CHAPITRE X


À Trois-Rivières



Une journée fort triste est encore présente à la mémoire des Trifluviens ; c’est celle pendant laquelle eut lieu la conflagration qui détruisit le quartier des affaires à Trois-Rivières. Ils en garderont le souvenir tant que vivra la génération actuelle, quoique leur ville ait pu se relever immédiatement de ses ruines, avec l’aide du gouvernement provincial.

L’incendie fut allumé par des enfants qui jouaient avec des allumettes, dans un hangar. La nouvelle en parvint aux journaux assez tôt pour qu’ils pussent l’annoncer en un bref bulletin.

C’était une nouvelle de première grandeur, susceptible de se prêter à un déploiement extraordinaire. On prit les mesures pour en tirer tout le parti possible.

Targut et Petit furent dépêchés sur les lieux, avec instruction de faire autant de copie qu’ils le pourraient, d’avoir des entrevues, de donner des détails abondants et complets, et d’expédier tout ce qu’ils trouveraient de portraits et de gravures se rapportant à l’incendie. Un artiste les accompagnait, avec mission de renchérir sur le tout et de faire des croquis des ruines.

Bref, les « envoyés spéciaux » du journal devaient agir de façon à ce qu’aucun trifluvien ne pût douter de la réalité du désastre. On en raconterait les détails à plusieurs reprises, sous des formes différentes, et on illustrerait le tout d’une profusion de gravures qui rendraient le doute impossible.

Il fut fait ainsi.

Le lendemain, le journal ne parlait que de l’incendie de Trois-Rivières. Les meurtres étaient relégués au milieu des annonces et les morts subites étaient totalement supprimées. La politique étrangère et les événements mondiaux étaient réduits à néant par des croquis plein de fumée. La politique locale avait été complètement oubliée. Il n’y avait dans le journal que du sport et l’incendie de Trois-Rivières.

Cela continua pendant deux jours. Puis, l’incendie persistant à ne pas se rallumer et les portraits de tous les sinistrés ayant été publiés, le city editor, — un nouvel employé qui venait de remplacer Dorion, — craignant de laisser languir l’intérêt, envoya Martin et un photographe à la rescousse. Le photographe avait ordre de photographier tout ce qui n’avait pas été croqué par le dessinateur actuellement à Trois-Rivières et Martin devait faire un peu de copie, pour allonger les comptes rendus de Tagut et de Petit, qui devenaient par trop courts.

Une ville comme Trois-Rivières ne brûle pas tous les jours, que diable, et il faut parler un peu de semblable événement.

Le nouveau city editor, qui s’appelait Lebrun et qui croyait, comme Dorion, qu’il faut « épater les gogos, » dit sarcastiquement à Martin : « Si vous pouvez faire passer le reste de la ville au feu, vous savez, ça nous fera encore de la copie pour une semaine et vous aurez la chance de vous signaler autant que Targut et Petit ».

Martin et le photographe trouvèrent Petit et Targut à la gare.

Targut avait fait le gros de la besogne, jusque là, et il ne tenait pas à se voir enlever la direction du travail ni à perdre le crédit de la besogne déjà faite. Aussi, craignant que Martin ne vînt le remplacer, il lui fit grise mine.

Pour bien définir la situation, il dit à Martin, au moment où ils montaient en voiture tous ensemble, pour se rendre à l’hôtel : « tu vas t’asseoir en avant, tu sais, c’est moi qui mène ici et il convient que j’aie le meilleur siège, en arrière. »

Martin resta interloqué de tant d’effronterie et de tant d’impudence ingénue. Il s’assit en avant, en réprimant une forte envie de rire, car il n’avait nulle intention d’entrer en rivalité avec Targut et celui-ci l’amusait énormément.

Targut, satisfait de la docilité de Martin et complètement rassuré, se mit à parler avec volubilité et fit aux nouveaux arrivants les honneurs de la ville, tout comme s’il eût été chez lui et qu’il eût reçu des visiteurs. Il était on ne peut plus aimable.

À l’hôtel, on discuta le meilleur endroit qui convenait pour prendre une photographie de la partie de la ville ravagée par le feu.

Targut suggéra la place en face de la caserne des pompiers.

On se mit en route, pour cet endroit. Chemin faisant, le photographe braqua son appareil sur les ruines de l’ancienne église située en face de la promenade. Deux des reporters allèrent se placer dans les ruines, pour figurer sur la photographie, au risque de recevoir sur la tête quelque pierre détachée des murs rongés et effrités par les flammes.

Targut fut reçu avec déférence par les pompiers, qui le considéraient comme un personnage très important, à cause des « rapports qu’il faisait sur le feu. »

Il avait pris un tel air de commandement que Martin s’attendait à lui voir donner l’ordre de sortir la pompe à incendie et les autres appareils et de faire l’exercice du feu. Il ne demanda rien de tel, cependant, et se contenta de présenter ses camarades à la brigade du feu de Trois-Rivières.

