mon Dieu ! Mlle d’Azur serait-elle rempirée ?

— Je ne sais pas…

— Vous… quoi ?… Vous ne savez pas ?

Mlle d’Azur n’est ni mieux ni pire, parait-il.

— « Parait-il », dites-vous ?… Est-ce que vous ne l’avez pas vue ?

— Non, je ne l’ai pas vue… La négresse n’a jamais voulu me laisser entrer ; debout sur le seuil de la porte de chambre de Mlle d’Azur, elle semble avoir été placée là pour empêcher qui que ce soit de passer.

— C’est… C’est étrange… murmura Yvon.

— J’ai vu M. d’Azur, en sortant et je ne lui ai pas ménagé ma façon de penser je vous en passe mon billet !

— Et qu’a-t-il dit ?

— Dit ?… Des insanités ; voilà ! Sa fille est une enfant gâtée qui ne doit pas être contrariée, et du moment que les visites du médecin ne lui plaisent pas, il est inutile d’insister, et patati et patata.

— Qui a déjà entendu parler de pareilles choses ! s’écria Yvon.

— Et comment veut-on que je soigne Mlle d’Azur, si je ne peux pas la voir, prendre sa température et suivre les progrès de la maladie, je vous le demande ? J’ai conseillé à M. d’Azur de faire venir un autre médecin pour sa fille, vu que je refusais de prescrire pour elle, ne voulant pas prendre la responsabilité d’une telle malade.

— Je le crois bien !

— Ne pourriez-vous pas lui faire entendre raison à M. d’Azur, M. Ducastel ?

— Je peux toujours essayer, Docteur, répondit Yvon. Cependant, je vous en avertis d’avance, M. d’Azur n’est pas facile à convaincre… Salomé, la négresse, encore moins. Quant à Mlle d’Azur, ne pouvant ni la voir ni lui parler, je ne puis rien de ce côté.

— Mais pourquoi ce… ce mystère, cette sottise, je devrais dire plutôt ?

— Il ne doit pas y avoir grand mystère… seulement le caprice d’une enfant gâtée, fit Yvon en souriant. Mais je m’en occuperai, je vous le promets et j’arrêterai à votre bureau, demain matin, vous rendre compte de ma mission.

— Au revoir alors, M. Ducastel ! dit le Docteur Rupert, en se levant pour partir. Je suis pressé, car je me rends, de ce pas, chez Ludger Poitras, dont la petite Anita décline de jour en jour.

— Oui, je sais ; on me l’a dit. Pauvre petite ! dit le jeune homme.

— À demain donc !

— À demain !

Yvon soupa seul avec les époux Francœur. Ils parlèrent de Luella, tous trois. Selon Mme Francœur, la jeune fille souffrait atrocement, de la tête surtout. Salomé ne fournissait pas à emplir des sacs de glace pour appliquer sur la tête de Mlle d’Azur.

— Je crois qu’elle fait de la température et beaucoup, ajouta Mme Francœur.

— J’ai vu le Docteur Rupert, tout à l’heure…

— Oui ?… Il n’a pas été admis auprès de sa malade et il était fort mécontent de cela.

— Je sais ; il me l’a dit.

— Je n’ai pas été surprise en apprenant qu’il n’avait pas été reçu, vous savez, M. l’Inspecteur.

— Comment cela, Mme Francœur ?

— J’ai voulu entrer voir Mlle d’Azur cet après-midi, pensant que peut-être je pourrais lui rendre quelque service ; mais Salomé a étendu ses deux bras au-devant de la porte de chambre de sa jeune maitresse, en marmottant quelque chose en anglais, que je n’ai pas compris.

— Comme le dit le Docteur Rupert, c’est… mystérieux, fit Yvon en souriant.

— Mystérieux, en effet… murmura Mme Francœur. Personne n’est admis dans la chambre de la malade… pas même le médecin.

— C’est ridicule, à la fin ! s’écria le jeune homme.

— Ça l’est, pour le sûr que ça l’est ! M. d’Azur, ou la négresse, montent continuellement la garde devant la porte de chambre… Qu’est-ce que ça peut bien signifier ?

— Oh ! Rien de bien étrange, je crois, Mme Francœur ; seulement, Luella est une enfant gâtée, dont les caprices sont… innombrables… et inexplicables ; voilà !

Mais, au fond, Yvon était impatienté et il blâmait les d’Azur, père et fille, de faire du mystère à propos de rien ainsi.

Puis, le lendemain, Mme Francœur lui annonça qu’elle avait cédé sa chambre à coucher à la malade sur la demande que lui en avait faite M. d’Azur.

— Voyez-vous, M. Ducastel, je n’ai pu refuser, ajouta-t-elle. La journée entière, le soleil pénètre dans ma chambre, et la chaleur du soleil est précisément ce qu’il faut à Mlle d’Azur ; nous avons donc tout simplement changé de chambre, elle et moi.

— Et durant le déménagement, de sa chambre à la vôtre, d’un côté du corridor à l’autre, êtes-vous parvenue à voir Mlle d’Azur, à lui parler, au moins ? demanda Yvon en souriant.

— Ne craignez donc pas ! Cette bonne Salomé soutenait sa jeune maitresse par la taille et Mlle d’Azur avait la tête et les épaules enveloppée d’un châle blanc très épais.

— Ça se complique ! fit notre ami en riant. Dans tous les cas, Mme Francœur reprit-il, c’est bien gentil de votre part d’avoir accédé au désir de M. d’Azur, et en ma qualité de fiancé de Mlle d’Azur, je vous remercie de votre bonté.

— Je n’ai pas songé à refuser, pas même un instant, M. Ducastel ! répondit Mme Francœur. J’espère que la malade se trouvera bien de ce changement.

— Je l’espère, moi aussi ! répliqua le jeune homme, sur un ton presqu’indifférent et non sans hausser légèrement les épaules devant ce nouveau caprice de Luella.

On ne connait pas l’avenir… Qu’Yvon était loin de se douter du résultat qu’allait avoir, pour celle qu’il aimait en secret, ce changement de chambre de Luella d’Azur !


Chapitre X

UN FAUX DÉPART


— Eh ! bien, Luella, comment ça va-t-il ce matin ? demanda Richard d’Azur, en entrant dans la chambre de sa fille.

— Ça va mieux, beaucoup mieux… Je serai sur pied dans deux ou trois jours maintenant, probablement.

— Hâte-toi de guérir, ma chérie ! dit Richard d’Azur, en s’asseyant près du lit de Luella. Dans neuf jours, tu sais…

— Dans neuf jours mon mariage… Oui, je sais, père, et je serai prête à temps… Dire que, dans quelques jours je serai devenue Mme Ducastel ! Je ne dois pas avoir l’air d’une mariée, dans le moment, hein ? dit la jeune malade en riant.

— Je trouve que tu as l’air beaucoup mieux qu’hier…

— Et moins bien que je le serai demain, acheva-t-elle en souriant. Si ce n’était pas de ce continuel mal de tête… Et cela me fait penser… il n’y a presque plus d’alcool camphré dans la bouteille et ce n’est que l’application de cette solution qui me procure un peu de soulagement.

— Salomé va aller immédiatement à la pharmacie faire remplir la prescription, ma chérie, dit Richard d’Azur. Tiens ! ajouta-t-il, la voilà justement !

— Salomé, fit Luella, va chez le pharmacien et fais remplir la fiole d’alcool camphré ; il n’y en a plus.

— Tout de suite, Mlle Luella ! répondit la servante en s’emparant de la fiole et quittant la chambre.

La grande et corpulente négresse se promenait dans les rues de la ville maintenant sans provoquer ni étonnement, ni curiosité. Dans les premiers temps de son séjour à W…, c’était toute autre chose ; on se retournait, à plusieurs reprises souvent pour la regarder encore, lorsqu’on venait de la croiser et les enfants fuyaient à son approche en criant :

— Sauve qui peut ! La négresse ! La négresse !

— Vite ! Vite ! courons ! disait un autre. Elle va nous manger, pour sûr ! Sa bouche est assez grande pour nous avaler tout ronds.

Salomé sortit de chez le pharmacien portant à la main la fiole qu’elle venait de faire remplir. Elle marchait lentement, occupée qu’elle était de ses pensées, qui n’étaient certes pas riantes… M. d’Azur n’avait-il pas dit la veille, qu’elle ne les accompagnerait pas en Europe, lui et sa fille ; que Luella n’aurait plus besoin de ses services et qu’une personne de plus dans un tel voyage, entraînerait de grandes et inutiles dépenses.

Au souvenir de ces choses, les yeux de Salomé roulèrent dans leurs orbites, et ses lèvres s’écartèrent, découvrant une rangée de dents, larges et fortes, mais blanches et régulières. Une jeune fille qui venait sur le trottoir et qui allait croiser la négresse en chemin, eut peur ; elle traversa la rue afin de ne pas la rencontrer.

— Il n’osera pas… murmurait Salomé, en faisant allusion à son maitre. Il sait bien que je me vengerais de lui s’il persistait dans son idée d’essayer de se débarrasser de moi… Mlle Luella, elle, est indécise encore… elle hésite à insister pour que je les accompagne en Europe… Eh ! bien, j’y suis résolue, si on me… me chasse, j’aurai de fort intéressantes choses à dire… Si je dévoile certains secrets…

Elle en était là dans ses réflexions, lorsqu’une main se posa sur son bras tandis qu’une voix l’interpellait, en anglais. C’était une voix plutôt aigrelette, qui n’avait rien de quoi effrayer pourtant ; cependant, la négresse tressaillit en l’entendant.

— C’est Salomé ! Mais, oui ! C’est cette bonne Salomé !

Avant même de tourner la tête, la négresse savait qui venait de lui parler. Elle ne put s’empêcher de frissonner, mais c’est d’une voix assez calme qu’elle dit :

M. Jacobin !

— Oui, c’est Jacobin, Salomé… Mais qui eut cru vous rencontrer ici si loin de la Route Noire… si loin de… Chicago !

— Et vous, M. Jacobin, qui eut cru vous rencontrer à W… Vous n’êtes donc pas…

Elle allait dire « Vous n’êtes donc pas parti en même temps que le cirque ? » Elle se tut à temps ; non, il ne fallait pas que Jacobin apprit qu’il avait été vu et reconnu… Mlle Luella… Salomé se dit qu’elle allait arranger les choses pour que sa jeune maîtresse ne fût pas inquiétée.

— Comment se porte M. Hynes ?… Et Alba ?…

La négresse s’était attendue à cette question, on le pense bien, et elle était préparée à y répondre… à sa manière.

M. Hynes ?… Mlle Alba ?…. Je ne saurais vous renseigner sur leur compte M. Jacobin.

— Hein ! cria-t-il. Vous voulez dire qu’ils ne sont pas ici ?

— Ils ne sont certainement pas ici, M. Jacobin.

— Où sont-ils donc alors ?

— Cela, je ne pourrais vous le dire. J’ai quitté leur service depuis deux mois, voyez-vous, et…

— Quitté leur service ? cria presque Jacobin. Salomé, reprit-il avec un sourire moqueur, je ne crois pas un seul mot de ce que vous venez de me dire. Vous ! Quitter le service des Hynes… d’Alba ? Allons donc !

— Comme vous voudrez, M. Jacobin, répondit la négresse. Je les avais accompagnés à Chicago bien malgré M. Hynes…

— Ah ! Oui… Ce présumé voyage à Chicago… dont ils ne devaient pas revenir… Vraiment, vous êtes partis de la Route Noire… tous ensemble, comme des fusils sans plaque.

— Que voulez-vous. M. Jacobin ; ce n’est pas moi qui mène M. Hynes… J’étais sous l’impression que nous ne partions que pour un voyage de quelques jours, moi, mentit Salomé.

— Oh ! Sans doute ! Sans doute ! fit Jacobin en riant. Mais tout cela ne m’explique pas pourquoi vous avez quitté le service d’Alba.

— Je le répète, je suis partie presque malgré M. Hynes ; c’est Mlle Alba qui avait insisté pour que je les accompagne. Je n’ai donc pas tardé à m’en repentir amèrement ; traitée d’une si dure façon par M. Hynes, j’ai dû quitter leur service enfin.

— Et que faites-vous ici, Salomé ?

Elle hésita un instant avant de répondre… Qu’allait-elle dire ?… Jacobin pouvait facilement prendre des renseignements… Il lui faudrait arranger les choses, inventer quelqu’histoire ayant au moins l’apparence de la vérité.

— À Chicago dit-elle, j’ai rencontré des gens qui cherchaient une domestique… Un M. d’Azur et sa fille Luella… Je suis à leur service, depuis.

— Tiens ! Tiens ! fit, seulement. Jacobin.

— Serez-vous longtemps à W…, M. Jacobin ?

Il sourit, à la dérobé. Cette pauvre Salomé ! Comme il lui tardait de le voir partir, quitter W… pour toujours !

— Je pars demain matin, répondit-il à la grande joie et au grand soulagement de la négresse. Je suis engagé dans un cirque, voyez-vous, et…

— Pas celui qui était ici l’autre jour ? s’exclama Salomé, feignant un extrême étonnement.

— Précisément… La veille du départ de la troupe, j’ai été malade et bien malade, d’une attaque de lumbago : je suis donc resté ici, étant trop souffrant pour voyager. Mais demain, je vais rejoindre le cirque, à Halifax, je partirai par le premier train, celui de huit heures.

— Adieu donc, M. Jacobin ? fit la négresse, qui avait une hâte excessive de se débarrasser de son compagnon.

— Adieu, Salomé !… Si jamais vous avez l’occasion de revoir les Hynes, s’il vous plaît me rappeler à leur souvenir, dit Jacobin d’un ton moqueur qui ne manqua pas d’inquiéter quelque peu la négresse.

Tout en se dirigeant vers la maison, Salomé se demandait :

— Aurait-il des soupçons ?… Il faut que j’avertisse Mlle Luella et son père, au plus vite… Et puis, demain matin, je serai à la gare pour le départ du train de huit heures, afin de m’assurer qu’il part ce bon M. Jacobin !

Occupée de ces pensées, elle ne s’aperçut pas qu’elle était suivie, de loin, par celui dont elle se sauvait. Oui, Jacobin avait des soupçons… il se défiait de la négresse… Le meilleur moyen de se renseigner, d’ailleurs, n’était-ce pas de la suivre pour voir où elle allait ?

Bien lui en prit à ce bon Jacobin, car, à quelques pas d’une maison, dont il venait de sortir, il vit Richard d’Azur.

M. Hynes… murmura-t-il. Il me semblait aussi !…

Mais Richard d’Azur venait de s’arrêter ; c’est que Salomé, en l’apercevant venait de s’écrier :

— Miséricorde ! M. d’Azur !

— Eh ! bien ? Qu’y a-t-il, Salomé ? demanda le père de Luella.

— Il y a… Il y a… Jacobin… Je viens de le rencontrer.

— Hein ? Quoi ? Jacobin ! Il n’est donc pas parti avec le cirque ?

— Évidemment non, puisque je viens de le rencontrer et qu’il m’a parlé ! Mais vite ! Retournez à la maison ! S’il allait vous voir !… Je l’ai dépisté, je crois ; cependant, je n’en suis pas bien sûre.

— Jacobin… murmura Richard d’Azur, comme s’il eut eu peine à comprendre. Il… Il…

— Ah ! Rentrez dans la maison, hein ! cria la négresse. D’ailleurs, j’ai mille choses à vous raconter… ainsi qu’à Mlle Luella.

Richard d’Azur pirouetta sur son talon et, courant presque, il réintégra son domicile. Salomé le suivant de près.

— Tiens ! Tiens ! se dit Jacobin qui, caché à l’ombre d’un portique, non loin, avait été témoin de ce qui venait de se passer. M. Hynes qui, probablement mascarade ici sous le nom de d’Azur !… Et Alba — … Peut-être que, de son côté, elle a choisi un autre prénom… Mais, oui !… Salomé a prononcé tout à l’heure le nom de la fille de « M. d’Azur »… Qu’était-ce donc ?… Ah Je me souviens : Luella… Dans tous les cas, je vais aller aux renseignements, sans perdre un instant !

Ce-disant, il quitta son poste d’observation et se dirigea vers une sorte de ruelle, où il avait loué une chambre pour le temps de son séjour à W…

Le lendemain matin, Salomé était à la gare… bien avant huit heures, heure fixée pour le départ du train, on le sait. Si Jacobin partait, ce serait signe qu’il n’avait eu aucun soupçon, la veille.

Il n’y avait jamais une bien grande quantité de voyageurs, à W… Quelques personnes étaient à la gare cependant, soit par affaire, soit pour attendre ou reconduire quelqu’un, soit par désœuvrement.

Le temps passait et toujours Salomé attendait… Le train était entré en gare et déjà il allait repartir. Le conducteur criait à tue tête : « All aboard ! All aboard » !… Mais, pas plus de Jacobin que sur la main !

Tout à coup, la négresse l’aperçut ; il courait à toutes jambes. Il portait à la main une petite valise. Allait-il manquer le train ?… Non ! Saisissant la rampe de l’un des derniers wagons, il sauta sur le marche-pied, puis il disparut.

— Le voilà parti ! se dit Salomé, avec un soupir de soulagement. Quel bon débarras !

Elle regarda défiler le train, puis, certaine du départ du malencontreux Jacobin, bien vite elle retourna chez elle annoncer à ses maitres la bonne nouvelle.

Le lendemain, à trois heures de l’après-midi, Richard d’Azur se disposait à sortir. Au moment où il posait la main sur la poignée de la porte d’entrée pour l’ouvrir, quelqu’un sonna à cette porte. Mme Francœur étant sortie le père de Luella ouvrit la porte.

Aussitôt, celui qui avait sonné fonça littéralement dans la maison et, d’une voix moqueuse dit :

— Comment va, M. Hynes… dit d’Azur ?

— Jacobin !… murmura Richard d’Azur, prêt à s’évanouir.


Chapitre XI

LE PRIX DU SILENCE


Comme s’il eut été chez lui et non chez de parfaits étrangers, Jacobin entra dans le salon, faisant signe à Richard d’Azur de le suivre.

— Surpris de me voir, hein, M. Hynes ? dit-il, gouailleur. Vous me croyiez parti de W…, en route pour Halifax, bien sûr ?

— Oui, je le croyais… et je l’espérais.

— C’est entendu, puisque cette bonne Salomé assistait, invisible, le croyait-elle fermement, au départ du train, hier matin. Ha ha ha ! rit-il. Je savais qu’elle serait là et j’ai fait un… un faux départ ; c’est-à-dire que je ne me suis rendu qu’à la gare voisine d’ici et je suis revenu à W… dans l’après-midi. Ha ha ha ! Ha ha ha !

— Pourquoi avoir joué cette comédie, Jacobin ? demanda Richard d’Azur, qui était pâle jusqu’aux lèvres.

— Pourquoi ? Vous me demandez pourquoi ?… Mais tout simplement parce que je voulais vous donner le change, à tous. C’est que, voyez-vous, j’ai suivi Salomé, de loin, avant hier, après notre rencontre et…

— Oh ! s’exclama le père de Luella.

