Chapitre Cinquième

LE VIEUX MOULIN


Au cours de mes nombreuses randonnées entre Roberval et Saint-Félicien, j’ai souvent remarqué un vieux moulin situé sur la berge d’un torrent, à quelques centaines de pieds de la route. Souvent, j’ai arrêté mon auto pour l’examiner, car une de mes marottes, je devrais dire plutôt l’une de mes faiblesses, ce sont les vieux moulins. J’en ai inspecté des douzaines, toujours avec l’idée de les acheter et de les faire fonctionner.

Ce moulin-là était en briques et avait été érigé, me dit-on, il y a plus de quatre-vingts ans, lorsqu’une poignée de hardis pionniers étaient venus s’installer à Roberval. Longtemps avant la construction du chemin de fer.

Je m’informai auprès d’un agent d’immeubles, qui me dit : « Je crois que vous pourriez l’acquérir à bon compte, car il est abandonné depuis des années. Mais que voulez-vous en faire ? »

— Tout d’abord, dis-je, je veux le remettre en bon ordre, avec sa roue à aubes qui tournerait et l’eau qui volerait tout autour. Après quoi j’ouvrirais « Ye Olde Mill Lodge » (La vieille auberge du moulin). Les Américains adorent les choses de ce genre : sans compter qu’il doit y avoir du poisson dans le ruisseau ».

— Il y en a beaucoup, m’assura l’agent, qui n’en savait probablement pas plus que moi ; je vais m’enquérir du prix et vous téléphonerai demain.

Dès sept heures et demie le lendemain matin, après mon petit déjeuner j’étais en route pour le moulin. Comme je m’en approchais, je remarquai un mince nuage de poussière devant moi. Je m’arrêtai, ahuri. Toute la vieille structure s’était écroulée durant la nuit ! Quelle chance j’avais ! Si le moulin s’était écroulé quelques heures plus tard, je me serais trouvé à l’intérieur en train de sonder sa solidité !

Je revins à Saint-Félicien. Le téléphone, dans ma chambre d’hôtel, résonna : c’était l’agent. « Le prix du moulin est de… commença-t-il.

Ne vous en occupez plus, criai-je dans l’appareil : j’ai changé d’idée ! Durant tout l’été de 1951, la route Saint-Félicien-Chibougamau bourdonna d’activité. Des autos privées et des camions roulaient dans un sens ou dans l’autre, chargés de prospecteurs. Les concessions changeaient de mains aussi vite qu’elles étaient jalonnées.

… L’embêtement au Chibougamau à l’heure actuelle me dit le prospecteur Bob Stewart, c’est qu’il y a trop de jalonnage et pas assez de prospection. On se précipite en hâte dans la brousse pour « staker des claims » et on en ressort trop vite pour aller les vendre. Ce n’est que dans un an ou deux que vous verrez les prospecteurs de la vieille école arriver dans la région avec leurs remorques, installer leurs familles aux abords de la route et explorer tranquillement le pays. Ils examineront le sol avec attention et ce sera eux qui feront probablement les plus grosses découvertes.

Bob est un solide prospecteur de soixante ans, doué d’une grande expérience. Il fut, durant plusieurs années, à l’emploi de Conwest Exploration Company. Il a fréquenté à peu près tous les territoires miniers du Canada et il a su m’intéresser, pendant des heures, avec ses propos sur la vie des bêtes sauvages.

… L’ours grizzly est un vrai monsieur, me dit-il : au Yellowstone, l’un d’eux pénétra dans ma tente durant mon absence et me vola un jambon avec la finesse d’un gentleman cambrioleur. Des traces de pattes m’indiquèrent qu’il avait cherché à pénétrer par l’arrière. Se rendant compte de son erreur, il ne déchira pas la toile à coups de griffes… il fit le tour de la tente, trouva le panneau lâche de l’entrée et se glissa dessous.

Il choisit un jambon parmi ma provision considérable de vivres et repartit sans abîmer quoique ce fut. Je suivis sa piste sur quelques milles : c’était facile, car il laissait sur son passage des touffes de poils grisâtres à tous les bosquets… mais je ne parvins pas à l’atteindre.

Maître Loup est, par contre, un individu aux manières des plus vilaines. Il dévore n’importe quoi : aussi bien le crin du cheval dans le canapé de votre grand’mère que le contenu d’un chaudron de navets brûlés. J’en ai déjà vu un avaler une boîte entière de levure artificielle. Il entra au ciel des loups quelques heures plus tard.

— De quoi les caribous se nourrissent-ils ? demandai-je.

— Les caribous aiment les écureuils, me dit Bob.

Revenant vers Chibougamau, je vis un orignal au bord de la route, au Mille 83. Je rapportai sa position et la date de cette rencontre au ministère de la Chasse et de la Pêche, qui tient des statistiques sur les allées et venues des animaux sauvages. J’ai appris, en lisant un bulletin de la Société historique du Saguenay, que le nom indien pour orignal est « moush ». Les anglais adaptèrent ce mot et en firent « moose ». La rivière Ashuapmouchuan contient le terme « moush » (L’orthographe des noms indiens est très fantaisiste, en anglais comme en français) : le nom entier de ce cours d’eau signifie : « Là où l’on attrape les orignaux ».

Au lac La Blanche, que longe la route nationale, le gouvernement de Québec a construit une douzaine de loges pour touristes ; elles sont remplies de pêcheurs pendant l’été. Tout près de là se trouve la dernière barrière de la réserve de gibier où vit un représentant du ministère. À côté de la coquette habitation de cet employé, je remarquai un four en plein air, le meilleur genre d’installation de cette sorte pour cuire le pain et les tartes. Désirant en construire un semblable à Rainbow Lodge, je demandai à la femme du gardien comment elle faisait pour deviner le moment où la température du four est favorable à la cuisson du pain. « J’ouvre la porte, dit-elle, et j’y introduis trois fois mon bras rapidement. Si je ne puis endurer que tout juste la chaleur, le four est prêt. » L’excellence de son pain prouvait que cette antique méthode est parfaite.

De retour dans la ville, j’appris que plusieurs personnages importants dans le monde des mines étaient arrivés dans le district. Jack Harris, ingénieur de la région minière pour Wright Hargreaves, volait constamment en avion jusqu’aux nombreuses concessions appartenant à sa compagnie. Le géologue américain, L. P. Barrett, vice-président d’Inter-State Iron Company et expert consultant pour l’uranium à la Commission atomique, arrivait par voie des airs, de l’île Belcher, dans la baie James. Il avait examiné, en route, la zone du lac Mistassini… et je vous prie de croire qu’il ne s’agissait pas d’une excursion de pêche ! J. Morrison, ingénieur consultant pour Falconbridge North Mines Ltd., était très en vedette, ainsi que Charles W. Clark, directeur des recherches et du développement pour Noranda et l’un des directeurs de Campbell Chibougamau Mines Ltd. La Mining Corporation of Canada était représentée par plusieurs ingénieurs et un groupe de prospecteurs. Deux hauts fonctionnaires du ministère des Mines du Québec séjournaient dans la région : I. W. Jones, chef du département des relevés géologiques et Bert Denis, chef du département des dépôts minéralogiques. Je reconnus aussi Philippe Malouf, ingénieur minier dont les succès étaient connus et enfin, le dernier nommé mais non le moindre, Adélard Gauthier, l’un des plus fameux prospecteurs du Canada.

