L’histoire romaine à Rome (RDDM)/I
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 962-985).
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L’HISTOIRE ROMAINE
A ROME



IV.
MONUMENS DE LA REPUBLIQUE. - RELATIONS DE ROME AVEC LA GRECE.
La voie Appienne. — Le premier aqueduc. — Les ponts romains. — Temples bâtis sous la république. — Colonnes rostrales - Statue de Pyrrhus. — Souvenirs d’Annibal. — Statue de Marcellus. — Buste de Scipion l’Africain. — Tombeau des Scipions. — Rome ville latine. — Premières communications de Rome avec la Grèce. — Le génie grec et le génie romain. — Naples et Rome. — Influences de la civilisation grecque et emploi du grec à Rome. — Jugement sur cette influence.





La force et la persévérance qui dirigeaient les laborieuses conquêtes des Romains sont empreintes dans un grand ouvrage qui subsiste encore : c’est la plus ancienne des voies pavées construites par eux, la voie Appienne. Elle fut l’œuvre d’un patricien appartenant à la famille Claudia, et dont la mort fut honorée par les regrets des plébéiens, qu’en vrai Claudius il avait traités avec bailleur et dureté. Il s’appelait Appius Cœcus, Appius l’Aveugle. La via Appia porta justement son nom, car l’autre censeur, n’ayant pas osé braver quelques mécontentemens que la sévérité de tous deux avait provoqués, s’était démis de sa charge. Appius, avec l’opiniâtre intrépidité de sa famille, était resté seul en fonctions. Chacun sait ce que sont les voies romaines, car on les trouve partout, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Algérie, en Orient ; partout le voyageur, au milieu d’un chemin moderne, dans une forêt, dans un désert, découvre un fragment de voie romaine qui se reconnaît tout d’abord à son air de solidité, et avec ce bout de grande route apparaît aussitôt la toute-puissance du peuple romain. Là où les Romains ont mis le pied, ils ont voulu le poser sur ces larges dalles enfoncées dans un lit de ciment et de cailloux, et formant une route large, droite, qui va devant elle à travers les marais, les sables, les montagnes, et qu’on pourrait appeler une chaussée des géans.

La voie Appienne, la première en date de ces routes, fut avec le temps une des plus longues ; on l’appelait la reine des voies romaines,

Appia longarum teritur regina viarum.

Plus tard, elle alla jusqu’à Brindes. Appius, du premier effort, la poussa jusqu’à Capoue.

On se demande pourquoi, au commencement du Ve siècle, à Rome, on traçait dans cette direction une route monumentale. C’est que de ce côté se tournait alors tout l’effort de la puissance romaine ; la même impulsion entraînait vers le sud de l’Italie, chemin de la Grèce et de l’Orient, les légions de Rome à travers les gorges de l’Apennin, et pointait pour ainsi dire la voie nouvelle vers la Campanie. Par là, Rome devait un jour entrer en relations de conquête, de commerce, d’art, avec le reste du monde civilisé. Appius obéissait à l’inspiration du génie romain. Cet aveugle voyait assez clair dans l’avenir :

Multa videns anime, lumine coecus erat.

Le moyen âge, par beaucoup plus de points qu’on ne le croit d’ordinaire, se rattache à l’antiquité. Les rois barbares habitaient les palais impériaux des Romains ; les premiers castels féodaux furent des castella, c’est-à-dire des positions fortifiées contre l’invasion. Les voies romaines furent à peu près les seules grandes routes du moyen âge. Les empereurs allemands suivaient la voie Flaminienne pour venir à Rome, et toutes les armées étrangères prenaient la voie Appienne pour aller à Naples. Celle-ci servit seule de communication entre Rome et Albano, jusqu’au jour où quelques familles féodales, les Savelli, les Gaetani, retranchées dans les tombeaux romains qui bordaient la voie, et qu’elles transformèrent en châteaux-forts, rendirent le chemin si dangereux pour les voyageurs et surtout pour les marchandises, que les uns et les autres prirent une direction parallèle à peu de distance. Ainsi se forma la route actuelle qui conduit à Albano. Dans ces dernières années, l’ancienne via Appia, dont on connaissait la direction et dont le pavé même apparaissait déjà sur une assez grande étendue, est pour ainsi dire sortie de terre. On a déblayé le sol sur toute sa longueur. Les trottoirs antiques ont été mis en évidence. Un grand nombre de tombeaux masqués par des constructions modernes ou ensevelis sous des décombres ont été dégagés. Maintenant on marche pendant plusieurs heures entre ces monumens, qui forment des deux côtés de la route une magnifique avenue funèbre. C’est comme la rue des Tombeaux qu’on traverse pour arriver à la porte de Pompéi, avec la différence dans la dimension des tombes et la longueur du chemin qui doit se trouver entre une jolie petite ville de la Campanie et la capitale du monde. Toutes les routes qui aboutissent à Rome étaient ainsi. Sur le bord de chacune d’elles, on voit quelques tombeaux, jalons épais de la double ligne que formaient les constructions funéraires rangées autrefois des deux côtés de la voie Latine, de la voie Tiburtine, de la voie Nomentane, etc. La voie Appienne a montré ce qu’étaient plus ou moins toutes les autres, et offre un magnifique spécimen des abords de Rome au temps de sa plus grande puissance. Ce sera bientôt la route ordinaire de Naples à Rome, et c’est par cette allée de sépultures qu’il conviendra d’entrer dans la ville des ruines.

Le même homme a attaché son nom à la création des deux sortes de constructions les plus propres au génie romain. L’auteur de la voie Appienne a fait bâtir le plus ancien aqueduc. Les lignes d’aqueducs qui subsistent encore intactes ou brisées font un si magnifique effet dans la campagne romaine, qu’on est un moment tenté d’oublier que ces monumens, pittoresques au plus haut degré, sont aussi des monumens utiles. Cependant on est ramené à cette considération en savourant à son dîner l’eau excellente qu’on boit à Rome ; car cette eau (du moins dans la partie qu’habitent les étrangers) est l’eau vergine, l’aqua virgo, choisie entre toutes pour son excellente qualité, et amenée par un aqueduc de quatorze milles qu’Agrippa a construit et que Sixte-Quint a réparé. Du reste, les anciens eux-mêmes avaient été frappés de ce caractère d’utilité particulier à l’architecture romaine. Strabon et Denis d’Halicarnasse, Grecs tous deux, le signalent à l’envi, et Frontin, dans son orgueil de Romain, oppose avec dédain à ces constructions qui apportent l’eau nécessaire pour abreuver un si grand nombre d’hommes les inutiles pyramides [pyramides otiosas) et les œuvres sans résultat (inertia), mais si pompeusement célébrées des Grecs.

Il faut remarquer toutefois que les aqueducs ne se bornent pas à être utiles, qu’ils sont beaux. Il n’était pas nécessaire de donner aux piliers qui soutiennent les arceaux cette masse qui les rend si imposans. Évidemment il y a là une prodigieuse puissance, et au point de vue économique une dépense inutile. Les modernes, quand ils entreprennent de grands travaux de ce genre, n’y mettent que l’indispensable. J’ai fait ce rapprochement ailleurs, au sujet de l’aqueduc de New-York ; on peut le faire à l’occasion du magnifique viaduc qui franchit les vallées situées entre Albano et Laricia, viaduc que le gouvernement romain vient de terminer[1]. Au Sœmmering, le chemin de fer, que par d’admirables travaux on est parvenu à faire passer au-dessus d’une montagne, est soutenu par des ponts d’une solidité très suffisante ; mais ces ponts sont en brique, et les piliers sont minces et frêles, comparés aux piliers robustes, en pierres énormes, qui soutiennent l’aqueduc romain. Cependant cet aqueduc n’était pas construit pour porter des wagons chargés de plusieurs milliers, mais seulement un ruisseau. Les Romains eussent pu épargner les matériaux et la dépense, et leurs aqueducs eussent, comme on dit, très bien fonctionné. Les Romains n’ont point fait cette économie ; ils ont taillé de gros blocs de poperino, ils ont dressé des piliers inutilement majestueux, C’est qu’ils ne visaient pas seulement à l’utile, même dans une œuvre dont l’utilité était le but ; ils cherchaient, aussi le beau et le grand. Du reste ceci ne s’applique point à l’aqueduc d’Appuis Claudius : ce n’était qu’un conduit souterrain, quelques arceaux seulement s’élevaient au-dessus du sol. C’est sous l’empire que nous verrons paraître ces immenses arcades bâties, selon la magnifique expression de M. de Chateaubriand, pour apporter aux Romains l’eau sur des arcs de triomphe.