— Je l’ai vu vous parler… Certes, je n’ai pas été très étonné en vous apercevant, M. Hynes, car j’avais deviné que votre domestique mentait en affirmant qu’elle avait quitté votre service… Salomé, quitter Alba ! Non, vrai ! Elle n’aurait pas dû essayer de me faire avaler celle-là !

— Et maintenant, que me veux-tu, Jacobin ?

— Je vais vous le dire illico. Mais d’abord, laissez-moi vous annoncer que je sais à quoi m’en tenir sur le prochain mariage d’Alba… dite Luella… J’ai même aperçu, quoique de loin, le futur époux, M. Ducastel.

— Et puis ? fit Richard d’Azur, affectant une indifférence qu’il était loin de ressentir.

— Ce mariage… si je le désire, il ne se fera pas… et vous le savez bien, M. Hynes… dit d’Azur.

— Allons donc !

— Je n’ai qu’à mettre ce M. Ducastel au courant de certains faits… Je n’aurai qu’à lui dire… ce que vous savez…

— Vraiment ?… Et qui t’a si bien renseigné sur le compte de ma fille… et sur le mien ?

— Ma grand’mère. Elle sait… tout, elle !

— Ah !… Tu disais que…

— Que je me propose de raconter d’intéressantes choses à M. Ducastel, répondit Jacobin en riant.

— Voyons ! Tu ne feras pas cela, Jacobin, sûrement ! s’écria Richard d’Azur, Luella…

— Alba… vous voulez dire, M. Hynes…

— Oui, Alba… Elle ne t’a rien fait, pour que tu lui brises le cœur.

— Non, hein ? Elle ne m’a rien fait ? cria Jacobin. Elle m’a froidement trompé. Je l’ai crue, moi, lorsqu’elle m’a dit qu’elle ne quittait la Route Noire que pour une semaine ou deux… que je la reverrais bientôt. Je l’aimais… je l’aime encore… et j’ai horriblement souffert de son abandon. Et je la laisserais épouser ce M. Ducastel… cet étranger, après tout, quand je n’aurais que quelques mots à dire (une demi-douzaine en tout) pour empêcher ce mariage ! Pas moi !

— Jacobin ! Jacobin ! supplia le père de Luella.

— Je dirai à M. Ducastel que…

M. Ducastel sait… tout, mon garçon, mentit Richard d’Azur et croyant tromper Jacobin.

— Oh ! Que nenni ! Je n’en crois rien ! s’écria-t-il en éclatant de rire. S’il savait ce jeune homme… je pense qu’il hésiterait avant d’épouser Luella d’Azur, toute fille de millionnaire soit-elle !

— Tu insultes ma fille, misérable ! cria Richard d’Azur s’élançant sur Jacobin, les poings serrés.

— Oh ! Mais ! Non ! Seulement, c’est inutile de mentir, mon bon monsieur. Ça ne prend pas avec moi, voyez-vous !

— Me diras-tu ce que tu as l’intention de faire ?

— Ah ! Voilà ! Il n’y a rien comme de s’entendre… Si je le voulais je pourrais exiger, pour prix de mon silence des milliers et des milliers de dollars… Disons cent mille dollars… Ça ne serait pas payer trop cher le bonheur de votre fille, de votre unique enfant.

— Cent mille… Cent mille dollars ! s’écria Richard d’Azur, en devenant pâle comme un mort ; c’est qu’il aimait son argent, il l’adorait cet homme.

— Mais, oui !… Cependant, ce n’est pas à prix d’argent que vous pouvez acheter mon silence ; c’est…

— Parle, Jacobin, parle ! Dis-moi ce que je pourrais faire pour gagner tes bonnes grâces.

— Voici, fit le jeune homme : je veux avoir une entrevue avec Alba…

— Ce sera facile cela, mon garçon !

— Non seulement une entrevue, mais je désire passer une heure ou deux, toute une veillée avec elle… une de ces bonnes veillées d’autrefois… et cela le plus tôt possible.

— Demain soir ?…

— Pourquoi pas ce soir ?

— Impossible ! M. Ducastel veille avec sa fiancée ce soir ; il me l’a dit.

— Ah ! Je comprends !…

— Mais demain soir, il doit travailler à son bureau… M. et Mme Francœur seront absents, eux aussi ; nous serons donc seuls dans la maison.

— Je viendrai demain soir alors, fit Jacobin en se levant pour partir. Il faut que ce soit demain soir le plus tard, vous savez ; c’est déjà aujourd’hui mercredi, et j’ai promis de rejoindre notre cirque samedi soir le plus tard.

Comme les deux hommes se, dirigeaient vers la porte de sortie, ils rencontrèrent Salomé.

M. Jacobin ! s’exclama-t-elle, à la fois étonnée et effrayée.

— Ça va bien, Salomé, je l’espère ? fit le jeune homme en ricanant. On part… mais on revient, hein, bonne Salomé ?… Comment se porte Mlle… d’Azur ? ajouta-t-il, moqueur.

La négresse ne répondit pas.

— Dites-lui à Mlle d’Azur que j’aurai le plaisir de venir lui rendre visite demain soir, n’est-ce pas, Salomé ? continua Jacobin. Oui, demain soir, à sept heures précises, je serai ici.

Même mutisme de la part de la négresse ; seulement, ses doigts se fermaient et s’ouvraient avec un geste si expressif, si suggestif, que le jeune homme éclata de rire.

— Bonne Salomé ! fit Jacobin, riant de plus en plus fort. Vous aimeriez bien à m’étrangler, hein ? Mais je dois sous avertir d’une chose, M… d’Azur, Salomé aussi : c’est que, si, d’ici demain soir, il m’arrivait quelque chose… quelqu’accident, vous comprenez… le notaire Soucy, de cette ville, a en sa possession une lettre, qu’il ouvrira, deux heures après ma mort.

— Mais…

— On ne sait pas ce qui pourrait arriver, voyez-vous, M. d’Azur, continua Jacobin avec un sourire nargueur. Salomé est si dévouée à sa jeune maitresse ! Pour écarter un ennemi du chemin d’Alba, elle serait capable de tout… oui, de tout, je crois.

— Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi, M. Jacobin, dit la négresse.

— Ah ! Bah ! répliqua en ricanant le jeune homme. Dans tous les cas, il faut que je vous dise… l’enveloppe, adressée au notaire Soucy, en contient une autre, à l’adresse de M. Ducastel celle-là ; de cette manière, s’il m’arrivait malheur… si on me trouvait sur le bord du chemin… étranglé par exemple. Je n’emporterais pas dans la tombe certains renseignements… intéressants, pour le fiancé d’Alba Hynes.

— Mon cher Jacobin ! fit Richard d’Azur, d’un ton scandalisé. Pourquoi ces… avertissements… ces menaces ?

— Je sais ce que je fais, M. Hynes ! répondit le jeune homme. Ainsi, prenez-en votre parti, vous et Salomé… À bon entendeur, salut !

Ce-disant, Jacobin quitta la maison, sans même regarder derrière lui.

Il ne vit donc pas Salomé qui, ses yeux roulant dans leurs orbites, ses doigts s’ouvrant et se refermant, regardait partir celui qui tenait entre ses mains la destinée de Luella.

— Heureusement que tu m’as avertie, misérable avorton ! murmurait-elle, à l’adresse de celui qui venait de les quitter, car je t’aurais étranglé de mes dix doigts… oui, étranglé comme un chien !

Luella eut une véritable crise de désespoir lorsque son père lui annonça ce qui venait de passer. Il dut aussi lui faire part de la promesse qu’il avait été dans l’obligation de faire à Jacobin, pour le lendemain soir.

— Comment ! Il va venir ici ! Et vous vous attendez à ce que je le reçoive ? Jamais ! Non, jamais !

— Il le faut, ma pauvre enfant, répondit Richard d’Azur.

— Ah ! père, fit-elle, il y a des moments où je vous maudis !

— Ma fille ! Ma fille ! cria-t-il, blessé au cœur.

— Depuis ce jour où, là-bas, sur la Route Noire, j’ai appris, par une conversation entre deux étrangères, ce que je pouvais attendre de la vie…

— Tais-toi ! Je t’en prie, Luella, tais-toi !

C’était de ne pas me donner une si complète instruction et une éducation qui a eu pour effet de m’inculquer des goûts qui…. que…

— Ne me reproche pas ce que j’ai fait pour toi, mon unique enfant ! dit Richard d’Azur, tandis que des larmes inondaient son visage.

— Si vous m’aviez laissé grandir et vieillir comme… comme les gens de notre entourage, c’eût été préférable.

— Jamais ! Jamais ! J’ai fait pour le mieux, Luella. Ô ma fille chérie, je t’en supplie, ne me fais plus de reproches !

— N’en parlons plus alors… Mais pouvez-vous être étonné que je sois malheureuse et toujours sur le qui-vive depuis… depuis que je sais… ce que je sais ?

— Pauvre, pauvre Luella ! se disait Richard d’Azur, lorsqu’il eut quitté la présence de sa fille. Ce qu’elle sait la rend si malheureuse… ce qu’elle ne sait pas… et ne saura jamais, la tuerait !… J’ai hâte maintenant qu’elle soit mariée… Si, plus tard, son mari découvrait ce que nous tenons tant à lui cacher, il n’y pourrait rien… Je le connais assez d’ailleurs mon futur gendre pour savoir qu’il traiterait sa femme avec bonté… envers et malgré tout… Et puis, s’il découvrait quelque chose, il aimerait mieux mourir, probablement, que de faire part de sa découverte à qui que ce fut.

Yvon veilla avec sa fiancée, ce soir-là. Luella était encore un peu malade mais elle se montra charmante envers celui qu’elle aimait. Lorsqu’il lui annonça que, le lendemain soir, il serait obligé de travailler, elle se contenta de lui dire en souriant :

— Encore huit jours Yvon, et nous ne nous séparerons plus.

— Chère Luella ! répondit-il, ému malgré lui. J’espère que je saurai vous rendre la vie riante et belle.

 

Le lendemain soir, à sept heures, Jacobin sonnait à la porte d’entrée de la demeure des Francœur.

 

Au même instant, par la porte de côté de la même demeure, entrait Annette l’aveugle, tenant en laisse son chien Guido.

 

Et tandis que Jacobin était introduit dans la chambre de Luella, où celle-ci l’attendait, en compagnie de son père, Annette pénétrait dans la cuisine, pour y attendre Mme Francœur, avec qui elle avait un rendez-vous.


Chapitre XII

À LA MERCI DE SALOMÉ


Par grande exception, Annette n’était pas retournée chez elle, ce soir-là. Ce que son grand-père en penserait elle ne le savait pas ; ce qu’il dirait, ce qu’il ferait, à son arrivée à la Maison Grise, le lendemain soir, elle n’osait trop y songer.

La raison pour laquelle la jeune aveugle encourait ainsi le courroux de son grand-père, en restant à W… ce soir-là, c’était qu’il avait été convenu entre elle et Mme Francœur, qu’elles iraient, toutes deux, passer la veillée, et la nuit, si c’était nécessaire, au chevet de la petite Anita, l’enfant de Ludger, l’infirme, qui achevait sa course en ce monde.

Quoique ni Yvon, ni personne d’autres de la maison n’avaient vu Annette depuis assez longtemps, celle-ci venait assez souvent dîner et passer l’après-midi avec Mme Francœur. La maîtresse de pension tenait sa visiteuse cachée, sachant bien que, depuis certaines insultes dont elle avait été abreuvée, un jour, à table, de la part de Luella d’Azur, la jeune aveugle eut aimé mieux mourir que de s’exposer à rencontrer de nouveau la fille du millionnaire.

D’ailleurs Luella inspirait à Annette une sorte de crainte instinctive ; Richard d’Azur lui déplaisait grandement et Salomé lui faisait horriblement peur.

Mais ce soir, Annette savait que Luella était malade et elle ne craignait pas de la rencontrer ; elle devait être dans sa chambre ; son père et la négresse ne devaient pas la quitter.

Ne trouvant pas Mme Francœur chez elle, la jeune aveugle était, tout de même, fort déçue, en même temps qu’étonnée… L’heure convenue entr’elles était bien entre sept et huit heures pourtant !

Tout à côté de la cuisine était une minuscule pièce où la maitresse de maison aimait à se retirer pour se reposer, tout en faisant un peu de couture ou en reprisant le linge. Ce fut donc dans cette pièce, que Mme Francœur appelait, en riant, son « reposoir », qu’Annette se dirigea.

Pénétrant dans le « reposoir », elle se hâta de tourner la clef dans la serrure de la porte ; de cette manière, elle n’aurait pas à craindre d’être importunée, ni d’être vue… par Salomé par exemple, si celle-ci avait, par hasard, affaire dans la cuisine.

La porte fermée à clef, elle s’approcha d’une table, sur laquelle un appétissant goûter avait été servi. Elle se mourait de faim la pauvre enfant, n’ayant pas avalé une seule bouchée depuis le midi. Elle mangea donc de bon appétit, n’oubliant pas de faire partager son repas à Guido, après quoi elle s’installa dans une confortable chaise berceuse et, fatiguée d’une longue journée de travail, elle finit par s’endormir profondément…

Elle dut dormir assez longtemps. Lorsqu’elle s’éveilla, il faisait noir dans la petite pièce.

La première pensée de la jeune fille fut pour Mme Francœur… Que faisait-elle cette bonne dame ?… Pourquoi n’arrivait-elle pas ?.. Aurait-elle oublié les arrangements qu’elles avaient pris toutes deux ?…

Mais peut-être était-elle revenue à la maison et ne voyant pas Annette dans la cuisine, n’avait-elle pas songé à la chercher ailleurs, la croyant retournée à la Maison Grise ?

Ou bien encore, peut-être Mme Francœur s’était-elle retirée dans sa chambre ?… Depuis que les d’Azur étaient en pension chez elle, elle leur cédait toujours le salon, le soir… Oui, elle devait être dans sa chambre… Annette se rappela ce que la brave femme lui avait dit, plus d’une fois :

— Si jamais vous venez me rendre visite, Mlle Annette, et que je ne sois pas dans la cuisine, montez tout droit dans ma chambre ; vous serez sûre de me trouver là.

(Hélas ! pauvre Mme Francœur !… Elle avait oublié de mettre Annette au courant des derniers événements ; c’est-à-dire qu’elle n’avait pas pensé de lui dire qu’elle avait cédé sa chambre à coucher à Luella d’Azur !)

La jeune aveugle résolut donc de monter au deuxième palier. Mais : elle se dit qu’elle se passerait très bien de Guido ; (malencontreuse inspiration !) le chien pourrait aboyer et déranger Mlle d’Azur, qui était malade. Annette se voyait par l’imagination, confrontée, dans le corridor, par Richard d’Azur et Salomé, tous deux en colère. À cette pensée, elle frissonna de la tête aux pieds.

— Non, Guido, non ! fit-elle, en s’adressant à son chien, qui voulait tant la suivre. Je connais le chemin, vois-tu, et n’ai nul besoin de toi.

La pauvre bête geignait ; elle semblait implorer sa maitresse, la supplier de l’emmener ; mais, pour une fois, Annette fit la sourde oreille.

Mais tout le temps qu’elle monta l’escalier, elle entendit gémir… oui gémir Guido ; elle entendit aussi les griffes du chien sur la porte ; il faisait tous les efforts en son pouvoir pour sortir, comme s’il eût compris, instinctivement, que la jeune fille allait avoir besoin de sa protection et qu’il ne serait pas là pour la protéger, pour la défendre…

Arrivée dans le corridor du deuxième, Annette se dirigea, sans hésiter, vers la chambre de Mme Francœur ; elle était à droite, elle le savait.

Plus elle approchait, plus elle était convaincue que Mme Francœur avait oublié leur rendez-vous, car il était évident qu’elle n’était pas seule dans sa chambre. La jeune fille entendait des voix qu’elle ne connaissait… ou plutôt, ne reconnaissait pas… Devait-elle frapper à la porte quand même et demander admission ?

Au moment où elle s’apprêtait à frapper, elle fut surprise d’entendre le son d’un, ou de deux instruments à corde, et aussitôt, une voix s’élevant et chantant un chant… étrange. Puis, ce furent des piétinements, comme si quelqu’un eut sauté ou dansé.

Que faire ?… Frapper quand même ?… Eh ! oui… Il était trop tard maintenant pour qu’elle retournât à la Maison Grise, bien trop tard… Cheminer, sur le Sentier de Nulle Part, au milieu de l’obscurité ! Rien que d’y penser elle en pâlissait.

Elle se risqua, frappant à la porte à plusieurs reprises. Évidemment, le son des instruments à corde, du chant, etc., empêchaient Mme Francœur d’entendre. Pourtant. Annette se dit qu’elle ne saurait manquer d’être accueillie avec un sourire ; Mme Francœur était si bonne !… Et puis, comme elle allait se reprocher d’avoir oublié ce qui avait été convenu entre elles !

Le bruit, dans la chambre, augmentait d’instant en instant. Les instruments à corde allaient bon train et la voix de tout à l’heure s’élevait, sans effort apparent, jusqu’aux notes, les plus hautes, chantant une mélodie, comme la jeune aveugle n’en avait jamais entendue encore… puis, toujours ce piétinement qui secouait le plancher…

Pourtant, Annette se dit qu’elle n’allait pas rester là, plantée dans le corridor tout le reste de la veillée et toute la nuit. Puisqu’on ne l’avait pas entendue frapper, elle allait entrer quand même. Tournant donc la poignée de la porte, elle s’avança sur le seuil…

Aussitôt, la musique et le chant cessèrent, puis il y eut un cri ; ce cri couvrit celui que fit Annette en devinant (par instinct sans doute) qu’elle avait fait erreur, qu’elle venait, pour ainsi dire, de se jeter dans la gueule du loup.

— L’aveugle ! cria une voix, celle de Luella d’Azur. Salomé, c’est l’aveugle !

— Je le vois bien, Mlle Luella, répondit, assez tranquillement la négresse.

— Que vient-elle faire ici ? Espionner, probablement ?

— Vous occupez la chambre de Mme Francœur, vous savez, Mlle Luella, et l’aveugle…

— Ah ! oui… Seulement, je crois qu’elle a voulu savoir ce qui se passe ici ; voilà !

— Ça se pourrait… Mais ça ne l’avancera à rien, croyez-le, dit la domestique d’un ton à faire glacer le sang dans les veines.

— Je crois, ma foi… oui, je crois qu’elle… qu’elle… balbutia la voix de Richard d’Azur.

— C’est évident ! répliqua la négresse.

— Vous dites ? fit Luella.

Richard d’Azur se pencha sur sa fille et murmura quelques mots à son oreille ; Luella ne put s’empêcher de crier.

— Miséricorde ! Si… si vraiment…

— Laissez-moi arranger cela, dit Salomé : je vais lui faire son biscuit à l’aveugle !

En deux bonds, la négresse arriva auprès d’Annette.

Pauvre Annette ! Elle eût voulu fuir. Dans quelle… quelle galère s’était-elle jetée ?… Fuir… oui, fuir au plus tôt !