C’étaient des grands noms de l’actuel domaine minier. Leur présence ici ne pouvait signifier qu’une chose : —


CHIBOUGAMAU ÉTAIT LANCÉ


La croissance rapide de Chibougamau se démontre encore mieux par des statistiques. Hamel et fils, entreprise de transport dont le quartier-général était à Saint-Félicien, commença à véhiculer de l’équipement minier dans la région en 1949, avec trois camions. En 1952, elle en avait onze, roulant jour et nuit sur la route nationale. Un directeur de la compagnie déclara qu’il comptait qu’en 1952, ses camions transporteraient environ huit millions de livres de matériel dans le Chibougamau. (Tout indique que ce volume s’est accru considérablement depuis cette époque).

Le chef de gare du chemin de fer Canadien-National, à Saint-Félicien, annonça que les marchandises destinées au Chibougamau avaient doublé de volume en un an. Le commerce du bois de construction augmentait aussi de manière phénoménale, grâce à la nouvelle route. Quelque vingt-cinq scieries, dans la région du Chibougamau coupaient 50 millions de pieds de planches annuellement dont la majeure partie était exportée aux États-Unis.

Les demandes d’information et les enquêtes, au sujet des possibilités minières du Chibougamau se multiplièrent par mille. Harry Ledden, le chef archiviste du ministère des Mines du Québec révéla qu’en 1952, 60 p. c. de toutes les demandes d’informations avaient trait au Chibougamau.

(Le ministère des Mines du Québec constitue l’un des organismes gouvernementaux les plus compétents au monde. D’autres départements encombrés de bureaucratie et de chinoiseries feraient bien d’étudier sa façon intelligente d’agir. Le citoyen s’intéressant aux mines, dans le Québec, en obtient un service qui n’a pas son pareil dans aucune autre province canadienne.)

La population du Chibougamau augmentait tellement, que plusieurs pétitions furent envoyées au gouvernement pour obtenir un bureau de poste. L’éternelle réponse du fonctionnaire revenait invariablement : « Nous prenons la demande en considération… » Il n’y avait pas assez de votes dans la région pour exciter le zèle des politiciens. Ils se fichaient totalement de ces hommes, supérieurs à eux, qui ouvraient, aux confins de la civilisation, un domaine minier capable d’apporter des richesses incalculables à la province de Québec. Les politiciens… (Mais à quoi bon ? Shakespeare les a jugés dès l’an 1601, dans « Hamlet » : « Un politicien… un qui irait jusqu’à circonvenir Dieu. »)

Un jeune prospecteur de mes connaissances se servait d’une méthode assez inédite pour rechercher les minéraux. Il évitait les géologistes et les ingénieurs miniers et méprisait les rapports géologiques et autres documents relatifs aux formations minéralogiques dans le Chibougamau. Il prenait simplement une carte géologique du district et l’expédiait par poste à un ami qui habitait l’Europe. Cet ami possédait une planchette de ouija, ou une aiguille magique ou quelqu’autre appareil médiéval du genre, qu’il promenait sur la carte jusqu’à ce qu’il sente une réaction physique. Il marquait alors d’un petit cercle l’endroit désigné par les « esprits » et retournait la carte à notre prospecteur au Chibougamau, distant de 5,000 milles. Il y ajoutait des notes explicatives indiquant qu’à tel ou tel site, de l’or, du cuivre ou d’autre métal serait mis à jour sans erreur possible. Le prospecteur disparaissait alors au plus profond de la brousse pour en émerger plusieurs semaines plus tard et s’arrêter à Rainbow Lodge, en route pour la ville. Je ne crois pas qu’il ait jamais trouvé quoi que ce soit de quelque valeur par cette méthode, mais j’espère qu’il y parviendra, ne serait-ce que pour faire la nique à quelques mandarins pompeux qui ne peuvent bouger qu’avec la règle à calcul logarithmique à la main.

Notre planète était représentée par plusieurs races au Chibougamau à cette époque. J’y ai rencontré un Hollandais, un Grec, un Suisse, un Anglais, un Irlandais, un Français, un Autrichien, un Russe, un Antillais, un Syrien, sans compter les Américains et les Canadiens. Puis arrivèrent deux Australiens : Monsieur et Madame Raymond Wilkie. Wilkie est un chimiste et un essayeur. Il s’installa dans l’ancien laboratoire d’Obalski Mines, et se mit à analyser des échantillons de roc pour divers prospecteurs et entreprises du Chibougamau. Il arrivait des îles Fidji où existait, me dit-il, de l’or en quantité. Cet archipel mélanésien est humide et chaud à longueur d’années et voilà que Wilkie était maintenant dans l’un des endroits les plus froids du globe. « Tomber de Charybde en Scylla », dit un prospecteur qui avait des lettres.

— J’aime le Chibougamau, déclara Wilkie ; et d’après mes observations, je crois en son avenir. Il n’y a ici qu’un détail que je n’aime pas : ce détail est personnifié par un ours qui vient nous visiter chaque matin. À l’aube, aujourd’hui, il s’introduisit dans notre garde-manger à l’extérieur de la maison et s’empara d’un jambon. Je l’ai entendu, ai pris un fusil, mais maître Martin disparut sous bois avant que j’aie pu épauler. »

« Jusqu’à ce jour, j’ai fait mes analyses dans des climats chauds : En Australie occidentale, à Hong-Kong, dans les îles Fidji, continua Wilkie ; la température se dégageant de nos fourneaux d’essai était infernale ; le grand problème pour nous, sous les tropiques, c’était de parvenir à se rafraîchir. L’allumage et l’entretien des fournaises, dans les Fidji, sont l’ouvrage des naturels. Le climat froid du Chibougamau convient mieux à ce genre d’ouvrage.

« Notre fournaise, au laboratoire de la mine d’Obalski, est chauffée à l’huile diesel, tandis que la gazoline alimente les moteurs faisant fonctionner le broyeur et le pulvérisateur ; par ailleurs, les fourneaux pour les essais au liquide fonctionnent au kérosène.

