L’enseignement primaire en Algérie

M.
L’enseignement primaire en Algérie
Revue pédagogique, second semestre 18794 (p. 152-167).

L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE EN ALGÉRIE.



Parmi les articles que la Revue pédagogique a publiés sur les expositions scolaires de la France et de l’étranger, nous nous attendions à en trouver un, ou, à défaut d’article, une mention spéciale consacrée à l’Algérie. Cette attente nous a empêché de prendre nous-même la plume pour exprimer nos appréciations personnelles, et donner quelques détails sur l’état de l’enseignement primaire dans un pays qui, bien qu’il ait eu, depuis quelque temps, le privilège de beaucoup préoccuper les esprits, est encore si peu connu.

Pour connaître l’Algérie, pour comprendre ce qu’elle pourrait être pour la mère patrie, il ne suffit pas de l’avoir traversée où visitée en simple touriste, il faut avoir eu le bonheur d’y résider assez longtemps pour s’identifier à son intérêt et vivre de sa vie. Nous disons le bonheur : ce mot n’est pas de trop et ne semblera pas exagéré à ceux qui l’ont goûté. C’est encore là France que l’on trouve là-bas, mais la France avec des horizons nouveaux et agrandis, des perspectives presque illimitées.

Une des choses que l’on soupçonne le moins touchant cette France transméditerranéenne, c’est que le niveau moyen de l’intelligence y est généralement plus élevé que sur le continent et l’instruction primaire plus développée. De ces deux faits qui frappent tout d’abord les personnes venues en Algérie avec l’intention de voir les choses telles qu’elles sont, et non telles qu’il est convenu qu’elles sont, d’après certaines vues où certains plans conçus à l’avance, le premier s’explique tout naturellement et le second est la conséquence du premier. Tout individu qui, au lieu de se résigner à végéter misérablement dans son pays natal, renonce à ses habitudes et au milieu dans lequel il a toujours vécu, pour aller chercher au loin des moyens d’existence et un bien-être qui lui manque, prouve, par cela même, qu’il est doué d’un degré d’initiative et d’énergie supérieur au degré ordinaire. On peut donc affirmer, sans crainte de se tromper, que les individus européens qui se sont fixés en Algérie appartiennent à une élite, au moins sous le rapport de l’intelligence et du courage. Cette élite se trouve placée dans les conditions les plus propres à favoriser le développement de ses aptitudes et de ses qualités natives : le contact entre nationalités d’origines différentes, le mélange des races, qui en est la conséquence, la nécessité de s’ingénier, de compter beaucoup sur soi dans un pays d’une étendue fort grande par rapport à sa population et dont les habitants indigènes, souvent hostiles, sont en retard de quatre mille ans sur l’état actuel de la civilisation, ce sont là, évidemment, autant de causes de progrès. Il en est une autre, dont il faut tenir compte, et qui appartient spécialement à l’ordre des faits physiologiques. Le climat, les influences de milieu qui semblent avoir eu pour résultat de rendre les indigènes indolents et apathiques, agissent d’une façon tout opposée sur les organismes européens. L’activité cérébrale devient plus grande, l’intelligence plus lucide, plus apte à agencer des idées. C’est là un fait d’observation constante sur les nouveaux immigrants, à quelque couche sociale qu’ils appartiennent. Au bout d’un certain temps de séjour, on dirait qu’ils ont subi comme une opération d’affinage. Rien donc d’étonnant à ce que ces colons intelligents et avisés aient une vue assez nette de leurs véritables intérêts pour comprendre que l’instruction est un des agents les plus indispensables de la colonisation et le premier de fous. De son côté, l’autorité militaire à toujours compris, aussi bien que l’autorité universitaire elle-même, que c’est seulement au moyen des écoles que peut s’opérer le rapprochement entre les différentes races qui peuplent le sol de l’Algérie. Le concours de toutes ces aspirations, de tous ces efforts, a eu pour résultat de multiplier les moyens d’enseignement et de les mettre à la portée du plus grand nombre.