Mais au premier mouvement qu’elle fit dans la direction du corridor, Salomé arrivait auprès d’elle et la saisit par le bras. On sait comme la jeune fille craignait la négresse ; elle ne put retenir un cri de détresse :

— Au secours ! Au secours !

Hélas ! Elle était bien seule dans la maison, avec ces gens, ces terribles gens ! Guido… Ah ! Pourquoi l’avait-elle laissé en bas, dans une chambre dont il ne pouvait sortir ?… Car le chien, entendant crier sa maîtresse, se mit à faire un affreux vacarme, dans la pièce où il était prisonnier. Ah ! S’il avait été libre ! Avec quelle joie il eut sauté à la gorge de Salomé !

La négresse avait déjà préparé un bâillon, qu’elle introduisait, de force, dans la bouche d’Annette.

— Pas d’ça, l’aveugle ! criait-elle. Pas d’ça !

Enlevant la jeune fille dans ses bras, elle se dirigea vers le corridor.

— Où vas-tu ? Qu’en feras-tu ? demanda Luella, en désignant Annette.

— Qu’importe où je vais, Mlle Luella ! répondit la servante. Ce ou ? j’en ferai ?… Eh ! bien… Je vais la… mettre là où elle ne pourra certainement faire de tort à personne.

— Tu n’as pas l’intention de… de…

— De la faire disparaître ?… Oui. Hi Presto ! Ni vue ni connue !… Elle en sait trop long vraiment !

Annette n’entendit rien de ce colloque, car, aussitôt que la négresse l’eut enlevée dans ses bras, elle s’était évanouie…

Elle n’eut donc pas connaissance d’être emportée dans une course folle, par Salomé, sur la Route Abandonnée… Elle ne s’aperçut pas qu’on parcourait toute la longueur de la ville et qu’on arrivait enfin en un endroit où, au lieu de maisons, divers hangars et bâtiments se dressaient dans l’obscurité… Elle n’eut pas conscience, la pauvre enfant, de passer à proximité du bureau d’Yvon Ducastel, où celui-ci, penché sur ses livres, était loin, — oh ! si loin de se douter que celle qu’il aimait était entraînée à la mort… à la plus horrible des morts !…

La négresse ne ralentit pas sa course… Personne ne la vit…

Bientôt, elle arrivait à destination… Un trou béant, un gouffre presque sans fond, qu’on eut pu comparer à un enfer…

Et dans ce gouffre, duquel parvenaient le bruit de coups de pics, Annette, la jeune aveugle, l’idole d’Yvon Ducastel et de Lionel Jacques, fut jetée sans pitié.


Chapitre XIII

CE QUE RACONTA MADAME FRANCŒUR


Yvon se proposait de travailler tard, ce soir-là, car ce serait la dernière soirée qu’il consacrerait au travail, il l’avait promis à Luella.

Tout en examinant ses livres et alignant des chiffres, il songeait à bien des choses… Quand reprendrait-il son ouvrage maintenant ?… Malgré le splendide voyage qu’il allait faire, il s’ennuierait de son bureau parfois, il le savait. Cependant, il faisait certains projets pour le voyage en vue ; par exemple, celui d’aller en Écosse, explorer les houillères de ce pays. Peut-être découvrirait-il là un système plus moderne pour le travail dans la mine, pour l’éclairage, etc., etc. Oui, il espérait bien qu’à son retour à W… il pourrait proposer quelques changements, pour le bien-être des mineurs, car ces pauvres gens l’intéressaient grandement.

Seraient-ils longtemps absents ?… Quelques mois bien sûr… Et pendant ce temps, que d’événements auraient lieu à W… et ses environs !… Le plus grand, le plus important, le plus intéressant de tous, ce serait le mariage d’Annette avec M. Jacques… Cette pensée avait de quoi attrister profondément notre héros, sans doute ; mais il se dit que, puisque la jeune aveugle ne l’aimait pas, lui, Yvon, elle n’aurait pu s’attacher à plus honnête homme que le propriétaire du Gîte-Riant. Bien sûr qu’il la rendrait heureuse !… Par l’imagination, il voyait sa « petite amie » régnant dans la splendide demeure de Lionel Jacques ; elle serait, en quelque sorte, par ce fait, la Reine de la Ville Blanche… Lorsqu’Yvon reviendrait de voyage, il aurait bien des occasions de rencontrer M. et Mme Jacques… Eh ! bien, ils seraient amis quand même, lui et Annette ; ils se l’étaient promis.

Désirant chasser ces pensées d’Annette qu’il n’avait plus le droit d’entretenir, lui semblait-il, notre ami se plongea dans le travail… Il pouvait travailler sans distractions, car tout était silencieux autour de lui.

W… était déjà endormie ; peu de lumières se voyaient dans les différentes résidences, car il était neuf heures et demie ; à cette heure peu de gens veillaient encore. Yvon entrevoyait, de son bureau, quelques lumières assez faibles ; c’était celles que projetaient les becs de gaz, aux coins des rues. Ce n’était pas gai, non, pas du tout ! et notre héros avait mis du temps, beaucoup de temps, à s’habituer à la tranquillité qui l’entourait… Aujourd’hui il aimait W… et ne l’aurait pas quitté définitivement pour tout au monde.

N’empêche qu’il avait trouvé cela extrêmement monotone, dans les premiers jours ; le silence et l’obscurité des nuits surtout lui avaient quelque peu porté sur les nerfs…

Le silence ?… Pas un son ne lui parvenait en ce moment, ni du côté de la ville, ni de l’emplacement où se trouvait son bureau…

Mais… Écoutez !… Venant de loin… de l’autre bout de la ville… Qu’était-ce ?… N’était-ce pas l’aboiement d’un chien ?… Un chien de forte taille, car son aboiement était formidable.

Sans trop s’en rendre compte. Yvon prêtait l’oreille et distraitement suivait par l’imagination, le chemin que devait parcourir le chien… Il paraissait venir dans la direction de son bureau… Parfois, il cessait d’aboyer pour gronder sourdement et ces grondements, quoiqu’éloignés, avaient quelque chose d’effrayant, de menaçant… Puis, à un moment donné, ce fut un hurlement, à faire dresser les cheveux sur la tête du plus brave.

Et l’animal approchait… il approchait toujours et assez rapidement…

— Ma foi ! On dirait qu’il s’en vient tout droit ici ce chien ! se dit Yvon. Et tiens ! ajouta-t-il aussitôt, n’est-ce pas le bruit d’une voiture qui m’arrive à présent ?… Cette voiture… Ne dirait-on pas qu’elle s’achemine de ce côté, elle aussi ?… Ah ! bah ! reprit-il bientôt c’est l’effet du silence probablement… Pourquoi ce chien et cette voiture (cette voiture semblant suivre le chien plutôt que le précéder) se dirigeraient-ils par ici ?

Presque tout de suite cependant, il n’en doute plus… Les aboiements devenaient de plus en plus forts, de plus en plus rapprochés… le chien ne devait pas être loin… La voiture venait vite aussi…

Soudain, Yvon bondit sur sa chaise et une expression étonnée apparut sur son visage ; le chien venait de franchir le seuil de la porte de son bureau, (cette porte, il l’avait laissée ouverte) et aussitôt, un puissant animal, traînant derrière lui une longue chaîne, se jetait littéralement sur le jeune homme en hurlant lamentablement.

— Guido !… C’est Guido ! s’écria Yvon, reconnaissant le collie, ainsi que son collier et sa chaine.

Guido, (c’était bien lui) se mit à hurler de plus en plus fort, puis, saisissant entre ses dents le bas des pantalons d’Yvon, on eût dit qu’il cherchait à entraîner celui-ci dehors.

— Guido !… répéta notre ami. Mais… Comment se fait-il ?… Annette… Où est-elle ?… Ô ciel ! s’écria-t-il ensuite. Il est arrivé un accident à Annette !

Occupé à apostropher le chien comme si celui-ci eut pu le comprendre Yvon n’eut pas connaissance de l’arrivée d’une voiture à la porte de son bureau.

M. Ducastel ! cria une voix. Êtes-vous là ?

Mme Francœur ! répondit Yvon.

La maitresse de pension entra, presque courant, suivie de son mari.

— Guido !… il est donc ici ? fit-elle. Mon Dieu ! Il est arrivé malheur à Mlle Annette, sanglota Mme Francœur.

— Annette ?… Mais… Je ne comprends pas… N’est-elle pas retournée à la Maison Grise ?

— Non, M. l’Inspecteur. Elle est restée en ville, ce soir… malheureusement, la pauvre enfant !

— Dites-moi !… Dites-moi, vite ! Ne me laissez pas languir ainsi !

— Voyez-vous, M. Ducastel, reprit-elle, Mlle Annette et moi nous devions aller passer la nuit chez Ludger Poitras, à cause de la petite Anita qui se mourait… qui est morte, à neuf heures sonnant la pauvre enfant…

— Oui ! Oui ! s′écria Yvon impatienté. Non pas qu’il ne fut sympathique aux malheurs d’autrui ; mais, pour le moment, il s’agissait d’Annette.

— Il avait été convenu entre nous que Mlle Annette irait m’attendre chez-nous, dans la cuisine, et que j’irais la chercher là, car, aussitôt après le souper, je suis partie pour chez Ludger Poitras, moi… Eh ! bien, la petite Anita devenant de plus en plus mal, à chaque instant, et me voyant dans l’impossibilité de la quitter, j’ai envoyé mon mari chez-nous pour y chercher Mlle Annette… Elle n’y était pas…

— Vous dites qu’elle n’y était pas ? En êtes-vous sûre ?

— Elle n’y était pas. M. l’Inspecteur, affirma Étienne Francœur. Il n’y avait personne dans la cuisine et c’est dans cette pièce qu’elle et ma femme devaient se rencontrer.

— Pensant qu’elle avait décidé, au dernier moment, de retourner chez elle, à cause de son grand-père qu’elle craint tant, je suis restée chez Poitras jusqu’à la fin. Lorsqu’Anita eut exhalé le dernier soupir, j’ai couru chercher une voisine des Poitras pour me remplacer et je suis revenue chez moi… ou, du moins, nous sommes partis pour la maison, mon mari et moi, en voiture.

— Oui ! Oui ! fit, de nouveau Yvon.

— Nous étions encore à moitié chemin, lorsque nous avons aperçu Guido… Il venait vite…

— De quelle direction venait-il, Mme Francœur ?

— De chez-nous, M. Ducastel.

— Continuez, je vous prie !

— Flairant le sol, le chien grondait sourdement, puis, de temps à autre il aboyait, ou il hurlait à glacer le sang dans les veines… Nous le suivîmes, convaincus qu’il était arrivé malheur à Mlle Annette.

— Ciel ! Ô ciel ! Que peut-il bien lui être arrivé ?

— Qui le dira ?… fit Étienne Francœur. Mais Guido essaie de vous entraîner quelque part, bien sûr, M. l’Inspecteur, reprit-il, car voyez !

En effet, le chien ne faisait qu’un rond, d’Yvon à la porte du bureau. Il geignait, il aboyait, il hurlait. Ou bien, saisissant dans sa gueule le bas des pantalons du jeune homme, on eût dit qu’il cherchait à l’entraîner dehors.

— Il n’y a qu’à suivre Guido, je crois, dit notre ami tristement.

— Ah ! Espérons que son instinct nous guidera jusqu’à Annette ! s’écria Mme Francœur en pleurant.

— Oui, espérons-le ! dit gravement, son mari.

Allumant à la hâte une lanterne, Yvon sortit de son bureau, suivi des époux Francœur et précédé de Guido.

Le chien s’en allait en grondant, le poil hérissé, le nez collé au sol ; il suivait une piste ; impossible d’en douter.

Nos trois amis le suivaient…

— Dieu tout-puissant ! cria Yvon soudain. Guido nous a conduits à l’entrée de la houillère !

En effet ; près de l’entrée de la mine, trou béant, gouffre presque sans fond, le chien venait de s’arrêter, et si ce n’eut été d’Étienne Francœur, qui parvint à le retenir par la chaîne de son collier, il s’y serait précipité. C’est qu’il le savait bien le pauvre chien ; dans cet abîme gisait le corps de sa jeune maîtresse.


Chapitre XIV

YVON ENTREPREND L’IMPOSSIBLE


— Elle est là ! Mlle Annette est là-dedans ! sanglota Mme Francœur.

— Ma chère, c’est impossible ! s’écria Étienne Francœur.

— Elle ne peut pas être là ! fit Yvon. À moins que…

— Il est vrai que Guido nous a conduits tout droit ici… murmura Étienne Francœur, et si je ne le retenais pas, il se jetterait dans la houillère, pour sûr… Oui, hélas ! je le crains, elle est là-dedans la pauvre petite Mlle Annette !

— Pensez-vous… Pensez-vous qu’elle a pu… tomber dans la mine ?

— Oh ! Non, M. Ducastel ! Elle ne se serait jamais risquée seule dehors, sans Guido.

— Mais, alors ?…

— Alors… Quelqu’un a dû… Cependant, qui aurait pu commettre pareil crime… faire du mal à cet ange ?

Mlle Annette ! Mlle Annette ! pleurait Mme Francœur.

— Mon Dieu ! s’exclama Yvon tout à coup. Dans une demi-heure maintenant, il montera un char de dans la houillère… Si Annette a été jetée là… Ô Maître tout-puissant !

— Que faire ? demanda Étienne Francœur d’une voix tremblante.

— Je vais descendre…

— Descendre ?… Comment cela ? À pied ?… Impossible, M. Ducastel, impossible ! Jamais vous n’y parviendriez ! C’est glissant comme un miroir ; vous auriez vite fait de débouler jusqu’en bas !

— Je vais descendre, M. Francœur, répéta Yvon. Annette… La pauvre enfant !… S’il vous plaît aller m’attendre dans mon bureau, tous deux… et emmenez le chien avec vous, M. Francœur ; il me nuirait.

Étienne Francœur et sa femme essayèrent de faire entendre raison au jeune homme, mais ce fut peine perdue. Il courait une chance de sauver celle qu’il aimait, se disait-il ; quand il risquerait cent fois sa vie, il allait essayer.

Il partit donc…

Il ne se cachait pas les difficultés, l’impossibilité presque de sa tâche. Sans doute, il n’était jamais arrivé à qui que ce fut de s’aventurer ainsi à descendre, à pied, dans la houillère.

Muni de sa lanterne, il commença à descendre, et immédiatement, il comprit qu’il lui serait impossible de se tenir debout. Ainsi que l’avait prédit Étienne Francœur, le sol était glissant comme une glace et il risquait de débouler jusqu’en bas.

Il dut donc s’asseoir et se laisser glisser, le plus lentement possible. Cette glissade était remplie de dangers de toutes sortes. La voie ferrée était, par endroits très étroite, encaissée entre de hauts murs de charbon. En d’autres endroits, elle serpentait entre deux abîmes. Ailleurs, c’était pis encore peut-être, car, d’un côté était le mur ; de l’autre, l’abîme.

Yvon se cramponnait aux rails de la voie ferrée, quand il le pouvait, ou bien encore à quelqu’aspérité du roc… ou du charbon, afin d’essayer d’enrayer la rapidité de sa descente… qui, par moments, menaçait de devenir une chute. D’autres fois, il descendait à reculons, sur ses genoux. Sa lanterne l’embarrassait beaucoup et lui causait, en même temps, infiniment de souci ; si, par malheur, elle se brisait, il serait pris, perdu, dans l’affreuse obscurité, n’osant remuer même d’un pouce, à cause des abîmes invisibles que l’entouraient.

Ces abîmes… Annette avait dû être jetée dans la mine par quelque malfaiteur… Alors, n’était-il pas constant qu’elle avait péri… qu’elle avait roulé dans un de ces abîmes ?… Ses recherches, à Yvon, seraient donc vaines… Mais qu’importe ! Il descendrait ainsi, sur ses genoux, à des centaines et des centaines de pieds, s’il le fallait, ne remontant que lorsqu’il serait assuré que celle qu’il cherchait avait réellement péri…

Remonter ?… Comment remonterait-il ?… Sur ce sol glissant, ce serait impossible… Et s’il retrouvait Annette, comment ferait-il ?… Jamais, non jamais il ne parviendrait à remonter en la portant dans ses bras… Ô ciel ! Ils étaient perdus, bien perdus tous deux.

Et puis… il avait dû descendre à plus de deux cents pieds maintenant… Annette… où était-elle ?… Ah ! La pauvre, pauvre enfant !… Si, au moins il pouvait la retrouver… ils mourraient ensemble…

Soudain, il s’arrêta… Il descendait sur ses genoux, à cause des dangers du chemin, et ses pieds avaient rencontré un obstacle…

Non sans difficulté, non sans danger, il parvint à s’asseoir. Un abîme, sans fond peut-être, était à sa gauche… Il avança sa lanterne et à sa faible lueur il aperçut… Annette !

Oui, Annette… Elle était arrêtée là sur l’extrême bord d’une sorte de corniche de trois pieds de large à peu près ; une corniche suspendus au-dessus d’un gouffre !…

Yvon vit immédiatement ce qui l’avait retenue ; sa robe… le bord de sa robe, s’était accrochée à une longue vis, qui ne tenait plus que par miracle à la voie ferrée…

Il vit autre chose aussi ; celle qu’il aimait avait presque roulé dans le gouffre ; sa tête et ses deux bras pendaient dans le vide !…

Annette était sans connaissance… heureusement peut-être… N’était-elle pas morte plutôt ?… Avec d’infinies précautions, afin de ne pas déplacer, même d’un pouce, ce corps inerte qui menaçait, à chaque instant, de rouler dans l’abîme, il se pencha et écouta… Elle respirait !…

Mais, un bâillon avait été pressé dans sa bouche ; ce bâillon devait gêner excessivement sa respiration.

Yvon saisit la jeune fille par la taille et l’attira à lui. Il eut vite fait d’enlever le bâillon et de le jeter au loin… Malheureusement, il ne songea pas à le mettre dans la poche de son habit plutôt ; cette serviette qui avait servi de bâillon, devait porter quelque chiffre ou marque qui aurait aidé à trouver celui ou celle qui avait perpétré le crime.

Maintenant, qu’allait-il faire ?… Comment retourner là-haut, en tenant dans ses bras Annette évanouie ?… Ce serait impossible, impossible !

Cependant, il ne put s’attarder longtemps à cette question ; un bruit bien connu venait d’arriver à ses oreilles : celui d’un char, remontant à la surface du sol !

Il lui fallait se hâter, gagner la corniche, s’il ne voulait pas qu’ils fussent écrasés tous deux sous le char !

Vite ! Vite !

Déjà. Yvon apercevait, quoique de très loin encore, la lueur des lanternes que portaient les mineurs qui montaient… Le char venait rapidement ; bientôt, il serait sur eux !

Enlevant Annette dans ses bras, il mit le pied sur l’étroite corniche. Quoique la pauvre enfant ne pesât guère, ce fut fort difficile pour le jeune homme de la porter, épuisé comme il l’était ; mais il y parvint.