Les ponts étaient encore une des œuvres remarquables du génie romain ; c’était la continuation et le complément des voies. Ils en ont jeté sur le Rhin et sur le Danube. Tous les ponts qui existent à Rome sont construits sur les bases d’un pont antique. Parmi les ponts de l’ancienne Rome, celui qu’Horatius Coclès, à en croire Tite-Live, défendit seul contre les soldats de Porsenna était en bois, comme l’indique son nom, sublicius. Longtemps on en respecta la structure primitive, et il fut toujours en bois durant toute la durée de la république et jusque sous les Antonins ; mais, quand les eaux du Tibre sont basses, on voit encore quelques-unes des assises en pierre qui soutinrent plus tard le plus ancien et le plus célèbre des ponts romains.

Celui qui a succédé au pons Palatinus, et qu’on appelle ponte Rotto, pont brisé, ne mérite que trop son nom, car il fut détruit par les eaux du Tibre et refait plusieurs fois au moyen âge. C’est dommage, il avait aussi son histoire : il rappelait ce que la république romaine eut de plus glorieux et ce que l’empire romain eut de plus infâme. Il fut terminé par Scipion l’Africain, et les soldats révoltés y précipitèrent dans le Tibre le cadavre d’Héliogabale, après avoir tenté en vain de le faire entrer dans un égout, qui se trouva trop étroit, et lui avoir attaché un poids, de peur qu’il n’abordât quelque part, pour être bien certains qu’il serait privé de sépulture, C’est pour la même raison qu’on noyait avec une précaution semblable les parricides. Aujourd’hui le pont Palatinus a été remplacé par un pont en fer. L’invention moderne fait un étrange contraste avec les antiques souvenirs. À Rome, il faut s’habituer à ces contrastes : la voie Flaminienne est éclairée par le gaz, et la cheminée du gazomètre s’élève tout près de l’endroit où la louve vint allaiter Romulus exposé aux bords du Tibre.

La république a laissé peu d’édifices qui datent de ses beaux temps. Quoiqu’elle en ait construit alors un grand nombre, il n’en reste guère qu’un seul qu’on puisse attribuer avec certitude à cette glorieuse époque : c’est le temple de la Fortune virile, qui a été transformé en église. Simple, correct, sévère, il a bien le caractère de l’architecture romaine et républicaine, quoiqu’il soit déjà imité des Grecs. Presque tous les autres temples construits avant l’empire ont péri ou n’ont laissé debout que quelques colonnes, mais le nombre de ces temples a été fort considérable. Comme je l’ai dit, il n’y eut presque point de guerre où les généraux de la république ne vouèrent pas un temple à quelque divinité pour obtenir par son entremise la victoire : vœu tout à fait pareil à ceux qui ont fait élever plus d’une église au moyen âge. Les noms seuls de ces temples sont donc des monumens de l’histoire romaine. Camille en érigea plusieurs, un entre autres à la Concorde, lors d’une réconciliation passagère des patriciens et des plébéiens. Cet édifice devait, malgré son nom, être lié au souvenir des plus terribles dissensions civiles, car Cicéron y prononça plusieurs de ses catilinaires. Quand les Gracques eurent été assassinés par les patriciens, Opimius, un des meurtriers, en éleva un nouveau : triste concorde que celle qui s’établit par le triomphe de la violence. Tibère aussi osa relever le temple de la Concorde immortalisé par Camille et par Cicéron. Auguste fit mieux, il rebâtit le temple de la Liberté, qu’avait élevé le père des Gracques. Il fallait, pour consacrer un temple à la Liberté, qu’il se sentit bien sûr de l’avoir complètement étouffée. On est parvenu à déterminer l’emplacement probable d’un certain nombre de temples de l’époque républicaine, et les plus beaux noms, les plus grands faits de l’histoire romaine sont rappelés par eux. Quelquefois la science détruit des illusions qu’on regrette. Ainsi le temple dédié à la Piété, sur le lieu où avait été la prison dans laquelle une jeune femme nourrit de son lait son père, d’autres disent sa mère, condamnée à mourir de faim, — ce temple n’est pas celui dont on montre encore quelques colonnes. Le temple de la Piété, qui s’éleva pour immortaliser le souvenir de la charité romaine, n’existe plus : la place même qu’il occupait a été recouverte par le théâtre de Marcellus. Byron n’en savait pas tant, et les ruines du temple apocryphe lui ont inspiré de beaux vers : heureux péché contre l’archéologie. Felix culpa !

Ce qu’on sait de la disposition de plusieurs de ces temples et souvent les noms seuls des divinités auxquelles ils étaient consacrés nous font lire dans l’âme des anciens Romains. Les temples unis de la Vertu et de l’Honneur étaient placés de sorte qu’il fallait passer par le premier pour arriver au second, ingénieux et grave enseignement donné par une disposition architecturale. À côté du temple de Bellone se dressait la colonne de guerre près de laquelle le prêtre lançait une pique vers le point du monde qu’allaient attaquer les Romains. Ces circonstances ne sont-elles pas caractéristiques des sentimens de la vieille Rome ? Le culte des anciens dieux du Latium se maintint à Rome tant que les mœurs y gardèrent quelque chose de l’antique simplicité latine. La république éleva des temples à Janus, à Sylvain, à Faunus, à Fidius, aux Camènes ; on ne voit plus ces divinités indigènes figurer parmi celles qu’adore l’empire. La religion de l’empire est plus grecque, plus cosmopolite : elle a cessé d’être latine. Les Romains ont perdu en toute chose les traditions du rude et simple génie de leurs pères. N’est-il pas intéressant de voir Rome républicaine élever des temples à des divinités comme la Santé, la Jeunesse, l’Espérance ? Le sentiment de la force dans le présent et de la confiance dans l’avenir n’est-il pas là ? Enfin, sans tirer des conséquences trop rigoureuses d’une arithmétique un peu conjecturale, n’est-il pas remarquable que Rome ait dédié sept ou huit temples à la Fortune, dont un sur le Capitole, quelques-uns de plus à Minerve qu’à Mars, et, avant l’empire, un seul à Apollon et un seul à Vénus ?

À Rome, les monumens de l’empire sont nombreux, ceux de la république sont rares ; le hasard de la conservation a été aveugle, comme l’est toujours le hasard ; souvent même il semble avoir été dirigé par une puissance ennemie de ce qui est bon, qui a détruit ce qui méritait d’être conservé et a épargné ce qui en était peu digne. C’est ainsi que tant de mauvaises statues ont été respectées par le temps et que tant de chefs-d’œuvre ont péri. C’est ainsi que nous avons perdu, perte à jamais regrettable, plusieurs des décades de Tite-Live, une portion considérable de Tacite, et que nous avons conservé la Thébaïde de Stace, le poème de Silius Italicus, beaucoup de rhéteurs et de grammairiens qui à eux tous ne valent pas une page de Tite-Live ou de Tacite. La destruction est inintelligente, la conservation est capricieuse : les thermes de Caracalla subsistent, le temple de la Vertu et de l’Honneur n’a pas laissé de vestiges. Que ne pouvons-nous choisir dans les monumens ceux que nous aurions voulu sauver ! Mais nous sommes en présence des ruines romaines, comme Philoctète à Lemnos, apprenant qu’Achille et Agamemnon ne sont plus, et s’écriant : « Thersite vit sans doute ! » Il n’en est que plus nécessaire de ne rien négliger de ce qui nous reste des beaux temps de la république. Aussi contemple-t-on avec émotion les plus faibles débris de cette époque glorieuse, et s’arrête-t-on respectueusement devant un fragment de l’inscription gravée sur la colonne rostrale de Duilius, monument de la première victoire navale de Rome sur Carthage.

