L’homme de la maison grise/01/16

L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 46-48).


Chapitre XVI

LA VOIX QUI FAIT PLEURER


Trois jours durant, il plut, et c’était on ne peut plus déprimant.

Yvon, habitué à prendre beaucoup d’exercice en plein air, se trouvait retenu, prisonnier presque, dans sa chambre… ce qu’il n’appréciait guère.

— Savez-vous, M. Jacques, dit-il, le deuxième soir de son emprisonnement, savez-vous que nous sommes réellement prisonniers dans notre chambre, depuis qu’il pleut ?

— Prisonniers, Yvon ? Que veux-tu dire ?

— Je veux dire que, quand même nous le voudrions, nous ne pourrions pas quitter ces quartiers qui nous ont été alloués, car la porte du petit corridor ouvrant sur la cuisine est toujours hermétiquement fermée, même aux heures des repas maintenant et il faut que je demande admission, chaque fois, avant qu’elle soit ouverte… Or, cette porte n’était jamais fermée auparavant.

— C’est… oui, c’est singulier… murmura Lionel Jacques.

— Singulier et… tracassant, M. Jacques… En cas d’incendie par exemple, nous serions pris, ici, comme dans une trappe… Cet homme, M. Villemont, est réellement fou… et c’est un fou dangereux, je le crains.

— Alors, Yvon, espérons que nous pourrons quitter cette maison au plus vite, fit le malade. Quel jour est-ce, aujourd’hui ?

— C’est mercredi, M. Jacques… Depuis hier matin qu’il pleut !

— Si le temps est beau demain, iras-tu en ville ?

— Je craindrais de commettre une imprudence en y allant, car les chemins doivent être en un piteux état… cette pluie détremperait des rochers, je crois… Oh ! écoutez donc tomber cette eau !

— Dans tous les cas, lorsque tu iras à W…, tu pourras en ramener la voiture de M. Francœur, car je me propose de quitter la Maison Grise soit lundi, soit mardi, annonça Lionel Jacques.

— Si tôt que cela ?… Le pourrez-vous, M. Jacques ?… Le transport…

— Oui, je le pourrai, une fois couché dans l’express de M. Francœur, je m’y trouverai très confortablement, j’en suis sûr. M. Villemont t’aidera à m’y installer, sans se faire prier, dit Lionel Jacques en riant ; il sera assez content de se débarrasser de nous le cher homme !

— Et vice versa, répondit Yvon, riant, lui aussi.

Pendant le souper, Yvon demanda d’un ton impatienté, ce qui eut le don d’amuser prodigieusement l’hermite :

M. Villemont, quand il pleut, par ici, est-ce pour… toujours ?

— Mais, non ! lui fut-il répondu. Quelquefois, la pluie tombe, sans cesser, pendant cinq ou six jours seulement…

— Cinq ou six jours seulement ? Grand Dieu ! J’aurai perdu la boule bien avant cela ! s’écria notre ami en éclatant de rire.

M. Villemont haussa les épaules et s’absorba dans le contenu de son assiette.

Voici la position qu’occupaient les deux hommes, à table : M. Villemont faisait face à la porte d’entrée : Yvon faisait face à la porte conduisant au petit corridor, et aussi, nécessairement, à celles des deux pièces du fond, ouvrant sur la cuisine.

Le jeune homme, que le bruit monotone de la pluie énervait et agaçait au suprême degré, ne mangeait guère ; de plus, il éprouvait une sorte d’impatience irraisonnée en regardant son hôte qui prenait tranquillement, ou plutôt sereinement son repas, nonobstant le mauvais temps.

— De quelle pâte est-il fait cet homme ! se disait Yvon. La pluie ne l’énerve certes pas… tandis que moi…

Soudain, ses yeux s’agrandirent, puis s’ouvrirent démesurément tout en se fixant sur l’une des portes du fond ; celle sur le seuil de laquelle Guido était couché… La poignée de cette porte tournait… doucement… sans bruit… mais elle tournait, bien sûr !…

— Est-ce que je rêve ?… se demanda-t-il. Est-ce mon imagination qui me joue de nouveaux tours ?… La poignée de cette porte vient-elle vraiment de tourner ?… Ah !

Un cri d’étonnement faillit jaillir de sa poitrine ; la porte remuait… elle s’ouvrait… lentement… Mais d’un pouce ou deux seulement… puis elle se refermait, sans le moindre bruit…

Yvon eut été porté à croire qu’il s’était trompé, si Guido ne s’était levé, debout, comme pour céder le passage à quelqu’un…

Le bruit que fit le chien en se levant attira l’attention de M. Villemont. Il se retourna vivement : mais le chien, voyant son maître le regarder d’un air courroucé, se hâta de se coucher en soupirant et en tremblant.

Vivement encore, l’homme de la Maison Grise fit face à Yvon, à qui il lança un regard chargé de soupçons ; mais le jeune homme était très occupé à sucrer son thé, ce qui parut rassurer son hôte.

Tout de même, plus d’une fois, pendant le reste du repas, les yeux d’Yvon croisèrent ceux de l’hermite ; peut-être celui-ci n’était-il pas tout à fait rassuré… Mais à propos de quoi ?…

À la fin, n’y tenant plus, le jeune homme se leva de table et se mit à préparer le plateau pour son malade.

M. Jacques, fit Yvon, durant la veillée, dites-moi… selon vous, quel est, de la solitude, l’effet le plus à craindre ?

— Pourquoi cette inversion, mon garçon ? demanda Lionel Jacques en riant d’un bon cœur. Mais, pour répondre à ta question… Sans inversion… je crois que la folie est, plus souvent qu’autrement, le résultat de la solitude… et je ne pense pas me tromper.