Les voilà donc sur la corniche, qui paraissait étroite, oh ! si étroite ! Yvon essayait à ne pas penser au gouffre affreux qui était à sa droite et au-dessus duquel ils étaient suspendus, lui et sa bien-aimée…

Le char approchait vite, et quel bruit infernal il faisait ! Yvon, énervé au point d’en crier, se dit qu’il ne pouvait pas tolérer ce bruit…. Il se demanda ce qu’ils allaient devenir, lui et Annette… Quand le char passerait tout près d’eux… vraiment ce serait intolérable !

Ah !… Il venait d’avoir une idée, qu’il croyait bonne… Annette… Pourquoi ne la jetterait-il pas sur le char, lorsqu’il passerait ?… Oui, ce serait le seul moyen de la sauver…

Quant à lui-même, eh ! bien, il attendrait le passage d’un autre char et il sauterait dessus… C’était une inspiration du ciel, dans tous les cas, ce qu’il se proposait de faire pour sauver sa compagne !

Le char n’était plus qu’à une centaine de pieds d’eux ; il ne contenait que quatre mineurs… Machinalement, Yvon les avait comptés, ou plutôt compté les lanternes.

Au moyen de sa lanterne, Yvon se mit à faire des signaux ; de cette manière, les mineurs ne seraient pas trop surpris de ce qui allait arriver. Bien sûr, ils ne pourraient pas arrêter leur char, pour prendre des passagers à bord… Ces chars, une fois partis, font leur chemin.

Le char était arrivé… Il allait passer… Yvon fit une courte prière, demandant au ciel la force d’accomplir sa tâche. Il lui fallait avoir la main sûre, le coup d’œil juste, pour ne pas jeter son fardeau de manière à ce que sa tête arrivât sur le mur de la mine tout près duquel passerait le char.

La corniche sur laquelle étaient les deux malheureux semblait vibrer sous les pieds du jeune homme. Mais, vite ! Pas un moment à perdre ! Yvon s’avança d’un pas, et au moment précis où le char passait près de lui, il jeta dessus son fardeau.

Des cris retentirent, couvrant le bruit que faisait le char ; malgré qu’ils se fussent attendus à quelque chose d’extraordinaire, ils avaient dû être fort surpris… et peut-être effrayés les superstitieux mineurs.

Notre héros soupira, soulagé ; Annette était sauvée !

Par l’imagination, il voyait ce qui se passait là-haut… Il avait dit aux époux Francœur de l’attendre dans son bureau, mais il savait bien qu’ils avaient dû revenir à l’entrée de la mine, après avoir enfermé Guido, pour attendre l’arrivée du char… C’est Étienne Francœur qui recevrait Annette dans ses bras, puis Mme Francœur prodiguerait ses soins à la jeune fille.

Ces braves gens, les Francœur ! Comme ils allaient être inquiets à son sujet à lui, Yvon, et avec quelle anxiété ils allaient attendre l’arrivée du prochain char !…

Yvon se demanda ce qu’il allait faire maintenant… Resterait-il sur cette corniche à la sûreté si problématique, puisqu’elle semblait osciller, au passage d’un char ?…

Ce qu’il lui faudrait faire, ce serait de remonter, ou de descendre, afin de trouver un endroit moins… moins sinistre, pour y attendre le prochain char, lequel, d’après ses calculs, devait monter, dans dix minutes, un quart d’heure au plus.

Ce char… lorsqu’il apparaîtrait, Yvon se dit qu’il procéderait ainsi qu’il l’avait fait, tout à l’heure ; il lui ferait des signaux, avec sa lanterne, puis il sauterait à bord quand il passerait près de lui. Ce ne serait pas facile ; mais ça pourrait se faire. D’ailleurs, c’était là sa seule chance de salut.

Dix minutes… Un quart d’heure… C’est court, à la surface du sol… sous terre, c’est une éternité !

Mais, allait-il monter, ou descendre plus bas, dans l’espoir de trouver un terrain plus solide ?… Remonter ?… Inutile d’y songer seulement ; il savait qu’il ne le pourrait pas… Descendre ?… Oui, ce serait bien plus facile… à reculons… sur ses genoux… Cependant que trouverait-il, en bas ? Était-il certain d’y trouver même une corniche, pour y attendre le char ?… Et s’il n’y en avait pas ?… Si la voie ferrée serpentait entre deux murs abruptes, ou deux abîmes, que ferait-il ?… Que pourrait-il faire ?… Rien… Il se verrait condamné à être écrasé sous le prochain char…

Non. Le mieux, c’était de rester là où il était… La corniche vibrante valait mieux, infiniment mieux, que le centre de la voie ferrée, dans tous les cas…

Occupé à faire ces réflexions, Yvon ne s’aperçut pas d’une chose ; c’était que la lumière de sa lanterne allait s’affaiblissant, d’instant en instant… lorsqu’il en eut connaissance, un cri de véritable désespoir s’échappa de sa poitrine.

— Ciel ! Ô ciel ! se dit-il. Dans ma hâte d’aller au secours d’Annette, j’ai saisi une lanterne au hasard… et celle-ci va manquer d’huile… La lumière s’affaiblit à vue d’œil !… Vais-je être obligé de subir cette horreur d’être retenu ici, dans l’obscurité complète ?… Ô Dieu tout-puissant, ayez pitié de moi !

La lanterne n’éclairait presque plus… Yvon la soupesa… et constata qu’il n’y avait plus d’huile… Elle allait s’étendre… et lui… qu’allait-il devenir ?…

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-il. Éloignez de moi cette horreur ! Ne permettez pas que j’aie à endurer pareil supplice’… L’obscurité… l’horrible obscurité de la houillère… Ah ! J’aimerais cent fois mieux la mort !

Mais doucement, la lumière déjà moribonde de sa lanterne s’éteignit !


Chapitre XV

LES HORREURS DE L’OBSCURITÉ


Qui n’a jamais exploré le centre de la terre ; qui ne s’est jamais aventuré à des centaines de pieds sous la croûte terrestre, ne peut se figurer toute l’horreur de la véritable obscurité. Quand on serait dans une pièce bien close, dont les fenêtres auraient été recouvertes d’épais matelas pour exclure toute lumière, cela n’en donnerait pas encore une idée exacte. Dans cette chambre close, dont on a exclu la lumière avec soin, a déjà pénétré le soleil, et toujours il subsiste un semblant de lueur, qui permet à l’œil, une fois accoutumé, de distinguer un peu quelque chose.

Mais dans une houillère ! À des centaines de pieds sous terre ! En ce lieu si lugubre où jamais le soleil n’a pénétré, c’est toute autre chose. Horrible… C’est là le vrai mot… oui, c’est horrible !

L’auteur de ce récit a exploré déjà une mine de charbon de la Nouvelle-Écosse. Rendus à 2,000 pieds sous terre, et alors que l’inspecteur de la mine, qui l’accompagnait, inspectait certains travaux de charpenterie, elle voulut acquérir une petite expérience personnelle. Tournant donc le dos à ses compagnons et déposant par terre, derrière un mur, sa lanterne, elle s’avança de quelques pas dans un des couloirs de la houillère… Mal lui en prit… et aujourd’hui encore, elle ne peut se rappeler cette aventure sans frémir. L’obscurité affreuse dont elle fut enveloppée la fit crier d’horreur… On vint vite à son secours, la croyant dans quelque danger.

Yvon Ducastel venait de traverser mille dangers, on le sait, cheminant, ainsi qu’il l’avait fait, soit assis, soit à genou et à reculons, longeant des précipices, embarrassé de sa lanterne, qu’il était obligé de tenir d’une main tandis que, de l’autre, il se cramponnait soit aux rails de la voie ferrée, soit à quelque fragment de charbon… Mais ces dangers lui paraissaient n’être rien, rien, lorsqu’il les comparait à ceux du moment.

Il était là, debout sur une étroite et courte corniche… Derrière lui était un gouffre auquel il ne pouvait songer sans être pris de vertige… N’osant changer de position, même un instant ; n’osant ni avancer, ni reculer… L’obscurité dans toute son horreur, l’enveloppait comme un suaire… Il frissonnait de la tête aux pieds et une sueur froide, glacée, lui inondait le visage et les mains…

— Rien ne saurait être pire que la position où je me trouve ! se disait-il. Ô ciel ! Que va-t-il advenir de moi !

Au milieu de ses angoisses, il se rappela soudain ce que Lionel Jacques lui avait dit, un jour :

— Tu sais, mon garçon, lui avait-il dit, en ce monde, il y a toujours moyen de se consoler en se disant : « Ça pourrait être pire encore » !

En ce moment pourtant, qu’imaginer de pire que la situation de notre jeune ami ?… Mais… oui… Yvon se dit tout à coup, que ça aurait pu être infiniment pire… Si sa lanterne s’était éteinte alors qu’il avait en charge d’Annette, qu’aurait-il fait ?… Dans l’affreuse obscurité, il n’aurait pas vu la corniche, et tous deux auraient été écrasés sous le premier char qui serait passé, ou bien, ils auraient roulé dans le gouffre.

Tout de même, c’était bien terrible pour lui de ne pouvoir bouger, sans risquer d’être précipité dans quelqu’abîme. Il était condamné à une complète immobilité… et même, lorsqu’il sentit quelque chose passer sur ses pieds, puis se griffer à ses pantalons ; quelque chose qu’il savait être un, ou plusieurs rats, il n’osa broncher.

Les houillères sont infestées de rats ; c’est reconnu. Notre héros, comme tant d’autres, avait en horreur ces sales bêtes. Bientôt, il le pressentait, ils arriveraient par bandes… comment s’en défendrait-il ?

Heureusement, il tenait encore à la main sa lanterne éteinte ; cette lanterne était son arme défensive, et lorsque l’un de ces rongeurs, trop hardi, osa grimper jusqu’à sa taille, il l’assomma net, d’un coup de lanterne.

Et tout le temps, derrière lui, Yvon entendait de sinistres bruissements ; le gouffre était peuplé d’oiseaux de nuit. Plus d’une chauve-souris vint se poser sur la tête du malheureux. Heureusement, il avait gardé sa casquette, ce qui le protégea du hideux contact de ces dégoûtantes bêtes. D’autres vinrent se poser sur ses épaules, lui frôlant le visage de leurs hideuses ailes ; l’une d’elles se faufila entre les doigts du jeune homme et celui-ci crut vraiment qu’il allait se rejeter en arrière (c’est-à-dire dans le gouffre) pour s’en débarrasser.

Ensuite, ce furent des battements d’ailes, lourds, pesants ; des hiboux prenaient leurs ébats. Si l’un d’eux s’acharnait à lui, Yvon savait bien qu’il ne pourrait pas s’en défendre. Le « hou… hou… » de ces oiseaux interrompait parfois le silence lugubre de la mine… Et quand l’un de ces hiboux se mit à voltiger au-dessus de sa tête, et toujours de plus en plus près, notre ami eut peur… oui, peur… C’est qu’il était rendu à bout de son endurance.

Le malencontreux hibou, changeant de tactique, s’installa sur l’épaule gauche d’Yvon et lança son lamentable cri. Le jeune homme saisit sa lanterne de sa main droite et en appliqua au hibou un tel coup que l’oiseau disparut aussitôt, en redoublant ses cris.

Mais toujours, les rats l’importunaient ; ils cherchaient à grimper jusqu’à son visage maintenant. Cela devint à un tel point intolérable, à la fin, que le pauvre garçon contempla, pour un moment, l’idée d’aller rejoindre le hibou de tout à l’heure, dans le gouffre.

L’œil de Dieu pénètre partout… même dans les houillères…

Dieu prit pitié d’Yvon… Au moment où celui-ci sentait qu’il allait peut-être perdre la raison et se livrer à quelqu’acte de désespoir, il perçut un bruit, encore lointain ; celui d’un char, remontant à la surface du sol.

Bientôt, la lueur tremblotante, mais consolante et rassurante des lanternes apparut aux yeux d’Yvon ; le char venait vite ; il lui faudrait en profiter !

Ah ! S’il avait pu faire des signaux !… Ces mineurs allaient être si surpris et effrayés, lorsqu’il sauterait dans le char !… S’il pouvait allumer une allumette, pour leur faire comprendre qu’il était là, attendant, et qu’il allait arriver quelque chose d’extraordinaire ! Mais c’était impossible… Une allumette allumée pourrait produire une explosion.

Et maintenant que le char approchait. Yvon se demandait s’il aurait la force de sauter dessus, lorsqu’il passerait près de lui. Ses jambes se dérobaient sous lui : il se sentait faible comme un enfant… à moins qu’il ne parvînt à réagir un peu, il était perdu !

Voici le char ! Le bruit qu’il fait arrache un cri à notre jeune ami ; jamais il n’aura la force et le courage de se sauver, jamais !

Mais il avait assez souffert… Presque miraculeusement, les forces lui revinrent… à temps… juste à temps, pour sauter dans le char, au moment où il passait près de lui, avec son vacarme assourdissant.

Juste à temps, nous l’avons dit, car le pauvre garçon s’évanouit en arrivent sur le char… et ne reprit connaissance que lorsqu’il fut rendu à la surface du sol.

 

Quand il revint à la connaissance de ce qui l’entourait, Yvon vit Étienne Francœur penché sur lui.

On lui aida à se rendre à son bureau, où Annette, étendue sur un canapé, recevait les soins dévoués de Mme Francœur ; la jeune fille était encore évanouie.

Yvon était plus pâle que la mort. Étienne Francœur ayant trouvé une bouteille de cognac dans une armoire du bureau, en versa un verre qu’il présenta au jeune homme ; celui-ci le but d’un trait et cela lui fit du bien.

Certainement qu’il se ressentirait longtemps de son extraordinaire aventure : bien sûr qu’il n’oublierait pas de sitôt toutes les horreurs qu’il venait de subir… Il s’éveillerait souvent la nuit, en proie à quelqu’affreux cauchemar, le visage inondé d’une transpiration glacée… Les rats… les chauve-souris… les hiboux… le gouffre…

Pour le moment cependant, il voulut s’occuper exclusivement d’Annette.

— Où la transporterons-nous la pauvre chère petite, M. Ducastel ? demanda Mme Francœur.

— Mais… Chez-nous ! répondit, son mari.

— Je ne demande pas mieux, Dieu le sait ! fit Mme Francœur.

— Non ! Non ! Pas chez-nous, dit Yvon. Vous avez trop d’occupations déjà… Les soins que requiert une malade… Vraiment, vraiment, ce serait trop !… Transportons Annette chez M. Jacques !

— Fort bien, M. l’Inspecteur ! dit Étienne Francœur. Ma voiture est à la porte. Allons !

Lionel Jacques, occupé à lire, dans son étude, fut très surpris d’entendre sonner à sa porte, à dix heures et demie, ce soir-là. Mais sa surprise devint douloureuse en apercevant Yvon, le visage et les mains noirs de charbon, portant dans ses bras Annette évanouie… Annette, blanche comme de la cire, dont la longue chevelure blonde balayait presque le plancher.

Et quand, plus tard, Yvon put tout raconter à son ami, celui-ci s’écria :

— Ciel ! Ciel !… Qui donc a pu attenter à la vie de cette enfant ?

— Nous ne le saurons que lorsqu’elle pourra parler, M. Jacques, répondit tristement Yvon.

— Ah ! Quand le pourra-t-elle ?… s’exclama Lionel Jacques. La pauvre, pauvre petite !

Annette semblait dans une espèce de coma, dont rien ne pouvait la tirer. Le docteur Rupert, appelé en toute hâte, avait hoché significativement la tête.

— Est-elle en danger, Docteur ? avait demandé Lionel Jacques.

— Je ne le crois pas réellement… répondit le médecin. Mais ce coma peut durer plusieurs jours, je crois.

— Ô mon Dieu ! fit Yvon.

— Je reviendrai demain… D’ici là, si vous avez besoin de moi, vous n’avez qu’à m’envoyer chercher.

— Et… à propos de ce que nous vous avons demandé, tout à l’heure… fit Yvon.

— C’est promis répondit le médecin en souriant. Je ne desserrerai pas les dents sur ce que vous m’avez raconté.

— Merci, Docteur, merci ! dit Lionel Jacques. Pour le moment, nous préférons garder le silence.

— C’est entendu ! À demain !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une fois seulement. Annette avait ouvert les yeux, après le départ du médecin, et quelques paroles, presqu’inintelligibles avaient passé ses lèvres.

M. Yvon… avait-elle murmuré. Mlle d’Azur… Il ne faut pas…

Mais Yvon Ducastel, le fiancé de Luella d’Azur, ne pouvait pas passer toute la nuit au Gite Riant. Il allait se marier dans huit jours avec la fille du millionnaire. Il retourna donc à W…, bien malgré son désir, avec Étienne Francœur, vers une heure du matin.

Mme Francœur avait résolu de passer la nuit auprès d’Annette, Le lendemain, Madeleine Blanchet, aidée de Catherine, prendrait soin de la malade.

Deux jours plus tard, Yvon rencontra le Docteur Rupert ; il lui demanda des nouvelles d’Annette.

— Elle est toujours dans le coma, M. Ducastel, lui fut-il répondu.

— Ô ciel ! s’exclama le jeune homme.

— Pourtant, j’affirme qu’elle n’est pas en danger, reprit le médecin. D’un moment à l’autre, elle peut reprendre connaissance.

Et de ces peu rassurantes nouvelles, Yvon Ducastel, le futur époux de Luella d’Azur, dut se contenter.

Fin de la Quatrième Partie


L’HOMME DE LA MAISON GRISE

CINQUIÈME PARTIE
LA REINE DE LA VILLE BLANCHE

Chapitre I

DÉCORS DE NOCES


Des fleurs… Partout, des fleurs… dans le salon, dans la salle à manger, dans le corridor d’entrée et sur chaque marche de l’escalier conduisant au deuxième palier. De véritables banquises, de fleurs, exotiques, pour la plupart, expédiés à grand frais, et payés de la bourse d’un millionnaire.

Seul, en effet, un millionnaire eut pu se livrer à de telles extravagances, à un tel luxe.

Mme Francœur ne reconnaissait plus sa maison, convertie en serre. De plus, recouvrant les planchers des pièces mentionnées ci-haut, du corridor et tout le long de l’escalier, des tapis de velours « dans lesquels on enfonçait jusqu’aux oreilles », disait Étienne Francœur, étallaient leurs couleurs quelque peu voyantes.

Et qui fut entré dans l’église de W… eut vu un déploiement semblable à celui dont nous venons de parler. C’est que, le lendemain matin, à dix heures, aurait lieu un grand mariage ; celui de Luella d’Azur, fille de Richard d’Azur, le millionnaire, à Yvon Ducastel, l’inspecteur de la houillère.

Plus d’un enviait le sort d’Yvon Ducastel. Plus d’un aussi se réjouissait de l’exceptionnelle chance de ce jeune nomme, pauvre, après tout, et que tous estimaient : le lendemain matin, il allait épouser des millions, puis il partirait, le soir même de son mariage, pour un voyage de plusieurs mois, à travers l’Europe… Pourrait-on désirer plus doux sort, plus idéale perspective ?