« Les échantillons de roche que l’on m’apporte sont tout d’abord placés dans le broyeur, puis divisés lorsqu’ils passent à travers un rifle, pulvérisés en une poudre très fine, après quoi on place cette poudre sur un tamis très fin.

« Si l’on désire un essai pour de l’or ou de l’argent, un petit échantillon de la poudre est pesé, mélangé à un fondant, enfermé dans un récipient de glaise et chauffé dans la fournaise. Ce mélange fondu est versé dans des moules d’acier, refroidi et ensuite brisé avec un marteau spécial. Au fond du moule se trouve un culot de plomb qui retient tout l’or et l’argent que l’échantillon recelait. On place alors le culot dans un réceptacle plat (nommé une coupelle), lequel est mis au four à nouveau. Lorsqu’enfin on l’en retire, il ne reste plus qu’une petite boule de métal précieux. On la pèse sur une balance ultra sensible et la proportion des onces à la tonne est calculée au moyen d’une formule mathématique.

« La fournaise ne sert pas pour les analyses de cuivre, de zinc et de plomb. La valeur de ces métaux est vérifiée en les faisant bouillir avec divers ingrédients chimiques, en filtrant le résidu et en l’éprouvant au contact d’autres solutions chimiques d’une puissance déterminée d’avance.

« Ces expériences me fascinent, car l’élément surprise y joue un rôle considérable. Mon plus grand plaisir, c’est lorsque, je puis présenter à un prospecteur, avec un geste solennel, un certificat d’analyse, en lui annonçant qu’il a fait une découverte importante et que son dur labeur a été couronné de succès. »

Par un beau matin d’été, un camion d’apparence fatiguée apparut sur le site de la ville de Chibougamau : Douze étudiants français, tout récemment arrivés de Paris, en descendirent. Ils étaient d’une jeunesse enthousiaste : pour ces moins de vingt ans, le Chibougamau était « magnifique », « formidable », « épatant ». Ce ne sont pas eux qui, à l’instar de leur illustre prédécesseur Voltaire, auraient vendu à vil prix les « quelques arpents de neige » du Canada. Pour leur repas, les jeunes gens avaient acheté des biscuits et du fromage au petit magasin de « Scotty » Stevenson, devant la porte duquel étaient accroupis comme d’habitude, une vingtaine d’Indiens. Les voyageurs furent très intrigués par la présence des Peaux-Rouges et tentèrent de leur parler par signes. Lorsque je demandai à l’un des étudiants à quel endroit il avait mangé, il me répondit : « Au petit café des sauvages ».

C’est environ à cette époque que je revis un vieux renard, qui était président de la « Corporation minière de la fin du mois ; » Il m’avait vendu, il y a vingt ans, 5,000 actions de son entreprise.

Le lecteur a deviné que l’entreprise portait en réalité un autre nom : mais si je l’appelle ainsi, c’est que chaque fois que je demandais au Président quand commenceraient les opérations à sa fameuse mine, il répondait : « À la fin du mois ».

Et lorsque je demandais : « Quand creuserez-vous un puits ? » ou « Quand demanderez-vous à un géologue d’examiner la propriété ? » La réponse arrivait invariablement : « À la fin du mois ». En l’espace de vingt ans, il me remit ainsi « à la fin du mois » au moins cinquante fois.

En cet été 1951, Monsieur le Président amena sa femme au Chibougamau. L’apparence de cette dame indiquait clairement qu’elle allait bientôt contribuer à augmenter la population de notre pauvre globe surpeuplé. Je faisais allusion, devant le couple, à une nouvelle route vers une propriété minière qu’on venait de projeter, lorsque je demandai : « Quand donc… ? »

Le Président regarda rêveusement la taille épaisse de son épouse et murmura : « À la fin du mois ».

Le district minier du Chibougamau avait atteint un stade si avancé de développements préliminaires, qu’il n’était pas étonnant de voir les promoteurs affluer. Certains d’entre eux étaient frauduleux, d’autres plutôt honnêtes : mais ils avaient en commun une particularité : Ils étaient tous bien vêtus. Quelques-uns des véreux étaient reconnaissables par leur front fuyant et une intelligence — sauf en ce qui concernait l’art de frauder leurs semblables — ne dépassant guère celle des singes supérieurs.

Il arrive que l’on puisse gagner de l’argent facilement en spéculant sur des stocks frauduleux ; mais le promoteur, qui joue double jeu, frappe toujours avec la rapidité d’un cobra. C’est pourquoi la vigilance est nécessaire. À Montréal, j’ai déjà fait ainsi quelques dollars, en achetant des titres miniers — quelque chose pour vous tondre en un rien de temps ! — et en surveillant attentivement la marque des cigares que fumait le promoteur. Lorsqu’il allumait un havane coûteux, la cote remontait infailliblement : lorsque la qualité du tabac diminuait, la même chose arrivait aux actions. C’était un baromètre infaillible.

Un matin, alors que la Bourse semblait indécise, je pénétrai dans le bureau du promoteur. J’eus simplement à le regarder, pour me précipiter au galop sur le téléphone et dire à mon courtier de vendre toutes mes actions. Il était temps ! Cet après-midi-là, le stock dégringola verticalement. J’avais observé, le matin, que le promoteur ne fumait pas le cigare, pas même la pipe, pas même une cigarette : Il chiquait du tabac !

Un autre promoteur classique si je puis dire : chapeau melon, guêtres et gants beurre frais, tenta un jour de me faire participer à un « coup » minier. Sa façon de procéder était merveilleuse à force d’effronterie. Il avait appris mon faible pour le scotch Dewar « Nec Plus Ultra » et pour les cigares Partagas. Lorsque j’entrai dans son bureau, ce whisky ambré brillait sur son pupitre, et ces cigares « craquants » étaient installés dans l’humidificateur.

Tandis que je sirotais et que je fumais, le promoteur faisait fonctionner son moulin à paroles, dévidant des chiffres, des faits précis, des suppositions et des déclarations sur le grand avenir des concessions qu’il possédait. Brusquement, il baissa la voix et me dit, tout en me fixant d’un regard d’hypnotiseur : « La façon dont vous devez envisager ce placement, ce n’est pas en fonction d’aujourd’hui, pas en fonction de vos enfants ou de vos petits-enfants, mais de vos arrières petits-enfants. Songez aux profits qu’ils en tireront dans un siècle ! »

Je laissai là le produit de Dewar et les Partagas et passai la porte si vite que je faillis me fracturer une cheville !

Il m’est impossible d’énumérer tous les promoteurs malhonnêtes que j’ai rencontrés. — cela prendrait un volume de dix mille pages — mais je puis en décrire quelques-uns, parmi les plus experts en fait de coquinerie.

