L’enfant mystérieux/Tome II/La Dame Blanche

J. A. Langlais, éditeur (p. 226-234).

rière ce vieillard morose que la cosmogonie païenne a appelé le Temps, plus aussi le ciel paraissait s’assombrir au-dessus de la tête de l’Enfant mystérieux.

Nous venons de la voir rire comme une petite folle à… l’audition de l’accident arrivé au jeune Bouet.

Mais, – ne nous y trompons pas, – il y avait la force majeure… Ces petites infortunes n’ont jamais fait pleurer personne, que nous sachions, à moins que ce n’ait été par excès d’hilarité, s’entend.

D’ordinaire, la jeune fille est sérieuse et se laisse doucement bercer sur les molles vagues de la mélancolie.

Et, chose remarquable, cette gravité coïncide avec un événement qui a beaucoup étonné les gens de Saint-François, deux années auparavant. Nous voulons parler de l’arrivée chez la veuve Hamelin d’une vieille femme à chevelure blanche, et toujours vêtue de flanelle de cette même couleur blanche.

On se rappelle avoir entrevu, – la nuit de la capture de L’Espérance par les douaniers, – cette espèce de blanc fantôme émergeant à mi-corps de la cage de l’escalier qui conduisait à la chambre du capitaine…

On se souvient que le second, Marcel, en l’apercevant, avait murmuré d’une voix émue : « La Folle !… Pauvre femme !… Elle flaire la tempête ! »

De son côté, l’étrange apparition, après avoir inspecté les quatre points cardinaux, s’était prise à marmotter d’étranges choses : « La tempête ! toujours la tempête !… Et la mer qui gronde !… Et les vagues qui s’élèvent !… Et le vent qui mugit !… Nous allons périr, capitaine… Vite, prenez ma fille !… Je vous la confie… Sauvez-la ! sauvez-la ! »

Puis quelque chose comme un sanglot avait étouffé cette voix terrifiée… Et l’apparition s’était évanouie dans les ténèbres de la cabine.

Or, c’était précisément cette malheureuse que le brave Hamelin avait conduite chez lui et confiée à sa mère, dans l’espoir de recueillir plus tard des renseignements qui lui permettraient de la rendre à sa famille.

Le chef micmac, Michel Agathe, qui lui avait mis entre les mains cet étrange dépôt, n’avait pu lui donner d’autres renseignements que ceux déjà connus de nos lecteurs.

Vers la fin de septembre 1840, un grand navire – qu’il sut plus tard s’appeler le Swedenborg – avait fait naufrage sur les dunes entre le grand et le petit Miquelon, deux îles françaises qui gisent en face de la côte sud de Terre-Neuve… Le lendemain, une femme attachée à la hune d’un tronçon de mât atterrissait dans la Baie de Fortune où la tribu mic-maque était campée. Cette femme n’avait plus qu’un souffle de vie, et elle était folle. Les sauvages ont un étrange respect pour les êtres privés de raison. Ils prirent soin de la pauvre femme, l’adoptèrent et eurent toujours une affection véritablement filiale pour celle qu’ils appelaient dans leur foi naïve : l’Amie du bon Dieu.

En attendant que ses démêlés avec sa vieille ennemie la Douane fussent réglés, le capitaine avait conduit sa protégée chez sa mère.

Puis, sa goélette, avec la plus grande partie de son chargement, ayant été confisquée, il avait lui-même repris la mer…

Et, depuis lors, c’est-à-dire depuis deux ans, on n’avait reçu aucune nouvelle de lui.

La veuve Hamelin vivait donc seule avec l’étrange créature, que les sorciers de l’île ne tardèrent pas à appeler la Dame Blanche, – encore qu’ils ne connussent aucunement l’opéra de Boïeldieu qui porte ce nom.

Quand nous disons seule, nous faisons une petite erreur, – à moins toutefois que maître La Gaffe, ex-matelot de L’Espérance, ne compte pas pour une unité dans la grande famille humaine.

Ce loup de mer émérite, grand chiqueur devant l’Éternel et loustic de premier ordre, par-dessus le marché, avait en effet été institué majordome de la mère de son capitaine et s’acquittait en conscience de ses importantes fonctions.