Pourtant… Ah ! pourtant…

Chez Mme Francœur, dans ces pièces, si luxueuses maintenant, au milieu de ce décor si riant, ce n’était pas toujours des visages gais que l’on entrevoyait… On apercevait, parfois, un visage pâle, navré ; celui du futur marié. En d’autres temps, c’était celui de Salomé, la négresse, effrayant à voir, celui-là, à cause de son expression désespérée, en même temps que rageuse.

Yvon, sans nouvelle d’Annette, depuis deux jours, était dans une inquiétude affreuse.

Salomé, à qui on avait dit, la veille, qu’on n’aurait plus besoin de ses services, était en frais de perdre la raison… Comment ! On voulait la séparer de Mlle Luella, de celle qu’elle avait élevée, elle, Salomé ?… On la chassait, ainsi qu’une servante infidèle ?… Ah ! M. d’Azur n’avait qu’à bien se tenir… Celle qu’on chassait si impitoyablement, n’avait pas dit son dernier mot… Et quand elle parlerait… demain… non, ce soir… on verrait… ce qu’on verrait !

Étienne Francœur, lui aussi, tranchait quelque peu le décor de noces ; il paraissait nerveux, inquiet, mal à l’aise ; comme s’il eut été taloné par une pensée lui causant du remords. C’était lui, Étienne, qui avait, depuis une semaine, apporté à Yvon, trois ou quatre fois, des nouvelles d’Annette, et par la réception, qui avait été faite à ces nouvelles, il savait à quoi s’en tenir sur les sentiments du jeune homme… il savait que celui-ci n’épousait Mlle d’Azur que parce qu’il croyait lui devoir de la reconnaissance, le cœur de « M. l’Inspecteur » appartenait à la pauvre aveugle.

Ah ! si Étienne Francœur avait pu parler ; s’il avait pu dire à Yvon qu’on l’avait trompé !… Mais Nathaline le surveillait de près ; elle le guettait « comme un chat guette une souris »… Il n’avait qu’à se taire… et laisser faire.

Après le souper, ce soir dont nous parlons, pour la dernière fois, Yvon se rendit à son bureau. Il sentait le besoin d’un peu de tranquillité, de solitude ; le brouhaha de la maison l’avait rendu irritable et nerveux. Il n’était que sept heures moins le quart d’ailleurs, et Luella ne devait descendre au salon que vers les neuf heures, vu qu’il lui restait encore certains derniers préparatifs à faire.

Ayant jeté les yeux sur sa montre, au moment de quitter la maison et ayant constaté l’heure peu avancée, il se dit :

— J’aurais le temps de seller Presto et de me rendre à la Ville Blanche prendre des nouvelles d’Annette… Les dernières nouvelles (celles d’hier) n’étaient pas rassurantes ; la pauvre enfant était encore dans le coma… Pourtant, reprit-il, ça ne serait peut-être pas tout à fait selon les convenances cette visite… M. Jacques même n’en approuverait sans doute pas… Non ! Je dois me contenter d’aller à mon bureau, ou je pourrai me reposer la tête un peu… et aussi les oreilles. Allons !

Comme il s’apprêtait à ouvrir la porte de son bureau, il entendit marcher derrière lui, et bientôt, il distingua un homme qui paraissait hâter le pas, dans l’intention de lui parler : c’était Ludger Poitras, l’infirme, dont l’unique enfant, Anita, était morte le soir même de l’attentat à la vie d’Annette et de la descente d’Yvon dans la mine.

— Tiens ! Bonsoir, Ludger ! fit Yvon.

— Bonsoir, M. Ducastel ! répondit l’infirme. Monsieur, reprit-il, je désirerais vous entretenir pendant quelques instants, si ce n’est pas trop vous déranger.

— Certainement ! répondit notre ami. Entrez ! ajouta-t-il, en ouvrant la porte de son bureau et faisant, signe à Ludger de le suivre.

— Je ne vous retiendrai pas longtemps… Seulement, ce que j’ai à vous dire est si important !

— Je ne suis nullement pressé, Ludger… Mais d’abord, dites-moi comment vous vous arrangez depuis… depuis le décès de votre petite… Je voulais aller vous voir, vous offrir mes services…

— Certes, M. Ducastel s’écria Ludger Poitras, je pense bien que vous avez fait votre large part, en ce qui me concerne ! Vous avez envoyé une magnifique couronne de roses, pour déposer sur le cercueil de ma petite Anita… vous avez assisté à ses funérailles… que demander de mieux ou de plus ?… Et c’est en pensant à tout cela… à toutes vos bontés je veux dire, et venant d’apprendre une nouvelle qui m’a excessivement surpris, que j’ai résolu de… de venir vous parler, afin de vous détromper, sur certaines choses…

— Me détromper, Ludger ?… À propos de quoi ?… Que voulez-vous dire ?

— Bien, Monsieur… C’est à propos du « désastre » que je désire vous entretenir.

— Vraiment ?… Parlez, alors ; je vous écoute.

— Ce soir-là donc, ma petite étant devenue plus mal subitement, je n’avais pu la quitter pour me rendre à l’entrée de la houillère, comme les autres, vous le pensez bien. Mais, plus de deux heures après le « désastre » plus de deux heures, remarquez bien, M. l’Inspecteur, Anita s’étant endormie, je partis, à la recherche du médecin…

— Oui ? fit Yvon, ne voyant pas ce qui pouvait beaucoup l’intéresser dans ce récit de Ludger Poitras.

— Ainsi, Monsieur Ducastel, reprit l’infirme, je m’en allais sur le chemin du Roi… Or, à l’endroit où ce chemin rejoint presque la Route Abandonnée, j’ai vu…

— Qu’avez-vous vu, mon ami ? demanda patiemment le jeune homme.

— J’ai vu… Vraiment… peut-être ferais-je mieux de me taire…

— Mais, non ! Continuez ! Il est trop tard pour vous taire maintenant. Qu’avez-vous vu, Ludger ?

— Tout d’abord, je devrais dire que j’ai entendu un bruit qui m’a beaucoup étonné : celui du roulement d’une voiture sur la Route Abandonnée. C’était chose assez curieuse, vous l’avouerez, M. l’Inspecteur, car la Route Abandonnée n’en est pas une qu’on pourrait appeler carrossable. Surpris au-delà de toute expression, je m’arrêtai et je regardai… la voiture passa près de moi, près à me toucher… Un fanal allumé, dans cette voiture, me permit de distinguer deux personnes, assises sur le siège de devant… Ces personnes…

— Vous les avez reconnues ?…

— Oui… Je les ai reconnues…

— Qui était-ce, mon ami ? Et pourquoi hésitez-vous tant à me les nommer ?

— Ah ! C’est que je crains de vous froisser, M. Ducastel ! Voilà pourquoi j’hésite…

— Vous m’intriguez fort, Poitras ! dit Yvon, qui commençait à s’impatienter.

— Je les ai donc reconnues toutes deux, ces personnes, dans la voiture ; l’une d’elles… c’était… Mlle d’Azur… l’autre…

Mlle d’Azur ? Impossible ! Impossible ! Mlle d’Azur ne pouvait être en voiture sur la Route Abandonnée, deux heures après le « désastre », puisqu’elle…

— Je vous dis que c’était elle !… Elle portait encore des traces de son séjour dans la mine ; sa robe me parut être en lambeaux… Sa tête était couverte de sang… Lorsqu’ils passèrent tout près de moi, j’entendis clairement les paroles suivantes, prononcées par une voix d’homme : « lorsque M. Ducastel reprendra connaissance, tout à l’heure, il faut que ce soit vous, Mlle d’Azur, qu’il voie penchée sur lui et lui prodiguant des soins ».

— Je… Je ne… comprends pas… balbutia Yvon. Vous prétendez que c’était Mlle d’Azur… ma fiancée qui…

— Je le jure, Monsieur ?

— Celui qui l’accompagnait… vous dites l’avoir reconnu, lui aussi ?

— Je l’ai reconnu immédiatement ; la lumière du fanal éclairait son visage parfaitement… C’était ce… ce jeune homme de la Ville Blanche… L’loucheux, vous savez…

— Patrice Broussailles ?

— Justement !

— Mon pauvre Ludger, vous vous êtes trompé, ou vous avez rêvé, c’est évident ! Mlle d’Azur le connaît à peine ce garçon.

— Pardon, M. Ducastel ; mais je les avais déjà vus ensemble, sur le chemin allant de W… à la Ville Blanche et ils paraissaient causer intimement tous deux, comme de vieux amis, de vieilles connaissances.

— C’est… c’est incroyable ! murmura Yvon.

— Oh ! Vous avez été trompé, oui trompé, dans cette affaire de sauvetage, le soir du « désastre » !… Mlle d’Azur…

— Je commence à le croire, fit notre ami avec un triste sourire.

— Étienne Francœur… reprit Ludger. En voilà un qui pourrait vous en raconter de belles… s’il voulait parler… Je sais qu’il…

À ce moment, quelqu’un frappa à la porte du bureau.

— Je gage que c’est Francœur ! murmura l’infirme. Il me cherche… Il a peur que je parle…

— Entrez ! fit Yvon, s’adressant à celui qui venait de demander admission.

Étienne Francœur entra dans le bureau. En apercevant Ludger Poitras, il eut l’air fort décontenancé.

— Poitras ! s’exclama Étienne Francœur. Vous ici ! Je vous avais demandé pourtant de… de…

M. Francœur dit Yvon gravement M. Poitras vient de me faire certaines révélations… À votre tour maintenant ! Il paraît que j’ai été trompé, relativement à mon sauvetage de la mine, le soir du « désastre » ?

M. Ducastel… balbutia Étienne Francœur.

— Il faut tout me raconter, tout, mon ami !

— J’ai promis de me taire… D’ailleurs, à quoi sert ?

— Qu’importe ce que vous avez promis ! Parlez ! Je vous somme de parler !

Et Étienne Francœur parla. Il raconta à Yvon Ducastel ce qu’il savait ; il répéta au fiancé de Luella d’Azur le récit qu’il avait fait à sa femme, le soir de son retour de voyage ; on s’en souvient.

— Vous jurez que c’est immédiatement après le « désastre » que…

— Oui, immédiatement après… Je m’en allais prendre le train, M. l’Inspecteur… Mlle d’Azur et son père sont passée tout près de moi ; eux, sur le grand chemin, moi, sur la Route Abandonnée… M. d’Azur boitait… Mlle d’Azur pleurait… Sa robe était en lambeaux et elle saignait abondamment d’une blessure à la tête…

— Ô ciel ! s’exclama Yvon. Tant de mensonges !…

— Des mensonges, M. Ducastel ? Ils n’ont fait que cela mentir, ces gens ! Et puis… je n’ai jamais compris comment vous aviez pu ajouter foi à ce… ce conte, moi, non, jamais !

— La scène avait été si bien préparée, voyez-vous, M. Francœur ! répondit Yvon, d’un ton sarcastique.

— Qu’allez-vous faire, M. l’Inspecteur, à présent que vous savez à quoi vous en tenir ? demanda Étienne Francœur, quelque peu effrayé du résultat qu’aurait ce qui venait d’être révélé. Il est trop tard maintenant pour… pour changer les choses… Vous auriez bien dû vous taire, vous ! s’écria-t-il ensuite, en s’adressant à Ludger Poitras.

— Sans doute, il est trop tard pour entraver le cours des événements, répondit Yvon… du moins, je le crois… Seulement, je retourne immédiatement à la maison, dire ma façon de penser à M. d’Azur.

— Mon Dieu, M. Ducastel… commença Ludger.

— Je vous remercie, mes amis, reprit le jeune homme. Il vaut toujours mieux tard que jamais, vous savez ! ajouta-t-il en souriant.

Ce-disant, il quitta son bureau et se dirigea hâtivement vers sa maison de pension.



Chapitre II

« ET PUIS, APRÈS » ?


— Et puis, après ?

C’était Richard d’Azur qui venait de poser cette question.

— Après, Monsieur ?… Après ?… Tout est fini entre votre fille et moi.

— Vous pensez, M. Ducastel, vraiment ?

— Non seulement je le pense ; je le sais ! Vous aviez, vous, Mlle d’Azur, Patrice Broussailles, et votre domestique, formé un complot, simulé un sauvetage, afin de… de… de me forcer la main, pour ainsi dire…

— C’est entendu ! C’était un plan de M. Broussailles… un bon plan, en fin de compte, puisque vous vous y êtes laissé prendre, dit Richard d’Azur, avec un rire désagréable… Que voulez-vous, M. Ducastel… Ma fille s’était éprise de vous…

— Ah ! Taisez-vous ! s’écria Yvon. Je le répète, tout est fini entre Mlle d’Azuret moi et…

— Et vous pourrez, sans doute, me rembourser les dépenses que j’ai faites, en vue de demain ? demanda Richard d’Azur, avec un sourire sarcastique. Ces fleurs… qui m’ont coûté près de $10.000.00… Ces tapis, qui m’en ont coûté près de cinq mille… Le trousseau de ma fille… Votre passage en Europe.

— Comment ! Vous voulez dire que ?…

— Que je vous poursuivrai… oui, M. Ducastel… Je vous ferai un procès. J’exigerai le remboursement de tout cela.

— Ah ! Bah ! s’exclama le jeune homme en haussant les épaules et affectant une indifférence qu’il était loin de ressentir. Vous savez bien que je ne pourrais jamais vous payer !

— Non, hein ?… Eh ! bien, vous serez contraint de faire de deux choses l′une : ou bien vous épouserez ma fille, ou bien je vous poursuivrai devant la justice… Choisissez !

— Ma foi, M. d’Azur ! répliqua notre ami. Quelque chose me dit que vous n’êtes pas homme à rechercher des démêlés avec la justice… Je ne sais trop pourquoi je m’imagine cela : mais il en est ainsi.

— Que voulez-vous insinuer, par ces paroles, jeune homme ?

Yvon se contenta de hausser, encore une fois, les épaules.

— Dans tous les cas, dit-il seulement, vous avez trompé toute la ville avec votre prétendu sauvetage vous aurez donc tout W… contre vous… personne n’aime à passer pour trop naïf, trop crédule, voyez-vous.

— Vous y êtes donc décidé ; vous vous laisserez poursuivre, hein ? demanda le père de Luella.

— Faites de votre pire, M. d’Azur ! Moi, je refuse d’épouser votre fille. Quand ça ne serait que le fait de m’avoir trompé, je ne pourrais jamais estimer même Mlle d’Azur maintenant.

— Vous… Vous ne l’avez jamais aimée… Luella… murmura Richard d’Azur.

— Jamais, je l’avoue… C’est parce que je croyais lui devoir une dette de reconnaissance que je l’ai demandée en mariage.

— Vous êtes franc au moins ! s’exclama Richard d’Azur, pâle de colère.

— Mon Dieu, Monsieur, fit Yvon, je ne peux pas expliquer ce qu’il y a… mais quelque chose d’indéfinissable, de… de mystérieux presque, chez vous… chez votre fille surtout, m’ont toujours repoussé, en quelque sorte… Croyez-le, je regrette d’avoir à vous parler ainsi… J’ai essayé de réagir contre cette… excusez le mot, je vous prie… cette répulsion que j’ai souvent éprouvée pour Mlle d’Azur. Non, je ne l’ai jamais aimée… je n’ai jamais pu l’aimer.

Richard d’Azur devint blanc comme de la chaux.

— Ma fille… balbutia-t-il. C’est de ma fille que vous parlez ainsi, misérable ! cria-t-il ensuite en s’élançant sur Yvon, les poings fermés.

— Que voulez-vous ?

— Et vous croyez que vous allez simplement retourner à votre bureau, demain, comme si rien n’était ; que vous allez reprendre votre… métier d’inspecteur, tandis que ma fille deviendra l’objet des commentaires de tous les badauds de cette ville ?

— Oui, je le crois… Vous m’avez trompé, voyez-vous ! dit Yvon, en faisant mine de quitter le salon, où avait lieu cette conversation.

À la porte, cependant, il se croisa avec quelqu’un qui entrait : c’était Patrice Broussailles.

— Broussailles ! s’écria notre héros. Ah ! Misérable ! J’ai découvert votre complot… à temps… juste à temps…

— Oui, je sais… J’étais là, et j’ai tout entendu, répondit froidement Patrice Broussailles, en désignant le corridor. Pour parler comme M. d’Azur, ici présent, M. Ducastel, reprit-il effrontément, laissez-moi vous demander : « et puis, après » ?

— Je ne comprends pas quel intérêt vous pouviez bien avoir en mon mariage avec Mlle d’Azur, M. Broussailles, dit Yvon, en haussant les épaules.

— Un intérêt de dix mille dollars, mon cher M. Ducastel, payable, cette somme, en dedans d′un mois après le dit mariage.

— Dix mille dollars ! s’écrièrent, en même temps, Yvon et Richard d’Azur.

— Mais ! Sans doute ! Pensiez-vous, par hasard, M. d’Azur, que j’allais me donner tant de peine afin d’emmener le mariage de votre fille à celui sur lequel elle avait jeté son dévolu, pour… des prunes ? Pas si bête !

— Quel malheur que vos projets… dorés, soient à l’eau, hein ! dit Yvon en riant.

— À l′eau ?… Pas que je sache ! Le mariage se fera, demain matin, à dix heures, comme c’était arrangé ; sans quoi…

— Vous me faites rire !

— Riez, mon bon ; mais rira bien oui rira le dernier… Si vous n’épousez pas Mlle d’Azur, demain matin, ça ne prendra pas trois jours avant que vous vous voyez obligé de quitter W…

— Qui m’y obligera ? Vous, peut-être ? demanda Yvon d’un ton méprisant.

— Oui, moi… Ah ! Vous croyez que, une fois libre de vos engagements envers Mlle d’Azur, vous allez reprendre tranquillement votre position d’inspecteur de la houillère ?

— Sans doute que je le crois !

— C’est là que vous vous trompez alors ; d’ici trois jours au plus, vous serez déshonoré.

— Allons donc ! Je ne comprends rien à votre langage, mon bon M. Broussailles, fit Yvon avec un sourire dédaigneux.

— Non, hein ? Vous n’y comprenez rien, hein, M. l’ex-assistant-caissier de banque ? nargua Patrice Broussailles.

Yvon pâlit. Ex-assistant-caissier… Broussailles savait donc ?… Il avait eu connaissance, d’une matière ou d’une autre, de l’indiscrétion qu’il avait commise jadis, lui, Yvon ?… Mais… Ce secret… n’y avait-il pas seulement M. Jacques et le… le coupable qui le connaissait ?… Et comment Patrice Broussailles, l’ex-garçon-à-tout-faire, pourrait-il savoir ce qui s’était passé, dans une chambre bien close, entre l’ex-gérant de banque et son employé ?