Michel-Ange, ce jour-là conservateur de l’antiquité, qu’il ne respectait pas toujours, par exemple quand il dérobait les pierres du Colysée pour bâtir le palais Farnèse, ou quand il enlevait une architrave du temple de la Paix pour en faire un piédestal à la statue équestre de Marc-Aurèle ; Michel-Ange a encastré le fragment de l’inscription en l’honneur de Duilius dans la restitution qu’il a pu faire avec certitude, d’après les médailles, de la colonne rostrale elle-même. L’inscription est antique, seulement on croit qu’elle a été renouvelée sous l’empire, mais sans que l’orthographe ancienne ait été altérée. On sait qu’une colonne ornée de ces pointes de bronze placées à la proue des vaisseaux, et qu’on appelait rostra, avait été élevée dans le Forum devant la tribune aux harangues, à laquelle elle donna ce nom immortalisé par l’éloquence et par la mort de Cicéron. Ces rostres n’étaient pas ceux de Duilius : c’étaient ceux qui rappelaient un triomphe naval sur les Antiates. L’orgueil qu’inspirait aux Romains une victoire moins commune que celles qu’ils étaient accoutumés à remporter sur terre explique cette distinction extraordinaire accordée au vainqueur d’Antium : la puissance maritime, la richesse commerciale, suite de cette puissance, étaient représentées par ce signe. Les Anglais, dans une pensée analogue, et qui a aussi sa grandeur, ont associé aux luttes de l’éloquence un symbole de la richesse commerciale de leur pays, en faisant asseoir le chancelier dans la chambre des communes sur un sac de laine.

Le désir de ne rien omettre de ce qui peut à Rome rappeler les beaux temps de la république me fait mentionner ici la seule trace qui reste de la guerre contre Pyrrhus. Les géologues ne dédaignent pas le plus mince débris de la création dont ils recomposent l’histoire, et dans cette résurrection de l’histoire romaine par les monumens je dois faire comme les géologues. Pyrrhus ne vint pas à Rome ; la fortune de Rome l’arrêta dans Préneste, où elle avait déjà un temple avant celui qu’éleva l’heureux Sylla. Le seul débris qui fasse souvenir de Pyrrhus, c’est une cuirasse ornée de têtes d’éléphans en bas-relief, et que pour cette raison on suppose avoir appartenu au prince épirote. On a restauré cette statue en Mars, mais c’est un affreux Mars, et je crois que je n’aurais pas parlé de ce douteux vestige, si je n’avais tenu à protester contre l’absence de goût qui a fait placer cette monstrueuse statue dans un lieu apparent, en face de l’escalier par lequel on monte à la galerie des antiques du Capitole.

Ce ne sont pas seulement les petits peuples voisins de Rome et les Gaulois, cette race follement intrépide, qui menacèrent les murs de Rome, et attachèrent leur souvenir à ses faubourgs. Un ennemi venu de loin parut un jour devant ses portes. Annibal poussa une reconnaissance jusqu’à la porte Colline, dont remplacement est compris dans l’enceinte de la Rome papale. On sait que la porte Colline, par laquelle les Gaulois entrèrent dans Rome, était située au coin de la Via Pia et d’une rue qui conduit à la porte Salara. Le cheval du Carthaginois a galopé sur les pas de Brennus, devançant Alaric, qui devait entrer dans Rome du même côté, le long de cette rue tranquille comme son nom, et qui est aujourd’hui la promenade favorite des cardinaux. La terreur se répandit aussitôt dans la ville. Des soldats numides, qui étaient au service de la république, étant descendus de l’Aventin pour aller défendre la porte Colline menacée, on crut que c’était l’avant-garde d’Annibal qui s’avançait, et une panique s’ensuivit. Terreur absurde, car Annibal était à l’est de la ville, et ses soldats ne pouvaient venir de l’Aventin, qui est à l’ouest ; mais la peur ne raisonne pas, et un moment à la pensée d’Annibal dans ses murs Rome eut peur !

Si la foule désarmée, qui seule était restée dans la ville, fit paraître un trouble insensé, jamais le sénat ne se montra plus grand que dans cet extrême péril. C’est alors que le terrain occupé par le camp d’Annibal fut mis en vente et trouva un acheteur qui le paya ce qu’il valait en temps ordinaire. Annibal ne voulut pas demeurer en reste d’assurance, il mit en vente les boutiques du Forum romain. Ceci était une bravade et presque une comédie, tandis que la vente du terrain que couvrait son camp était sérieuse, et témoignait chez les Romains de cette confiance invincible dans leurs destinées à laquelle ils durent la puissance de les accomplir.

Le voyageur qui est venu par terre à Rome a fait à peu près la même route qu’Annibal ; il a pu suivre les bords du lac de Trasimène, et en se souvenant de son commode passage des Alpes, dont il n’a pas dissous les rochers avec du vinaigre (et, je pense, Annibal pas davantage), il ne peut s’empêcher de sourire aux terreurs des Carthaginois en présence de ces sommets qu’ils jugeaient infranchissables, et que franchit chaque jour la malle-poste. Annibal eut assez de peine à persuader à ses soldats que les Alpes ne touchaient pas le ciel.

Il y a cinquante ans, les savans vous auraient montré sur la route, comme témoins du passage d’Annibal, les os des éléphans numides enfouis dans les sables ; mais la géologie, éclairée par Cuvier, a fait connaître que ces os étaient ceux d’éléphans fossiles plus anciens de quelques milliers de siècles qu’Annibal et les Romains. La collection de la villa Albani renferme un prétendu portrait d’Annibal ; ce portrait est dénué de toute authenticité. Cet Annibal n’a rien d’africain et n’est pas borgne ; mais on voit à Rome les portraits de deux ennemis d’Annibal, Marcellus et Scipion l’Africain.

La statue qui porte le nom de Marcellus n’est pas d’une authenticité bien démontrée ; elle convient du moins admirablement au destructeur de Syracuse. Elle frappe par une simplicité tranquille, une fermeté sans effort, une attitude aisée et souveraine. Ce peut bien être l’image du Romain sans colère et sans pitié qui ordonna d’épargner Archimède, et livra au pillage la plus grande et la plus magnifique cité de la Sicile, qui pleura sur le désastre de Carthage et châtia si sévèrement les Carthaginois de leur résistance. Si ce n’est pas Marcellus, c’est certainement, comme le dit M. Emile Braun[2], un Romain de la vieille étoffe, — von aechtem Schrot und Korn. Ce Romain, quel qu’il soit, est assis dans la salle du musée Capitolin qu’on appelle la Salle des Philosophes parce qu’elle contient les portraits, souvent fort douteux, des principaux philosophes et des plus célèbres poètes de l’antiquité. Entouré de ces hommes de la pensée et de l’imagination, Grecs pour la plupart, le Romain, homme d’action, les regarde avec la supériorité calme de la force ; il semble se dire, dans son impassible orgueil, que la philosophie, la poésie, l’éloquence de la Grèce sont de faibles armes contre l’énergie dominatrice du peuple romain.

Pour Scipion l’Africain, l’authenticité de ses bustes est certaine ; on les reconnaît tout d’abord à une cicatrice au-dessus du front. Bien des Romains devaient avoir de pareilles cicatrices, et d’ordinaire on n’a pas songé à les reproduire : être blessé en combattant était chose trop naturelle pour que le sculpteur tint compte d’un pareil accident ; mais Scipion, à dix-sept ans, avait reçu vingt-sept blessures en défendant son père. Peut-être en a-t-on indiqué que pour rappeler les autres, par un respect particulier pour la piété filiale, cette vertu plus honorée par les Romains, s’il est possible, que le courage. Ce buste, sévère et bien romain, est de ceux qui pour moi n’expriment pas complètement le caractère de l’homme qu’ils représentent. Je reconnais le général énergique et résolu comme étaient tous les généraux romains ; mais où est le coup d’œil inspiré du vainqueur de Zama ? Où est le rayonnement superbe du front de ce mortel extraordinaire qui à Rome se mettait au-dessus des lois de Rome, et répondait à une accusation de péculat en rompant l’audience et en entraînant ses juges avec la foule au Capitole pour aller y remercier les dieux de son triomphe ? où est surtout le génie mystique, peut-être à la fois sincère et habile, de cet étonnant Romain qui passait plusieurs heures seul dans le temple à s’entretenir avec Jupiter, dont quelques-uns le croyaient le fils ? Je cherche tout cela, et je ne vois qu’un front intelligent, un visage plein, une mâchoire forte, beaucoup d’énergie et de puissance, rien d’héroïque et de divin. Je crois que le sculpteur n’a pas compris tout ce qu’il devait y avoir de singulier et presque de surnaturel dans l’expression du visage de Scipion, et que celui-ci a un portrait plus ressemblant dans l’histoire et dans notre pensée que dans son buste.

