L’enfant mystérieux/Tome II/Où l’on perd l’espoir à bord de l’Espérance

J. A. Langlais, éditeur (p. 90-107).

CHAPITRE VII

Où l’on perd l’espoir à bord de « l’Espérance »


La journée du lendemain s’écoula sans incidents notables.

Les hommes de la police riveraine ne bougèrent pas de leur campement. Seuls les officiers, guidés par Antoine, firent une excursion dans la partie nord de l’île et explorèrent minutieusement le ravin où, selon toute probabilité, devait s’opérer le débarquement des marchandises en contrebande.

On se distribua les postes d’observation à occuper et l’on convint des signaux à faire, quand il faudrait regagner la chaloupe.

Puis chacun attendit la nuit avec impatience.

Le soleil se coucha derrière un amoncellement de sombres nuages, qui n’annonçaient pas que le vent dût baisser. Au contraire, il fléchit avec la marée montante et, vers minuit, il soufflait presque en tempête.

La nuit était noire, avec quelques intermittences de clarté, quand le rideau de nuages se déchirait. Ce fut pendant une de ces intermittences qu’Antoine, placé en observation sur les rochers qui dominent la petite baie, fit tout à coup entendre une sorte de sifflotement, qui avait la prétention d’imiter le coassement de la grenouille.

Ce signal fut répété sur la droite, et un homme surgit bientôt des rochers voisins.

C’était l’officier de douane.

— Qu’est-ce ? demanda-t-il à voix basse.

— Une voile là-bas, dans la direction des caps ! répondit Antoine.

— Chaloupe ou goélette ?

— Goélette, autant que j’en puis juger.

— Je ne vois rien encore. À quelle distance, environ ?

— Pas plus d’un mille. Elle pique droit sur l’île.

— Tiens, je vois… Mais, avec une pareille brise, elle sera ici avant dix minutes !

— Sans le moindre doute. Que faut-il faire ?

— Ne pas bouger et bien constater d’abord que nous avons affaire à l’Espérance.

— Oh ! c’est elle. Je la reconnais bien maintenant à sa voilure.

— Alors, attendons : nous serons bientôt fixés sur ses intentions.

La goélette signalée ne tarda pas à paraître en vue de l’île. Un instant, les deux guetteurs crurent qu’elle allait la dépasser et continuer sa route, mais il n’en fut rien. Elle décrivit une courbe gracieuse, qui l’amena dans le vent ; ses voiles battirent avec un bruit de tonnerre, puis furent rapidement abaissées sur le pont ; les écubiers grincèrent sous le frottement des chaînes ; l’ancrage mordit, et un instant après le vaisseau s’immobilisa.

C’était bien l’Espérance, avec sa haute mâture couchée vers l’arrière, sa carène svelte, son beaupré assez long pour recevoir foc et clin-foc, sa poupe élevée et ses portemanteaux où se trouvait suspendue la chaloupe du bord !

Tous ces détails apparurent aux deux observateurs pendant une échappée de lumière qui ne dura pas plus de quelques secondes, mais qui fut suffisante néanmoins pour enlever toute incertitude.

Les nuages se condensèrent de nouveau ; le ciel redevint opaque, et la couleur grisâtre du fleuve se fondit dans l’obscurité générale.

Antoine et le douanier prêtaient l’oreille, attentifs au moindre bruit suspect.

Plusieurs minutes s’écoulèrent.........

Puis un bruit de rames indiqua que la chaloupe venait d’être mise à l’eau et s’avançait vers la plage.

Elle ne tarda pas à aborder.

Un homme, muni d’une lanterne sourde, sauta à terre et s’engagea aussitôt sous la voûte du ravin.

Nous avons vu, dans un précédent chapitre, que cet homme était le capitaine Hamelin lui-même ; et le lecteur se souvient encore du coup de fusil tiré par Tamahou, au moment où le capitaine sortait de la cache pour retourner vers la chaloupe.

En entendant ce coup de feu et la riposte d’Hamelin, l’officier de douane et Antoine tressaillirent violemment.

— Que veut dire ceci ? demanda le premier.

— Je cours voir, répondit le second. Mais, pour tout au monde, ne bougez pas d’ici, ou notre affaire est manquée, ajouta-t-il.

— Soit. Je vais attendre.

— Je ne serai qu’une minute.

Antoine, qui se doutait bien d’où venait cette algarade, descendit la pente rocheuse de son observatoire, contourna la cache, traversa la partie supérieure du ravin et découvrit enfin maître Tamahou, en train de recharger son arme derrière une touffe de sapins.