— C’est aussi mon opinion à moi. À vivre seul, on devient visionnaire, pour commencer, détraqué ensuite, mais, finalement, fou à lier.

— Qu’est-ce qui te fait faire pareilles réflexions, mon cher enfant ?

— Ah ! Bien des choses… que je vous raconterai… lorsque nous serons partis d’ici, car je ne serais pas étonné que les murs de la Maison Grise eussent des oreilles… de longues oreilles.

Le lendemain soir seulement, la pluie cessa de tomber et le soleil couchant irisa le paysage bouleversé environnant la Maison Grise.

Le samedi avant-midi, Yvon partit pour la ville, où il arriva vers les onze heures, à la grande joie de cette bonne Mme Francœur, qui se mit tout de suite en frais de confectionner un succulent dîner pour son pensionnaire.

Durant l’après-midi, il annonça à sa maîtresse de pension qu’il aurait besoin de l’express ; qu’il le ramènerait avec lui au chantier où se trouvait son malade.

— Ô M. Ducastel, répondit la brave femme, c’est Étienne qui va être désolé, je vous le dis !

— Pourquoi cela ? Est-ce qu’il se sert de son express aujourd’hui ?

— Non pas ! Mais l’attelage… La selle est brisée et…

— N’est-ce que cela ? C’est vite remédié. Où demeure le sellier, Mme Francœur ? Le savez-vous ?…

— Il demeure à l’autre bout de la ville. C’est un bon sellier que Guillaume Turpin par exemple !

— Turpin ?… N’a-t-il pas un fils ; un garçonnet d’une douzaine d’années qui boite ?

— Oui, M. l’Inspecteur. Léon Turpin ; c’est ainsi qu’il se nomme cet enfant. Vous le connaissez bien d’ailleurs, puisque c’est lui le commissaire de la houillère.

— Oui, je le connais. C’est un bon enfant… Alors, c’est son père, à Léon, qui est sellier ?

— Et un bon sellier aussi !

— Je vais lui apporter la selle alors et la lui faire réparer tout de suite, car je veux retourner à notre chantier de bonne heure.

— Comment se porte-il votre malade, M. Ducastel ? Je ne me suis pas informée de lui encore.

— Il se porte si bien. Mme Francœur, qu’il a l’intention de se faire ramoner chez lui lundi ou mardi.

— Vraiment ? Ah ! Tant mieux !

Comme Yvon sortait de chez le sellier, la selle étant réparée, il aperçut non loin, quelques personnes rassemblées.

— Qu’est-ce que ce rassemblement ? demanda-t-il à Léon, qui s’était offert à se charger de la selle, ce à quoi le jeune homme avait consenti, se proposant bien de rémunérer l’enfant ensuite. Que font ces gens ?… Un accident ?

— Oh ! non, M. l’Inspecteur !… C’est Annette, l’aveugle, répondit Léon. Elle chante, en s’accompagnant sur sa guitare ; c’est ainsi qu’elle gagne sa vie cette pauvre jeune fille.

— Ah ! fit Yvon, compatissant tout de suite. La pauvre enfant ! ajouta-t-il. Aveugle, hein ?

— Oui, M. l’Inspecteur. Tout le monde a pitié d’elle.

— Je le crois sans peine… Tiens, petit, donne-moi la selle et va déposer cette pièce de monnaie dans la main de la jeune aveugle, veux-tu ?

— Si je le veux ? Certes, oui. Monsieur ! s’écria Léon. Oh ! ajouta-t-il, la belle grosse pièce blanche !… Je crois bien qu’Annette n’en reçoit pas de pareilles souvent !

— Cours, Léon. Je vais t’attendre ici.

L’enfant partit à toutes jambes, malgré son infirmité et arriva auprès de l’aveugle, qui s’apprêtait à chanter.

— Tenez, Mlle Annette, fit-il. Un monsieur… M. l’inspecteur, vous savez… vous envoie cette belle grosse pièce blanche.

— Merci ! répondit l’aveugle, d’une voix douce. Remercie ce monsieur pour moi, n’est-ce pas. Léon, mon petit ?

— Je n’y manquerai pas. Mlle Annette ! répondit l’enfant, qui repartit en courant.

Il arriva, tout essoufflé, auprès d’Yvon.

— Annette m’a prié de vous remercier. M. l’Inspecteur, dit-il, en reprenant la selle des mains du jeune homme.

— La pauvre enfant ! murmura de nouveau notre ami.

Quittant la ville de bonne heure, Yvon se hâtait de retourner à la Maison Grise. Presto n’appréciait peut-être pas beaucoup l’idée de traîner une voiture, mais il se comportait assez bien, dans les circonstances, allant bon train… pour se débarrasser le plus tôt possible, sans doute, d’une fonction qui l’humiliait quelque peu… Quand on est cheval de selle, voyez-vous, on n’aime pas à tirer des express !

Mais soudain, le jeune homme arrêta son cheval et il écouta… Une voix douce et pure parvenait jusqu’à lui, chantant une mélodie plaintive, qu’accompagnait le son d’une guitare ; cette voix, c’était celle d’Annette, l’aveugle.

— Pauvre Annette ! Pauvre enfant aveugle ! murmura encore une fois Yvon, tandis que, sans s’en rendre compte peut-être, ses yeux se mouillaient de larmes.

FIN DE LA
PREMIÈRE PARTIE