L’épitaphe de Scipion l’Africain ne s’est point retrouvée dans la sépulture de sa famille. Pour punir l’ingratitude de ses concitoyens, il avait déshérité sa patrie de ses cendres. « Ingrate patrie, s’était-il écrié, tu n’auras pas mes os ! » Le sépulcre creusé sous le mont Cœlius, près de la porte Capène, contenait des inscriptions et une tombe, qui ont été portés au Vatican. Cette tombe est un des plus curieux monumens de Rome ; elle a été taillée dans ce tuf volcanique, rugueux, grisâtre, semé de taches noires qui semblent des fragmens de charbon, et qu’on appelle peperino. Sur le peperino, la mémoire d’un Scipion appelé le Barbu (barbatus) est célébrée par une inscription tracée en caractères très irréguliers ; les lignes sont loin d’être droites, le latin est antique ; en voici la traduction : « Cornélius Lucius Scipius Barbatus, né d’un père vaillant (gnaivod), homme courageux et prudent, dont la beauté égalait la vertu. Il a été parmi vous, — voyez comme le Romain s’adresse aux vivans, — consul, censeur, édile ; il a pris le Samnium (Samnio coepit) ; il a soumis toute la Lucanie, il a emmené des otages. » Y a-t-il rien de plus grand et de plus romain ? Quelques faits en quelques mots : l’un de ces faits est la conquête d’une partie de l’Italie, le pays des Samnites, les plus redoutables ennemis des Romains. Il a pris la Lucanie, il a pris le Samnium, voilà tout. Mais ceci est bien digne de remarque : la forme et les ornemens de ce tombeau sont grecs. Il y a là des volutes, des triglyphes, des gouttes, des denticules grecs. On ne saurait imaginer un plus grand contraste, et rien qui fasse mieux voir la culture grecque venant, pour ainsi parler, surprendre et saisir au berceau la rudesse latine. Ce spectacle nous prépare à ce que nous allons voir, l’invasion du génie grec dans la civilisation romaine. Avant de passer aux monumens qui à Rome attestent ce grand changement, je dois encore un souvenir à Scipion l’Africain.

Il y a bien des années, près de Naples, là où fut l’ancienne Literne, lieu de l’exil et de la mort de Scipion, et où le commencement de son épitaphe, ingrata patria, a donné son nom au village de Patria, j’étais allé chercher cette tombe, comme font tous les voyageurs. Le cicérone de l’endroit était absent ; deux paysans s’offrirent à le remplacer. Ils cherchèrent longtemps. L’un d’eux, je m’en souviens, en battant un champ de grands roseaux, criait à l’autre : l’as-tu trouvée, la tombe de Scipion ? Ils ne la trouvèrent point ; mais quel monument eût valu cette battue faite par deux pauvres diables en quête d’une tombe cachée parmi les roseaux, qui était la tombe du vainqueur d’Annibal !

Victorieuse des peuples de l’Italie centrale, Rome arriva dans la Campanie, et là elle rencontra la Grèce. Cette rencontre amena la seule révolution morale, à vrai dire, que Rome ait connue depuis qu’elle eut subi l’ascendant de la civilisation de l’Etrurie sous les rois. C’est un événement décisif et capital. Tout ce qui dans les monumens montre l’action de la Grèce sur Rome offre donc, outre un intérêt d’art, un enseignement sérieux. Le spectacle des ruines et des statues est encore ici la meilleure leçon d’histoire.

Dans la période qui s’écoule entre l’expulsion des Tarquins et les premières communications avec les Grecs, nous avons vu le génie de Rome se produire par deux créations qui lui sont propres : les voies et les aqueducs. Cela suffit pour manifester la présence et l’originalité de ce génie. Ces deux classes de monumens ne furent pas empruntées à l’Etrurie. Rome n’était plus étrusque, et comment eût-elle pu l’être encore ? On se rappelle avec quelle fureur elle chassa les Tarquins. Depuis ce temps, Rome n’eut plus avec l’Étrurie d’autre rapport que la guerre et la conquête. Elle avait été étrusque sous les rois, mais elle était née à elle-même avec la liberté.

Depuis l’établissement de la constitution républicaine, si elle garda quelque chose d’étrusque, ce fut plus à la surface qu’au dedans, plus dans ses superstitions que dans sa religion, plus dans ses pompes et ses insignes de commandement que dans son organisation civile, plus dans ses coutumes que dans ses mœurs. Sa religion, son organisation, ses mœurs, ne furent plus étrusques, mais latines : des cérémonies, des costumes, des jeux, même quelques institutions politiques et militaires venues de l’Etrurie, ont bien pu se conserver et se sont conservés en effet chez les Romains, l’histoire et les monumens en font foi ; mais tout cela était la forme, non la substance de la civilisation romaine. Le fond de cette civilisation, ce fut le génie agricole, guerrier, religieux des Latins.

Les peuples montagnards contre lesquels Rome soutint si longtemps de si rudes guerres, les Sabins, les Volsques, les Samnites, ne paraissent pas avoir foncièrement différé des Romains ; leurs langues appartenaient à cette famille des langues italiotes qu’on rencontre partout dans la péninsule, excepté en Etrurie, et dont le latin faisait partie. Le peu de mots que l’on connaît de ces idiomes montagnards sont en général des mots latins. Il y a plus, telle expression latine qui ne se retrouve plus dans l’italien parlé à Rome s’est conservée chez les habitans de la montagne. Ainsi de socci (brodequins) s’est formé chocci, nom qu’ils donnent à leurs guêtres de cuir, ce qui les fait appeler par les artistes français, auxquels ils servent souvent de modèles, chauchards. L’analogie du langage de ces peuples avec celui des anciens Romains est encore prouvée par une circonstance digne de remarque : nous ne voyons jamais chez les historiens latins qu’il soit question de truchemens, comme ces historiens ont soin de le dire quand il s’agit des Étrusques. Coriolan n’aurait pas eu le temps et n’eut certainement pas besoin d’apprendre la langue des Volsques pour commander leur armée. Les députés que le sénat envoya aux Samnites après le désastre des fourches caudines et le consul qu’il leur livra n’eurent point à étudier le samnite pour être entendus du peuple et des soldats ; ils furent aussi bien compris que le serait aujourd’hui un Romain dans les Abruzzes. Des deux côtés, les noms propres sont souvent les mêmes et ont toujours également la physionomie latine. Plusieurs familles venues du dehors, les Claudius, par exemple, de la Sabine, ne sont pas celles où s’est montré le moins énergiquement ce qu’il y a de plus saillant dans le caractère romain. Je le répète, rien dans les noms, les institutions, la religion de ces peuples ne paraît différer des mœurs, des institutions, de la religion romaines. Leurs cités guerrières se gouvernaient elles-mêmes ; ainsi que Rome, elles avaient des magistratures analogues, quelquefois identiques. Il est parlé de leurs consuls, de leurs dictateurs, et le mot imperator se retrouve, un peu contracté seulement, dans l’embratur des Volsques.

Ces peuples aussi semblent très religieux, et l’on ne voit pas chez eux de traces d’une autre religion que l’ancienne religion latine. Les Romains commencèrent de très bonne heure et continuèrent très tard à être en commerce religieux avec les Latins. Dès le règne de Servius Tullius, on voit les deux peuples élever un temple en commun sur le mont Aventin, et au milieu du VIe siècle de Rome les députés de cette ville se réunissaient encore à ceux de quarante-six autres villes sur le mont Albain, dans le temple de Jupiter Latiaris, pour y célébrer tous ensemble les fêtes latines, feriœ latinœ. Ce sanctuaire du Latium, toujours honoré et rebâti sans doute plusieurs fois par les Romains, existait vers le milieu de XVIIIe siècle, et il a fallu qu’un Stuart banni, le cardinal d’York, vint là pour le détruire et élever sur ses fondemens, reconnaissables encore, le couvent des passionnistes.