Il se fit reconnaître et demanda au sauvage pourquoi il avait quitté les grottes, malgré sa promesse formelle.

— Je voulais tuer mon ennemi, mon rival...... bégaya Tamahou, entre deux hoquets.

— Malheureux ! ne sais-tu pas que la police est à deux pas d’ici et que tu t’exposes à être découvert et pris ?… Tu veux donc te faire pendre ?

— Moi !… non… Mais il faut que je le tue, c’est plus fort que moi… Voyons… Où est-il ! Ah ! le lâche, il s’est sauvé !

Et Tamahou, plus ivre encore que la nuit précédente, s’élança dans la direction qu’avait prise le capitaine Hamelin. Heureusement, il trébucha et s’étendit par terre de toute sa longueur.

Ce qui permit à Antoine de lui saisir le bras et de lui dire rapidement :

— À quoi songes-tu ? Ce n’est pas par là qu’il s’est sauvé.

— Par où, alors ! fit l’autre, en se relevant avec colère.

— Imbécile ! ricana le beau parleur… Pendant que tu le guettes ici, ton rival court vers les grottes pour enlever ta future femme.

— Aoh ! aoh ! gronda le sauvage, qui, sans en entendre davantage, bondit entre les branches de sapins et disparut au sein de l’obscurité.

Débarrassé de Tamahou, Antoine rejoignit l’officier de douane. Il le trouva en compagnie du chef de police et en train de lui donner ses dernières instructions.

— Faites avancer la chaloupe jusqu’en face d’ici, disait-il, et tenez-vous prêts à embarquer au premier signal.

— Elle est déjà à flot, répondit le policier ; nous serons au poste en moins d’un quart d’heure.

Et il s’éloigna.

Le douanier se retourna alors vers Antoine.

— Eh bien ! dit-il.

— Je n’ai rien découvert… C’était probablement un signal pour la goélette, répondit avec indifférence le beau parleur.

— Voilà qui est singulier… Mais écoutons. Notre contrebandier est en conférence avec ses hommes… Ceux-ci se rembarquent… Ils vont chercher du renfort pour fouiller l’île. Vous avez entendu les ordres que le capitaine leur a donnés ?

— Oui : ils vont revenir armés ; les affaires se gâtent.

— Au contraire, l’ami : nous aurons meilleur marché de la goélette, en l’absence de son équipage.

Antoine hocha la tête, sans répondre. Toutes ces allées et venues l’inquiétaient.

— Je veux que le diable me crache cinq cents louis, pensait-il, si ma satanée filleule n’est pas découverte au milieu de tout ce gâchis.

La chaloupe revint bientôt, portant trois hommes armés. Ceux-ci ancrèrent solidement leur embarcation et partirent à la recherche du capitaine.

On sait où ce dernier se trouvait et de quel mauvais pas les marins devaient le tirer.

— Hop ! c’est le temps d’opérer ! dit l’officier de douane. À la chaloupe !

— Avec votre permission, je reste, répliqua Antoine. Vous n’avez pas besoin de moi, je suppose ?

— Non ; mais comment retournerez-vous à l’île d’Orléans ?

— Ne soyez pas inquiet : j’ai mon affaire.

— Comme vous voudrez. Au revoir.

— Bonne chance.

Le douanier se glissa jusqu’à la grève et bientôt on vit la chaloupe de la police se détacher du rivage et ramer vers la goélette.

 

Précédons-la de quelques minutes et voyons un peu ce qui se passe à bord de l’Espérance.

Tout est tranquille. Deux hommes, assis sur la lisse de l’arrière, causent en fumant leur pipe. L’un est Marcel Giguère, le second du capitaine ; l’autre, son neveu Jean, garçon d’une vingtaine d’années, qui a rallié la goélette à la baie de Mille-Vaches, où résident ses parents.

Naturellement ils s’entretenaient de l’alerte de tout à l’heure.

— Comme ça, mon oncle, dit Jean, vous croyez que ce coup de fusil a été tiré par quelque chasseur, qui aura pris le capitaine pour un brigand ?

— Hé ! qui t’a parlé de brigand, garçon ?… J’ai dit que ce doit être quelque monsieur de la ville, pêcheur ou chasseur, qui aura voulu faire une bonne farce, ou qui se sera cru en péril de mort.

— C’est bien possible, tout de même........ Mais, le petit baril, est-ce aussi votre monsieur qui s’en est emparé ?

— Pourquoi pas ?.... Ces gens de Québec, quand ils sont à la campagne, se croient tout permis. ........... On dirait qu’ils nous prennent pour des sauvages.

