L’aveugle de Saint-Eustache/Où Olive complote

Éditions Édouard Garand (10p. 24-27).

VIII

OÙ OLIVE COMPLOTE


L’aveugle avait dit à l’auberge du père Moulin :

— On a enlevé Louisette…

Que s’était-il donc passé ?

On se rappelle de quelle façon, un jour, Félix Bourgeois et sa sœur avaient quitté la maison du père Marin ; ce même jour, Olive, le cœur ulcéré de fiel et de haine, avait dit à son frère dans un ricanement féroce :

— Tu veux cette fille de brute, Félix ?… Tu l’auras, je te la promets !

Or, le jour même où en l’auberge du père Moulin on avait tenté d’arrêter le docteur Chénier, quelques moments avant la bataille et le bon savonnage qu’y avaient reçu les officiers et mouchards du gouvernement, Olive s’était rendue chez un paysan qui habitait à une demi-lieue du village environ, une chaumière de piteuse apparence.

Olive n’était pas descendue de sa monture. Elle avait simplement appelé :

— Thomas !

À cet appel, un homme avait paru sur le pas de sa porte. Des cheveux courts, très grisonnants et poussant dru sur une tête pointue, formaient le sommet d’un visage anguleux, au teint verdâtre, dans lequel luisaient deux yeux jaunes reflétant les plus viles passions. Le centre de ce visage était marqué par un nez long, crochu de vin, visqueux. Puis une bouche édentée sur laquelle se collaient deux lèvres minces et blêmes, et un menton large et plat achevait cette physionomie peu attrayante.

À la vue d’Olive les lèvres minces du bonhomme s’écartèrent vivement pour laisser voir la hideuse ouverture qui pour sourire, dut grimacer effroyablement. Il prononça un bonjour familier — trop familier peut-être, car la jeune fille demanda aussitôt sur un ton sec :

— Nos hommes sont-ils chez toi encore ?

— Oui, mademoiselle Olive, répondit l’homme avec son sourire grimaçant ; ils attendent toujours des ordres.

— Bien, je descends.

L’homme se précipita pour aider l’écuyère. Mais elle, légère et rapide par l’exercice fréquent de l’étrier, toucha le sol avant que celui qu’elle avait appelé Thomas ne fût arrivé jusqu’à elle. Elle lui tendit la bride de son cheval avec ces paroles dites sur un ton de commandement :

— Attendez-moi ici je reviens de suite. Et elle disparut dans la chaumière.

Les trois cavaliers que nous avons vus arriver à l’auberge du père Moulin étaient là. Assis autour d’une table graisseuse, ils jouaient aux dés et buvaient.

À l’apparition d’Olive les trois hommes se levèrent avec empressement, et l’un d’eux, qui paraissait être le chef, dit :

— Mademoiselle, nous attendions justement vos ordres.

— Oui, je sais, répondit la jeune fille. Pour ce qui concerne l’arrestation du docteur Chénier je n’ai pas d’ordres encore : le docteur n’a pas été revu au village. Mais pour l’autre affaire dont je vous ai entretenus hier, soyez prêts pour quatre heures.

— Nous serons prêts, mademoiselle.

— Je compte sur vous. D’ailleurs c’est une affaire de rien ; une demi-heure tout au plus pour faire la besogne. Toutefois, si certaines impossibilités survenaient, je vous ferai prévenir à temps. Est-ce entendu ?

— C’est entendu.

Olive jeta sur la table quelques pièces d’or, comme on jette un os à un chien, sortit de la chaumière et remonta à cheval. Avant de s’éloigner elle dit à Thomas :

Toi, ne bouge pas d’ici avant que tu m’aies revue !

— Bon, je ne bougerai pas d’une semelle, mademoiselle Olive. Et Thomas grimaçait toujours son sourire hideux.

Olive s’éloigna au galop.

Tout en regagnant sa chaumière Thomas se disait, avec une expression de méchanceté indéfinissable sur sa face verdâtre :

— Ah ! c’est heureux que tu payes en belle monnaie sonnante, ma p’tite, sans quoi je te ferais vite perdre tes petits airs de reine. Mais va… mon tour viendra ; et alors…

Il n’acheva pas sa pensée ; mais avant de pénétrer dans son antre il se tourna du côté de la route par où Olive s’éloignait, et dans le regard de l’homme une flamme de haine brilla.

