L’enfant mystérieux/Tome II/Remords et Peur

J. A. Langlais, éditeur (p. 276-282).

CHAPITRE X

Remords et peur


Pendant que le yacht de lord Walpole file à toute vapeur vers Québec, une scène qui étonnera le lecteur se passe chez Antoine Bouet.

Les deux époux, – qui d’habitude ont le verbe si haut et la langue si bien pendue, – sont assis chacun dans un coin, les coudes aux genoux et le menton dans les mains, paraissant en proie au plus profond découragement.

Les événements de la journée les ont tout à fait jetés hors de leurs gonds, et c’est avec une vague appréhension, une sorte de terreur, qu’ils en scrutent la portée.

Que signifie l’arrivée soudaine du capitaine Hamelin, après une absence de deux années, coïncidant avec la bizarre intrusion de ce monsieur anglais à qui on donne du milord « gros comme le bras », chaque fois qu’on lui parle ?

Et, surtout, que peut bien faire avec cet étranger du grand monde leur pupille Anna, qui n’a pas reparu à la maison depuis l’incident de la matinée ?…

Voilà ce qui chiffonne Antoine et choque souverainement Eulalie.

En effet, si la préoccupation du mari se traduit par une inquiétude qui l’étreint comme un cauchemar, chez la femme, au contraire, c’est le dépit et une sorte d’envie haineuse qui dominent.

Elle regrette presque de ne pas avoir étranglé sa pupille, le matin même, au lieu de ne l’avoir que giflée et griffée. − « Si nous en sommes quittes pour la peur, cette fois encore, se dit-elle, je m’y prendrai de façon dorénavant à ce qu’elle porte mes marques, sans courir les voisins pour en faire une exhibition ! »

Elle a même poussé le ressentiment jusqu’à vouloir faire partager à Antoine la solidarité de cette charmante détermination.

Mais celui-ci s’est contenté de lever les épaules, en fixant sur elle son regard lugubre.

Impertinence qui lui a valu l’apostrophe suivante :

— Poule mouillée !… Espèce de gratte-papier sans énergie !… Va, tu n’es bon qu’à mettre les veuves dans le chemin… !

— Savoir ! a grondé sourdement le beau parleur.

Puis il a ajouté, après une pause :

— Ce ne sont pas les veuves que tu mets dans le chemin, toi : ce sont les orphelines. Et c’est justement ce qui va nous perdre.

Eulalie a compris cette allusion à la scène de la matinée. Aussi réplique-t-elle vivement :

— Des orphelines comme Anna, qui font les grandes dames parce qu’elles ont traîné leurs bottines à talons dans les couvents, aux dépens des autres et à leur détriment, c’est justement ce qu’il leur faut. Je l’ai rossée, oui. Mais je m’en « bats l’œil. »

Antoine tousse, sans répondre.

Et Eulalie profite de cette approbation tacite pour continuer sa tirade, la corser d’épithètes grinçantes et l’assaisonner de réflexions barbelées…

Mais toute cette artillerie ne peut faire sortir Antoine de son mutisme accablé.

La nuit est venue mettre fin à ce bombardement vigoureux, mais sans effet.

L’épouse, irritée et grondante comme un dogue à la chaîne, a suspendu les hostilités.

Les enfants rentraient.

D’où venaient-ils ?…

C’est ce que nous n’allons pas tarder à savoir.

— Ah ! vous voilà, vous autres ! fit la mère, se posant en face d’eux comme un point d’interrogation. Eh bien, qu’est-ce qu’il se passe chez la veuve ?

— De drôles de choses… s’empressa de répondre Ti-Toine.

— Pas si drôles déjà !… interrompit sa sœur : dis plutôt des choses surprenantes.

— Surprenantes, surprenantes… C’est selon. Moi, d’abord, j’ai toujours pris Anna pour une vraie demoiselle… Pas laide, avec ça !… Ah ! mais non !

— Laisse parler Claudia, toi… dit sèchement Eulalie. Tu n’es qu’un amoureux bête.

— Merci, m’man.

— Voyons, Claudia, dis-moi tout. D’abord, cet Anglais, est-il vrai qu’il se prétend le père d’Anna ?

— Rien de plus vrai. Tous les voisins se chuchotent la chose. Il paraît aussi que la folle est la femme du milord et la mère de ma cousine, par conséquent.

— De sorte que cette va-nu-pieds, cette voleuse d’héritage se trouve être… ?

— Une vraie demoiselle, une comtesse ou une duchesse future, qui sait !

— Chien de sort !… En voilà une qui est née coiffée !

— D’un bonnet de soie… observa niaisement Ti-Toine.

Et il éclata d’un gros rire, qui n’eut pas d’écho.

Au reste, la figure d’Antoine ne prêtait nullement à la gaieté. On eût dit un revenant glacé dans son suaire.

Il lança un regard de travers à son fils et se leva, chancelant comme un homme ivre.

Une véritable épouvante se lisait sur sa face glabre et longue.

Après avoir fait quelques tours dans la cuisine, il vint se planter droit devant sa femme et, croisant ses longs bras, il lui dit d’une voix singulière :

— Femme, l’heure est venue d’expier… Dieu est contre nous… Résister plus longtemps serait folie.

— Miséricorde ! gémit l’épouse, avec un commencement de terreur, qu’as-tu donc, Antoine ?… On le dirait craqué, ma parole !

L’autre continua, comme s’il ne l’eût pas entendue :

— Nous avons joué une partie terrible. Nous l’avons perdue. Il faut payer.

— Eh bien, on paiera, et tout sera dit, nasilla Eulalie, en affectant un ton dégagé.

— C’est justement ce qu’il nous reste à faire. Comme je suis le chef de la famille, c’est à moi de commencer. Bonsoir, femme. À bientôt !

Et, sans ajouter une parole, Antoine sortit.

Eulalie fit un pas pour le retenir. Puis, haussant les épaules, elle revint vers les enfants, disant :

— Laissons-le s’éventer un peu : ça le remettra. Il a ses idées noires, le pauvre homme… Nous autres, soupons : il est grand temps.