L’esclavage en Afrique/Chapitre XIII

CHAPITRE XIII

SA MAJESTÉ LÉOPOLD II ; — l’ÉTAT INDEPENDANT DU CONGO ; — LES TRAITÉS FRANCO-ANGLAIS ET ANGLO-PORTUGAIS.

Notre manuscrit en était arrivé là et nous considérions notre œuvre comme terminée lorsque des traités ou conventions intervenus entre plusieurs puissances européennes parachevèrent, en quelque sorte, l’Acte général de la Conférence de Bruxelles.

Les conséquences de l’Acte général seront encore d’autant plus considérables qu’une grande partie de l’Afrique est désormais partagée entre l’Angleterre et l’Allemagne, tandis que la France, l’Italie, le Portugal, etc., voient délimiter leurs zones d’influence et d’action.

En 1876, après la publication des voyages de Livingstone et de Stanley, Sa Majesté le roi des Belges, Léopold II, conçut la généreuse pensée d’une Association internationale destinée à relier et à diriger tous les efforts tentés dans l’intérieur de l’Afrique et traçait lui-même à cette Société le programme qu’elle devait se proposer :

« Ouvrir à la civilisation la seule partie de notre globe où elle n’ait pas encore pénétré, disait-il, dans le discours d’ouverture de la première conférence, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières, c’est, j’ose le dire, une croisade digne de ce siècle de progrès… Il faut donc convenir, ajoutait-il, de ce qu’il y aurait à faire pour intéresser le public à cette noble entreprise et pour l’amener à y apporter son obole. Dans les œuvres de ce genre, c’est le concours du grand nombre qui fait le succès, c’est la sympathie des masses qu’il faut solliciter et savoir obtenir. »

Ce premier résultat fut immédiatement poursuivi par Sa Majesté avec l’indomptable persévérance qu’elle emploie quand elle désire la réalisation d’une idée juste, utile et humanitaire.

L’Association de Bruxelles voulait créer, en Afrique, des centres d’exploration et d’influence, des stations scientifiques et hospitalières sur certains points importants.

« De ces stations (ce sont les propres paroles de la déclaration officielle de l’Association) les unes devront être établies en nombre très restreint et sur les côtes orientale et occidentale de l’Afrique, au point où la civilisation européenne est déjà représentée, à Bagamoyo et à Loanda, par exemple. Elles auraient le caractère d’entrepôts destinés à fournir aux voyageurs des moyens d’existence et d’exploration. Elles pourraient être fondées à peu de frais, car elles seraient confiées à la charge des Européens résidant sur ces points.

« Les autres stations seraient établies dans les centres de l’intérieur les mieux appropriés pour servir de bases aux explorations. On commencerait par les points qui se recommandent, des aujourd’hui, comme les plus favorables au but proposé. On pourrait signaler, par exemple, Oujiji, Nyangwé, Kabébé, résidence du roi, ou un endroit quelconque situé dans les domaines de Muatayamvo. Les explorateurs pourraient indiquer plus tard d’autres localités où il conviendrait de constituer des stations de ce genre.

« Laissant à l’avenir le soin d’organiser des communications sûres entre ces stations, la conférence exprime surtout le vœu qu’une ligne de communication, autant que possible continue, s’établisse de l’un à l’autre Océan, en suivant approximativement l’itinéraire du commandant Caméron. La conférence exprime également le vœu que dans la suite s’établissent des lignes d’opération dans la direction nord-sud. »

L’Association entreprit avec une rare ardeur l’exécution de son programme. Des officiers belges sollicitèrent leur mise en disponibilité, des savants de la même nation, électrisés par l’appel de leur roi, partirent pour l’Afrique au mépris des périls qu’ils devaient affronter. Les noms de plusieurs d’entre eux sont désormais inscrits sur le martyrologe des explorateurs et civilisateurs de l’Afrique. Des expéditions véritables succédèrent aux entreprises personnelles. Une ligne de stations s’établit depuis Zanzibar jusqu’au Tanganyika ; l’établissement central de Karema y fut fonde ; Stanley remontait le Congo. Enfin les représentants de l’Association venant, les uns de l’Océan Atlantique, les autres de l’Océan Indien, se rencontrèrent sur les hauts plateaux équatoriaux. L’Etat Indépendant du Congo fut fondé, le roi Léopold II en fut nommé souverain et pendant dix ans, Sa Majesté, sur sa seule cassette particulière, a payé les frais résultant de cette fondation. Cependant le roi ne pouvait continuer à s’imposer d’aussi lourdes charges. Il devenait nécessaire de régler la situation de cet État. En 1887, les Chambres belges autorisèrent un emprunt auquel l’opinion publique et la finance ne firent pas un excellent accueil. Un se méprenait certainement sur les intentions royales. Au mois de juillet dernier, un projet financier concernant le prêt de vingt-cinq millions à l’Etat Indépendant du Congo, fut déposé à la Chambre des Représentants.