— Ah ! Vous pâlissez, M. Ducastel s’écria Patrice Broussailles, délirant d’une joie méchante. Vous croyiez être seul, avec M. Jacques à connaître cette affaire… Ces dix neuf mille deux cents quarante-six dollars que vous aviez volés à la banque dont M. Jacques était le gérant…

— Comment… Comment avez-vous…

— Comment ai-je découvert le vol dans le temps ? fit Patrice Broussailles, gouailleur. C’est bien simple ; j’étais dans la chambre voisine de la vôtre, y attendant Rhantier, un ami à nous, vous et moi, le soir de votre entrevue avec M. Jacques… J’ai donc tout entendu… Oui. M. d’Azur, continua-t-il, en s’adressant à ce dernier, l’inspecteur de la houillère de W… M. Ducastel, dont… l’honnêteté est devenue presque proverbiale, ici, n’est qu’un voleur !

— Ce n’est pas vrai !

— Oh ! Oui, c’est vrai !… Vous savez bien, M. Ducastel, si vous n’aviez pas eu affaire à M. Jacques, un ancien ami de votre père, vous porteriez aujourd’hui l’insigne du voleur… Et maintenant, que choisissez-vous ? Épouser Mlle d’Azur, ou bien, vous trouver, avant que trois jours se soient écoulés, sans position et déshonoré aux yeux de tous ?

— Ô ciel ! Que faire ? murmura Yvon.

À ce moment, quelqu’un entra dans le salon, après avoir frappé à la porte à plusieurs reprises, sans avoir été entendu.

M. Jacques ! Ô M. Jacques ! s’écria Yvon, accourant au-devant de celui qui venait d’entrer.

— Yvon ! Mon pauvre enfant ! répondit Lionel Jacques.

— Je vous ferai remarquer que nous étions à discuter des affaires privées, M. Jacques, dit Richard d’Azur d’un ton qu’il crut fort digne.

— Moi aussi, j’ai des affaires privées… et très pressées, à discuter avec vous, M. d’Azur.

— Vraiment ?… M. Broussailles était à m’entretenir de choses fort intéressantes, reprit le père de Luella, avec un rire moqueur. Il me racontait…

— Inutile de répéter, fit Lionel Jacques. J’ai entendu, avant de frapper à la porte… Mais, Broussailles, reprit-il, essaie seulement de desserrer les dents sur cette… cette tentative d’Yvon ; dis un mot, un seul mot, du passé et je te fais la vie intolérable, ici… et ailleurs, comprends-tu ? Je le peux, tu sais !

— Auriez-vous la bonté de nous dire ce que vous venez faire ici, M. Jacques ? demanda Richard d’Azur. Nous ne vous attendions que demain matin… avant de partir pour l’église.

— Je ne crois pas avoir de comptes à vous rendre, M. d’Azur répondit Lionel Jacques, moitié gouailleur. C’est plutôt à M. Ducastel que j’ai affaire d’ailleurs.

— À moi, M. Jacques s’exclama le jeune homme, surpris.

— Oui, Yvon, à toi… Je suis venu te sauver, mon garçon !


Chapitre III

LE VÉRITABLE SAUVETAGE


— Me sauver ?…

Lionel Jacques allait répliquer, quand la porte du salon s’ouvrit, de nouveau, pour livrer passage à Salomé, cette fois.

La négresse s’avança jusqu’au milieu de la pièce, puis s’adressant à Yvon et à Richard d’Azur, elle dit :

Mlle Luella m’envoie vous dire qu’elle ne descendra pas au salon avant une demi heure encore.

— C’est bien, Salomé ! répondit Richard d’Azur. Retire-toi maintenant ! ajouta-t-il.

— Pas moi ! s’exclama la négresse, en s’asseyant dans un fauteuil.

— Que signifie ? s’écria son maître, blanc de colère.

— Ça signifie que, entendu que vous m’avez chassée, M. d’Azur, je ne suis plus à votre service ; conséquemment, je ne vois pas la nécessité de vous obéir.

Une expression d’excessive haine parut sur le visage du millionnaire. Même, il fit mine de s’élancer vers la négresse.

Mais Lionel Jacques parlait, et les premières paroles qu’il prononça, clouèrent littéralement sur place le père de Luella.

M. d’Azur, disait le propriétaire de la Ville Blanche, si vous voulez suivre mon conseil, vous aurez, en compagnie de votre fille et de votre domestique, quitté W…, demain matin, bien avant l’heure fixée pour le mariage et pour n’y jamais revenir.

— Vous dites ?

— Je dis… Mais inutile de répéter mes paroles ; vous avez dû les comprendre parfaitement… Vous vous êtes, tous ensemble, rendu coupables d’un crime.

— Un crime… murmura Yvon. Annette… C’était donc eux ?…

— Allons donc ! s’était écrié Richard d’Azur, en feignant d’être très amusé ce qu’il n’était guère, si on pouvait en juger par la pâleur de son visage.

— Il y a juste une semaine ce soir, reprit Lionel Jacques, Annette, la jeune aveugle, arrivait dans cette maison, pour y rencontrer Mme Francœur, avec qui elle devait aller veiller au chevet de la petite Anita Poitras, qui se mourait… Il y eut un malentendu… Ne trouvant pas Mme Francœur en bas, Mlle Annette résolut d’aller la trouver dans sa chambre à coucher, ne sachant pas, la pauvre enfant, que Mme Francœur dans sa grande bonté, avait cédé sa chambre à Mlle d’Azur, qui était… ou qui avait été malade…

— Ô ciel ! fit Yvon, qui commençait à comprendre.

Mlle Annette frappa à la porte de la chambre, à plusieurs reprises ; mais le bruit qu’on faisait, à l’intérieur, empêchait qu’on l’entendît. La pauvre petite se risqua donc à entrer… Aussitôt, elle comprit qu’elle s’était trompée de pièce et qu’elle s’était jetée, pour ainsi dire, dans la gueule du loup…

— Comment cela, M. Jacques ? demanda Yvon.

— Bientôt, tout s’expliquera, mon garçon… Pour le moment, qu’il me suffise de dire que, à l’arrivée d’Annette, il y eut des cris d’étonnement et de… crainte… ou de rage. La jeune aveugle, prise d’une peur affreuse, voulut fuir ; mais la négresse la saisit par le bras, puis, l’ayant bâillonnée, elle l’emporta… loin d’ici…

— Ce n’est pas vrai ! cria Richard d’Azur.

Lionel Jacques fit semblant de n’avoir pas entendu.

— Je disais donc, reprît-il, que Salomé avait emporté Annette loin d’ici… jusqu’au terrain de la houillère… puis, sans pitié, l’infâme négresse avait jeté sa victime dans le trou béant, servant d’entrée à la mine.

— Horreur !!

Ce cri, Patrice Broussailles venait de le pousser. Patrice, on le sait, n’était pas un ange aux ailes d’or ; mais un meurtre, ou un attentat de meurtre, ne pouvait le laisser indifférent ; dire qu’il avait frayé avec ces gens ! Des assassins !

Richard d’Azur s’était levé. Il voulut quitter le salon ; mais Yvon lui barra le chemin.

— Votre présence est encore requise ici, je crois, M. d’Azur, dit-il, avec un sourire sarcastique.

— Laissez-moi passer, vous !

— Impossible ! Je suis certain que M. Jacques n’a pas terminé son récit.

Le père de Luella se laissa tomber sur un canapé, sachant bien qu’il ne quitterait le salon que lorsqu’il plairait à ceux qui s’étaient faits ses juges.

Quant à Salomé, elle ne paraissait pas trop effrayée. Ce qu’elle avait fait, ç’avait été pour protéger sa chère Mlle Luella… le reste de l’univers et les conséquences de sa conduite, lui importaient peu.

J’ai terminé mon récit, Yvon, dit Lionel Jacques ; je vais céder la parole à une autre personne maintenant.

Ce-disant, il ouvrit la porte du salon, et aussitôt, entra Annette, appuyée au bras de Mme Francœur.

— Un revenant ! Un revenant ! cria la négresse, folle d’épouvante et désignant la jeune aveugle.

— Non. Pas un revenant, Salomé… grâce à M. Ducastel, qui a accompli le presqu’impossible pour sauver la vie de votre victime, répondit Lionel Jacques.

— Annette ! Ô Annette !… balbutia Yvon.

Il eût voulu accourir vers elle, la prendre dans ses bras, la presser sur son cœur, couvrir ses joues si pâles de tendres baisers… À temps, il se rappela que, quoiqu’il pût se considérer libre de tout engagement envers Mlle d’Azur, Annette, elle, était la fiancée du propriétaire de la Ville Blanche.

La jeune fille lui sourit cependant. Oh ! comme elle était pâle la pauvre enfant ; mais qu’elle était belle, d’une beauté si touchante que des larmes perlèrent aux cils de notre héros.

— Annette, fit Lionel Jacques, en s’adressant à la jeune fille, voulez-vous raconter ce que… ce qui se passait dans la chambre de Mlle d’Azur, ce soir dont je viens de parler ?

— Non ! Non ! cria Richard d’Azur. Je vous défends de parler, jeune fille !

— Vous le… défendez, dites-vous ? fit Lionel Jacques, d’un ton fort méprisant. Parlez, Annette, ajouta-t-il.

— Je parlerai… dit-elle doucement, afin de le sauver, lui, ajouta-t-elle, en désignant Yvon… Lorsque j’ouvris la porte de chambre de Mlle d’Azur, ce soir-là, je vis…

Je vis… répéta quelqu’un. Mais l’attention et l’intérêt qu’on apportait aux paroles de la jeune fille fit qu’on remarqua à peine cette interruption.

— Je vis d’abord, assis près de la porte et fumant un cigare, M. d’Azur. Il était très pâle et il paraissait fort ennuyé de ce qui se passait…

— De ce qui se passait ? questionna Yvon.

— Oui… car, assis sur deux petits tabourets, étaient Mlle d’Azur et un jeune homme, que je pris pour un garçonnet, tant il était petit… à peu près de la taille de Mlle d’Azur.… Avec des hochements de tête et des frappements de pieds, tous deux jouaient du… du banjo.

— Du banjo ? Ô ciel ! s’écria Yvon.

— C’était… grotesque, reprit Annette. Mlle d’Azur, tout en jouant, chantait une mélodie composée plutôt de cris… un chant, comme je n’en avais jamais entendu encore… Quant à Salomé, debout au milieu de la pièce, elle se livrait à des contorsions de toutes sortes… que certaines gens désignent probablement du nom de danse…

— Mais ! C’était…

— Ah ! C’était terrible, voyez-vous, reprit la jeune fille. Mais, ce qui était plus terrible encore, c’était l’apparence de Mlle d’Azur… Elle…

— L’apparence ?…

— Oh ! Je vous en prie, taisez-vous ! cria Richard d’Azur, en s’adressant à Annette.

— C’est mon devoir de parler, M. d’Azur, répondit-elle, émue, tout de même, de la réelle angoisse du père de Luella.

— Vous parliez de… de l’apparence de Mlle d’Azur, Mlle Annette ?

— Oui. Ô ciel !… Elle… Elle avait, pour l’occasion, enlevé le fard qui lui recouvre les joues ordinairement… ainsi que la teinture de ses cheveux… Elle avait ôté ses verres noirs, et je la vis… telle qu’elle est réellement… telle que la nature l’a voulue…

— Que… Que voulez-vous dire, Annette ? demanda Yvon d’une voix tremblante. Il frissonnait, sans trop comprendre pourquoi.

Une expression de véritable horreur parut sur le visage de la jeune fille.

Mlle d’Azur… balbutia-t-elle. Elle n’était plus reconnaissable : ses joues, ses lèvres épaisses, ses cheveux pâles étaient blancs… blancs comme de la neige, ses yeux, que ne cachaient plus les verres noirs étaient petits et… et… rougeâtres

Annette en était là dans son récit, quand Salomé s’élança vers elle. En un clin d’œil, la négresse eut saisi la jeune fille par le bras, et tandis que ses yeux (à Salomé) roulaient dans leurs orbites d’une façon épouvantable, elle s’écria :

— Taisez-vous ! Ah ! Taisez-vous ou je vous étrangle !

Annette pâlit, quoiqu’elle se sût entourée de gens capables de la défendre. Mais vite, Lionel Jacques et Yvon se saisirent de Salomé et la firent s’asseoir.

M. Francœur ! appela Lionel Jacques.

Aussitôt, s’ouvrit la porte du salon et Étienne Francœur, accompagné de Ludger Poitras, entra.

— Surveillez cette femme, s’il vous plaît, dit Lionel Jacques, en désignant la négresse.

— Avec plaisir. Monsieur ! répondit Étienne Francœur.

Lui et son compagnon s’installèrent de chaque côté de Salomé et surveillèrent ses moindres mouvements.

— Continuez votre récit, Annette, voulez-vous ? demanda Lionel Jacques. Vous veniez de décrire l’apparence de Mlle d’Azur… Parlez-nous donc de son compagnon maintenant… de ce jeune homme, que vous aviez, tout d’abord, pris pour un garçonnet.

— Le compagnon de Mlle d’Azur répondit Annette, sans ressembler à cette demoiselle, portait, pour ainsi dire, les mêmes signes… ou traits distinctifs…

— Mais, grand Dieu !… commença Yvon.

— C’est que tous deux, compagnons d’enfance probablement, sont de la même race… Vous l’avez deviné, M. Ducastel, fit la jeune fille. Mlle Luella d’Azur, la fille du millionnaire ; celle que vous alliez épouser, par reconnaissance, demain, est… est… une… albinos… une négresse blanche !


Chapitre IV

DANS L’INTIMITÉ


Quand, moins de deux heures plus tard, ils furent réunis dans l’étude du Gite-Riant, Mme Francœur, Annette, Lionel Jacques et Yvon, repassant dans leur mémoire le drame qui s’était déroulé dans le salon des Francœur, ce soir-là, ils étaient, tous, portés à croire qu’ils avaient été sous l’effet de quelqu’horrible cauchemar.

Yvon ne cessait de s’éponger le front où perlaient des gouttes de sueur froide ; c’est qu’il l’avait échappé belle ! Si Annette n’avait pas recouvré connaissance à temps, qui sait ce qui serait arrivé ?… Entre Richard d’Azur et Patrice Broussailles, il se serait trouvé dans une situation, pour le moins, difficile ; il aurait probablement été forcé d’épouser la fille du millionnaire… envers et malgré tout.

— N’y pense plus, Yvon, fit, soudain, Lionel Jacques. C’est fini ce chapitre de ta vie… Demain matin, au plus tard, Mlle d’Azur aura quitté W… en compagnie de son père…

— Et de sa mère… ajouta Yvon, d’une voix tremblante.

— Ô ciel ! Dire que Salomé, la négresse, est la mère de Mlle d’Azur ; que cette femme a gardé le secret de sa maternité pendant tant d’années, ne le dévoilant que pour se venger de son mari. M. d’Azur… M. Hynes plutôt, parce qu’il voulait se débarrasser d’elle ! s’écria Mme Francœur.

— Grand Dieu ! Ça donne des nausées, rien que d’y penser ! fit Yvon en frissonnant. Quand je me dis que, si ce n’eut été de Mlle Annette, j’aurais peut-être été forcé d’entrer dans cette… cette famille !…

— Allons ! N’en parlons plus, mon garçon, dit Lionel Jacques. Demain, ils partiront ; même, je ne serais pas du tout étonné s’ils quittaient W… par le train de nuit ces… ces nègres…

— Emportant avec eux leurs tapis et leurs fleurs, ajouta le jeune homme en riant ; c’est qu’il était presqu’à bout de ses nerfs.

M. d’Azur m’a demandé d’accepter les tapis et les fleurs, M. Ducastel, annonça, assez naïvement Mme Francœur.

— Je le crois bien ! s’écria, en riant Lionel Jacques.

— Ma foi ! Je ne les vois pas, voyageant, d’une ville Européenne à une autre, suivis de leurs tapis, Mme Francœur, s’exclama Yvon, et tous de rire.

— Maintenant, dit gravement le maître de la maison, je crois que Mlle Annette a bien des choses à nous dire… à nous expliquer…

— C’est vrai ! avoua la jeune fille en pleurant. Vous le savez tous, reprit-elle, je ne suis pas aveugle… je ne l’ai jamais été… Mon grand-père…

— Chère Annette ! interrompit Yvon, ayant eu l’honneur… et le bonheur de faire la connaissance de M. Villemont, nous ne doutons pas qu’il a dû vous martyriser presque, pour vous faire consentir à vous faire passer pour aveugle.

— Vous avez raison, M. Yvon… J’ai été obligée de lui obéir, car je le crains, plus que je pourrais vous le dire. C’est qu’il est terrible, dans ses colères !

— Quiconque connaît l’homme de la Maison Grise n’en saurait douter un seul instant, dit Yvon.

— Pauvre petite ! fit Mme Francœur, en entourant Annette de ses bras.

— Je savais que ce que je faisais était punissable par la loi, reprit la jeune fille, et la crainte de la loi m’aurait fait garder le silence, bien longtemps encore… Cependant, je ne pouvais plus me taire, puisqu’il s’agissait de vous sauver plus que la vie, M. Yvon ! ajouta-t-elle, éclatant en sanglots.

— Pauvre chère Annette ! s’écria Yvon, d’une voix très émue.

— Depuis que j’ai l’âge de comprendre toute l’horreur de ce que j’étais contrainte de faire, je souffre moralement, à en perdre la raison… Que de nuits j’ai passées à errer dans les souterrains de la Maison Grise

— Les souterrains de la Maison Grise, dites-vous ? s’exclama Yvon. Ces souterrains… parlez-nous en donc. S’étendent-ils loin ?

— D’après mon calcul, ils doivent aboutir aux caves du Gite-Riant.

— Alors… Alors. Annette, je vous ai entendue pleurer, la nuit, dans les souterrains de la Maison Grise ! Oui… Et, une nuit, je vous ai entendu crier, puis tomber…

— Ah ! Cette nuit dont vous parlez grand-père m’avait surprise dans les souterrains et j’ai été tellement effrayée, en l’apercevant soudain, que je me suis évanouie.

— Or, ainsi s’explique le mystère, mon garçon, fit Lionel Jacques en souriant. Annette, reprit-il, je croyais le Gite-Riant hanté, car, plus d’une fois, je vous ai entendu pleurer et vous plaindre, pauvre enfant… Cela s’expliquerait par un effet d’accoustique…

— J’ai passé bien des heures dans ces souterrains, dit Annette. Une nuit, j’ai découvert une entrée à la houillère.

Comme on la regardait avec étonnement, elle reprit :

— C’est moi la Dame Noire.

— Comment ! La Dame Noire, c’est vous ?

— Oui… J’étais là, dans le couloir, M. Yvon, le soir du « désastre »… C’est moi, et non Mlle d’Azur, qui ai opéré votre sauvetage… Vous pouvez le croire, cette fois… Contrairement à ce qu’on a prétendu, vous n’aviez pas été enseveli sous les décombres, grâce à deux pièces de la charpente, lesquelles, en tombant, ont formé comme une voûte au-dessus de votre tête. Vous n’aviez aucun mal lorsque je vous ai secouru ; vous aviez seulement perdu connaissance.

— C’est à vous, alors, que je dois la vie s’écria Yvon.