Nous allons entrer à ce sujet dans quelques détails et citer des documents qui ne seront peut-être pas inutiles, si nous en croyons certaines exclamations et réflexions que nous nous souvenons avoir entendues, l’an dernier, au palais algérien, Ces réflexions, par trop naïves, prouvent, ainsi que nous le disions en commençant, combien notre colonie, située à vingt-huit heures de nos côtes, est encore peu connue du grand publie. Les renseignements qui vont suivre seront sans doute aussi inédits pour un grand nombre de nos lecteurs que ceux que l’on a donnés ici-même, à propos de l’Australie ou du Canada. Nous les avons empruntés à nos propres observations, aux rapports sur la situation de l’instruction publique en Algérie, et à une brochure sur le même sujet publiée par M. de Salve, l’éminent recteur de l’Académie d’Alger.

Précaire à son début, l’œuvre de la colonisation de l’Algérie n’en a pas moins commencé au lendemain même de la conquête, et, dès le lendemain de la conquête aussi, l’administration militaire (c’était alors la seule administration française) se préoccupa, il y aurait de l’ingratitude à ne pas le rappeler aujourd’hui, d’assurer aux colonies des ressources pour l’éducation de leurs enfants.

Cependant, à partir de 1832, le service de l’instruction publique était établi en Algérie. Il fut d’abord dirigé par un inspecteur. La création de l’Académie d’Alger remonte à l’année 1848. On comptait déjà alors dans la colonie 106 écoles primaires et salles d’asile fréquentées par 8,294 enfants pour une population de 115,741 habitants européens.

Évaluons les progrès accomplis depuis cette époque, c’est-à-dire depuis trente ans. Le chiffre actuel de la population civile européenne, en y comprenant les Israélites indigènes naturalisés, est de 344,749 habitants, dont : 155,727 Français ; 33,287 Israélites naturalisés ; 155,735 Espagnols, Maltais et Européens d’origines diverses. Cette population si dissemblable, quant aux origines et au genre de vie, est inégalement répartie sur un vaste territoire où elle s’est groupée suivant ses besoins et ses aptitudes. Pour s’en faire une idée, il est d’abord nécessaire de se rappeler que la partie de l’Afrique septentrionale comprise entre la Tunisie et le Maroc à l’est et à l’ouest, baignée au nord par la Méditerranée, limitée au sud par la mer de sable du Sahara, que les Arabes avaient surnommée l’île de l’Occident et que nous désignons nous-mêmes sous le nom général d’Algérie, se divise en trois régions naturelles bien distinctes : le Sahel, le Tell et la région saharienne. Le Sahel, comprenant le littoral, a été le premier conquis et, par conséquent, le premier colonisé. La colonisation s’avançant à la suite de la conquête, à mesure que celle-ci était assez affirmée pour permettre un commencement d’organisation et pour garantir aux colons une sécurité à peu près suffisante, s’est ensuite étendue graduellement et lentement du nord au sud dans les régions les plus propres à la culture. Habiles de tous temps en tous les genres de négoce petits ou grands, les Israélites, auxquels la conquête apportait une première émancipation avant de les élever au rang de citoyens français, continuèrent d’habiter les villes, dont ne s’éloignent guère non plus les Mahonais, adonnés presque tous au jardinage et à la culture maraîchère. On les trouve généralement dans à province d’Oran et les environs d’Alger. Propres, rangés, travailleurs, les Mahonais sont une excellente acquisition pour la colonie. Les Maltais, moins bien notés, habitent surtout la province de Constantine. Ils forment près des deux tiers de là population européenne de la ville de Bône. Ils exercent toutes sortes de métiers et d’industries. On les a quelquefois appelés les arabes-chrétiens. Il est certain que le Mallais a conservé plus d’un trait de ressemblance avec l’Arabe, son ancien conquérant, du moins avec l’Arabe des villes. Les colons cultivateurs sont en grande partie français. Très-peu nombreux dans le Sahara, dont la seule culture importante est celle du palmier-dattier pratiquée de toute antiquité par les Sahariens, ils forment la majeure partie de la population dans les centres créés depuis la conquête. À l’exception des Alsaciens-Lorrains, établis en Algérie depuis 1874, presque tous sont originaires de nos provinces du Midi. Tels sont les éléments hétérogènes qu’il s’agit de fondre dans le même creuset pour en faire sortir des Algériens-Français. Ce creuset, c’est l’école,