Cette convention n’avait d’autre caractère que celle d’un prêt hypothécaire et ne reconnaissait à la Belgique, d’ici à l’an 1900, ni droit, ni souveraineté, ni contrôle. L’Etat Indépendant du Congo s’engageait à ne faire aucun nouvel emprunt sans l’assentiment de la Belgique ; là se bornait l’autorité des représentants de la nation créancière.

A l’exposé des motifs, le ministère avait joint la communication d’une lettre du roi, léguant à la Belgique l’Etat Indépendant du Congo ; en voici le texte :

 Cher ministre,

Je n’ai jamais cessé d’appeler l’attention de mes compatriotes sur la nécessité de porter leurs vues sur les contrées d’outre-mer.

L’histoire enseigne que les pays à territoire restreint ont un intérêt moral et matériel à rayonner au delà de leurs frontières.

Là Grèce fonda, sur les rivages de la Méditerranée, d’opulentes cités, foyers des arts et de la civilisation. Venise, plus tard, établit sa grandeur sur le développement de ses relations maritimes et coloniales, non moins que sur ses succès politiques.

Les Pays-Bas possèdent aux Indes trente millions de sujets, qui échangent contre les denrées tropicales les produits de la mère-patrie.

C’est en servant la cause de l’humanité et du progrès que ces peuples de second rang apparaissent comme des membres utiles de la grande famille des nations. Plus que nulle autre, une nation manufacturière et commerciale, comme la nôtre, doit s’efforcer d’assurer des débouchés à tous ses travailleurs, à ceux de la pensée, du capital et de la main. Les préoccupations patriotiques ont dominé la vie de mon père et ont déterminé la création de l’œuvre africaine.

Ces peines n’ont pas été stériles. Un jeune et vaste État, dirigé de Bruxelles, a pris pacifiquement place au soleil, grâce à l’appui bienveillant des puissances qui ont applaudi à ses débuts. Des Belges l’administrent, tandis que d’autres compatriotes, chaque jour plus nombreux, y font fructifier leurs capitaux.

L’immense réseau fluvial du Congo supérieur ouvre à nos efforts des voies de communications rapides, et économiques qui permettent de pénétrer directement jusqu’au centre du continent africain.

La construction du chemin de fer de la région des cataractes est désormais assurée, grâce aux efforts récents de la législature, ce qui accroîtra notablement la facilité d’accès. Dans ces conditions, un grand avenir est réservé au Congo, dont l’immense valeur va prochainement éclater à tous les yeux.

Au lendemain de ces actes considérables, j’ai cru de mon devoir de mettre la Belgique à même, lorsque la mort viendra me frapper, de profiter de mon œuvre, ainsi que du travail de ceux qui m’ont aidé à la fonder, à la diriger, et que je remercie ici une fois de plus. J’ai donc fait, comme souverain de l’État du Congo, le testament que je vous adresse et que je vous demanderai de communiquer aux deux Chambres au moment qui vous paraîtra le plus opportun.

Les débuts des entreprises comme celles qui m’ont tant préoccupé sont difficiles et onéreux ; j’ai tenu à en supporter les charges. Un roi, pour rendre service à son pays, ne doit pas craindre de concevoir et de poursuivre la réalisation d’une œuvre, même téméraire en apparence.

Les richesses d’un souverain consistent dans la prospérité publique. Elle seule peut constituer à ses yeux un trésor enviable qu’il doit tendre constamment à accroître. Jusqu’au jour de ma mort, je continuerai dans la même pensée qui m’a guidé jusqu’ici à diriger et à soutenir notre œuvre africaine. Mais si, sans attendre ce terme, il convenait au pays de contracter des liens plus étroits avec les possessions du Congo, je n’hésiterais pas à les mettre à sa disposition. Je serais heureux, de mon vivant, de l’en voir en pleine jouissance. Laissez-moi, en attendant, vous dire combien je suis reconnaissant envers les Chambres comme envers le gouvernement pour l’aide qu’ils m’ont prêtée à diverses reprises dans cette création. Je ne crois pas me tromper en affirmant que la Belgique en retirera de sérieux avantages et verra s’ouvrir devant elle un continent nouveau et d’heureuses et larges perspectives.