Cependant Olive brûlait la route blanche et elle se disait :


Ils trouvèrent la salle déserte…

— Ça m’est bien égal après tout qu’on arrête Chénier ou qu’on ne l’arrête pas ! L’important, c’est que je puisse mettre la main sur cette fille de paysan. Ah ! cette Louisette… comme elle va payer cher les tourments que j’endure par sa faute !…

Lorsqu’elle eut parcouru un demi-mille environ, elle mit sa monture au pas, et, insensible à la bise du nord, elle se mit à repasser dans son esprit les événements de sa vie depuis un an. Elle évoqua le souvenir de ses amours avec Andrew Jackson, la promesse d’épousailles qu’elle avait faite à l’Américain, puis la passion qui l’avait prise soudain pour Albert Guillemain. Ensuite, elle songea aux agitations qui couraient par le pays ; et ce pays lui parut comme un océan dont les flots se soulèvent peu à peu et vont grossissant sous le vent qui s’élève. Elle vit le peuple tout frémissant sous le souffle de l’insurrection. Elle entrevit des luttes âpres, sauvages, sanglantes… Elle s’y vit mêlée sans savoir au juste pourquoi ; mais elle pouvait pressentir que ses amours et ses haines l’entraînaient, comme à son insu, au sein d’événements terribles qu’elle ne pouvait définir. Et si, au bout, elle découvrait un abîme profond dans lequel elle pouvait rouler, elle ne tentait aucun effort de se retenir de quelque façon sur la pente dangereuse. Elle entrait dans l’effrayant gouffre… Et les plus sombres visions enfantées par son imagination loin de la faire trembler, amenaient sur ces lèvres que bleuissait le froid d’hiver une sorte de rictus dédaigneux. Puis, insensiblement, son souvenir la ramena à Jackson qu’elle n’avait pas revu depuis cet après-midi du mois d’août où tous deux s’étaient si franchement déclaré la guerre. Qu’était devenu l’Américain ? Elle se le demandait. Peut-être était-il parti, et n’avait-il voulu faire à Olive qu’une vaine bravade ? Cette pensée la fit tout à coup tressaillir, et cette pensée se formula dans un murmure étrange :

— Et pourtant… s’il m’aimait encore !… Ou si, moi, sans le savoir, sans m’en douter, je l’aimais toujours !…

Mais brusquement elle chassa ces pensées de son esprit et elle se mit à rire avec mépris.

Un écart subit de sa mouture ramena la jeune fille aux réalités de la vie. D’un coup de rênes elle dompta la bête, la ramena sur le chemin, et jeta autour d’elle un rapide regard. Elle aperçut, sortant d’un taillis voisin, un jeune homme qui d’une main portait un fusil et de l’autre deux perdrix qu’il venait d’abattre.

Ce jeune homme, Olive le reconnut avec un tressaillement de malaise : c’était Albert Guillemain.

Poliment, mais froidement le jeune homme la salua.

Olive arrêta son cheval et demanda avec un sourire dont elle ne put cacher la mélancolie :

— Pourquoi aujourd’hui me saluez-vous, Albert ?

— Par politesse, mademoiselle, puisque nous nous trouvons seuls sur une route déserte.

— Parce que vous n’avez personne, autre que moi, à saluer… Parce que le hasard fait que nous nous rencontrons par accident… Parce que vous ne pouvez pas franchir cette route sans me voir… et vous me dites bonjour bien forcément… Et mieux que le faire voir tout simplement, vous me le dites… par politesse…

Elle partit d’un petit éclat de rire sec, saccadé… d’un rire qui, sans se l’avouer, lui fit mal. Car elle aimait — du moins elle croyait aimer — et elle se savait détestée, exécrée, méprisée peut-être !

Puis elle demanda, un peu plus calme :

— Vous vous rendez au village ?

Le jeune homme parut hésiter une seconde, et répondit :

— Non… je chasse seulement par-ci par-là.

— C’est bien malheureux, soupira Olive avec une ironie légère au coin de ses lèvres.

— Pourquoi ?

— Parce que nous eussions fait route ensemble.

— C’est regrettable, en effet, répondit froidement Guillemain.

— Pas pour vous, du moins ? De nouveau la jeune fille laissa bruire entre ses dents blanches son petit rire saccadé. Puis de ses prunelle sombres des feux étranges s’échappèrent. Néanmoins, elle réussit à prendre un ton naturel et dégagé pour dire :

— Mais puisque l’occasion se présente, voulez-vous me permettre de vous donner un conseil d’amie ?

— Dame… si cela vous plaît…

— Eh bien ! savez-vous ce que je me suis laissée dire ?

— Non… à moins que vous me le disiez vous-même…

— On m’a dit que vous faites partie des « Fils de la Liberté » ?

— Et si cela était ?…

— Dites plutôt que cela est… soyez franc !

— Bien. Ensuite ?

— Voilà où tombe mon conseil…

— Voyons ! sourit le jeune homme avec indifférence.

— Abandonnez une mauvaise et dangereuse politique !

— Est-ce tout ?

— Non. Prenez garde, ensuite, de vous attirer la haine de ceux qui vous aiment !

— Est-ce une menace ? demanda Guillemain en se redressant très fier.

— Non, vous dis-je ; c’est le meilleur conseil qui vous puisse venir d’une amie. Vous verrez…

Et sans attendre la réplique du jeune homme, elle enleva son cheval et partit à toute vitesse.

En arrivant chez elle Olive fut informée par son père que le docteur Chénier allait se rendre bientôt à l’auberge du père Moulin où il serait facile de faire son arrestation.

Immédiatement la jeune fille ordonna à son frère de se rendre chez Thomas et de donner aux trois cavaliers inconnus le mot d’ordre.

— Bon, après Chénier, ce sera l’autre… Louisette !