La population rurale européenne, étant très-disséminée en Algérie, a besoin, proportionnellement, d’un plus grand nombre d’écoles que si elle était plus dense. Chaque commune est pourvue d’une école publique. On compte, en moyenne, une école publique ou libre pour 548 habitants et un maître pour 40 élèves. En France, on trouve, en moyenne, une école pour 530 habitants et un maître pour 46 élèves. La ville de Paris compte un maître pour 62 enfants. Le nombre total des écoles primaires publiques ou libres s’élève à 631 et celui des enfants inscrits à 50,407. Ce qui veut dire que le rapport du nombre des enfants recevant l’instruction primaire à celui de la population totale est de 16 %. Dans les pays où l’instruction est le plus répandue, en Suisse par exemple, ce rapport est seulement de 15 %. On doit conclure de là que la population scolaire fréquente en totalité les écoles. Si l’enseignement obligatoire est décrété en Algérie, il ne fera guère que consacrer en droit ce qui existe déjà en fait. Il faut ajouter, toutefois, que le chiffre relatif à la fréquentation varie avec les divers éléments de la population algérienne : on compte : 1 écolier sur 5 Israélites ; 1 sur 6 Français ; 1 sur 9 étrangers.

Sur 681 écoles primaires, 526 sont publiques, 105 libres ; 202 sont spéciales aux garçons, 298 spéciales aux filles ; 201 sont mixtes. Il faut ajouter à ces chiffres 163 salles d’asile fréquentées par 19,661 enfants. 146 sont publiques, 17 sont libres.

Le nombre des élèves inscrits dans les écoles se décompose comme il suit :

Écoles publiques Garçons. 24,305 Filles. 20,887
Écoles libres
1,695
4,488
Total
Garçons. 25,700 Filles. 25,375

Deux choses sont à noter dans cette statistique de la scolarité algérienne : le nombre des filles fréquentant les écoles, qui est à peu près égal à celui des garçons, tandis qu’en France il est sensiblement inférieur, et la multiplication des écoles mixtes. On n’a jamais remarqué en Algérie que ces écoles donnassent des résultats notoirement plus faibles que ceux des écoles spéciales quant au sexe, où qu’elles offrissent aucun des inconvénients ni des dangers que l’on est disposé à leur attribuer, et qui devraient être plus sensibles en ces pays que partout ailleurs. Au lieu de faire la guerre à ces écoles et de se proposer pour objectif de les faire disparaître, ne vaudrait-il pas mieux s’attacher à les consolider et à les améliorer, en confiant exclusivement leur direction à des femmes choisies parmi les institutrices ayant déjà donné la mesure de leur capacité en dirigeant d’autres écoles, et auxquelles on attribuait un traitement supérieur à celui des instituteurs ordinaires ? Ne serait-ce pas le moyen le plus sûr d’arriver à une conclusion vraie sur une question que l’on n’a traitée jusqu’ici que par des arguments à priori ?

Il a été pourvu à l’enseignement des adultes par la création de 441 cours gratuits faits chaque soir et dirigés par 166 instituteurs ou institutrices. Ces cours ont reçu, pendant l’année 1877, 4,362 garçons adultes et 396 jeunes filles.