Croyez-moi, mon cher ministre, votre très dévoué et très affectionné,

LÉOPOLD. 

Un pareil testament se passe de commentaires. Nos rois de France, ancêtres de Sa Majesté Léopold II n’ont pas mieux fait pour la patrie ! La Chambre belge a adopté, le 25 juillet, la convention entre la Belgique et l’Etat Indépendant du Congo.

L’un des représentants, M. Ousau, ayant demandé au gouvernement des explications sur l’attitude que prendrait la France à l’égard de cette convention, le ministre des finances, M. Beernaert, expliqua qu’en 1884, l’Association internationale du Congo avait assuré à la France un droit de préférence sur le Congo pour le cas où elle aliénerait ses possessions.

En 1887, l’Etat du Congo a déclaré à la France qu’en lui accordant ce droit de préférence, il n’entendait pas stipuler que ce droit fût opposé à la Belgique. Le gouvernement français a donné acte à l’Etat du Congo de cette déclaration.

Comme la Belgique, l’Etat Indépendant du Congo est neutre, en vertu de l’article 10 de l’Acte général de la Conférence de Berlin, dont le Roi a réclamé les avantages par une note diplomatique adressée, il y a cinq ans, aux gouvernements intéressés.

L’Angleterre ayant déchiré le traité qui proclamait la neutralité de Zanzibar, dont elle s’empare comme de tout ce qu’elle a pu s’approprier de l’Afrique Orientale, la France avait droit à une large compensation. D’un commun accord, on a décidé de mettre la Tunisie et l’Egypte en dehors de toute discussion. Il était, en effet, dangereux de lier cette question de Zanzibar à celle de l’évacuation de l’Egypte ou à celle du traité de commerce anglo-tunisien de 1875.

Voici le texte des déclarations échangées entre M. Waddington, pour la France, et le marquis de Salisbury agissant au nom de la Grande-Bretagne :

Déclaration du gouvernement français.

Le soussigné, dûment autorisé par le gouvernement de la République française, fait la déclaration suivante :

Conformément à la demande qui lui a été faite par le gouvernement de Sa Majesté Britannique, le gouvernement de la République française consent à modifier l’arrangement du 10 mars 1862, en ce qui touche le sultan de Zanzibar. En conséquence, il s’engage à reconnaître le protectorat britannique sur les îles de Zanzibar et de Pemba, aussitôt qu’il lui aura été notifié.

Dans les territoires dont il s’agit, les missionnaires des deux pays jouiront d’une complète protection. La tolérance religieuse, la liberté pour tous les cultes et pour l’enseignement religieux sont garanties.

Il est bien entendu que l’établissement de ce protectorat ne peut pas porter atteinte aux droits et immunités dont jouissent les citoyens français dans les territoires dont il s’agit.

Signé : Waddington. 

Londres, le 5 août 1890.

Déclaration du gouvernement anglais.

Le soussigné, dûment autorisé, par le gouvernement de Sa Majesté Britannique, fait la déclaration suivante :

I. Le gouvernement de Sa Majesté Britannique reconnaît le protectorat de la France sur l’île de Madagascar, avec ses conséquences, notamment en ce qui touche les exequaturs des consuls et agents britanniques, qui devront être demandés par l’intermédiaire du résident général français.

Dans l’île de Madagascar, les missionnaires des deux pays jouiront d’une complète protection. La tolérance religieuse, la liberté pour tous les cultes et pour l’enseignement religieux sont garanties.

Il est bien entendu que l’établissement de ce protectorat ne peut porter atteinte aux droits et immunités dont jouissent les nationaux anglais dans cette île.

II. Le gouvernement de Sa Majesté Britannique reconnaît la zone d’influence de la France au sud de ses possessions méditerranéennes, jusqu’à une ligne de Say sur le Niger à Barroua sur le lac Tchad, tracée de façon à comprendre dans la zone d’action de la Compagnie du Niger tout ce qui appartient équitablement au royaume de Sokoto, la ligne restant à déterminer par des commissaires à désigner.

Le gouvernement de Sa Majesté Britannique s’engage à nommer immédiatement deux commissaires, qui se réuniront à Paris avec deux commissaires nommés par le gouvernement de la République française, dans le but de fixer les détails de la ligne ci-dessus indiquée. Mais il est expressément entendu que quand même les travaux des commissaires n’aboutiraient pas à une entente complète sur tous les détails de la ligne, l’accord n’en subsisterait pas moins entre les deux gouvernements sur le tracé général ci-dessus indiqué.