— Ça, c’est vrai..... Mais celui-là va s’apercevoir qu’on ne tire pas sur son prochain comme sur une alouette.

— Dame ! Si nos hommes lui mettent la main sur le collet, je pense bien qu’il n’aura plus envie de rire et prendra peur pour tout de bon.

— Tant mieux : ça lui apprendra à jouer des tours aux marins.

En ce moment, l’escalier conduisant aux cabines craqua sous un pas léger, et une femme émergea jusqu’à mi-corps de l’ouverture du capot. Elle avait un bizarre vêtement de laine noire, et ses longs cheveux blancs, libres sur ses épaules, s’éparpillaient au vent.

Elle parut inspecter le ciel, aux quatre points cardinaux, puis elle se prit à murmurer :

— La tempête ! toujours la tempête !.... Et la mer qui gronde !… Et les vagues qui s’élèvent !… Et le vent qui mugit !… Oh ! l’affreux temps !… Nous allons périr, capitaine… Vite, prenez ma fille !… Je vous la confie… Sauvez-la ! sauvez-la !

Quelque chose comme un sanglot l’étreignit à la gorge, et elle redescendit silencieusement l’escalier.

— La folle ! dit tout bas Marcel.

— Pauvre femme ! murmura Jean. Y a-t-il longtemps qu’elle est comme ça, mon oncle ?

— Dame ! oui.... Quinze ans, et plus, peut-être.... Le chef sauvage qui nous l’a remise calculait que ça faisait dix-sept ans qu’elle vivait avec sa tribu.

— Et c’est une femme blanche ?

— Tout ce qu’il y a de plus blanc, malgré sa peau bronzée.

— Voilà une étrange aventure !… Mais vous ne m’avez pas conté comment elle est tombée entre vos mains.

— Oh ! l’histoire est bien courte.... En revenant des îles Miquelon, nous avons arrêté à la baie de l’Ours-Blanc, sur la côte sud de Terre-Neuve, où nous attendait une tribu de Mic-Macs, pour faire la traite… Parmi eux se trouvait cette pauvre femme… Le chef, un des fils du fameux Michel-Agathe, nous raconta qu’il l’avait recueillie sur une épave, au fin fond de la baie de Fortune, dans l’automne de 1840.

Elle était mourante, et ses riches habits, tout en lambeaux, attestaient qu’elle avait lutté avec une énergie terrible pour ne pas être emportée de la hune où elle se tenait cramponnée.

Le chef mic-mac apprit plus tard qu’un grand navire norvégien, le Swedenborg, s’était perdu corps et biens, la nuit précédente, sur les dunes entre les deux îles Miquelon.

Il pensa avec raison que cette femme avait seule échappé au naufrage et que son esprit s’était troublé pendant les horreurs de la catastrophe.

Le capitaine fut touché des malheurs de la pauvre femme et la prit à son bord pour la ramener à Québec, où il retrouverait peut-être quelqu’un de ses parents…

Voilà, mon garçon, toute l’histoire de la folle… Mais, dis donc, n’entends-tu rien ?… On dirait un bruit de rames....

— Ce sont nos gens qui reviennent, sans doute.......

— Hum ! c’est bien tôt, et à moins qu’ils n’aient oublié quelque chose......

— Que voulez-vous dire ?

— Que ça pourrait bien être une toute autre visite...... Mais, suffit ! je me comprends.

— Moi pas.

— Ça ne fait rien. À ton poste, garçon !.. Prépare la fusée bleue et tiens-toi prêt à l’allumer.

Jean s’empressa d’obéir.

Quant à Marcel, penché au-dessus du bastingage et les yeux fixés dans la direction de l’île, il s’efforça de percer le rideau d’obscurité qui lui cachait la chaloupe.

Celle-ci n’était plus qu’à quelques toises sur la droite et s’avançait rapidement, quoique à petit bruit. Marcel distingua bientôt sa masse sombre, flanquée de quatre rames dont les palettes étincelaient à intervalles réguliers.

Il murmura un énergique juron et dit à Jean :

— Allume, garçon !......... Nous sommes pris !

La fusée partit en sifflant, traça dans l’air une raie de feu légèrement courbée et alla éclater, à deux cents pieds de hauteur, en une pluie d’étoiles bleues, qui retombèrent mollement et s’éteignirent les unes après les autres dans l’obscurité de la nuit.

Marcel avait involontairement suivi des yeux toutes ces phases rapides. Quand il regarda de nouveau la chaloupe, celle-ci abordait.

— Ohé ! qui vient là ? cria-t-il d’une voix irritée.