Ces peuples ne paraissent pas avoir eu de villes aussi considérables et aussi fortifiées que l’était Rome. Rome, qui les eut bientôt dépassés par sa grandeur, et, je crois, par la supériorité de son institution politique, était cependant sortie du sein de ces populations analogues entre elles et analogues à elle-même. Elle dut son premier accroissement à des tyrans plus civilisés qu’elle ; elle dut le reste à ce qu’il y eut de particulier dans sa fortune et son génie. Les Romains n’en furent pas moins, durant les premiers siècles de la république, une nation de même sorte que celles qui les entouraient, une nation latine.

On ne saurait croire qu’avant le VIe siècle Rome n’ait eu aucunes relations avec la Grèce. Il est vrai qu’on ne saurait non plus admettre les origines helléniques données par les historiens, et surtout par les historiens grecs, aux peuples et aux villes de l’Italie. À les en croire, les Sabins seraient les descendans des Spartiates, filiation fabuleuse qu’avait probablement fait imaginer la rigidité proverbiale des mœurs sabines. Plusieurs villes d’Italie avaient eu pour fondateurs des demi-dieux ou des héros grecs, Hercule, Diomède, Ulysse ; d’autres, des héros troyens ; Padoue, par exemple, Anténor, dont on montre encore aujourd’hui le prétendu tombeau dans une rue de la ville ; Albe, le pieux Enée, en mémoire duquel la truie célébrée par Virgile figure dans les armes de la ville de Tivoli, tandis qu’au dire d’Homère les descendans d’Enée régnèrent à Troie. Non-seulement des villes, mais des familles se donnaient une origine grecque : la famille Manilia prétendait descendre de Télégone, fils d’Ulysse et de Circé. Les Jules étaient, comme on sait, issus en ligne droite d’Anchise et de Vénus. Ces descendances ressemblent beaucoup à celle des rois mérovingiens, issus de Francus, fils d’Hector, par le fabuleux Pharamond. Elles furent forgées le plus souvent par la complaisance des Grecs pour des vainqueurs que leur vanité se plaisait à faire descendre de héros de leur nation, et acceptée avec empressement par la vanité des Romains quand la Grèce devint à la mode, et qu’ils voulurent avoir des aïeux.

Cependant quelque vérité peut se cacher sous ces fables comme sous toutes les fables, et il n’est pas impossible que d’anciennes colonies grecques se soient établies sur les bords de l’Adriatique et de la mer Tyrrhénienne, comme on en voit s’établir de si bonne heure jusque sur la côte de la Gaule, témoin la ville de Marseille. La migration des Pelages ne suffit pas pour expliquer la ressemblance de la religion latine et de la mythologie grecque, surtout quant aux points où celle-ci différait de ce qu’on peut entrevoir des anciens cultes pélasgiques[3].

Un second âge des relations de l’Italie et de la Grèce tombe dans des temps plus historiques, bien que mêlé encore à beaucoup de légendes. L’oracle de Delphes apparaît plusieurs fois dans l’histoire des premiers siècles de Rome. Aruns et Brutus vont consulter la pythie de la part du dernier des Tarquins. Les Romains envoyèrent, disent les historiens, une députation en Grèce chercher les lois de Solon : ce fut la source de la loi des douze tables et l’origine du droit romain. Il est vrai que cette origine a été contestée par Gibbon et par bien d’autres, et que le droit romain était assez différent du droit hellénique. Pour ma part, je ne suis pas sûr que les institutions attribuées à Solon formassent un corps de législation écrite qu’on pût transporter à Rome, et la mission des envoyés romains me fait penser involontairement à cette lettre adressée par un membre de l’assemblée législative de 91 au conservateur de la Bibliothèque nationale. Rempli, comme on l’était volontiers alors, d’une admiration pour l’antiquité que la science n’accompagnait pas au même degré, le législateur demandait qu’on lui envoyât en toute hâte les lois de Minos et de Lycurgue, dont il avait besoin pour rédiger la constitution française. On voit, pendant le siège de Veies, le sénat faire consulter l’oracle de Delphes, auquel les Romains semblent reconnaître une certaine autorité religieuse, et avec lequel ils sont dans un rapport de dévotion et de respect, comme l’étaient vis-à-vis du siège apostolique tous les peuples de l’Europe au moyen âge. Enfin, et ceci ne saurait faire l’objet du doute le plus léger, avant la fin du Ve siècle, les Romains envoyèrent interroger à Épidaure l’oracle d’Esculape pour faire cesser une peste qui désolait la ville. Les envoyés rapportèrent dans leur vaisseau Esculape lui-même sous la forme d’un serpent. L’île du Tibre où le serpent se réfugia, taillée en forme de navire pour figurer celui qui avait ramené le dieu, est encore là, présentant à l’une de ses extrémités l’image d’une proue de vaisseau, et atteste aujourd’hui la vérité d’une mission qui suppose chez les Romains de cette époque la connaissance et la vénération d’un temple célèbre de la Grèce. L’importation de la médecine, art utile, précéda l’importation des beaux-arts : dès l’an 301, un médecin grec était venu à Rome.

Ces premières communications ont pu introduire dans les mœurs romaines quelques détails isolés de la civilisation des Grecs ; mais cette civilisation n’a eu sur les Romains d’influence décisive qu’à l’époque où le progrès de leurs armes les mit en un contact permanent d’abord avec les populations helléniques de l’Italie méridionale, puis avec celles de la Grèce elle-même et de l’Asie. Arrivé à cette époque de l’histoire romaine si importante pour l’histoire des monumens, je me crois obligé de considérer l’action de la Grèce sur Rome, non-seulement au moment où elle commence à se faire sentir, mais jusque dans les temps qui suivirent. Pour saisir le caractère et la portée de ce fait, il est nécessaire de l’embrasser tout entier.

Les Romains et les Grecs se connaissaient bien peu quand ils se rencontrèrent. Le théâtre de leur activité était différent. Les Grecs, le regard tourné vers l’Asie depuis la guerre de Troie jusqu’à l’invasion d’Alexandre, n’imaginaient derrière l’Hémus et au nord de l’Épire que des peuples sauvages. Le détroit de Sicile était pour eux comme l’extrémité du monde ; là commençait le pays des fables et des merveilles. Ils savaient qu’il y avait une colonie grecque dans le pays lointain des Celtes, et un peuple navigateur, les Tyrrhéniens, sur la côte d’Hespérie ; mais les nations qui se faisaient la guerre dans cette région du couchant n’attiraient point leur attention. Hérodote parait avoir ignoré l’existence de Rome, bien qu’elle fût déjà la Rome de Brutus. S’il en avait ouï parler, il la considérait comme une dépendance du puissant royaume des Tyrrhéniens. D’autres la regardaient comme une ville osque ou la disaient voisine des hyperboréens. Au temps d’Alexandre, Rome n’avait encore aucune importance dans le monde. Tite-Live se demande ce qui serait arrivé si Alexandre avait attaqué les Romains, et il pense que les Romains auraient triomphé du conquérant macédonien. Un Grec n’eût pas été de cet avis. Le doute est au moins permis. Tandis qu’Alexandre soumettait les Perses, traversait l’Asie, franchissait l’Indus et allait mourir à Babylone, les Romains soutenaient une lutte désespérée contre les Samnites et passaient sous les fourches caudines.

Les deux peuples ne se cherchaient pas. Ce fut par circonstance qu’ils en vinrent aux prises. La guerre contre les Samnites appela l’attention des Romains sur les villes grecques de la Campanie. Celles-ci attirèrent à l’étourdie par des impertinences un ennemi terrible qui ne songeait pas encore à elles. La guerre contre Carthage amena les Romains en Sicile, où se trouvaient les villes grecques les plus grandes et les plus florissantes. Dans l’expédition contre Philippe, on vit les Grecs chez eux, on connut Athènes. Ce fut en détruisant et en pillant leurs villes que les Romains commencèrent à entrer en rapport avec les Grecs. Et quand M. Fulvius Nobilior dédia un temple, qu’il avait orné de statues transportées de l’Étolie, à Hercule Musagète (Hercule conduisant les Muses), il sembla vouloir exprimer par cette dédicace ce qu’il faisait lui-même. C’était en effet la force violente dont Hercule était le symbole qui entraînait loin de leur patrie les chefs-d’œuvre des arts, dons sacrés des Muses.