Pour pourvoir au recrutement du personnel laïque, il existe trois écoles normales primaires : deux pour les instituteurs et une pour les institutrices. Les deux écoles normales de garçons sont situées, l’une à Alger, dans une position ravissante, aux coteaux de Mustapha Supérieur, à trente minutes de la ville. Elle existe depuis 1865. L’autre, à Constantine, est ouverte depuis 1878. L’école normale de jeunes filles a été ouverte à Milianah dans les derniers mois de 1875. On y prépare simultanément les élèves à la direction des salles d’asile et des écoles. Une école primaire et une salle d’asile y sont annexées. Un cours de langue arabe a été récemment institué. H est question d’y ajouter un cours d’agriculture. Le mouvement du personnel prend, en Algérie, de tout autres proportions qu’en France, et il a été nécessaire, jusqu’ici, de recruter en dehors des écoles normales, bon nombre d’instituteurs et d’institutrices. La nouvelle loi sur les écoles normales d’institutrices aura nécessairement pour résultat d’en faire créer deux nouvelles à Oran et à Constantine. Sans méconnaître la valeur des motifs qui ont pu, dans le principe, engager l’autorité compétente à installer l’école normale actuelle à Milianah, on peut prévoir le moment où la force des choses amènera son transfèrement à Alger. La vraie place d’une école normale est au chef-lieu ; si ce n’est dans la ville même, au moins assez à proximité pour bénéficier de toutes les ressources, de tous les avantages qu’une ville seule peut offrir au point de vue de l’enseignement. Si cette assertion est généralement vraie, elle l’est bien plus encore quand il s’agit d’Alger, qui n’est pas seulement un chef-lieu de département et le siège de l’Académie, mais une sorte de capitale pour toute la colonie. L’école normale d’Alger n’aurait pas, selon nous, à préparer des maîtresses uniquement en vue de l’enseignement primaire de tous les degrés : elle devrait aussi embrasser l’enseignement secondaire pour lequel on doit se préoccuper dès à présent de former des professeurs femmes.

L’élément congréganiste est principalement représenté, pour les écoles de garçons, par l’Institut des frères de la Doctrine chrétienne et pour les écoles de filles, par les deux importantes et florissantes Congrégations des dames de la Doctrine chrétienne de Nancy et des Dames Trinitaires. L’une et l’autre se recommandent par le soin qu’elles apportent dans le choix des sujets, leur empressement à se tenir au courant des méthodes, leur excellent esprit, nous dirions volontiers, leur esprit universitaire.

Les lecteurs de la Revue pédagogique ont pu lire, dans le numéro du mois d’août 1878, le décret qui fixe le traitement des Instituteurs et des Institutrices de l’Algérie. Ce décret établi quatre classes d’instituteurs aux traitements minima de 1,500, 1,700, 1,900 et 2,100 francs ; trois classes d’institutrices aux traitements minima de 1,200, 1,300 et 1,500 francs ; trois classes d’instituteurs adjoints aux traitements de 1,200, 1,300 et 1,500 francs ; deux classes d’institutrices adjointes aux traitements de 1,000 et 1,100 francs. Les instituteurs et les institutrices de tout ordre, pourvus d’un diplôme de langue arabe, auront droit, en outre, à une prime spéciale qui sera déterminée par le Ministre de l’instruction publique et qui, étant soumise aux mêmes retenues que le traitement, compte dans la liquidation de la retraite. Il est vraiment regrettable que si peu d’instituteurs, huit seulement, se soient mis jusqu’ici en mesure d’obtenir cette prime. Ce n’est que lorsque les Européens parleront l’arabe et les indigènes le français, que s’écroulera le mur de séparation qui existe entre les deux races.

Les directrices des salles d’asile de la ville d’Alger sont assimilées aux institutrices quant à la quotité du traitement.

Les écoles enfantines sont appelées, plus encore en Algérie que partout ailleurs, à rendre d’importants services en familiarisant de bonne heure les enfants d’origine étrangère avec l’usage et l’intelligence de la langue française, et c’est là surtout qu’elles doivent être considérées « comme le premier degré de tout le système de l’enseignement primaire ».

L’enseignement et le service des écoles en Algérie n’ont pas toujours été placés dans les attributions du Ministère de l’instruction publique. Comme nous l’avons dit déjà, ce service a été, de 1832 à 1848, dirigé par un inspecteur, qui releva d’abord de l’intendant civil de la régence d’Alger, plus fard, du directeur général des affaires civiles. De 1848, date de sa création, à 1858, l’Académie d’Alger, comme les autres académies, releva du Ministère de l’Instruction publique. De 1858 à 1861 elle passa dans les attributions du Ministère de l’Algérie et des colonies pour revenir définitivement cette fois, il est permis de l’espérer, dans les attributions du Ministère compétent. Un décret, rendu à la date du 15 avril 4878, a rendu applicables à la colonie toutes les lois et tous les règlements qui régissent l’instruction publique dans la métropole, à l’exception de la loi du 15 mars 1850 qui enlève la nomination des instituteurs et des institutrices aux recteurs pour la donner aux préfets, et qui n’a jamais été appliquée en Algérie où le droit de nommer et de déplacer les instituteurs a toujours été réservé aux recteurs.