Les commissaires auront également pour mission de déterminer les zones d’influence respectives des deux pays dans la région qui s’étend à l’ouest et au sud du moyen et du haut Niger.

Signé : Salisbury. 

Londres, le 5 août 1890.

Ce traité ne satisfait personne en France, n’en déplaise au Temps qui publiait même, afin de jeter plus de poudre aux yeux de ses lecteurs, une carte faisant croire, à première vue, que de sérieuses compensations territoriales nous avaient été accordées, ce qui n’est pas vrai, loin de là. Il faut pour être bon juge, lire l’ouvrage du colonel Frey.

Ce traité nous cède l’accès au lac Tchad, mais par la partie aride, inabordable, où il n’y a que les sables brûlants du Sahara. L’Angleterre garde le coté fertile, cultivable du lac, jusqu’à Say et Sokoto !

Que nos lecteurs consultent la carte de l’Afrique, ils verront que tout ce qui est au-dessus de la ligne (partant de Say sur le Niger et aboutissant au poste d’étape de caravane appelé Baroua, situé au nord-ouest et près du lac Tchad), constituant la limite française est blanc, parce que c’est le désert ! Il n’y a pas de cours d’eau, et, à l’exception de Sinder, marché important sur la lisière du Sahara, il ne s’y rencontre point de ville, ce n’est que sables et rochers.

Au-dessous de cette limite, les Anglais s’adjugent un pays couvert de villes et de rivières.

L’Angleterre reconnaît la zone de l’influence française sur les territoires qui relient l’Algérie et le Sénégal ! Mais avait-elle donc des droits dans cette région de l’Afrique, l’Angleterre ? Aucun. Elle a quelques intérêts sur le bas Niger, mais non sur le haut Niger qui nous a toujours appartenu.

Elle n’a pas élevé de prétentions au sujet des territoires Touareg, arrosés du sang des Flatters, Joubert, Journaux-Duperré, etc., même de missionnaires français ! Elle n’en a pas élevé davantage sur le Tombouctou, visité et exploré par des Français.

L’Angleterre reconnaît notre situation à Madagascar et le droit de délivrer l’exéquatur à ses consuls. Mais ce droit, nous l’avions déjà. Le traité malgache ne porte-t-il pas que le résident français établi à Tananarive sera l’intermédiaire obligé de la Reine avec les puissances étrangères ? L’Angleterre ne voulait pas tenir le traité pour valable ? Eh bien ! il fallait nous montrer défenseurs énergiques de nos droits et refuser de reconnaître à Madagascar les consuls anglais, tant qu’ils n’auraient pas obtenu de notre résident l’exéquatur. On nous délivre donc fort gracieusement… ce que nous, avions déjà.

En sorte que, même dans ce traité qui a pour but d’accorder des compensations à la France, l’Angleterre trouve le moyen d’agrandir largement son domaine colonial.

Après Zanzibar, elle s’annexe le Bornou et le Sokoto, nous laissant les sables du désert ou les pays déjà acquis à l’influence française par Gallieni, Binger, etc.

C’est un vrai chef-d’œuvre de la diplomatie britannique et qui fait singulièrement honneur à Lord Salisbury. Le noble lord a droit aux félicitations du parlement de Westminster.

(En peu de temps, la France a donc perdu l’Egypte, les Nouvelles-Hébrides, Zanzibar, et nous craignons qu’elle ne soit à la veille de perdre ses droits sur Terre-Neuve.)

La route de Mourzouk au lac Tchad nous sera interdite.

« Cette route, dit Elisée Reclus, est la voie par excellence de Tune à l’autre rive du Sahara. »

Non seulement des oasis la jalonnent, mais encore l’espace à parcourir est moindre que dans toute autre partie du désert, puisque du Fezzan au Kanem il y a à peine mille kilomètres à franchir.

Or, cette route va tomber entre les mains des Anglais.

En effet, les Anglais remontent du Niger vers le lac Tchad, et nous leur avons reconnu le droit de s’étendre dans cette direction. Lord Salisbury a justement fait remarquer à la Chambre des lords que la Royal Niger Company n’avait pas encore de traité avec le Bornou, et que notre convention, lui reconnaissant le droit d’en conclure un, avait cet heureux résultat de livrer à l’Angleterre la presque totalité des rives du lac Tchad. Entre parenthèses, on peut se demander pourquoi l’Agence Havas a omis de traduire cette partie du discours de lord Salisbury.