Dès lors l’usage s’établit de ces vols de la conquête si souvent renouvelés depuis, et dont le dernier atteignit Rome même au commencement de notre siècle. Deux mille ans plus tôt, Rome en avait donné l’exemple. Métellus le Macédonique apporta de Macédoine les cavaliers en bronze, œuvre de Lysippe, qui étaient les images des généraux d’Alexandre tués au passage du Granique. On croit avoir retrouvé un des chevaux il y a quelques années ; on le voit au Capitole : c’est un admirable travail. Ce cheval grec est d’une race dont la finesse contraste avec le puissant quadrupède romain qui porte l’empereur Marc-Aurèle. La sculpture n’est pas moins fine et moins grecque que le cheval lui-même. Avant Métellus, Marcellus avait apporté dans Rome les statues et les tableaux enlevés à Syracuse, et d’autres généraux, les dépouilles de Tarente et de Capoue. La spoliation des temples révolta d’abord le sentiment religieux des Romains ; Tite-Live exprime encore cette indignation, qui honora le sénat le jour où il désapprouva hautement Fl. Flaccus, qui avait dérobé les tuiles de métal du temple de Junon Lacinia chez les Brutiens, et on crut que le dieu avait puni Flaccus de ce crime en troublant sa raison.

Toutefois ces nobles protestations n’eurent pas de suite, et les spoliations continuèrent. Sylla dépouilla le temple d’Apollon de Delphes et celui d’Esculape à Epidaure, il fit venir d’Athènes les colonnes du temple de Jupiter Olympien pour orner le Capitole. Varron et Murena scièrent à Sparte des murs couverts de fresques, et emportèrent les fresques. Rome se mit ainsi par la force en possession des arts de la Grèce. Les statues de Phidias, de Scopas, de Praxitèle, les tableaux de Timante et d’Apelle, ornèrent ses portiques. Elle fut dès lors ce qu’elle est encore aujourd’hui, un musée de chefs-d’œuvre. Il y eut aussi des galeries particulières. Cicéron écrit sans cesse à Atticus de lui envoyer d’Athènes des statues pour orner sa bibliothèque, et ses accusations contre Verrès montrent celui-ci comme un amateur peu scrupuleux, mais passionné.

La possession des chefs-d’œuvre pouvait s’acheter par du sang et des victoires, deux choses qui ne coûtaient guère aux Romains ; mais l’intelligence de ces chefs-d’œuvre était plus difficile à acquérir. Mummius pouvait entasser des statues grecques sur ses vaisseaux, il pouvait, dans une inscription retrouvée à Rome, se vanter en vieux latin grossier d’avoir détruit Corinthe (delelo Corintho) ; il n’en était pas pour cela plus sensible au mérite de ce qu’il dérobait, et, dans l’ignorance de son orgueil, prescrivait stupidement que si on brisait les statues, on eût à les remplacer. Il fallut, pour que le génie insinuant de la Grèce pénétrât la rude écorce du génie romain, qu’il s’établit entre les deux un commerce intime et habituel ; il fallut que les Grecs vinssent à Rome. Ce que Rome connut d’abord de la Grèce, ce furent ses rhéteurs et ses philosophes, ou plutôt ses sophistes.

Un certain Malléotès était venu de la ville de Tralles, en Asie-Mineure, pour une réclamation dont cette ville l’avait chargé ; étant tombé malade, il se mit à donner chez lui des leçons de rhétorique, bientôt très suivies. D’autre part, dans les dernières années du VIe siècle, Athènes députa vers le sénat romain trois philosophes, Carnéade, Critolaus et Diogène, qui semblent avoir été surtout trois beaux parleurs, car Caton, qui demandait leur renvoi immédiat, les accusait de savoir persuader toutes choses : persuadenti quœlibet artis.

On sait avec quelle rapidité la contagion de l’éloquence, du savoir et du bel esprit se répandit parmi les Romains. Avant de suivre dans les monumens qui nous restent le contre-coup de cette irruption du génie grec dans leurs idées et dans leurs mœurs, j’ai besoin de m’arrêter un moment devant ces deux grands peuples, si différens par le caractère, qui étaient appelés à intervenir puissamment par des voies diverses dans les destinées l’un de l’autre, qui jusque-là s’étaient si mal connus et s’estimaient peu mutuellement. Ils étaient l’un et l’autre pénétrés du sentiment de leur supériorité et d’un dédain qui s’appuyait sur des motifs divers. Les Romains n’estimaient pas les Grecs, cette nation vouée à la frivolité [gens.dédita nugis), cette nation plus habile à parler qu’à faire, dit Tite-Live. Elle avait cependant accompli de grandes choses ; mais l’âge de la décadence s’approchait pour elle quand les Romains étaient encore dans l’âge de la force. Il faut entendre Marcellus, lorsque les habitans de Capoue viennent se plaindre de lui au sénat, exprimer combien il est indigne de lui de répondre à des Grecs : Groecis accusantibus. Ce sentiment n’empêcha pas que la passion et même l’engouement des lettres grecques ne prévalussent parmi les Romains ; mais il subsistait chez ceux-là mêmes qui étaient le plus sous cet empire. Cicéron, disciple enthousiaste des Grecs, nourri et imbu de leur littérature, Cicéron, qui dans sa correspondance familière reconnaissait tout ce que Rome devait aux enseignemens d’Athènes, — quand il parlait en public, traitait les Grecs avec le dernier mépris. D’autre part, les habitans efféminés de la Campanie regardaient les Romains comme des barbares, comme des hommes grossiers, qui portaient de longues robes ridicules et prononçaient mal leur langue, seule digne d’être employée par les hommes. Plus tard, un rhéteur alla plus loin, et soutint que les dieux parlaient grec.

Ces deux peuples étaient hors d’état de se comprendre et de s’apprécier ; leurs tempéramens étaient trop contraires. Aujourd’hui, si quelque chose peut donner au voyageur l’idée de cette diversité, c’est le contraste qui le frappe quand il passe du calme et de la sévérité de Rome au tumulte étourdissant de Naples. Ici le silence et la solitude, là le bruit et le mouvement. Rome est sérieuse et grave, Naples est pétulante et folle, et Naples c’est la Grèce, c’est le ciel, la mer et presque la lumière de l’Attique. Ce pays fut en effet un pays grec ; des noms grecs y retentissent encore à nos oreilles, à peine altérés ou conservés tout à fait : Neapolis, Cumé, Pausilippos, Prochyta, Nisida (la petite de), Anacapri (le Capri d’en haut). Partout sont des souvenirs de la mythologie grecque. Pour arriver à Naples, on passe devant l’île de Circé. Dans le golfe, on peut aborder aux rives de l’Averne ou aux Champs-Elyséens. Parmi les îles des Syrènes, on est en pleine Odyssée, on est chez Homère. À Pœstum, on a le spectacle de l’architecture dorienne de Sybaris. Pompéi est une ville moins romaine que grecque. La diversité d’humeur des habitans achève le contraste. Les Napolitains, par leur vivacité, leur mobilité, leur légèreté, rappellent les Athéniens. Les Romains actuels, surtout le peuple et les gens de la campagne, ont la rudesse et la férocité sauvage de leurs aïeux. Ce peuple a conservé le sentiment, souvent trop stérile il est vrai, de son ancienne primauté, et l’on a entendu deux petits bourgeois de Rome se dire en fermant le soir leurs boutiques voisines : « Après tout, nous sommes Romains, les premiers du monde ! »

La vieille antipathie dure encore. Quand on va de Naples à Rome par la malle-poste, on change de courrier en passant la frontière. Faisant ce voyage, je me rappelle être venu jusqu’à Terracine avec un courrier napolitain, jeune homme enjoué, railleur, et qui traçait un portrait peu flatté des Romains. À Terracine, je trouvai le courrier des états pontificaux. C’était un personnage à profil de médaille, à tête consulaire, et qui n’épargnait pas les Napolitains. Ces deux hommes me rappelaient les sentimens réciproques des Grecs de la Campanie et des Romains d’autrefois, qui n’eussent pas parlé différemment les uns des autres. Le Napolitain aurait, je crois, volontiers, comme le bouffon de Tarente, conspué un envoyé de Rome et poussé de même la grossièreté de l’insulte à des excès qu’on ne peut raconter. Les jeunes lazzaroni qui commencèrent la révolte de Masaniello n’adressaient pas aux préposés espagnols des insultes plus décentes. Mon vieux courrier romain, bafoué par une foule en gaieté et en délire, eût dit comme le consul Posthumius : « Riez, riez, Tarentins ; il faudra beaucoup de votre sang pour nettoyer mon habit. » Et le sang eût coulé, si jamais un Tarentin se fût trouvé à la portée de son couteau.