Ce qui précède s’applique à l’enseignement des Européens : le nombre des Arabes fréquentant nos écoles est absolument insignifiant. L’enseignement des indigènes se donne dans deux sortes d’établissements : les écoles musulmanes, où l’enseignement est tout arabe et donné par des maîtres arabes ; les écoles arabes-françaises, fondées par l’administration française et dirigées par des instituteurs français. Les premières appelées Zaouias ont sensiblement diminué depuis la conquête. C’est là une ombre au tableau que nous avons essayé d’esquisser. Cette ombre il faut avoir le courage de la montrer : sous la domination française l’instruction est moins répandue parmi les indigènes qu’elle ne l’était sous la domination turque. Ce fait anormal, tous nos efforts doivent tendre à le faire disparaître. Nous admettons que, sous certains rapports, les écoles musulmanes ait pu porter ombrage à l’administration française ; mais il faudrait au moins les remplacer par les écoles arabes-françaises où l’on enseigne l’arabe, le français, la lecture et l’écriture en arabe et en français, le calcul, et où les musulmans perdent, peu à peu et sans s’en apercevoir, leurs préjugés, leurs défiances, en se familiarisant avec nos mœurs et nos idées. Tout en étant peu progressistes et se tenant encore à l’écart de nos coutumes et de nos usages, les Arabes ont l’intelligence extrêmement fine et défiée et s’assimilent nos connaissances avec une remarquable facilité. Ils montrent une véritable aptitude pour la langue française, qu’ils parlent avec une grande pureté et distinction.

Dans le principe les écoles arabes-françaises, situées presque toutes en territoire de commandement, relevaient de l’autorité militaire. Elles rentrent peu à peu dans le giron universitaire. Dix-sept de ces écoles sont publiques, treize sont libres. Elles ne reçoivent guère plus de mille à douze cents élèves, ce qui, en comptant les indigènes disséminés dans nos écoles, ne porte qu’à deux mille trois cents environ le nombre total de ceux qui reçoivent une culture française. Ces chiffres disent assez combien il reste d’efforts à accomplir et l’étendue du devoir qui incombe à la mère patrie.

Nous avons visité deux de ces écoles arabes-françaises, celle de Delly et celle de Bishra-Delly. Ce petit port de la grande Kabylie (province d’Alger), a une population de dix mille habitants environ, les 9/10 appartenant à l’élément indigène. L’école reçoit une quarantaine d’élèves dont une dizaine d’enfants français. Le directeur, M. Mailhes, emploie avec succès le procédé phonomimique pour apprendre aux indigènes à parler et à lire Le français. Cette leçon présente un intérêt tout particulier. Bishra, la reine des oasis, est à l’entrée du Sahara algérien dans la région du Zaben, pays des Zibans. Placée sur le passage des caravanes qui viennent du sud et vont dans le Tsell, cette ville a eu de tout temps un commerce assez animé. Elle serait probablement appelée à un grand avenir si le projet de la mer intérieure se réalisait. Elle compte douze mille habitants sur lesquels trois cents seulement sont Européens. L’école reçoit de soixante à quatre-vingts élèves dont cinq français y compris le fils du directeur. Ce directeur, M. Colombo, est un ancien sergent qui a participé à la prise de Zaatcha en 1849. Retiré du service, il s’est fixé à Bishra et n’a plus eu d’autre idée que celle de franciser ceux qu’il avait combattus et de réconcilier les vaincus avec les vainqueurs. N’ayant jamais eu le loisir ni la possibilité de prendre ses grades universitaires, il s’est formé tout seul, à appris tout ce qu’un instituteur doit savoir, et surtout l’arabe, devenu pour lui un idiome familier, qui lui a servi ensuite à vulgariser dans le Zab l’usage de la langue française, en laquelle on a le plaisir de s’entendre interpeller par les Sahariens que l’on rencontre en se rendant à travers les sables, de Bishra à Lichana ou à Tougerat. Sans jamais sortir de sa sphère d’action, M. Colombo est un de ceux qui ont le plus efficacement travaillé au profit de l’influence de la France dans cette partie du Sahara. L’école de Bishra n’avait qu’une seule classe, on a dû en ouvrir une seconde, qui sera dirigée par un adjoint indigène.