— Je n’avais jamais eu l’intention de faire de la Dame Noire un être… surnaturel, croyez-le, dit la jeune fille ; cependant, c’était aussi bien ainsi et je courais moins le risque d’être découverte… par mon grand-père… Tout s’explique facilement, naturellement : mon visage et mes mains « d’une blancheur surnaturelle » comme affirmaient les superstitieux, je les recouvre tout simplement d’un masque blanc (pour mon visage) et de gants blancs (pour mes mains), afin de ne pas me noircir de charbon… Cette lumière que projette ma main droite, ce n’est qu’une minuscule lanterne, au verre lenticulaire que je porte, pour m’éclairer, dans la mine.

— Et tout cela revient à dire qu’il n’est rien de surnaturel, ni de réellement mystérieux en ce monde, n’est-ce pas, Mme Francœur ? dit Lionel Jacques en souriant.

— Dire que j’avais tant peur de la Dame Noire ! s’écria Mme Francœur et que tout le temps c’était Mlle Annette !

— Annette, demanda Yvon tout à coup, n’êtes-vous pas l’auteur d’un quatrain, qui se lit comme suit :

Est-il une douleur comparable à la mienne ?
Est-il, en ce bas-monde, une plus grande peine
Que celle que j’endure ?… Ô Maître tout-puissant,
Ayez pitié de moi ! Soyez compatissant !

— Où… Où avez-vous trouvé cela, M. Yvon ? demanda Annette, étonnée.

— Sur une feuille de papier à lettre, dans le fond d’une boîte, lors de mon séjour à la Maison Grise… Me permettez-vous de le garder ?

— Si vous le désirez, répondit-elle en souriant.

— Merci, Mlle Annette !… Je suis possesseur aussi d’un minuscule carré de toile, que les dames désignent du nom de mouchoir, reprit-il ; dans un coin sont les initiales « A. V. », brodées dans un motif de marguerites… Cela aussi, je le garde… avec votre permission, s’entend.

— Ah ! Je me souviens fort bien d’avoir perdu ce mouchoir, sur le Sentier de Nulle Part, certain jour.

— C’est là que je l’ai trouvé…. Me le donnez-vous ?

— Oui… Les marguerites sont mes fleurs préférées ; c’est pourquoi j’avais brodé de ces fleurs autour de mes initiales… Maintenant, j’ai autre chose à vous expliquer, dit la jeune fille ; c’est l’attitude du curé de la Ville Blanche vis-à-vis de moi…

— Ah ! oui… le curé… murmura Yvon d’un ton froid.

— On ne peut le blâmer… Je sais qu’il a deviné, tout de suite en m’apercevant pour la première fois, que je n’étais pas aveugle…

— Comment aurait-il pu le deviner ? demanda Yvon.

— Je crois que je le comprends, moi, dit Lionel Jacques ; notre curé m’a dit déjà, en plus d’une occasion, qu’il avait été, pendant dix ans, chapelain dans une institution pour les aveugles.

— C’est cela, évidemment, répondit tristement la jeune fille… Il a découvert la… fraude, sans pouvoir se l’expliquer…

La cloche de la porte d’entrée sonnant à trois reprises, interrompit Annette.

— Hein ! s’écria Lionel Jacques, en jetant les yeux sur le cadran. Il est onze heures et vingt minutes, ajouta-t-il. Quels visiteurs peuvent bien m’arriver si tard ?

S’étant excusé, il alla ouvrir. De l’étude, on entendit un cri léger d’étonnement, puis l’échange de quelques phrases, à voix plutôt basse, suivi du bruit des pas de deux hommes se dirigeant vers l’étude.

— Yvon, annonça Lionel Jacques, en entrant, voici quelqu’un qui a affaire à toi.

Ayant fait un pas de côté, il laissa passer son visiteur.

M. Broussailles ! cria Yvon, en fronçant les sourcils. Que me voulez-vous ? demanda-t-il froidement.

— Si je suis venu ici si tard, c’est pour vous demander de me pardonner, Ducastel, dit, sincèrement Patrice. Je regrette, plus que je ne pourrais vous le dire, d’avoir trempé dans ce complot, dans le but de vous faire épouser Mlle d’Azur… Voyez-vous, je suis pauvre… et dix mille dollars était somme à me tenter.

— Êtes-vous… sincère ? demanda Yvon.

— Certes, oui, je le suis… Mlle d’Azur… je savais à quelle… quelle race elle appartenait… La voyant de profil, certain jour, je compris… Ses yeux rougeâtres, sa peau blafarde, sans la moindre apparence de matière colorante, ses lèvres épaisses, ses dents trop blanches, trop régulières… puis la racine de ses cheveux, blanche comme de la neige… Oui, je devinai… Mais je vous en voulais, Ducastel, et je tenais à me venger de vous, en vous faisant épouser, si possibilité il y avait, une… une négresse blanche… Que Dieu me pardonne ! C’était la plus lâche, la plus vile vengeance au monde !

— Allons ! Tout est bien qui finit bien, Broussailles ! répondit Yvon en tendant la main au « professeur » en souriant.

— Merci, Ducastel, merci !… Quant à ce que j’ai raconté à M. d’Azur concernant cet… incident de jadis à propos de… de cet assistant-caissier de la banque, vous savez, M. d’Azur se taira, parce qu’il sait ce qui est… bon pour sa… santé, à lui et à sa fille… Au revoir donc, à tous !

Aussitôt, Patrice Broussailles quitta l’étude, puis la maison.

— Je le crois sincère, Yvon, fit Lionel Jacques, après le départ de Patrice Broussailles.

— Je le crois, moi aussi, M. Jacques, répondit notre jeune ami.

— Ce pauvre Patrice a été tellement horrifié de l’attentat de meurtre fait contre notre Annette, que cela l’a… converti, je crois, dit, en riant Lionel Jacques.

— Maintenant, je crois que nous ferions bien de nous séparer pour la nuit, proposa Mme Francœur. Je suis certaine que Mlle Annette doit être très fatiguée, et puisque nous partageons la même chambre, elle et moi, je tiens à ce qu’elle se couche au plus tôt et qu’elle dorme bien.

Tous se levèrent immédiatement.

— Je ne me sens pas très fatiguée, dit la jeune fille, mais je vais aller prendre un peu de repos… Demain… Demain, je retourne à la Maison-Grise et Dieu sait quelle réception me fera mon grand-père ! ajouta-t-elle, en pâlissant un peu.

— Nous serons là, avec vous, Yvon et moi, Annette, répondit Lionel Jacques. M. Villemont ne nous effraie nullement, nous, je vous l’assure, continua-t-il en riant. Tout ira bien, vous verrez !

— Je l’espère !… Mais, pauvre grand-père ! il a l’air si… si sinistre, me semble-t-il, depuis qu’il a coupé toute sa barbe !

— Tiens ! Il a coupé sa barbe ! s’écria Yvon. Cela doit changer sa physionomie complètement.

— Depuis que sa barbe ne cache plus sa bouche à l’expression vraiment cruelle, il me fait peur mon grand-père ! dit Annette en frissonnant.

— Ne craignez rien Annette, fit Yvon. Comme le dit M. Jacques, nous serons là, tous deux, lui et moi.

— Voilà qui me rassure d’avance, répondit en souriant la jeune fille. Bonne nuit, M. Jacques ! Bonne nuit, M. Yvon !

— Bonne nuit et bons rêves ! firent, ensemble, les deux hommes.

Moins d’une heure plus tard, tous dormaient profondément au Gite-Riant.


Chapitre V

LE RETOUR À LA MAISON GRISE

Lorsqu’Annette descendit déjeuner, le lendemain matin, elle était si pâle que tous le remarquèrent. Ni Lionel Jacques, ni Yvon ne dirent mot cependant ; ils comprenaient si bien combien la jeune fille redoutait son retour à la Maison Grise et le courroux de son grand-père !

— Sans doute, se disait la pauvre enfant, M. Jacques et M. Yvon m’accompagneront et ils arrangeront les choses de leur mieux avec grand-père… mais, quand ils seront partis que se passera-t-il. Dieu sait si grand-père m’effraie lorsqu’il est mécontent !… Ah ! Si je pouvais continuer à demeurer au Gite-Riant plutôt !… M. Jacques est si bon !… Hélas ! ça ne se peut pas ; il faut que je retourne à la Maison Grise et que je subisse les reproches…. peut-être les coups, qui ne me seront pas épargnés.

Vers les deux heures de l’après-midi, Lionel Jacques eut la visite du curé. L’ayant conduit dans le salon, il lui raconta tout ce qui s’était passé… Il lui parla d’Annette… de la déception pratiquée par celle-ci envers le public en se faisant passer pour aveugle, pour obéir aux ordres de son grand-père, homme lâche, brutal et sans cœur.

— Je savais qu’elle n’était pas aveugle, vous savez, mon ami, avoua le curé ; c’est pourquoi j’ai agi d’une si singulière façon, en plus d’une occasion, à l’égard de cette jeune fille.

— Eh ! bien, quand on connait M. Villemont, M. le Curé, riposta Lionel Jacques, on comprend facilement qu’une frêle et délicate jeune fille puisse le craindre… trop pour lui désobéir. Je crois qu’il pourrait être terrible l’homme de la Maison Grise.

— Je comprends… parfaitement, M. Jacques, répondit le prêtre. Yvon ajouta-t-il, en s’adressant au jeune homme, qui assistait à cette entrevue, j’espère que vous ne m’en voudrez plus ?… Je ne pouvais pas agir autrement que je l’ai fait, voyez-vous ; ma conscience de prêtre…

— Je sais, M. le Curé, répondit Yvon, et je vous demande pardon de vous avoir parlé si… si désagréablement, en plus d’une occasion.

— Il y a longtemps que c’est pardonné mon enfant, dit le prêtre en souriant. Et maintenant, continua-t-il, si vous le désirez, je vous accompagnerai à la Maison Grise ?

— Vraiment ? fit Lionel Jacques. Ah ! J’en serais bien content, car cette pauvre Annette appréhende beaucoup la réception que lui fera son grand-père.

— Comment allez-vous expliquer le… recouvrement de vue de cette jeune fille ? demanda le curé, au public, en général, je veux dire.

— Je ne sais trop… Je dirai qu’elle a recouvert la vue, en même temps que la santé. Tout le monde sait qu’elle a été malade, ici et…

— Et le croira qui voudra, n’est-ce pas ? fit le prêtre en souriant.

— Vous l’avez dit, M. le Curé ! répondit Yvon en riant.

Une heure plus tard, Étienne Francœur arriva au Gite-Riant ; il venait chercher sa femme. On le fit entrer et on l’interrogea avidement.

— Ils sont partis… les d’Azur… M. d’Azur eût voulu prendre le train de nuit, mais sa fille craignait qu’ils ne pussent se procurer des lits. Ils ont pris le convoi de huit heures ce matin.

— Plusieurs ont dû les voir partir alors ?

— Oui, M. Jacques. Chose assez rare, il y avait beaucoup de monde à la gare, ce matin… Les gens chuchotaient entr’eux, en désignant les d’Azur. Je n’en doute pas, on aurait bien aimé à m’interroger, mais on n’osa pas.

— Et le curé de W… ? L’avez-vous averti ?

— Dès sept heures, ce matin, j’étais à la sacristie, pour lui annoncer qu’il n’y aurait pas de mariage aujourd’hui.

— Voilà donc cette affaire réglée, finie ! s’écria Yvon, avec un soupir de soulagement. Personne n’osera m’interroger, moi, et c’est le cas de redire : tout est bien qui finit bien !

À cinq heures de l’après-midi, Annette, accompagnée du curé de la Ville Blanche, de Lionel Jacques et d’Yvon Ducastel, se rendait, en voiture, à la Maison Grise.

Annette essayait de retenir ses larmes. Yvon, assis à côté d’elle, la consolait de son mieux. Mais, plus on approchait de la Maison Grise, plus elle avait peur la pauvre enfant.

— Pourquoi tremblez-vous, ainsi, ma petite amie ? demanda Yvon.

— Mon grand-père… balbutia la jeune fille.

— Mais ! Il comprendra, bien sûr ! Vous avez été victime d’un accident… on vous a transporté chez M. Jacques… Quoi de plus ordinaire ?

— Sans doute… Cependant, quand il apprendra que j’ai cessé de jouer le rôle méprisable qu’il m’avait imposé (celui d’aveugle, je veux dire) il… Ah ! Je crois qu’il me tuera !

— Allons ! Allons, Annette ! fit Yvon en frissonnant. D’ailleurs, vous vous rappelez de ce que vous a dit le Curé, n’est-ce pas ?… Si votre grand-père a l’air trop… farceur, nous vous ramènerons à la Ville Blanche et Mme Foulon sera heureuse de vous prendre en pension chez elle ; il offre même le bon prêtre de vous donner la position d’organiste dans son église, ce qui vous rendra indépendante et vous permettra de payer votre pension… Ensuite, quand M. Villemont comprendra que vous n’êtes plus abandonnée ; que vous avez des amis capables de vous protéger, il changera son fusil d’épaule, j’en suis sûr. Votre grand-père, chère enfant, me fait l’effet de ces lâches individus, bon tout au plus à effrayer les femmes et les enfants. Ça doit jouer un piètre rôle, en présence d’hommes résolus, ce type !

— Vous avez l’air de… d’admirer beaucoup mon grand-père, M. Yvon ! s’écria Annette, en riant de grand cœur.

— C’est cela ! Riez, ma petite amie ! dit le jeune homme en souriant. Ça fait du bien au cœur de vous entendre… Ah ! Tiens ! Nous voilà arrivés déjà !

En effet, la voiture venait, de s’arrêter devant la porte de cuisine de la Maison Grise, et bientôt, tous mettaient pied à terre.

Lionel Jacques frappa à la porte… Il ne reçut pas de réponse.

— Appelez donc votre grand-père, Annette ! fit-il.

— Grand-père ! appela docilement la jeune fille.

Des pas se dirigèrent vers la porte et une voix rude demanda :

Qui est là ?

— C’est moi… Annette, grand-père !

— Vraiment, hein ? Eh ! bien, passe ton chemin, ma fille !

— Grand-père ! Ô grand-père ! pleura-t-elle.

Les pas de tout à l’heure s’éloignèrent. Alors, Yvon frappa à son tour à la porte.

— Ouvrez ! commanda-t-il.

— Ouvrir ?… À qui ?

— Nous vous ramenons Mlle Annette, qui a été victime d’un accident…

— Qu’elle retourne… d’où elle vient.

— Voulez-vous ouvrir, s’il vous plait ? intervint le curé. C’est un prêtre qui parle, qui vous demande admission.

Les pas se rapprochèrent de la porte.

— Un prêtre, dites-vous ? fit l’homme de la Maison Grise. En quel honneur…

— J’ai à vous parler, M. Villemont, reprit le prêtre. Mlle Annette est sous mes soins ; je vous la ramène.

— Oui, hein ?… C’est bon ; je vais ouvrir.

Annette et les trois hommes entendirent le bruit d’une barre de fer tombant sur le plancher, puis la porte s’ouvrit.

— Ah ! fit l’homme de la Maison Grise, en apercevant ceux qui accompagnaient la jeune fille. M. Jacques… M. Ducastel… Vous me faites trop d’honneur vraiment ! ajouta-t-il, d’un ton sarcastique.

— Vous nous avez reçus avec tant d’amabilité et de cordialité, lorsque nous avons eu l’honneur de séjourner sous votre toit, que nous ne cherchions que l’occasion d’y revenir, répondit Yvon, sur le même ton.

— Ne soyez donc pas si… si spirituel, jeune homme, dit l’ermite. Et maintenant, d’où viens-tu, toi ? reprit-il, en s’adressant rudement à Annette.

— J’ai été malade, grand-père… Un accident… On m’a transporté chez M. Jacques… répondit la jeune fille d’une voix tremblante.

— Et pourquoi n’y es-tu pas restée… chez M. Jacques ? Je suis venu à bout d’exister, sans ta présence ici, comme tu le vois.

— Vous êtes le protecteur naturel de votre petite-fille, M. Villemont, intervint le prêtre ; c’est pourquoi nous vous la ramenons.

— Je comprends !… Eh ! bien, puisqu’elle a jugé à propos de revenir ici ; puisqu’elle n’est plus malade (vous me dites qu’elle l’a été), elle pourra encore m’être utile, en reprenant sa… son occupation, dès demain.

— Son occupation ? Que voulez-vous dire ?

— Mais, M. le Curé, elle chante, aux coins des rues, pour gagner son pain… et le mien, expliqua M. Villemont. N’avez-vous jamais entendu parler d’Annette l’aveugle ?

— Ah ! Oui… Seulement, je tiens à vous annoncer, M. Villemont, qu’en recouvrant la santé, après avoir été malade huit jours, Mlle Annette a aussi recouvert la vue ; conséquemment…

— Comment ! Tu as osé, misérable ! cria l’homme de la Maison Grise, en s’élançant sur Annette, la main levée.

La jeune fille eut une exclamation d’excessive frayeur. À cette exclamation un grondement menaçant se fit entendre et Guido bondit vers son maître, en lui montrant toutes ses dents.

— Touchez-lui, à votre petite-fille, du bout du doigt seulement, et je vous étrangle, comme j’étranglerais un chien enragé ! tonna Yvon, s’élançant vers l’ermite.

— Vous osez me parler ainsi, vous ! s’exclama l’ermite, écumant de rage. Dans ma propre maison, me menacer ! Vous en avez du toupet, laissez-moi vous le dire !

— Ne touchez pas à cette enfant, ou ce sera pire pour vous ! s’écria Lionel Jacques, à son tour.

— Est-ce de vos affaires, à vous, comment je traite ma petite-fille ? dit M. Villemont. Mais, je ne suis pas pressé… et tu ne perds rien pour attendre, ma bonne, ajouta-t-il, en s’adressant à Annette.

— Que signifient ces paroles, Monsieur ? demanda le prêtre.

— Elles signifient que ma petite-fille m’appartient et que j’entends la… corriger ainsi qu’il me plaira.

— Je ne le crois pas, répondit le curé doucement.

— Et qui m’en empêchera ?

— Dieu… Il ne permettra pas que vous martyrisiez cette enfant plus longtemps. Déjà, peut-être, Il a ses vues sur votre petite-fille.

L’ermite haussa les épaules.

— Ah ! Tenez ! fit-il soudain, en s’adressant à tous, si vous n’avez plus d’affaire ici, c’est l’heure de mon souper et… j’ai faim. Au revoir, Messieurs ! ajouta-t-il, en se dirigeant vers la porte de la cuisine et leur faisant signe de s’en aller.

— Nous regrettons de vous déranger ainsi, M. Villemont ; mais nous avons à vous entretenir encore, répondit Lionel Jacques, et…

— Et je crois qu’un peu de lumière ne serait pas de trop, supplémenta Yvon. Pourquoi n’allumez-vous pas une lampe, M. Villemont ? Il fait noir comme dans un four ici, et je déteste l’obscurité… surtout dans une maison étrangère !… La Maison Grise

— Vous fait peur, peut-être, M. Ducastel ? demanda M. Villemont, d’un air sarcastique.