L’un de ceux-ci était un type de haute stature, élégamment habillé, doté d’un teint olivâtre et d’un regard constamment mobile. Franchement, je ne crois pas qu’il possédât des yeux derrière la tête ; pourtant il pouvait discerner ma présence à dix pieds de son dos.

Il parlait de ses occupations avec une franchise brutale : « Je veux ramasser le magot, disait-il, et je suis indifférent envers ceux que j’incite à me suivre. C’est un jeu où le plus finaud l’emporte. Le grand Barnum avait tort de dire qu’il naît un gogo à chaque minute : il en naît un toutes les secondes ! Je suis malhonnête, mais ceux qui m’emboîtent le pas le sont aussi. Alors Quoi ? »

Il calculait vite… trop vite, et se vantait de n’avoir jamais lu un livre. Sa phrase favorite était : « Mes amis lisent pour moi ! » Il ignorait l’histoire, l’ancienne et la moderne, ce qui l’empêchait de se joindre à toute conversation intelligente ; mais avec des personnes de sa classe, c’était un champion. Il pouvait parler durant des heures de chiffres, titres miniers, jeu sur marge, analyses et promotion.

La dernière fois que je le vis, il étudiait la liste des chevaux de course au terrain de Blue Bonnets, à Montréal. Il était perdu dans ses réflexions tout en contemplant les tuyauteurs qui manœuvraient pour la cinquième course.

— Quel est celui qui, d’après vous, tombera sur le gagnant ? demandai-je.

Il était trop absorbé pour me regarder : « J’aime celui qui s’appelle Sansregret », murmura-t-il.

Voilà quelques années, il prit en mains des actions de métal « vil » et les fit grimper rapidement de vingt cents à cinq dollars, après quoi il vendit ses titres. Le stock prit un plongeon piqué. Un courtier trop tenace fit banqueroute et des milliers de joueurs sur marge furent complètement ruinés.

Tandis que ses clients léchaient leurs blessures, tout en se demandant ce qui avait bien pu arriver, le promoteur (qui avait agi, du reste, strictement selon la loi et s’en était tiré avec un profit de 800,000 $) s’acheta un habit de soirée et se paya une croisière de luxe autour du monde. Ce fut le sommet de sa carrière car, ainsi qu’il le disait plus tard orgueilleusement : « J’ai mangé à la table du capitaine ».

Probablement le plus malhonnête de tous les promoteurs canadiens est un individu connu au Chibougamau sous le sobriquet d’« Un joli monsieur ». Il a su atteindre le fond de l’ingratitude et de la bassesse.

Lorsque les Canadiens français donnent cérémonieusement le titre de « joli monsieur » à quelqu’un, c’est une insulte de choix qu’ils lui décochent.

Voilà quelques années, un type de ce calibre passa au Chibougamau. Il était bel homme, parlait avec distinction et il était nanti d’un cerveau de promoteur-racketeer, genre Capone. Il était propriétaire de diverses propriétés minières et, dans les cercles de spéculateurs interlopes, on le tenait en haute estime. Il se préparait à jouer un sale tour, juste au moment — détail singulier — où le Chibougamau venait d’être submergé par une vague de prospérité.

Il avait fait quelque forage — avec l’argent d’un groupe de ses victimes — sur certaines concessions et, par la faute de son comptable constamment ivre, avait omis de rendre compte de ce travail statutaire et de payer ses taxes annuelles au ministère des Mines. Lorsqu’un propriétaire de concessions néglige ces conditions essentielles, les claims deviennent « ouverts » et le premier venu peut les jalonner de nouveau, après avoir obtenu un certificat de mineur, au prix de10 $.

Un prospecteur du Chibougamau, à Québec à ce moment là, apprit que la propriété du « Joli monsieur » serait « ouverte » le lendemain matin.

Le prospecteur avait à sa disposition deux manières de procéder. L’une était de se rendre au Chibougamau par avion, jalonner les concessions et aviser ensuite l’ancien propriétaire de bien vouloir déménager son équipement, à moins qu’il ne rachète le terrain pour, disons, cinquante mille dollars. L’autre manière était d’avertir le racheteur de sa négligence et d’attendre ensuite une juste récompense : Dix mille dollars eussent été un bon marché pour un tel service. (Surtout si l’on se souvient que le « joli monsieur » nageait dans l’argent. Pour chaque dollar investi par les gogos, il prélevait 90 cents — légalement, cela va sans dire… (La route des fortunes illicites est pavée d’avocats escrocs.)

Le prospecteur n’hésita pas. Il téléphona au promoteur à Chibougamau : l’argent de la taxe fut télégraphié sur l’heure au ministère des Mines, le comptable fut mis à la porte. Le propriétaire avait eu si chaud, qu’il en maigrit de dix livres… mais il demeura propriétaire des concessions.

Quelques jours plus tard, quelqu’un suggéra au prospecteur de récompenser le prospecteur qui lui avait rendu un fier service.

— Sûrement, sûrement, dit-il, (il avait été élevé dans le ruisseau) ; dites-lui de s’acheter deux bouteilles de scotch et qu’il m’envoie la facture ! »

Un joli monsieur !

Il n’y avait pas que certains promoteurs qui fussent malhonnêtes ; quelques prospecteurs du Chibougamau n’avaient rien à leur envier à ce sujet. L’un d’eux était un maître fourbe et son racket établit un record dans ce jeu-là.

Possédant beaucoup d’expérience dans son métier, c’était un coureur des bois accompli et il avait le physique de l’emploi : Jamais rasé, l’air rude, la carrure puissante.

Durant les périodes de gel et de dégel, il se rendait à Montréal, Toronto ou New-York, pour rencontrer des gens « cherchant des bonnes concessions, bien situées dans un district minier prometteur ».

Lorsqu’une découverte était annoncée, il écrivait à l’un de ces messieurs (ou plus exactement l’une de ces dupes) et offrait de jalonner cinq concessions à proximité de la nouvelle découverte, au nom de sa victime, pour la modeste rétribution de 500 $. Le malheureux spéculateur faisait enquête, apprenait que l’analyse des nouveaux échantillons indiquait leur haute valeur et acceptait la proposition, à condition que les claims soient enregistrés à son nom au ministère des Mines, avant qu’il verse un seul dollar au promoteur.

Le fraudeur acceptait la proposition, jalonnait et enregistrait les concessions et le naïf, quelque temps après recevait un papier du ministère des Mines l’avisant qu’il était propriétaire de cinq claims miniers. Jusqu’ici, tout allait bien. Le nouveau « mineur » disait confidentiellement à ses amis qu’il était sur le point de « réaliser le gros lot ».