Voilà donc les Anglais installés au sud, à l’ouest, et sans doute aussi à l’est du grand lac. Il semblait, d’après les premiers renseignements, que le nord du lac Tchad nous était tout au moins acquis ; mais, après le discours de lord Salisbury, cela reste douteux. Le noble lord paraît, en effet, regarder Baroua comme une limite extrême que nous ne pouvons dépasser : notre zone d’influence viendrait simplement affleurer sur un point le lac Tchad.

En même temps, lord Salisbury invite nettement la Turquie à prolonger sa domination au sud de la Tripolitaine. On peut croire que cette invitation ne sera pas perdue, et qu’au besoin des subsides discrets aideront les Turcs à faire reconnaître leur pouvoir.

Déjà la Turquie a imposé à Rhat une garnison ; Gâtroun, Tedjerri, au sud de Mourzouk, ont été rattachées à la domination turque. De là à l’oasis de Yat et à la grande oasis de Kavar, la distance est relativement peu considérable ; les caravanes parcourent incessamment cette route, et un pacha, chargé de présents, ayant mission de faire signer aux maîtres de l’oasis un traité de vassalité purement nominale, peut aisément la franchir.

Quand la Turquie sera la maîtresse de la grande route du Sahara, l’Angleterre s’entendra facilement avec elle. Alors, du golfe de Guinée aux Syrtes, circuleront incessamment les produits anglais ou soudanais, allant et venant entre l’Atlantique et la Méditerranée. L’Angleterre occupera le bassin du lac Tchad, qui, dit Reclus, deviendra un jour la partie la plus prospère des Indes Africaines. Elle rayonnera jusqu’à la Tripolitaine par la voie que nous lui avons abandonnée, et au sud et à l’ouest s’appuiera sur la mer et le Bas-Niger.

Lorsque Duponchet et Flatters conçurent ce grand projet du chemin de fer transsaharien, pour lequel ce dernier a donné sa vie, c’est qu’ils voulaient atteindre ces « Indes Africaines », le Bornou, le Sokoto, le Baghirmi, que l’Angleterre vient de prendre.

Le transsaharien perd, dès lors, beaucoup de son utilité. L’idée n’en est pas abandonnée pour cela ; bien au contraire, puisqu’un projet conforme aux travaux du général Philebert et de l’ingénieur Roland sera présenté aux Chambres après les vacances.

Au moment où la Conférence de Bruxelles inscrivait dans son Acte général les articles (27 à 74 et suivants), relatifs à la création et au fonctionnement du Bureau international de renseignements à Zanzibar, l’indépendance de ce Sultanat était garantie par l’Allemagne, l’Angleterre et la France. Depuis, Zanzibar a passé sous le protectorat exclusif de l’Angleterre, le Bureau international sera abrité par les plis du seul drapeau britannique et les Anglais tireront uniquement parti de l’influence que cette circonstance leur donnera.

Le partage de l’Afrique méridionale serait complété maintenant par un accord conclu entre l’Angleterre et le Portugal. Nos lecteurs n’ont pas oublié qu’à la fin de 1889 et au commencement de cette année, de graves dissentiments s’étaient élevés entre les deux nations, à la suite d’une expédition commandée par le fameux major Serpa-Pinto, et dirigée contre les Makololos. Le traité du mois d’août a failli provoquer ces jours derniers, une révolution en Portugal, tant les esprits y sont surchauffés par les agissements des explorateurs et excités par un faux patriotisme. La tâche du gouvernement est en ce moment des plus délicates et des plus difficiles.

Voici l’analyse de ce traité, par lequel l’Angleterre s’adjuge, comme toujours, les parts du lion :

Le Portugal obtient le droit qu’il désirait depuis longtemps, d’étendre sa province de Mozambique, depuis ses limites actuelles, jusqu’à la rive orientale du lac Nyassa, acquérant ainsi un carré de territoire qui la rend limitrophe des possessions allemandes, sur toute l’étendue de la frontière méridionale de celles-ci, entre le Nyassa et le littoral de l’Océan Indien.

Le Portugal réclamait aussi la faculté de s’étendre de Test à l’ouest, de l’Océan Indien à l’Atlantique, sur toute la largeur du continent africain, pour relier sa colonie orientale de Mozambique à sa colonie occidentale d’Angola par une chaîne de possessions ininterrompues. Mais l’Angleterre n’y a pas consenti.