Inutile de dire que, sous la domination turque, rien n’avait été fait pour l’éducation des jeunes filles. Depuis la conquête peu d’efforts ont été tentés dans cet ordre d’idées. En réalité, il n’existe que seule école arabe-française publique pour les jeunes filles, l’école-ouvroir de Constantine, dirigée par une personne d’un rare mérite, Mme veuve Parent, qui à su se concilier à un haut degré l’estime et la confiance de la population musulmane. Un ordre de religieuses, récemment fondé, la congrégation de la Compassion de Marie, s’est voué particulièrement à la même œuvre. Elle possède plusieurs établissements dans la grande Kabylie, Ses efforts sont louables et on ne peut qu’y applaudir ; mais l’administration française a-t-elle le droit de se désintéresser complètement de cette question et de s’en remettre, pour la solution d’un problème si délicat, aux seuls efforts de la charité et de l’initiative privée ? L’influence de la femme arabe sur son mari, sur ses fils, est beaucoup plus grande que nous ne l’imaginons. Faire tourner cette influence à notre profit, au profit de la civilisation, ce n’est pas seulement un droit, c’est un devoir dont un grand pays comme la France ne peut s’exonérer. — Peut-être aurons-nous un jour l’occasion de revenir sur ce sujet et d’examiner à quelles conditions des écoles arabes-françaises de jeunes filles pourraient prospérer et se multiplier. — L’école-ouvroir de Constantine reçoit une soixantaine de jeunes filles auxquelles on enseigne le français, la lecture, le calcul, les travaux à l’aiguille.

Après avoir parlé des écoles, il nous reste à parler du personnel enseignant. Au témoignage des personnes les mieux placées pour bien juger, la moyenne est aussi satisfaisante qu’elle peut l’être nulle part ailleurs, dans les circonstances les plus favorables. Cette moyenne a une élite qui a pris soin de s’introduire et de se recommander elle-même auprès de ses juges naturels. La flatteuse récompense accordée aux instituteurs d’Alger, la persistance avec laquelle, depuis l’ouverture de l’Exposition jusqu’à la fin ; le public compétent n’a cessé de se porter vers l’élégant palais algérien et d’encombrer la galerie réservée à l’instruction publique, disent assez quels étaient le mérite des travaux exposés et la valeur de l’enseignement donné. Nous rappellerons simplement pour mémoire les plus remarquables de ces travaux qui ont un caractère local. La grande carte en relief de l’Algérie, celle du Melrir, et de la mer intérieure par M. Moliner-Ville, instituteur à Alger ; le relief des principaux accidents géographiques, le plan en relief d’Alger et de ses environs par le même ; les cartes dessinées par ses élèves, d’une grande finesse d’exécution ; les modèles d’écoles rurales, l’outillage nécessaire à un colon, le memento des cours d’horticulture et d’agriculture, avec l’atlas pour lesdits cours, exposés par M. Albert Darru, professeur d’agriculture à l’École normale de Mustapha ; la méthode arabe-française pour l’enseignement simultané de la lecture et de l’écriture, avec adaptation du procédé phonomimique, et la traduction des exercices en arabe vulgaire par M. Mailhy ; les petits cahiers de devoirs des jeunes Kabyles, faisant suite à cette méthode ; la méthode arabe-française de Mlles Voisin ; les albums des travaux de couture exécutés par les élèves de Mlles Voisin, Nivoi, Banagère, institutrices à Alger ; le volume des devoirs d’élèves de Mmes Vachot et Sage, remarquables surtout pour l’enseignement des langues anglaise, allemande, arabe : les autres devoirs indiquaient une sérieuse préparation au brevet ; un très-bon album de dessin par les mêmes élèves ; — le volume des devoirs d’élèves de l’école rue Rolland de Dussuy, à Alger ; les cahiers de dessin des élèves de Me Legard de Cleman ; le traité d’arboriculture maraîchère de M. Dumas avec lexique en arabe vulgaire. — Les cahiers des élèves indiquaient le soin particulier que mettent les instituteurs à enseigner la langue française à des enfants appartenant à des nationalités différentes, et pour la plupart desquels elle est une langue tout à fait étrangère ou peu usagée. — Les journaux de classe et les programmes des maîtres figuraient partout à côté des travaux des élèves, et permettaient de se rendre un compte exact de la marche suivie dans l’enseignement et la préparation journalière des leçons.