Cela chiffonnait bien un peu le brave marin d’être devenu un fainéant de terrien… Mais, que n’eût pas fait La Gaffe pour rendre service à son capitaine !

Ajoutons que l’excellent matelot aimait et respectait d’une façon tout à fait singulière la pensionnaire toujours silencieuse et grave de sa maîtresse, – qu’il nommait, comme tout le monde, la Dame Blanche.

De son côté, Anna n’avait pas tardé à se prendre d’une singulière amitié pour cette malheureuse femme, si douce et si triste. Dans les premiers temps, elle éprouvait un véritable saisissement quand elle la rencontrait, marmottant d’étranges choses sans suite et toujours interrogeant les quatre points cardinaux, comme un marin sur le pont de son navire.

Mais la folle lui avait témoigné tant de plaisir de la voir, de la caresser, que l’orpheline avait bientôt surmonté toutes ses craintes pour s’abandonner entièrement au doux penchant qui l’entraînait irrésistiblement vers la bonne Dame Blanche.

Et c’était, ma foi, un charmant tableau à contempler que cette belle jeune fille, dans toute la splendeur de ses dix-neuf ans, entourant de son bras demi-nu la taille maigre de la pauvre insensée dont la chevelure toute blanche se mêlait à ses boucles blondes !

On eût dit une nouvelle Antigone guidant une Œdipe femelle, frappée d’une cécité bien autrement terrible que celle du roi antique : la cécité de l’intelligence !

Il ne s’écoulait pas un beau jour ensoleillé, que les voisins émus ne vissent ce couple si disparate aller et venir lentement sous les arbres qui bordent la côte.

Que pouvaient se dire cette enfant et cette femme, – la première d’une gravité précoce, la seconde noyée dans l’épais brouillard où s’agitait confusément le chaos de ses pensées ?

La plupart du temps, des riens…

Mais il arrivait quelquefois que les hasards d’une conversation à bâtons rompus, dans laquelle Anna faisait presque tous les frais, amenait sur les lèvres de la Dame blanche de singulières exclamations, – lambeaux de souvenirs ou demi-visions dans le nuage du passé…

Ainsi, une après-midi qu’il ventait frais, la jeune fille avait conduit sa « vieille amie » jusqu’au bord de la côte.

La mer était haute et déferlait avec fracas sur le sable du rivage.

Plusieurs grands vaisseaux, couverts de toile, défilaient rapidement, remontant le fleuve…

La folle, debout, le cou tendu, les yeux fixes et se faisant un abat-jour de sa main ouverte, regardait avec une ténacité singulière cette flottille, que poussait vers Québec une grosse brise de vent d’est…

Tout à coup surgit de derrière les îles un des grands paquebots de la ligne Allan, – le Scandinavian.

La Dame Blanche reçut comme un choc en plein cœur… Elle chancela et, se tournant vers sa compagne, elle prononça un nom : Richard !

Puis son bras se tendit vers le fleuve et son doigt suivit le vaisseau jusqu’à ce qu’il se fût perdu dans l’éloignement.

— Richard ! Richard !… répéta la jeune fille, toute émue, sans savoir pourquoi.

— Oui, oui… c’est Richard… continua la folle à demi-voix et comme se parlant à elle-même.

Puis, brusquement, elle se laissa choir sur les genoux, disant :

— Remercions Dieu, veux-tu !

Anna fit comme le désirait sa compagne. Un trouble inconnu se répandait en elle… et, sans qu’elle s’en rendît compte, le cœur qui battait comme à l’approche d’un événement attendu, mais redouté.

Elle commença lentement cette admirable prière enseignée aux hommes par le fils de Dieu lui-même, – l’Oraison dominicale : Notre Père qui êtes aux Cieux, etc…

Mais ce nom de père, passant de son cœur à ses lèvres, avait une saveur de tendresse inconnue d’elle jusqu’à cette heure…

Elle s’y arrêta quelques secondes, pendant que son regard mouillé suivait le paquebot, et le nom de Richard vibrait toujours dans sa poitrine.

Quand, enfin, le vaisseau se fut tout à fait fondu dans les ombres naissantes du soir, les deux femmes rentrèrent chez elles, — la Dame blanche agitée comme on ne l’avait jamais vue, Anna toute remuée par un trouble à l’intérieur dont elle ne se rendait pas compte.