Le photographe jugea que le toit de la caserne serait un endroit idéal pour photographier les ruines et il demanda s’il n’y aurait pas moyen d’y monter. Il n’y avait rien d’impossible, avec la protection de Targut, et les pompiers s’empressèrent d’indiquer au photographe et à Martin, qui l’accompagna, le chemin du grenier.

On montait sur le toit par une échelle trop courte. L’attirail du photographe y fut hissé à grand peine. Il prit deux vues, dont la juxtaposition devait donner le panorama du quartier incendié.

La descente fut aussi difficile que l’ascension, mais le toit avait une inclination tellement prononcée que Martin fut bien aise de le quitter, même au prix de quelques exercices gymnastiques.

Dans l’après-midi, on visita les ruines. Les journalistes firent la rencontre de l’évêque de Trois-Rivières et Martin obtint de lui une entrevue. Il fut très heureux de cette faveur, car aucun journal n’avait encore publié d’entrevue avec le pasteur du diocèse de Trois-Rivières. Il fut cependant un peu intimidé et n’osa pas retenir l’évêque assez longtemps pour avoir une bien longue entrevue. Lebrun constata, en lisant sa copie, le lendemain matin, que s’il avait eu une bonne idée, il l’avait mal mise à exécution.

Le conseil municipal se réunissait, dans la soirée, pour aviser aux mesures d’urgence à prendre à la suite de l’incendie. Targut et ses camarades assistèrent à la séance, puis ils prirent le chemin de la gare, car Martin et le photographe devaient retourner à Montréal le soir même, n’étant venus que pour stimuler un peu les autres et leur donner une nouvelle ardeur au travail.

Targut marchait en avant, avec le photographe, Petit et Martin suivaient.

Martin interrogeait Petit et lui demandait comment lui et Targut s’étaient tirés d’affaires. Tous les journaux sont en effet représentés, dans des circonstances semblables, et c’est à qui fera le mieux parmi les correspondants.

« Targut a donné une fière « attelée » aux autres journaux”, disait Petit.

— Il n’y a pas à dire, il fait un peu de « bluff », répondit Martin, mais il travaille.

— Oh ! oui, il a bien tenu tête à Laframboise.

— Laframboise, c’était le correspondant d’un journal rival, qui avait l’enviable réputation de pouvoir boire nuit et jour sans s’enivrer et de pouvoir écrire aussi nuit et jour, sans se fatiguer, de sorte que ses rivaux devaient infailliblement baisser pavillon devant lui.

Or, dans l’occurrence, Laframboise n’avait encore réussi ni à enivrer, ni à fatiguer Targut, qui bombardait le journal de colonnes interminables d’une prose moitié lamentable, moitié comique. Laframboise était aux abois et ne savait comment faire pour arriver à en écrire plus long que Targut et pour maintenir sa réputation de reporter sans égal.

Justement, il était à la gare, comme Targut et ses camarades y arrivaient. Il avait avec lui le correspondant d’un autre journal et lui dit : « je voudrais bien savoir ce que Targut vient machiner ici. »

On se salua, puis Targut et ses compagnons entrèrent dans la salle d’attente.

Targut était accablé de fatigue. Il n’avait pas fermé l’œil depuis deux nuits, ayant passé tout le temps à écrire. Il était à peine assis qu’il s’endormit lourdement.

Martin, Petit et le photographe s’écartèrent un peu de lui pour lui permettre de reposer, et allèrent vers la porte.

Ils avaient à peine fait quelques pas, quand ils virent bondir dans la porte le reporter qui accompagnait Laframboise. Il avait à la main une lourde tasse en pierre empruntée au buffet de la gare. Il la brandit, comme fait un joueur de base-ball d’une balle, et la lança vers Targut, qu’elle atteignit violemment à la mâchoire.

Le dormeur s’éveilla en sursaut et se leva, la bouche contractée par la douleur et les yeux en feu.

Il courut à la porte, où tous les reporters etaient groupés.

« Qui a lancé cette tasse, » demanda-t-il ?

Soit lâcheté, soit désir d’éviter un fâcheux esclandre, personne ne répondit.

Les deux groupes se reformèrent et Targut, une fois qu’il fut seul avec les camarades de son journal, dit à plusieurs reprises : « si j’avais su qui c’était, j’aurais sauté dessus. » Mais Laframboise et son compagnon étaient disparus et il ne sauta sur personne.

Le train à destination de Montréal entrait en gare. Martin souhaita à la hâte le bonjour à Petit et à Targut. En se retournant, au moment de sauter sur le marchepied du wagon de première, il aperçut de loin Targut installé près d’une table, dans la gare, qui s’était mis à faire de la copie.