Cependant le fraudeur n’avait pas seulement glissé les as dans sa manche, mais tous les atouts. Intentionnellement, il avait piqueté de façon si fautive les concessions, que n’importe qui pouvait contester ce qui les « ouvrait » de nouveau. Les piquets étaient dans la mauvaise direction, plusieurs étiquettes manquaient et les lignes n’étaient pas correctement tracées ; bref, rien n’était fait selon les règlements de la loi qui régit les mines.

Le fraudeur s’arrangeait avec un complice qui écrivait une protestation au ministère ; l’agent du gouvernement venait sur les lieux, constatait que tout était illégal et les concessions étaient « ouvertes » encore une fois. Alors, le fraudeur les jalonnait au nom d’un autre naïf, et le jeu des duperies continuait, l’escroc réalisant 500 $ avec chaque transaction.

Un triste racket, mais profitable.

Un américain de mes amis m’écrivit : « Pouvez-vous me renseigner sur la spéculation minière au Canada ? J’ai de l’argent à placer. »

En réponse, je lui expédiai le «  Canadian Mines Handbook », compilé par la Northern Miner Press Ltd., éditeurs du plus grand hebdomadaire au monde en ce qui concerne les mines : « The Northern Miner ».

Et voici ce qu’apprit mon ami sur la situation minière au Canada :

La première partie du volume contient les noms d’environ mille des principales mines, en état de développement ou de production au Canada.

La deuxième partie comprend une liste de quelque six mille entreprises minières, avec le commentaire suivant des éditeurs : « La majorité des compagnies sont, au moment où nous publions, inactives, dormantes ou défuntes. Dans cette même section, on trouvera aussi les noms de quelques compagnies actives, mais sur lesquelles nous ne possédons aucune information quant à leur statut, ou dont les renseignements sont arrivés trop tard pour être inclus ici.

Attachés aux noms et adresse de milliers d’entreprises minières cataloguées dans cette deuxième partie, se trouvaient des termes dans le genre de ceux-ci :

« Défunte », « Dormante », « Inactive », « Annulée », « Adresse inconnue », « Inoccupée », « Actions sans valeur », « Liquidée », « En liquidation » — les actionnaires ont tout perdu », « Charte révoquée », « Charte annulée », « Charte confisquée », « Charte remise », « Charte suspendue », « Banqueroute — perte totale », « N’est plus en affaires », « Propriété inexistante », « Propriété abandonnée », « Propriété vendue ». « Propriété saisie », « N’existe plus », « Dissoute », « Aucun actif », « A changé de nom », « Attend des fonds », « Perdue pour défaut de paiement des taxes », « Inopérante », « Liquidation volontaire », « Aucune réponse à notre demande d’informations », « Aucun rapport depuis des années ».

Des milliers de compagnies minières au Canada sont comateuses ou moribondes ! Des milliers ! Que le lecteur y songe ! La plupart des entreprises de ce genre sont incorporées à des millions d’actions ; ce qui totalise, en prenant pour base 5,000 compagnies dormantes ou défuntes, quelque chose comme quinze milliards d’actions — il y en aurait assez pour tapisser toutes les maisons d’Égypte ! Si nous assumons que 10 p. c. de ces actions (c’est une estimation bien au-dessous de la vérité) furent vendues, cela veut dire que le nombre des certificats reposant en ce moment dans des greniers poussiéreux et de vieilles valises s’élèverait à un milliard et demi d’actions.

C’est un véritable Himalaya de documents joliment gravés et, l’ensemble, sans aucune valeur. Si nous supposons de surcroît, que les dupes ont payé une moyenne de 50 cents pour chaque action (encore une évaluation en deçà de la vérité), le montant de l’argent que les courtiers et les promoteurs ont arraché à leurs dupes serait d’environ 700 millions de dollars. C’est plus qu’il n’en faudrait pour lancer en pleine production 140 bonnes mines canadiennes. Qu’on produise 140 « Noranda » et la richesse nationale du Canada se multiplierait par mille et le dollar canadien ferait ressembler le dollar américain à un rouble russe !

Un marchand de Toronto, très réputé a fait la comparaison suivante : « Si les finances qui soutiennent la production du blé et de la viande étaient pillées comme elles le sont par les filous dans l’industrie minière, les Canadiens commenceraient à mourir de faim au bout d’une semaine.

Et voilà pourquoi j’ai décidé de faire imprimer la profonde pensée suivante, pour les générations futures :

« Les compagnies minières naîtront et disparaîtront, mais les gogos existeront toujours ! »

Un célèbre économiste me dit un jour : « Rien n’a plus contribué à retarder le développement minier au Canada, que les manipulations malhonnêtes de certains agioteurs de Bay Street à Toronto et de la rue Saint-Jacques à Montréal. Si l’on n’avait pas ces gorilles que protègent des avocats aussi malhonnêtes qu’eux, il y aurait aujourd’hui près de 150 mines productrices au Canada. Au moins 90 p. c. du capital que les citoyens risquaient dans les mines, au Canada et aux États-Unis a été volé — et j’emploie ce mot sans hésiter — par des crapules. — Ne pourrait-on pas promulguer des lois pour endiguer ces abus ? » demandai-je.

L’économiste rugit : « Mais ce sont les avocats qui rédigent les lois ! »

Le numéro d’avril 1952 du magazine « Coronet » publia un exposé révélateur des fraudes dans l’industrie minière au Canada, intitulé : « Toronto Calling » (Toronto appelle). Un spécialiste des mines aux États-Unis en fut tellement choqué, qu’il m’écrivit : « La Ville Reine était jadis connue comme « Toronto la pure » ; maintenant, on ne l’appellera plus que « Toronto la ville aux 40,000 voleurs ».

Dans le numéro du 12 janvier 1953 du « Saturday Evening Post ». un escroc repenti, écrivant sous le pseudonyme de « Marcus Verner », révéla des choses stupéfiantes sur les fraudes dans les titres miniers à Toronto, dans un article qui s’appelait : « I Sell Phony Stock to American Chumps. » (Je vends des actions frauduleuses aux nigauds américains).

Les chefs et les rédacteurs des journaux torontois semblaient trop occupés à surveiller les parties de hockey pour trouver le temps d’entreprendre une croisade — à la manière du grand Pulitzer — contre l’immoralité en affaires existant dans la capitale de l’Ontario. Pourtant, le magazine « Collier » venait de traiter leur ville de « Swindler’s Paradise » (Paradis des filous). Il est vrai que très peu de citoyens de Toronto eurent la chance de lire cet article, car presque toutes les copies du magazine furent raflées aux éventaires de journaux et détruites par les promoteurs.