— Officier de douane ! répondit un homme, qui enjamba prestement le bastingage.

— Chef de la police riveraine ! appuya un autre, en sautant non moins prestement sur le pont.

— Que voulez-vous ?........ Qu’est-ce que veut dire une semblable visite à l’heure où tous les honnêtes gens devraient dormir ? reprit Marcel, s’efforçant de donner à sa voix une intonation goguenarde.

— Cela veut dire, mon garçon, répliqua le facétieux capitaine, que nous nous ennuyons à périr sur cette île de malheur et que nous venons passer un bout de veillée à ton bord.

— Hem ! toussa Marcel, feignant de prendre le change, le commandant de la goélette est absent, et je ne suis guère aimable, moi.

— Pure modestie, mon garçon ! pure modestie ! ricana le policier, frappant sur l’épaule de son interlocuteur avec une bonhomie peu rassurante : je suis sûr, au contraire, que, toi et ton compagnon, vous allez nous amuser comme des bossus.

— Oui, comptes-y, grand escogriffe ! murmura Jean, assez haut pour être entendu.

— Toi, tais ton bec, moussaillon : tu n’as pas voix délibérative ! se contenta de répondre le grand escogriffe.

Puis, s’adressant à ses hommes, restés dans la chaloupe et prêts à tout événement :

— Allons, mes enfants, donnez-vous la peine de monter… Ces messieurs vous invitent.

Les cinq policemen ne se firent pas prier, et, après avoir attaché solidement leur embarcation, ils se rangèrent militairement derrière leur chef.

Celui-ci se retourna alors vers son collègue Bernier et lui dit :

— Maintenant, mon cher, vous pouvez procéder.

L’officier de douane fit un signe d’assentiment et demanda aussitôt à Marcel Giguère :

— Quel est votre chargement ?

— Huile et poisson, fut-il répondu.

— Pas autre chose ?

— Pas que je sache.

— Vous n’en êtes pas sûr, alors ?

— Mais oui, à peu près. D’ailleurs, vous verrez le bill of lading, quand le capitaine sera de retour.

— C’est que nous n’avons pas le loisir d’attendre le retour du capitaine.

— Que prétendez-vous donc faire ?

— Oh ! pas grand’chose ! intervint le chef de police, avec un gros rire.... Tout simplement voir si votre huile est de qualité supérieure.... Je m’y connais en huile, moi qui vous parle, et du temps que je vivais chez les Esquimaux…

— Allons ! capitaine, nous n’avons pas le temps de plaisanter, interrompit l’officier de douane avec impatience. Faites ouvrir le grand panneau : nous allons descendre dans la cale.

Sur l’ordre du chef de police, trois hommes se détachèrent de l’escouade rangée derrière lui et se dirigèrent vers le centre du pont, où ils constatèrent que le grand panneau était fermé à clef.

— Faites sauter les obstacles ! commanda le policier.

— C’est que, mon capitaine, fit observer un des hommes, il s’agit de grosses lames de fer…

— Faites sauter, vous dis-je !… Que ce soit du fer, du platine, de l’or ou du diamant ! gronda le folâtre capitaine.

On se disposa à obéir. Mais Marcel intervint.

— Il est inutile de tout massacrer, dit-il, voici la clef. Je vous tiens responsable de cette effraction et je proteste contre ce que j’appelle une violation de la propriété.

— Nous prenons acte de votre protestation, déclara le douanier. Pour ce qui est de nos agissements, ne vous en mettez pas en peine.

Marcel Giguère jeta un dernier coup d’œil sur le fleuve, dans la direction de l’île ; mais rien ne lui indiqua la présence du capitaine Hamelin et de ses hommes. Il vit alors que tout était perdu et qu’il n’y avait plus qu’à laisser faire.

Ce ne fut pas long.

Une demi-heure tout au plus permit au représentant du Fisc de constater que la cargaison de l’Espérance se composait en majeure partie de spiritueux, passés en contrebande.

Or, l’acte de connaissement (bill of lading) ne mentionnant absolument que des huiles et du poisson, l’officier de douane prit possession de la goélette et ordonna de suite l’appareillage.

L’Espérance déploya bientôt son immense voilure et, poussée par le vent d’est, prit sa course vers Québec.

Quelques instants plus tard, Antoine Bouet quittait à son tour l’île à Deux-Têtes, dans la chaloupe de la goélette, ayant eu le soin de bien s’assurer que son complice Tamahou ne parlerait pas.

Au lever du jour, il abordait sur les rives désertes de la rivière Bellefine et repoussait au large l’embarcation, désormais plus compromettante qu’utile.