L’enseignement manuel à Albany

Présentation de
L’enseignement manuel à Albany
Revue pédagogique, premier semestre 1889 (p. 243-247).

L’ENSEIGNEMENT MANUEL À ALBANY



À Monsieur le directeur de la Revue Pédagogique.
Paris, 15 février 1889.

Monsieur le directeur,

Le dernier fascicule publié par l’Association d’éducation industrielle de New-York contient un intéressant rapport de M. W. Cole, surintendant des écoles, sur les progrès de l’enseignement manuel à Albany.

Je prends la liberté de vous en adresser la traduction.

Ce rapport mérite, semble-t-il, de fixer notre attention à plusieurs titres.

Il nous renseigne sur l’état actuel de la question de l’enseignement manuel aux États-Unis, puisqu’il est publié à la date du 2 février courant, et par un surintendant d’écoles.

Nous y trouvons la preuve du vif intérêt que la question excite au delà de l’Atlantique.

Enfin notre amour-propre national peut en recueillir quelque satisfaction, en remarquant que l’Amérique, incontestablement progressive, organise seulement aujourd’hui un enseignement identique à celui qui fonctionne chez nous depuis seize années (École de la rue Tournefort), qui a été donné ensuite à l’École normale spéciale de travail manuel, et qui est répandu aujourd’hui dans toutes nos écoles normales ainsi que dans un grand nombre d’écoles primaires supérieures.

L’intérêt s’accroît encore pour nous de ce que l’esprit de la méthode des Américains, nation non moins pratique que progressive, est identique au nôtre. Ils partent en effet de ce principe qu’en enseignement manuel, pas plus qu’en tout autre, rien ne doit être sacrifié à l’utilité domestique ou au rendement.

Veuillez bien agréer, etc.

Salicis,
Inspecteur général de l’enseignement
manuel.

TRADUCTION DU RAPPORT DE M. COLE.

Le progrès rapide qui caractérise la marche de l’enseignement manuel considéré, d’un commun accord, comme un élément nouveau de l’éducation publique, vient d’être affirmé par un journal d’éducation d’après ce fait que quarante-quatre de nos principales villes l’ont introduit sous des formes diverses.

L’apparition de l’enseignement manuel dans les écoles est d’ailleurs justifiée, selon ses très intelligents promoteurs, par sa qualité de principe uniquement éducatif.

La distinction entre l’enseignement manuel et l’éducation technique est très nettement appréciable. Le dernier tend vers l’acquisition d’une habileté capable de satisfaire aux exigences commerciales, et ne saurait trouver place dans une instruction qui incombe aux dépenses publiques. L’objet du premier est d’ajouter chez l’enfant, au pouvoir d’expression demandé au développement oral, la puissance d’expression par la ligne et la construction.

Assurément un bénéfice indirect, social et économique, dérivera-t-il du tour donné à l’attention des enfants vers les recherches mécaniques et aussi de la plus équitable appréciation qu’ils feront de la valeur et de la dignité du travail qui aura été leur nourricier ; mais ce bénéfice n’est pas le seul qui puisse justifier l’adoption de l’enseignement manuel dans le système des écoles publiques. Ainsi qu’il a été dit, en effet, et très justement : les écoles ne sont pas établies dans le but d’enseigner aux enfants comment ils pourront suffire à leur vie, mais bien comment ils doivent vivre.

Elles n’ont pas à faire des commerçants, mais des hommes d’éducation.

Ces conclusions étant acceptées comme bases fondamentales, votre Comité spécial a proposé au Conseil, en octobre dernier (1887), les résolutions suivantes :

Résolution : Il est utile et sage que l’enseignement manuel fasse partie des cours d’instruction dans nos écoles publiques.

Résolution : Pour faire cet essai dans les conditions les plus économiques, une salle du rez-de chaussée de l’École supérieure qui est en construction sera consacrée à un atelier de travail du bois ; un instituteur spécial sera attaché pour l’année à cette école afin de familiariser les élèves avec l’outillage ; la dépense totale ne devra pas dépasser 1, 500 dollars,

Ces décisions étant prises, les appropriations suivirent à court délai ainsi que la mise en état de l’atelier, et en janvier dernier (1888), les classes se trouvant agencées, le cours fut ouvert.

« L’atelier, aménagé à douze établis doubles, permet, par classe ou division, l’accès à vingt-quatre élèves. Vingt-quatre casiers pour outils furent installés, chacun d’eux contenant la série suivante :

(Suit la nomenclature de l’outillage tant individuel que commun).

» Un lavabo de douze bassins et une ample serviette permettent aux élèves de chaque division de laver rapidement et d’essuyer leurs mains : chaque enfant est muni d’un long tablier qui protège ses vêtements dans le travail à l’établi[1]. »

Les dépenses d’installation ont été les suivantes :

Douze établis doubles.......Dollars. 156  
Outillage.
251 15
Matières d’œuvre.
14
41
Lavabo.
140 10
Menuiserie et peinture.
23
 

Le maître spécial reçoit 800 dollars par an.

Nous estimons que les matières d’œuvre, l’outillage et les détériorations estimés en bloc n’atteindront pas annuellement 200 dollars, de sorte que la dépense courante de cet atelier qui donne l’instruction à 250 enfants sera d’environ 1000 dollars.

L’extension du plan actuel au travail des métaux, de la forge, du tour, du modelage, etc., nécessitera une dépense additionnelle ; il y a lieu d’espérer que le Conseil sera en état de consentir les appropriations nécessaires.