Un propriétaire de journal, que je connais, refusa un manuscrit très documenté et très révélateur, mettant à jour ces vols éhontés. Il le refusa parce que ce « papier » exposait la vérité toute nue. Il y a un proverbe arabe qui dit : « La vérité peut parcourir le monde sans armes ». On pourrait ajouter : « Peut-être en Arabie, mais pas dans les journaux de Toronto. »

Non pas par malhonnêteté foncière. La politique de ce propriétaire de journal était de ne rien publier qui fut au détriment de sa « bonne » ville de Toronto, même si sa cité bien-aimée servait de quartier-général à une clique de chevaliers d’industrie qui tondaient les moutons humains au rythme de 50 millions de dollars par année.

Non, monsieur ! Ce journaliste était animé d’un dommageable esprit civique. Il n’avait probablement jamais lu la réflexion classique du docteur Samuel Johnson, le grand critique anglais : « Le patriotisme est le dernier refuge des coquins. Ce qui n’empêchait pas ce directeur de bien arriver dans la vie. Norman Corwin, scripteur à la radio, a dû le prendre pour modèle lorsqu’il a dit : « Pour réussir aujourd’hui, soyez médiocre ».

Cependant un groupe de journalistes américains ne se gênèrent point pour dévoiler le scandale… et ils le firent avec enthousiasme.

Ralph Hendershot, rédacteur financier du «  New York World Telegram », écrivit dans le numéro du 5 février 1952 de ce journal : « Il devient évident que le Canada présente des possibilités de développement fabuleuses dans le domaine de l’industrie. Il est également clair que le gros des capitaux nécessaires pour faire progresser ces industries et harnacher ces ressources naturelles viendra des Américains. Malheureusement, notre voisin du nord est parti du mauvais pied. De nombreux vendeurs de titres ont adopté des méthodes de chevaliers d’industrie lorsqu’ils sollicitent les gens. Ils n’hésitent pas à appeler au téléphone, sur longue distance, des citoyens dont ils ont les noms sur leur « liste de gogos… »

Il y a, d’après mon expérience, deux sortes de courtiers marrons. Les premiers parlent doucement, d’une voix persuasive. Ils ne font aucun tapage, mais leur pression est constante sur la clientèle : les seconds emploient la méthode violente : cris au téléphone, coups de poing sur la table, épithètes lancées à la tête du client « trop bête » pour sauter sur les occasions merveilleuses qu’ils daignent leur offrir… le plus curieux, c’est que la majorité de la race des gogos semble préférer se faire rouler par les gueulards que par les voleurs délicats.

Il y a évidemment, des courtiers honnêtes, mais la plupart d’entre eux habitent dans des chambres garnies ou des mansardes. Ceux qui reçoivent leur pension de vieillesse sont parmi les chanceux.

Après vingt années de contact avec eux, j’en suis venu à la conclusion que le vendeur marron de valeurs financières, qui n’a pas une instruction de premier ordre, est un psychologue beaucoup plus averti que son compère, le monsieur qui sort de l’Université. De plus, je suis persuadé que le premier exerce une espèce de magnétisme, et qu’il est aussi habile à choisir ses victimes qu’un hypnotiseur de carrière.

Sur les deux milliards d’êtres humains traînant leur existence quotidienne sur notre planète, il n’y en a que quelques centaines qui pensent d’une façon raisonnable. (Joseph Mitchell, l’écrivain américain, avait l’habitude de séjourner longtemps parmi les déments de l’hôpital Bellevue, à New-York : après quoi il allait se mêler aux foules du Broadway : « Je ne vois aucune différence », dit-il. ) Presque tous les hommes vivent dans une espèce de rêve éveillé. Lorsque certains d’entre eux se font miroiter devant les yeux des puits de pétrole, des mines d’or, des découvertes de diamants ou des gisements d’argent, ils sont éblouis. Lorsque le racketeer-psychologue trouve le défaut de la cuirasse de sa victime, la partie est jouée… pour la victime. Dans le jeu de la vente des actions minières, c’est toujours le « bonnet » qui gagne…

Tondre un mouton ordinaire, c’est facile pour un promoteur malhonnête. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est de tondre un autre promoteur malhonnête. C’est alors qu’on assiste à un duel passionnant ! Quand je dis duel, je n’entends pas qu’ils se servent du revolver : si tel était le cas, il ne resterait plus un seul courtier marron sur le globe !

Certains promoteurs canadiens ont tellement exploité les acheteurs de valeurs américains, qu’on est tout étonné de constater que cette source n’est pas entièrement tarie. Pourtant, sans le capital américain, les grandes zones de pétrole et de minéraux au Canada ne seraient pas développées avant un siècle, car si nous n’obtenons pas de capitaux chez nos voisins du sud, où donc irons-nous en chercher… en Éthiopie, peut-être ?

Plusieurs rédacteurs canadiens très connus, et qui sont avantageusement appréciés dans la presse jaune, rédigeaient, pour les courtiers et les promoteurs, des bulletins incitant les naïfs à souscrire : mais ils avaient toujours la prudence d’ajouter ; à leurs déclarations : « Nous croyons que ce que nous venons de dire est exact, mais nous ne pouvons pas le garantir. »

C’est comme si l’on tendait à quelqu’un un billet de dix dollars, tout en disant : « C’est peut-être de la fausse monnaie. Acceptez-le à vos propres risques ! »

Ces hommes qui prostituent leur plume pour quelques viles pièces d’argent pourraient se justifier d’un illustre prédécesseur. L’un des plus grands hommes d’État et premiers ministres que l’Angleterre ait eus, rédigea dans sa jeunesse des brochures pour des promoteurs, lesquelles firent perdre aux épargnants des millions de livres sterling. Il se nommait Benjamin Disraëli.

J’écris tout ceci avec la quasi-certitude que j’en récolterai pour moi-même du dénigrement et de la calomnie, car, comme l’a dit Bernard Shaw : « Il n’y a qu’une chose que les gens ne peuvent tolérer : cette chose-là, c’est la vérité ! »

Alors que je mettais ces notes à jour, quelques promoteurs marrons venaient me voir à ma chambre d’hôtel et je les laissais lire mon manuscrit librement. (Un ami me demandait : « Si vous les trouvez aussi méprisables pourquoi les fréquentez-vous ? » Je répondis à ceci qu’il me serait impossible d’écrire à leur sujet sans les connaître).

L’un de ces personnages douteux essaya de me tendre un piège. Il m’annonça négligemment qu’il avait mis de côté, à mon intention, 5,000 parts d’une certaine compagnie, en signe de remerciement parce que j’avais fait connaître le Chibougamau par mes écrits. Je pouvais les acheter à moitié du prix courant et j’avais de grandes chances de réaliser quelques milliers de dollars en les revendant plus tard. La ruse était cousue de fil blanc et je m’en moquai.