Les Grecs sont à Rome. Ils y ouvrent des écoles où se précipite une jeunesse curieuse de l’inconnu. Dans beaucoup de familles patriciennes, un rhéteur grec, un philologue (nous dirions un littérateur, c’est le sens du mot), sont appelés pour élever les enfans de la maison, quelques-uns uniquement par l’intérêt qu’inspirent à son chef ces études nouvelles, cet horizon brillant qui se découvrait tout à coup au milieu de la vie sévère et triste qui avait été jusqu’alors la vie des Romains. L’hospitalité donnée aux lettres grecques par les grandes familles romaines s’étendait jusqu’à l’hospitalité de la tombe : la statue du poète Ennius, latin, mais imitateur des Grecs, avait été placée dans le tombeau des Scipions. À côté des fières images de ces vieux patriciens barbus qui prenaient les villes et les provinces, on voyait l’image de l’un de ceux qui créèrent la poésie latine en s’inspirant du génie grec.

Les influences grecques pénétrèrent encore dans Rome par une autre voie moins remarquée. Lorsqu’on parcourt la longue salle qui conduit au musée du Vatican, et dont les murs sont tapissés d’inscriptions en grande partie funéraires, on est frappé de la quantité d’affranchis qui ont des noms grecs. La classe des affranchis se recrutait principalement parmi les esclaves grecs, qui étaient les plus intelligens. Or esclaves et affranchis exerçaient une action notable sur les mœurs domestiques de la société romaine. Les premiers fournissaient les nourrices, souvent les pédagogues. On voit dans Térence la place que tenait, dès les derniers temps de la république, l’esclave dans la famille romaine. Complaisans et par là corrupteurs de leur jeune maître, ils étaient même consultés par le père de famille. Il suffit, pour s’en convaincre, d’ouvrir l’Andrienne. À la première scène, Simon y conseille son vieux maître, qui écoute ses sentences comme des oracles. Le rôle de nos valets de comédie, qui dirigent tout et ont une liberté de parole souvent incroyable avec leurs maîtres, est moins une imitation de nos mœurs qu’une tradition du personnage de l’esclave dans la comédie latine. Ainsi, dans beaucoup de familles romaines, une femme grecque était près du berceau de l’enfant, un instituteur grec dirigeait son éducation ; jeune homme, des serviteurs grecs prenaient sur lui l’ascendant que donnent les passions d’un maître à qui sait habilement les servir. Il faut se souvenir que les arts et les lettres furent souvent cultivés par des esclaves : Plaute fit tourner la meule, et un certain Timagène était à la fois historien, rhéteur et cuisinier.

Les femmes auxquelles les jeunes Romains avaient affaire étaient le plus souvent des femmes grecques. Ces faciles beautés, célébrées par Catulle, Horace, Properce, Tibulle, ont presque toutes des noms grecs, ou qui annoncent une patrie grecque : Chloé, Lalagé, Glycère, Cinthie, Lésbia (la Lesbienne), Délia (la jeune fille de Délos). Or ces femmes n’étaient point tout à fait ce que nous entendons par le mot courtisanes ; elles cultivaient la poésie, elles inspiraient des sentimens tendres et des passions violentes. Sans être, comme les dames grecques, presque captives dans le gynécée, les matrones romaines menaient une vie assez retirée ; c’étaient donc les courtisanes qui exerçaient, dans des conditions différentes, l’équivalent de cet empire qu’exercent chez nous les salons. En outre, tout ce qui tenait à l’élégance des mœurs, aux soins de la parure, était dans le goût grec. Les antiquités romaines qui se rapportent à cette classe, bijoux, colliers, agrafes, pendans d’oreilles, en fournissent la preuve. Par le luxe des femmes s’insinuait la contagion de la mollesse grecque. Le vieux Caton ne s’y trompait pas, et mêlait des plaintes contre l’envahissement des coutumes de la Grèce à des objurgations contre la toilette des dames romaines, dans son discours au sujet de l’émeute féminine qu’avaient provoquée les sévérités somptuaires de la loi Ogulmia.

L’invasion se faisait donc à la fois par ce qu’il y a de plus sérieux et par ce qu’il y a de plus frivole, par la science et par la parure, par les philosophes et par les courtisanes : en public, par l’enseignement des rhéteurs ; dans l’intérieur de la maison, par l’ascendant des esclaves et des affranchis. Aussi rien ne put résister à cette séduisante et dangereuse civilisation, sa grâce fut la plus forte, et un beau jour cette vieille Rome latine, autrefois étrusque, se réveilla ayant des modes grecques, parlant grec et n’étant plus Rome qu’à demi. Scipion Emilien portait la chaussure grecque et prononça des vers d’Homère en contemplant la destruction de Carthage qu’il venait d’accomplir. Sylla était instruit dans la littérature grecque, et au bas de sa lettre aux Athéniens il signait un nom grec, Epaphrodite. Marius, ce farouche soldat, bien que plus dur à ces études, dit Cicéron, savait par cœur des vers du poète Archias. On surprend le vieux Caton lui-même, l’implacable ennemi de l’hellénisme, à citer un vers d’Homère. Dans un passage de Lucrèce que Molière a transporté dans les Femmes savantes, tous les défauts de la personne aimée sont transformés par l’amant en qualités qu’il exprime par un mot grec pour leur donner plus de grâce. Parmi les ruines de Tusculum, on a cru retrouver celles de la belle habitation de Cicéron, où il avait une académie, un gymnase et un lycée. Dans ses traités de philosophie et dans sa correspondance intime, le mot grec vient souvent exprimer sa pensée. Cicéron avait écrit en grec ses mémoires, des discours et son poème de la Prairie. Pompée donnait le titre de citoyen romain à un histrion de Mytilène aux applaudissemens de son armée. César, familier avec Euripide, en citait de préférence ce vers : « Il faut observer la justice de toute chose, excepté quand il s’agit de régner. » Brutus récita des vers grecs au moment de se donner la mort. L’empire à cet égard ne diffère pas de la république. Dans Suétone, on voit à chaque instant les empereurs employer des mots grecs dans la conversation. Auguste le faisait sans cesse, assaisonnant son langage de proverbes grecs. Comme Brutus, il cita des vers grecs à ses derniers momens. À Rome, non-seulement on parlait, on écrivait, on vivait, mais encore on mourait en grec. Tibère citait un vers d’Homère à la veuve de Germanicus, qui lui-même avait traduit en latin le poème d’Aratus. On sait les folies helléniques de Néron dans son voyage de Grèce, et qu’il poussa la barbarie de son dilettantisme pédantesque jusqu’à chanter, en présence de Rome embrasée par ses soins, les vers dans lesquels Homère peint l’incendie de Troie. Les bons empereurs agirent à cet égard comme les mauvais. Marc-Aurèle écrivait en grec ses lettres familières et ses pensées intimes. L’usage de la langue grecque était général sous l’empire. Juvénal avait tellement raison de s’écrier : « Nous sommes plus honteux d’ignorer le grec que le latin, » que, Domitien ayant élevé une multitude de ces arcs appelés des janus, un frondeur écrivit sur l’un d’eux le mot grec qui veut dire assez, épigramme de circonstance semblable à celles qu’on attacha depuis à la statue mutilée connue sous le nom de Pasquin, et qui comme celles-ci s’adressait à la foule, et devait par conséquent employer une langue que la foule pût comprendre. Enfin les choses allèrent si loin, qu’il se trouva à Rome un certain Apollonius qui ne savait pas le latin.

J’ai rassemblé avec soin tous ces faits particuliers, qui montrent à quel point la Grèce pénétra dans le langage et les habitudes du peuple romain. Les monumens, du reste, nous offriront le même spectacle. Au milieu des ruines et des musées de Rome, il faut un certain courage pour apprécier le mal que la Grèce fit à Rome. Je dois le faire cependant, je dois chercher la vérité historique à travers ces monumens, et tâcher de la découvrir, tantôt par eux, tantôt en dépit d’eux-mêmes. Oublions donc, s’il se peut, pour un moment, les arts, qui sont comme la fleur des sociétés, mais n’en sont pas la racine ; fermons les yeux aux merveilles qui nous environnent, et jugeons froidement quel fut le résultat de cet incroyable envahissement de la vie romaine par la culture grecque.