Toute la, contrée qui se déroule entre la rive septentrionale du Zambèze, le confluent du Ruo et du Chiré, au sud ; les côtes occidentales du lac Nyassa et le lac Bangueolo au nord, est adjugée à la Grande-Bretagne. C’est ce vaste territoire que la Compagnie des lacs africains et les Missionnaires écossais du Nyassaland ont poussé le cabinet Salisbury à contester au Portugal, à l’époque où ce pays en semblait devoir devenir le maître incontesté.

Il forme le chaînon d’attache entre les possessions britanniques de l’Est africain et celles de la British South African Company. Quant à cette dernière, elle se voit confirmée dans la possession de tout le territoire que lui avait octroyé la charte royale, avec une désinvolture qui souleva tant de protestations à Lisbonne ; et elle obtient même davantage.

Non seulement elle conserve le Matabeleland, le Mashonaland et ce que les Portugais considéraient comme leur ancien royaume de Monomotapa. mais elle s’accroît encore, vers l’ouest, de tout le territoire du bassin du Zambèze, compris entre le pays des Barotsés et la frontière sud-est de l’État Indépendant du Congo.

Au surplus, l’Angleterre s’assure le droit de libre navigation jusque sur les parties du Zambèze baignant le territoire portugais, c’est-à-dire que les autorités portugaises ne pourront taxer, en transit, les marchandises anglaises dirigées de la côte sur le nord ou sur l’ouest, et vice versâ.

Lorsque éclata le conflit anglo-portugais, les Anglais ne parlaient de rien moins que de s’annexer les deux rives du Nyassa, de confiner complètement le Portugal dans la bande de territoire côtier formant ses provinces de Mozambique, de Kilimane et de Sofala.

Les chauvins allaient même plus loin et parlaient de s’emparer de la baie de Delagoa, de chasser les Portugais, une fois pour toutes, de l’Afrique. Aucune de ces iniquités n’a encore été commise. L’Angleterre traite ordinairement les plus faibles en vaincus : un avenir prochain dira, si, pour une fois, elle a renoncé à ses traditions séculaires !

Une minime fraction du territoire que revendiquait M. Barros Gomez pour son pays lui est concédée. Ce n’est pas beaucoup, mais il faut se rappeler que le cabinet Serpa Pimentel a dû négocier, le couteau sur la gorge, avec un gouvernement qui ne s’est pas gêné envers la France.

Voilà donc l’Afrique partagée. On chercherait vainement dans l’histoire de la diplomatie l’équivalent des trois traités que l’Angleterre vient de conclure successivement avec l’Allemagne, la France et voudrait imposer au Portugal. Jusqu’ici, quand deux gouvernements se taillaient leurs lots respectifs dans un pays quelconque, ils connaissaient à fond ce pays ; ils l’occupaient l’un ou l’autre. Ici, rien de semblable. On ne se distribue pas seulement des kilomètres de terre et d’eau sur lesquels on est établi, on s’en adjuge encore, à titre de sphère d’influence, où l’on n’a jamais mis le pied, où l’on ne pénétrera peut-être pas avant un demi-siècle. C’est évidemment très original !

Indiquons ici le partage du continent Africain :

La France a 1,800,000 kilomètres carrés auxquels il y a lieu d’ajouter un peu plus de trois millions de kilomètres soumis à sa sphère d’influence, ce qui fait au total 5 millions de kilomètres. L’Allemagne a sous son autorité, plus ou moins effective, 2 millions de kilomètres[1] et l’Angleterre 3 millions.

Une dizaine de millions appartiennent aux autres puissances ou constituent, comme le Marok, des Etats indépendants.

L’Afrique ayant à peu près 28 millions de kilomètres carrés, il reste donc 8 millions de terres inoccupées situées en majeure partie dans le désert du Sahara ou dans celui qui est au sud du Congo.


  1. D’après les Nouvelles africaines, journal publié par l’Institut géographique de Weimar, voici quelle serait approximativement l’étendue des territoires allemands dans les diverses parties de l’Afrique : 939,100 kilomètres carrés dans l’Afrique orientale, 832,600 kilomètres carrés dans l’Afrique du Sud-Ouest, 319,500 kilomètres carrés à Cameroun, 61,000 kilomètres carrés à Togo; soit, en tout, 2,152,000 kilomètres carrés. (Quatre fois comme la France.)