Quelle sorte d’hommes sont donc ces courtiers malhonnêtes et leurs compères les promoteurs, qui réalisent si aisément des profits illicites et rapides, tandis que leurs milliers de victimes pleurent leurs économies perdues ? Je trouve une définition admirable de ces voleurs patentés dans un célèbre paragraphe de Charles Francis Adams :

« Vraiment lorsque j’approche de ma fin, je ne laisse pas d’être quelque peu troublé quand je cherche à expliquer les incidents que j’ai vus dans la course à la fortune. Cette chasse s’inspire d’instincts plutôt bas… que l’on rencontre rarement mêlés aux meilleurs traits du caractère. J’ai connu, et connu assez bien, bon nombre d’hommes qui « avaient réussi, qui étaient importants », financièrement parlant, et qui devinrent célèbres au cours du dernier demi-siècle : et je n’ai jamais rencontré de personnes moins intéressantes. Je ne désire pas revoir un seul d’entre eux, ni dans ce monde, ni dans l’autre ; il n’en est aucun que je puisse associer avec l’idée d’humour, de saine pensée ou de culture raffinée. Ils n’étaient qu’un tas de mercantis, sans attraits comme sans intérêts… un amas d’êtres incultes, cyniques et marchandeurs ».

Un promoteur de ma connaissance, qui se tricherait lui-même, rien que pour se tenir en forme, s’il n’avait pas de victime à portée de la main, prit ombrage de mes remarques sur la malhonnêteté des transactions minières. « Si les affaires de mines au Canada sont si croches que cela, pourquoi y restez-vous mêlé ? » me demanda-t-il avec colère. Je lui rétorquai la réflexion à la mode : « Pourquoi va-t-on au cirque ? Pour voir les bêtes curieuses évidemment. »

Si les promoteurs avaient quelques connaissances de l’histoire des mots, ils adopteraient promptement un terme nouveau pour leur métier. Le mot « promoteur » (du latin « pro », avant, et « movere », mouvoir) était prononcé avec mépris autrefois. Il y a cent ans, en Angleterre, un informateur. un « stool pigeon » était appelé « promoteur » parce qu’il provoquait des actions illégales et qu’il en dénonçait ensuite les auteurs.

Un autre ami me demanda : « que feriez-vous pour réformer ces abus, si vous en aviez le pouvoir ? »

Je répondis : « Je ne suis pas réformateur, mais simplement un observateur ; et ce que j’observe, je le rapporte fidèlement. Cependant, je me demande ce qui surviendrait si l’État passait une loi bannissant l’utilisation de trois mots qui apparaissent presque toujours sur les prospectus de compagnies minières. Ces mots sont : « Aucune responsabilité personnelle ! »

Ainsi en est-il de ce triste aspect de l’industrie des mines canadiennes. Je fus content de lui dire adieu, de quitter l’entourage de ces êtres aux instincts médiocres de rapaces qui manipulent les dés pipés de l’achat et de la vente des titres ; j’avais hâte d’avoir pour compagnons ceux de la race conquérante, ceux qui font véritablement les mines.

Le voyage nocturne sur le chemin de fer entre Montréal et Saint-Félicien est l’un des plus cahoteux du monde. Vers minuit, les wagons contournent un virage avec suffisamment de violence pour faire sauter par terre les billes d’un billard… si d’aventure il y en avait un à bord du train.

Un prospecteur me raconta qu’une fois passant par cette courbe, il fut précipité hors de sa couchette et atterrit dans celle d’une magnifique femme blonde, dont le lit était du côté opposé. Un autre prospecteur qui écoutait l’histoire, déclara poliment : « Nous, nous te croyons, mais il y en a des milliers qui te traiteraient de menteur ! »

Dès mon arrivée à Saint-Félicien, je ne perdis pas de temps et rentrai au Chibougamau. À l’orée de la forêt splendide, j’eus l’impression de pénétrer dans une cathédrale. Chaque fois que je suis sous cette voûte, je ressens cette sérénité intérieure que connaissaient si bien Boethius et Thoreau, ces grands amants de la nature. Je reprends une cure d’hygiène de l’âme, un bain de l’esprit. Ici, je me sens en paix et je peux méditer. (Un visiteur me dit un jour : « Méditer ! Voilà un mot qui semble appartenir à une langue morte, à un monde englouti). »

Subitement, voilà qu’un jour, vers la fin de l’été, un canot fit son apparition. Il venait du lac aux Dorés et avait à son bord Bill Lafontaine, l’agent du ministère des Mines du Québec. Deux compagnons débarquèrent avec lui : « Monsieur Morin et Monsieur Carpentier », dit Bill en guise de présentations ; ils sont du Service ciné-photographique du gouvernement et désirent tourner des scènes et prendre des photos de votre lieu d’habitation ; ces scènes seront vues un peu partout dans le monde. » — « Adieu, pensai-je, méditation et paix ! »

Les deux cinéastes braquèrent leurs appareils sur les canots, les scènes de pêche, les rapides, notre personnel, les cabanes en bois rond et le lac Chibougamau. Après quoi ils s’endormirent « comme des marmottes », selon leur expression, dans une tente au-dessus du torrent. Le lendemain matin, au petit déjeuner, monsieur Morin, le chef de ce service provincial, me déclara : « Depuis trente cinq ans que je photographie les beaux sites du Québec, je n’ai jamais rien vu d’aussi féerique que ce décor incroyable. »

Les nuits du Chibougamau sont aussi exquises que les jours, car les aurores boréales viennent danser leur ballet devant nos yeux. Leurs mouvements rythmiques et lumineux apparaissent régulièrement au nord, véritable symphonie de couleurs sur l’arrière fond du ciel.

Les photographes désiraient « couvrir » tous les aspects de l’activité minière de la région. Nous les transportâmes donc le long du lac aux Dorés, dans notre meilleur et plus rapide bateau, la « Reine du Chibougamau ». Ils prirent des photos et tournèrent des bouts de pellicule sur toutes les concessions importantes et terminèrent leur randonnée en enregistrant en couleurs du riche minerai de cuivre qu’une foreuse ramenait à la surface. Sur ce point final, ils nous quittèrent pour aller faire connaître au monde les splendeurs de cette immense région.

Un fréquent visiteur à Rainbow Lodge était monsieur Stanley Malouf, docteur en géologie. Né en Saskatchewan, monsieur Malouf, avait gradué à l’Université McGill avec les plus grands honneurs. Il était géologue consultant pour Campbel Chibougamau Mines Ltd., pour Chibougamau Explorers Ltd., et autres entreprises minières. On le considérait comme une autorité dans sa profession.

Un certain avant-midi, monsieur Malouf me demanda si je voulais bien l’accompagner en canot autour de l’île du Portage.