Voici un singulier et triste phénomène : la civilisation d’un peuple entre tous le mieux doué atteint une société vigoureuse, elle la pénètre, elle la décompose, et la livre affaiblie et malade au despotisme qui doit la tuer lentement, avec l’aide des siècles et des Barbares. Comment expliquer ce fait, qui paraît inexplicable ? Je ne vois pas là, je le déclare, une raison de déclamer contre la philosophie en général. Ni Platon ni Aristote ne sont en cause. L’enseignement de ces grands esprits ne pouvait qu’élever l’âme et fortifier l’intelligence. Si j’en doutais, j’irais me placer en face de leurs images, et il me serait impossible de les accuser. J’irais contempler le buste de Platon et la statue d’Aristote : Platon, sur le front duquel rayonne une si majestueuse sérénité, et dont le regard semble plonger de si haut dans de si profonds abîmes ; Aristote, ce petit homme maigre et presque chauve, assis et méditant, le menton appuyé sur sa main, air pensif et sagace, corps usé par l’étude et la réflexion, tête qui comprend et contient tout. Mais le temps de ces deux hommes était passé pour renaître un jour ; ce qui leur avait succédé, c’était la seconde académie et la doctrine d’Épicure.

Les académiciens étaient des disputeurs plus que des philosophes. Chez eux, la dialectique avait remplacé la logique, et l’argumentation le raisonnement. Ces subtilités énervèrent l’esprit mâle et un peu grossier des Romains, qui s’y perdit d’autant plus qu’il était moins en état de les démêler. Épicure fut aussi funeste à Rome, non pas tant, comme on le croit, en amollissant les âmes par la volupté. Épicure était un voluptueux qui vivait d’oignons et de fromage et qui buvait l’eau de son jardin. Personne ne fut moins épicurien que lui dans le sens vulgaire de ce mot, bien qu’on ait fait d’Épicure dans les chansons bachiques une sorte de pendant d’Anacréon. Nous n’avons de ce joyeux philosophe qu’un fragment trouvé parmi les manuscrits charbonnés d’Herculanum, et dans lequel il n’est guère parlé que de la mort, ce qui va du reste admirablement avec la figure longue et triste que lui donnent ses bustes. Épicure ne prècha jamais la volupté, mais la modération, c’est par un autre endroit que ses doctrines furent funestes aux Romains, d’abord par cet athéisme sérieux, aride, scientifique, qui, à la place de l’action de la Providence divine, mettait des atomes errant au hasard dans l’espace et s’accrochant un jour pour produire fortuitement le monde, ensuite par ce principe, que le sage doit se retirer de la société active, ne pas laisser troubler son âme par les passions et les intérêts des hommes : espèce de quiétude égoïste qui détruit l’énergie civique ! Cette doctrine, sans faire précisément beaucoup d’adeptes à Rome, tendit cependant à paralyser les âmes, en les détachant du devoir et de l’action.

Dans ce procès à la philosophie grecque, il serait injuste d’oublier qu’elle a donné le stoïcisme, cette secte, j’allais dire cette religion, des âmes fortes. Le stoïcisme apparaît avec toute sa vigueur et toute son inflexibilité quand on est en présence de son fondateur Zenon, dont il y a une belle statue au Capitule. Ce Grec aurait dû naître à Rome. Il a une tournure et une carrure toutes romaines. Résolu et un peu renfrogné, on dirait qu’il attend la corruption pour la combattre. Malheureusement le stoïcisme ne pouvait être que la croyance des âmes d’élite. Son exagération, qui pour quelques-uns faisait sa force, ne permettait pas qu’il fût la foi morale de tous.

Il serait injuste aussi d’affirmer que tout était mauvais dans ce mouvement d’esprit qui était la base de la société romaine. Autant vaudrait soutenir que tout fut mauvais dans la guerre que fit le XVIIIe siècle aux superstitions et aux préjugés barbares du moyen âge. Le peuple romain ne pouvait pas éternellement croire aux augures et se troubler parce qu’un mulet était né avec trois pieds, parce qu’un bœuf était monté au troisième étage et s’était jeté par la fenêtre, faits que Tite-Live encore raconte gravement comme bien dangereux pour la république, avec les animaux qui parlent, les statues qui se couvrent de sueur ou de sang. Il est vraiment malheureux que la puissance de l’organisation romaine fût liée à de pareils contes, mais elle l’était, et quand on commença à les mettre en question, elle fut menacée. Par là on prit l’habitude de discuter la tradition, la coutume des ancêtres, mos majorum, sur laquelle tout reposait. Les fables païennes étaient difficiles à croire et souvent très absurdes ; mais au fond de toute religion, si fausse qu’elle soit, il y a la vérité, car il y a Dieu : cette vérité fut emportée avec la fable, et Dieu disparut de la conscience des hommes. Les croyances les plus ridicules et la croyance la plus sublime s’anéantirent d’un même coup. Les premières étaient amalgamées avec la constitution de l’état, la seconde est le fond même de la vie morale d’un peuple. La constitution fut disloquée, et la vie morale du peuple romain fut atteinte profondément. Fatalité bizarre ! les Grecs, bien qu’entrant dans la décadence, étaient à certains égards plus civilisés que les Romains ; ils étaient plus éclairés, plus humains, pour tout dire, en un mot, plus près du christianisme, qui eut beaucoup moins de peine à s’établir parmi eux. Ils possédaient dans leurs arts, leur poésie, leur éloquence, leur philosophie, ce que le génie humain a produit de plus achevé, et malgré tout cela, en perfectionnant la civilisation romaine, ils devaient la pousser vers sa ruine.

L’incompatibilité de deux principes fait quelquefois que l’un altère l’autre, bien qu’il lui soit supérieur à quelques égards. L’art égyptien, aux belles époques, offre une sublimité de style qui souvent échappe au vulgaire, mais que l’œil d’un artiste, ou seulement un œil exercé et impartial, sait découvrir ; la sculpture grecque, c’est la beauté même. Eh bien ! quand l’art grec vient modifier l’art égyptien, ce qui en résulte est quelque chose de très inférieur à tous deux. C’est ainsi que l’esprit grec altéra et déforma la société romaine. On doit déplorer ce fait, on peut s’en étonner, on est contraint de l’admettre. Et sans maudire la Grèce, sans calomnier la philosophie et les arts, sans invoquer, comme Rousseau, l’ombre de Fabricius pour lui faire crier aux Romains : Renversez vos monumens, brisez vos statues ! — ce que je ne consentirai jamais à répéter après lui, surtout à Rome, — on est forcé de reconnaître que, par l’enchaînement mystérieux des choses, le jour où Rome subjugua la Grèce, la Grèce non-seulement la fit captive à son tour, comme a dit Horace, mais lui porta un coup mortel.


JEAN-JACQUES AMPERE.

  1. On doit surtout l’achèvement de ce viaduc monumental à M. Jacobini, ministre des travaux publics, qui est mort l’an dernier, et qu’il sera difficile de remplacer.
  2. Voyez son intéressant ouvrage intitulé les Ruines et les Musées de Rome. J’ai beaucoup appris dans les savans entretiens de M. Braun et dans ses écrits : qu’il veuille bien recevoir ici mes remerciemens.
  3. Pour expliquer ces ressemblances, certains savans italiens ont imaginé un système dans lequel le patriotisme tient plus de place que la vraisemblance. Selon eux, ce ne seraient pas les Grecs qui seraient venus en Italie, mais les Italiens qui seraient allés porter leur mythologie et leur civilisation, non-seulement en Grèce, mais en Phénicie et en Égypte. Cela rappelle un peu le rêve du docte Suédois Olaüs Rudbeck, qui, frappé des rapports qui existent véritablement entre diverses langues de l’Asie et les langues germaniques, au lieu de faire venir les Germains de l’Orient, faisait venir les indiens et les Persans du nord de l’Europe, et plaçait le paradis terrestre aux environs de Stockholm.