Nous venons de constater, avec les preuves à l’appui, que l’enseignement primaire est aussi florissant en Algérie qu’en aucun des pays cités habituellement comme modèles. Excepté dans les grands centres et dans les écoles importantes, il ne dépasse guère les limites du programme obligatoire. Sur plusieurs points on essaye de répandre des notions d’agriculture. Il est à désirer que cet enseignement soit compris dans le brevet élémentaire : la principale richesse de l’Algérie sera toujours le sol, l’avenir de la colonie sera ce que l’agriculture le fera. M. l’inspecteur d’Académie de Constantine a essayé d’introduire l’enseignement professionnel dans certaines écoles. Pour diminuer les difficultés et les périls ds l’apprentissage, M. le maire d’Alger vient d’installer un ouvroir municipal où sont admises les jeunes filles qui ont terminé leurs études primaires. — L’enseignement primaire supérieur ne fonctionne point encore en Algérie. Il n’est pas étonnant qu’un pays où la civilisation européenne est importée d’hier soit momentanément en retard sous ce rapport. Ces mêmes colons qui comprenaient si bien la nécessité d’avoir des écoles et d’y envoyer leurs enfants, ne pouvaient se priver du travail de ceux-ci pendant une période de temps assez longue pour que des écoles primaires du degré supérieur eussent des chances de réussite. IL fallait d’ailleurs, avant tout, se préoccuper de fortifier et de perfectionner l’enseignement élémentaire. La première et rude épreuve de la colonisation est aujourd’hui terminée ; toutes les conditions d’un excellent enseignement primaire supérieur se trouvent réunies dans les principales villes, et il est probable que sur ce point comme sur les autres la colonie ne tardera guère à marcher du même pas que la métropole. — L’enseignement secondaire des jeunes filles pourrait être organisé à Alger, avec le concours des professeurs du lycée, non-seulement tel que le propose M. Paul Bert, mais en lui donnant dès à présent l’intention du programme que Mme C. Coignet, en vue de former des professeurs femmes, a développé dans un remarquable article publié par la Revue politique et littéraire du 19 avril 1879. En Algérie comme en Amérique, et pour des causes sinon identiques au moins analogues, le rôle des femmes dans l’enseignement est destiné à prendre une grande importance.

Par le seul fait que l’Algérie est un pays neuf, les questions d’enseignement s’y présentent dans leur ordre rationnel et logique. L’enseignement primaire élémentaire a été le premier en date, et rien n’a été négligé pour lui donner une base large et solide. L’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur, dont nous n’avons point à nous occuper directement ici, l’enseignement primaire supérieur, l’enseignement professionnel, l’enseignement secondaire des femmes, arrivent tous naturellement à leur heure, suivant une loi de développement progressif en parfaite harmonie avec les aspirations et avec les besoins. Ce sont À d’excellentes conditions de réussite et qui suppriment bien des obstacles. Les difficultés ne pourraient naître que de l’esprit de système et des idées préconçues. — Tous les éléments de progrès existent de l’autre côté de la Méditerranée : il ne s’agit que d’en tirer parti en tenant compte du milieu où ils doivent se développer. Ce qui apparaît ailleurs sous un aspect à peu près uniforme, garde ici une physionomie propre ; chaque question veut y être examinée sous son vrai jour et appelle une solution originale.

M.