— Peur ?… Pas précisément… Je suis, seulement, prudent, sachant bien qu’il se passe d’assez étranges choses dans cette maison… Les portes se ferment à clef, mystérieusement et on se trouve tout à coup prisonnier dans une des pièces de votre demeure.

— Vous êtes… excessivement… comique… ou, devrais-je dire, spirituel, M. Ducastel ! s’écria l’ermite rageur.

— Bien sûr ! Bien sûr ! À mes heures, dit Yvon en riant. Mais, allumez donc la lampe, Monsieur, je vous prie.

— Pour vous obliger… répondit M. Villemont gouailleur.

On entendit le frottement d’une allumette et bientôt, la clarté vive d’une grosse lampe suspendue éclairait la pièce.

Alors eut lieu un incident fort étonnant : Lionel Jacques devint, soudain, blanc comme de la chaux ; ses yeux s’ouvrirent démesurément et tandis que, du doigt, il désignait l’homme de la Maison Grise, il murmurait, mais assez haut pour être entendu de tous :

— Cet homme… Cet homme… Je… Je le reconnais…

— Qu’y a-t-il, M. Jacques ? demanda le curé.

— Cet homme… répéta Lionel Jacques, toujours désignant M. Villemont.

D’un pas incertain, il s’approcha de l’ermite ; celui-ci le regardait venir, d’un air assurément fort étonné.

— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda rudement l’homme de la Maison Grise.

— Villemont… ce n’est pas votre véritable nom.

— Ça se pourrait ! Mais est-ce de vos affaires que je sois connu sous le nom de Villemont ou sous un autre ?

— Je vous reconnais !… Sans barbe ainsi, oui je vous reconnais… Vous êtes Félix de Montvilliers !

— Je… Je…

— Ah ! Félix de Montvilliers, continua Lionel Jacques, vous avez des comptes à me rendre… et je ne sortirai d’ici que lorsque vous m’aurez rendu ces comptes. Misérable !

— Tout ce bruit, parce que j’ai jugé à propos de changer de nom ! s’écria l’homme de la Maison Grise, avec un rire moqueur. Je n’ai fait que comme tant d’autres, après tout, M. Jacques Livernois !


Chapitre VI

LA CONFESSION D’UN MISÉRABLE


En disant ce qui précède, l’homme de la Maison Grise (Félix de Montvilliers, pour lui donner son véritable nom) n’était pas tout à fait sûr de ce qu’il avançait ; mais Lionel Jacques ne le démentit pas ; au contraire.

— Et ! bien, oui, M. de Montvilliers, je suis Jacques Livernois, répondit-il.

Il y eut une exclamation d’étonnement de la part d’Annette, du prêtre et d’Yvon.

— Jacques Livernois, l’incendiaire, dit Félix de Montvilliers.

— C’est faux, et vous le savez bien ! s’écria l’interpellé.

— Jacques Livernois… qui a passé trois ou quatre ans au pénitencier…

— Ô ciel ! s’exclamèrent, ensemble Annette et Yvon.

— Cela c’est vrai, répondit Lionel Jacques (ou plutôt Jacques Livernois). Mais si j’ai été accusé d’avoir incendié mon magasin, jadis, si j’ai été envoyé au pénitencier pour ce crime, que je n’avais, certes, pas commis…

— Ah ! Oui  ! C’est entendu, vous étiez innocent, hein ? dit Félix de Montvilliers avec un rire moqueur.

— Mon innocence, je peux la prouver… Lorsque je suis retourné à G…, après avoir été libéré du pénitencier, M. de Montvilliers, j’ai appris que ma femme était morte et que ma fille avait disparu… J’ai appris autre chose encore : l’Loucheux, votre complice, l’homme que vous aviez payé pour incendier mon magasin, l’Loucheux, dis-je, était à l’article de la mort… Mais avant de mourir, il m’a tout avoué. Il a même en présence du curé et du notaire de G…, signé un papier attestant mon innocence et nommant le véritable coupable ; ainsi…

— Ainsi, vous ne me craignez plus, n’est-ce pas, cher Monsieur ? dit, en riant, Félix de Montvilliers.

— Certes, non !

— Ha ha ha ! fit le misérable. Tout de même, il me sera infiniment agréable de vous raconter ma dernière entrevue avec votre femme… Stéphanne… celle que j’allais épouser… si vous ne me l’aviez pas… volée, le matin du jour fixé pour notre mariage…

— Vous l’avez donc revue, ma Stéphanne ?… C’était donc vrai ce que m’a fait entendre l’Loucheur ?… Et ma fille ? Qu’est-elle devenue ?

Instinctivement, les yeux de Jacques Livernois se tournèrent vers Annette et Félix de Montvilliers se mit à rire :

— La ressemblance est assez frappante… commença-t-il.

— Annette ! s’écria Jacques Livernois, en pressant la jeune fille dans ses bras. Ah ! Cette ressemblance ! continua-t-il. M. le curé, vous le savez, je vous l’ai dit qu’Annette ressemblait à ma femme d’une façon extraordinaire !

— Oui, vous me l’avez dit, peut-être cent fois, répondit le prêtre.

— Mais… Mais… balbutia Annette. M. Jacques…

— Annette ! Ma fille ! Mon enfant chérie ! s’exclama Jacques Livernois. Ah ! continua-t-il, cette affection paternelle que je ressentais pour toi, ce n’était que naturel… Mais, sache-le, ma fille, ton véritable nom c’est Stéphannette…

— Eh ! bien, oui, M. Livernois, Annette est votre fille… Lorsqu’elle était petite, elle se nommait elle-même Annette et le nom lui est resté.

— Ô M. Jacques, s’écria Yvon, Annette est donc véritablement votre fille ?

— Oui, mon garçon… et que Dieu en soit béni !… Ah ! Elle est le portrait vivant de ma Stéphanne… M. le Curé le sait, lorsqu’Annette venait au Gite-Riant, j’aimais à la voir se parer des toilettes qu’avait porté ma femme et la chère enfant ne refusait jamais de me faire ce plaisir.

— C’est donc cela ?… balbutia Yvon. On me l’avait dit… Je ne comprenais pas… Et, dites-moi, M. Jacques, ce portrait encadré qui est sur une table, dans votre chambre à coucher, est-ce celui de votre femme… de Mme Livernois ?

— Oui, Yvon.

— J’ai entrevu ce portrait… certain jour… J’ai cru que c’était celui d’Annette.

Jacques Livernois sourit tristement : il avait eu le pressentiment de bien des choses… il avait compris les sentiments d’Yvon vis-à-vis d’Annette, depuis longtemps.

Mais Félix de Montvilliers parlait :

— Vous pouvez la prendre votre fille, M. Livernois, disait-il. Je me suis vengé de vous et de votre femme en obligeant Annette à se faire passer pour aveugle… Depuis l’âge de sept ans qu’elle… vole l’argent du public.

— Ô mon Dieu ! fit Annette en sanglotant.

— Nous savons tout cela, M. de Montvilliers, dit Yvon. Annette, la pauvre enfant n’est pas coupable. C’est vous le voleur, la brute ! Annette… Nous l’aimons, nous la respectons, à l’égal d’un ange du bon Dieu.

— Tiens ! Tiens ! s’écria l’ermite, avec un rire si insultant qu’Yvon eut envie de lui donner un soufflet.

— Ainsi, M. de Montvilliers, vous aviez enlevé Annette à sa pauvre mère ? Ah ! Soyez maudit, mille fois maudit.

L’homme de la Maison Grise haussa les épaules, puis il répondit.

— Je l’ai, en effet, enlevée, de force, à sa mère… moribonde… Quelle scène elle me fit, quelle scène !… Si vous aviez pu la voir votre femme se traîner sur le plancher et m’implorer de lui laisser son enfant !… S’il vous eut été donné de l’apercevoir votre Stéphanne chérie me suivant, à genoux (car elle n’avait plus la force de se tenir debout, encore moins de marcher) essayant de m’enlever sa Stéphannette… au moment de tomber morte à mes pieds ! Hé hé hé !

Mais le rire s’éteignit dans son gosier ; Jacques Livernois venait de lui sauter à la gorge, et tandis qu’Yvon, de son côté, faisait forcément ployer le genou du bourreau de Stéphanne, l’ex-gérant de banque étouffait celui-ci… lentement, mais sûrement.

Mais le prêtre intervint. Certes, ce dernier comprenait à quel sentiment obéissait son ami. Cependant, nul n’a droit sur la vie d’autrui.

M. Jacques ! implorait le prêtre. De grâce, M. Jacques !

— N’avez-vous pas entendu, M. l’abbé, ce que cet homme vient de raconter ? criait le propriétaire de la Ville Blanche. Il a…

— Je sais… Je sais, mon fils ; mais… Ah ! Voyez votre fille, votre Stéphannette ; elle est horrifiée de ce que vous faites !

Les doigts de Jacques Livernois se desserrèrent aussitôt. Il se contenta de repousser rudement Félix de Montvilliers, puis il courut auprès d’Annette.

— Ma fille ! s’écria-t-il. Pardon !

— Père ! répondit-elle. Venez, père chéri ! Venez, Yvon ! Vite, quittons cette sinistre demeure !

— Oui, oui, ma chérie, répondit tendrement Jacques Livernois. Retournons au Gite-Riant ! Viens, petite Reine de la Ville Blanche, viens !

Sans plus s’occuper de l’homme de la Maison Grise, tous s’acheminèrent vers la porte de sortie. Mais au moment de partir, le prêtre se tourna du côté de l’ermite et lui dit tristement, quoiqu’avec bonté :

— Que Dieu vous pardonne, M. de Montvilliers !


Chapitre VII

MARGUERITES ET FLEURS D’ORANGERS


Près d’un an s’est écoulé depuis les événements rapportés dans le chapitre précédent. On est au mois de juin. Un radieux soleil inonde la Ville Blanche et ses environs.

La Ville Blanche est parée comme pour une fête. Quoiqu’on soit au jeudi, tous les citoyens portent leurs habits des dimanches et s’acheminent vers l’église. Par les portes larges ouvertes du saint lieu arrivent des flots d’harmonie, et le parfum des fleurs se mêle à celui de l’encens. Décidément, c’est grande fête !

Mais avant de dire la raison de cette fête, racontons brièvement les incidents qui ont eu lieu, depuis que nous avons vu le Curé Prince, Annette, Lionel Jacques et Yvon quitter hâtivement la Maison Grise et son sinistre habitant.

Est-il nécessaire de dire qu’Annette avait été heureuse, au-delà de toute expression, de retourner au Gite-Riant, en compagnie de son père (Jacques Livernois) et de ses deux bons amis ? Elle avait tant souffert, moralement du moins, dans la maison de celui qu’elle avait cru être son grand-père !

Jacques Livernois avait résolu, d’après le conseil du curé, de reprendre son véritable nom. Une explication plausible ayant été donnée et crue, on s’accoutuma vite à l’appeler par son véritable nom.

Et Annette était réellement la Reine du Gite-Riant et de la Ville Blanche.

Mme Foulon était devenue la confidente de la jeune fille ; mais bientôt, celle-ci fit plus ample connaissance avec Madeleine Blanchet, et toutes deux devinrent amies inséparables. Madeleine, nous l’avons dit déjà, était la meilleure enfant au monde. Ce qui lui manquait cependant, c’était un certain poli, une certaine distinction de manières et de goût ; ces choses, elle les acquit vite, au contact d’Annette.

Madeleine était courtisée par le Docteur Rupert. Un jour, elle arriva au Gite-Riant, émue et joyeuse en même temps.

— Regardez, Annette ! fit-elle, en montrant à son amie une bague surmontée d’un diamant, qu’elle portait à l’annulaire de sa main gauche.

— Le Docteur Rupert… murmura Annette.

— Comment ! Vous saviez ?

— C’était clair comme le jour, ma chère, répondit, en riant, Annette.

— Et vous, Annette ?… Quand porterez-vous un gage de vos fiançailles avec M. Ducastel ? demanda Madeleine.

M. Ducastel et moi nous sommes d’excellents amis seulement, Madeleine, répondit, en rougissant un peu, la fille de Jacques Livernois.

— Oh ! Vraiment ! fit Madeleine, avec un sourire entendu.

Maintenant, parlons de M. et Mme Francœur. Ils étaient heureux à la pensée qu’Annette était réellement la fille de « M. Jacques » et qu’elle demeurait au Gite-Riant, la plus belle résidence au monde selon eux. Le bonheur des Francœur consistait à recevoir Annette de temps à autre, lorsqu’elle accompagnait son père, alors que celui-ci venait à W… par affaires.

Un autre qui était content de la tournure qu’avaient pris les événements, c’était Léon Turpin, l’enfant infirme du sellier. Il avait tant pleuré le pauvre petit, à la pensée que « M. l’Inspecteur » allait partir pour l’Europe… et puis, ne lui avait-on pas dit, dans le temps, qu’il ne reviendrait plus !

Un jour, on eut des nouvelles des d’Azur. Ils voyageaient en pays étranger, d’une ville européenne à une autre, accompagnés de leur « domestique » une négresse ayant nom Salomé, et suivis, presque pas à pas d’un certain vicomte ruiné, avide d’épouser la fille du millionnaire, afin de voir refleurir ses blasons.

Mais pour revenir à la Ville Blanche et expliquer pourquoi elle était en fête, arrêtons-nous un instant devant l’église et regardons… Dans l’encadrement des grandes portes viennent d’apparaître de nos amis : Yvon, donnant le bras à Annette, devenue Mme Ducastel, depuis un tout petit quart d’heure. Qu’elle est belle notre Annette, dans sa riche toilette de mariée !

Derrière les mariés, au premier plan, sont les deux témoins de la cérémonie qui vient d’avoir lieu ; ces témoins sont Jacques Livernois et Étienne Francœur, ce dernier, paraissant très bien en habit de cérémonie et coiffé d’un chapeau haut de forme.

Bien sûr qu’Yvon aurait pu choisir pour témoin un homme plus haut placé dans la société ; Étienne Francœur n’était qu’un simple journalier, on le sait. Le Docteur Rupert, le Notaire Soucy, M. Foulon, et bien d’autres de W… et de la Ville Blanche eussent été honorés d’être demandés et d’accepter cette charge : mais ni Yvon, ni Annette n’avait pu oublier les réelles bontés des Francœur à leur égard. Ces braves gens les avaient traités comme s’ils avaient été leurs propres enfants, et le seul moyen à leur disposition pour prouver leur reconnaissance ç’avait été de demander à Étienne Francœur de servir de témoin à leur mariage.

Suivant les deux témoins, venaient M. et Mme Foulon, le Docteur Rupert et Madeleine Blanchet, le Notaire et Mme Soucy, Patrice Broussailles et Anne-Marie Clouthier, cette dernière, la plus jeune des enfants d’Alphonse Clouthier, une de nos connaissances de la Ville Blanche. Patrice courtisait sérieusement Anne-Marie et il était à espérer qu’il l’épouserait, car cette vertueuse jeune fille avait acquis déjà beaucoup d’influence sur le caractère du « professeur » ; elle lui ferait une femme admirable.

N’oublions pas un autre invité à la noce : Léon Turpin, resplendissant dans un costume neuf, cadeau d’Yvon, pour la circonstance.

Dans la vaste salle-à-manger du Gite-Riant, artistement décorée de marguerites, les fleurs préférées d’Annette, deux longues tables, allant d’une extrémité à l’autre de la pièce, avaient été dressées. À la tête de la table d’honneur étaient le curé, et nos amis mentionnés plus haut. Les autres places étaient à la disposition des citoyens de la Ville Blanche, car tous, avaient été conviés aux noces ; tous aussi, s’étaient rendus à l’appel, jusqu’au vieux père d’Alphonse Clouthier. Ce bon vieillard, quoiqu’il se crut toujours à la veille de trépasser, promettait de vivre encore quelques années.

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Un soir, six mois après le mariage d’Annette et d’Yvon, Jacques Livernois arriva au Gite-Riant en retard pour le souper.

— Imaginez-vous, mes enfants, annonça-t-il, que j’arrive de chez le Notaire Soucy… Je viens d’acquérir une propriété la Maison Grise, qui était à vendre… Eh ! bien, je l’ai achetée.

— Ah ! Bah ! s’écria Yvon. Et l’ermite ?

— Il est allé se faire pendre ailleurs, celui-là, répondit Jacques Livernois en riant. La Maison Grise, ou plutôt le terrain l’environnant touche à ma carrière…

— Et qu’allez-vous en faire de la Maison Grise, père ? La démolir ? demanda Annette.

— Non pas, ma fille !… Je ferai démolir la partie qui tombe en ruines seulement. Je ferai restaurer le reste de la maison, que je mettrai ensuite à la disposition de ceux qui travaillent dans ma carrière ; c’est là qu’ils pourront se retirer, à l’heure du midi, pour prendre leur dîner et se reposer un peu… Je changerai le nom de la propriété ; je la nommerai le Refuge… Ce qu’il me faudra, par exemple, ce sera un gardien pour le Refuge

— Ludger Poitras… suggéra Yvon.

— Voilà justement l’homme qu’il faudrait ! Ce pauvre diable, sans feu, ni lieu, se croira dans le paradis, au Refuge. Bonne idée que la tienne, mon garçon !

— Yvon a toujours de bonnes idées, petit père, vous le savez bien ! fit Annette, et les deux hommes de rire de grand cœur.

— Cependant, M. Livernois, je crois que vous aurez de la difficulté à changer le nom de votre nouvelle propriété, dit Yvon en souriant ; elle portera toujours, j’en suis convaincu, le nom de la Maison Grise.

Yvon ne se trompait pas ; quoique le nouveau nom : Refuge eut été découpé en longues et larges lettres sur sa façade, jamais on ne nommait cette propriété autrement que la Maison Grise.

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Un an et demi s’écoula encore, puis, une enfant fut née aux Ducastel ; parrain et marraine : M. Jacques Livernois et Mme Étienne Francœur.

L’enfant reçut, au baptême, le nom de Stéphannette. Le parrain y tenait beaucoup, car, quoiqu’il appelât souvent sa fille par son véritable nom, celui d’Annette lui était resté et lui resterait toujours, probablement. Stéphannette devint l’idole de tous ; de ses parents, de son grand-père, de sa marraine, du mari de celle-ci, de M. et Mme Foulon, du Docteur Rupert et de Madeleine, sa femme, de Patrice Broussailles et d’Anne-Marie, son épouse. Léon Turpin affirmait que Stéphannette était un ange descendu tout droit du ciel, et ce pauvre Ludger Poitras, un jour que la petite lui avait souri, avait sangloté de joie. On avait surnommé Stéphannette : l’Ange de la Ville Blanche… Annette en serait toujours la Reine.

Nous laissons donc, heureux, tous ceux que nous avons aimés, à W… et à la Ville Blanche.

Mais la plus heureuse de tous, c’est incontestablement, Annette surtout lorsqu’elle compare sa vie actuelle, si calme, si paisible, si douce, à celle qu’elle menait jadis, alors qu’elle se croyait la petite-fille de l’homme de la Maison Grise.


Fin de la cinquième et dernière partie.