En février l’atelier a été ouvert aux classes de travail. Les enfants de 1re et de 2e années furent tenus d’y accéder ; il restait facultatif pour ceux des deux classes supérieures.

Grande fut la surprise des maîtres de voir tous les enfants de l’école réclamer le droit de prendre part aux cours nouveaux, et avant l’écoulement de quelques semaines, les plus âgés, comprenant qu’il ne leur en restait plus qu’un petit nombre avant les examens de sortie, formèrent une classe spéciale qui recevait l’enseignement après la journée scolaire et le samedi. Ils trahissent ainsi, avec la plus stricte évidence, leur façon d’apprécier la bonne fortune qui leur permet de compenser par un travail du soir la trop courte durée de l’enseignement manuel.

« Le procédé d’instruction est en abrégé celui-ci : le maître de dessin présente un objet à la classe : les élèves en prennent un croquis d’exécution, le transportent à l’atelier et d’après lui reproduisent en bois l’objet dessiné. Bien entendu a-t-on eu soin de n’en arriver là qu’après un nombre de leçons sur l’emploi des outils suffisant à rendre les enfants capables d’exécuter le travail avec promptitude et intelligence. Les principes de construction sont enseignés aussi bien que l’emploi le plus général des outils divers.

» Rien n’est fait pour l’usage ou la vente.

» Un certain nombre de spécimens sont réservés pour faire honneur à l’établissement, le reste est utilisé en partie dans les cours préliminaires pour donner la pratique des outils, ou détruit[2]. »

D’après notre courte expérience, nous pensons qu’en introduisant l’enseignement manuel dans les écoles, nous les gratifions d’un travail éducatif :

En retenant les enfants plus longtemps à l’école ;

En favorisant leur développement ;

En leur faisant contracter des habitudes d’ordre et de discipline ;

En les munissant d’une force morale ;

En relevant la dignité du travail manuel par l’extirpation des idées fausses sur la dégradation qui s’y trouverait attachée.

Ces conclusions tirées de notre essai sur les garçons, reste à arrêter le plan qui permettrait d’étendre le même système aux filles.

Si l’on considère que ce mode de travail est absolument éducatif, qu’il développe le jugement et les facultés d’exécution mieux que tous les plans suivis jusqu’à présent, la logique de la situation réclamerait comme tout à fait opportun qu’un mode identique fut appliqué à l’éducation des filles.

Bien que dans plusieurs villes, celles-ci aient été admise dans les ateliers et qu’elles y aient suivi les cours avec autant de succès que les garçons, et bien que ce résultat dût amener forcément à la conclusion que le même plan leur était applicable, la pratique générale s’en est tenue pour elles à la couture et à la cuisine.

Il me semble que si la couture doit être introduite, c’est surtout dans les classes de grammaire. L’admission du système complet n’exigerait, sans doute, que deux maîtresses spéciales, au plus, qui donne raient une seule leçon par semaine dans toutes ces écoles ; mais les élèves des écoles supérieures sont d’un âge et dans un milieu qui rendent superflu l’enseignement de la couture ordinaire.

Mon expérience actuelle ne me permet pas de préciser la forme spéciale d’enseignement manuel qui serait à introduire dans les écoles de grammaire et primaires. Comme préparation, nous avons le dessin aux divers degrés qui, à quelques modifications près, est le fondement de l’enseignement manuel. Dans les écoles les plus élémentaires, nous avons la méthode des jardins d’enfants avec l’instruction constante, portant sur la forme et la couleur, le modelage à l’argile ou au sable, lequel, à la condition d’être entendu dans le même esprit, comme complément du dessin, devra constituer un bon cours préparatoire aux travaux d’atelier des écoles supérieures ; c’est arrivés là que les élèves auront atteint une maturité physique et mentale qui les rendrait aptes à manier de réels outils en vue d’exécutions effectives.

Je préférerais pour les filles une suite de travaux exigeant des outils aiguisés, tels qu’en exige, par exemple, la sculpture sur bois, mais une préparation plus complète devrait, dans les écoles primaires telles que nous les connaissons, tenir la place de cours que l’école supérieure peut seule organiser convenablement.

Le programme spécial d’enseignement manuel pour les filles qui jouit jusqu’à présent de la plus grande faveur, porte sur la cuisine scientifique. Il est conçu entièrement d’après un plan éducatif, éclaircissant d’importants principes de physiologie, d’hygiène, de chimie, de biologie et donnant occasionnellement une instruction d’économie domestique. Ce cours me paraît en effet le seul qui puisse être ouvert pour le moment.

La connaissance des faits physiologiques relatifs à la déperdition constante éprouvée par les tissus de notre corps et à la nécessité d’une constante réparation, la recherche des éléments les plus propres à opérer cette réparation, les préparations spéciales, les modifications chimiques qui s’opèrent dans la cuisson, le choix des aliments les plus sains et les plus réconfortants, l’adroite manipulation des ustensiles, l’habileté acquise à combiner les proportions, tout doit tendre au développement de femmes sérieuses et intelligentes.

L’instruction n’en aura pas fait des cuisinières émérites, mais elles seront prêtes à le devenir ; elles sauront comment on vit, sinon comment on fait vivre.


  1. La partie d’organisation entre guillemets existe depuis seize ans à l’école de la rue Tournefort, à Paris.
  2. La partie entre guillemets est entendue identiquement de la même façon à l’école de la rue Tournefort et dans toutes les écoles normales.