La rumeur circulait que M. E. O. D. Campbell, président de Campbell Chibougamau Mines Ltd., avait obtenu une option sur les 2,000 acres de l’île ; et comme mes concessions avoisinaient sa propriété, je m’intéressais naturellement à tout travail qu’il exécuterait. Si Campbell faisait du forage et frappait un gisement important, la possibilité que ce minerai s’étendit jusque chez moi justifiait ma petite promenade d’écornifleur, car je profiterais du labeur du voisin… C’est une vieille coutume canadienne dans le domaine minier !

Munis d’un moteur hors-bord propulsant un canot de 16 pieds, nous remontons le lac Chibougamau. Le docteur Malouf débarque tout près du point où j’ai foré le trou No 1, sur mes concessions et taillant quelques éclats de roche, il les examine attentivement. Au bout d’un moment, il déclara : « Cela m’a l’air intéressant… Vous feriez mieux de conserver vos claims ».

Doublant la pointe Boileau, nous continuâmes le long de la rive sud de l’île du Portage, nous arrêtant ici et là, pour permettre au géologue de réunir des échantillons minéraux. Nous dînâmes de saumon en conserves et de biscuits, à la pointe du Cuivre, où Peter McKenzie avait fait sa première découverte de minéral en 1903. Il y avait quelques maisons en bois rond érigées par les hommes de Consolidated Mining and Smelting, lorsqu’ils ont travaillé la propriété à la foreuse, sous option, il y a une vingtaine d’années. Les constructions étaient l’œuvre d’un maître charpentier, car elles étaient demeurées en excellente condition : il ne leur manquait que des portes et des fenêtres pour redevenir habitables. (Les portes et les fenêtres ont la priorité chez les voleurs au Chibougamau.)

Tout près de là, Malouf repéra un vieux hangar à minerai, dont le toit s’était enfoncé. Des amas considérables de carottes témoignaient de l’énorme travail des foreuses en cet endroit avant la deuxième guerre mondiale. « Tout ça a une grande valeur, dit le docteur Malouf ; car si jamais on recommence les recherches ici, ces carottes révéleront une importante histoire géologique. »

Nous contournâmes la pointe du Nord-Est, puis la pointe Hématite et pénétrâmes dans la baie Machin (toujours rasant la berge, afin que Malouf puisse scruter le terrain). Il fallut ensuite portager le canot le long d’une piste de quelques centaines de pieds, jusqu’à la baie Dixon. (J’avais jalonné cette concession dite « de nuisance » l’été précédent.) De la baie Dixon, le canot nous transporta juqu’à l’extrémité septentrionale de la baie Proulx. C’est là qu’était censé couler la source d’eau minérale qui m’avait amené au Chibougamau.

Sur les bords de cette baie-là, nous trouvâmes Percy Anderson et deux aides, de Royran Mining Co., construisant un « campe » sur la rive. Je leur demandai s’ils avaient trouvé de l’eau minérale aux environs et ils répondirent non. (La fichue source était peut-être tarie.) Le docteur Malouf désirait examiner les échantillons de Royran, sur le flanc d’une colline un mille plus loin. Il partit de ce côté, tandis que j’entreprenais un combat de boxe avec quelques mouches noires, poids moyen. (Elles remportèrent la décision.)

L’un des jeunes gens construisant la cabane était un grec né en Égypte ; il étudiait la géologie à l’Université McGill. Durant ses vacances d’été, il travaillait dans la brousse pour une entreprise minière, apprenant tout ce qu’on devait faire, à partir de l’équarrissage des troncs d’arbres jusqu’au délicat travail d’analyse. Il me déclara qu’il retournerait dans son pays après avoir reçu ses diplômes : « L’Égypte est riche en minéraux, dit-il ; et il n’y a pas de mouches noires ! »

— Non, mais vous avez pire : « Les Anglais » ! s’écria un ardent prospecteur irlandais qui venait d’apparaître. (Ses ancêtres étaient arrivés au Canada durant la « famine de pommes de terre » de 1847, alors que les habitants de l’île d’Émeraude se nourrissaient de tourbe et de whisky.)

Vers la fin d’août, un feu de forêt — probablement causé par la cigarette allumée d’un prospecteur ou d’un trappeur négligent — naquit dans la région du lac Mistassini, à une cinquantaine de milles de Rainbow Lodge. Le chef des garde-feux me raconta que les flammes avaient détruit une zone d’un mille de longueur sur trois-quarts de mille de largeur et qu’elles avaient été brusquement éteintes par une bordée de neige ! Une poudrerie au mois d’août ! Voilà bien le Chibougamau. Et ce jour-là même, j’avais refroidi un consommé, pour le manger en gelée, sur ma véranda ! Comme vous voyez, c’était vraiment du froid. Si vous aimez votre température apprêtée de 57  façons différentes, allez au Chibougamau.

Au début de septembre, il y eut relâche de visiteurs et je demeurai seul plusieurs jours à Rainbow Lodge. Comme j’en profitais pour mettre la dernière main à ce volume, je m’aperçus soudainement que je me posais des tas de questions. C’était un signe que je commençais à être « désorienté ». (En 1920, après avoir servi trois années sous le feu, dans l’armée Impériale de Kitchener qui se battait dans les Flandres, j’étais devenu si nerveux que je commençais à me demander si j’étais sain d’esprit. J’allais consulter un psychiatre anglais qui me répondit en riant : « Vous êtes fou si vous répondez aux questions que vous vous posez. ») Je n’en étais pas encore à ce point et, afin de ne pas y parvenir, je partis pour Saint-Félicien, où je savais qu’il y avait de la bière froide en fût et que je pourrais m’assainir le système.

Lorsqu’une personne se sent un peu loufoque, cela est dû souvent à un trop long séjour dans la forêt. Certains hommes ressentent ce malaise au bout de quelques jours seulement, tandis que d’autres peuvent demeurer dans les bois durant des années avant d’en ressentir les effets. Il n’y a pas deux êtres qui réagissent de la même façon à ce phénomène : certains deviennent mélancoliques, d’autres bruyants, d’autres se contentent de regarder dans le vide…

J’ai rencontré, au Chibougamau, plusieurs types ainsi « désorientés » (Les Anglais disent «  bushed », terme emprunté à l’Australie, et signifiant « égaré » dans la brousse : ils l’appliquent au sens figuré), avant que moi-même aie commencé à compter les mouches au plafond. L’un d’eux était cuisinier ; il dansait lorsqu’il apportait un plat à un client attablé. Hors de camp, il marchait normalement ; mais dans la tente servant de cuisine, il valsait avec les œufs au jambon à bout de bras, ou exécutait une rumba en enlaçant tendrement un bol de haricots au lard. Lorsque je lui demandai pourquoi il dansait ainsi, il me lança un regard perçant qui semblait signifier : « Avez-vous jamais vu un cuisinier qui ne dansait pas en apportant la mangeaille ? »

Un autre entretenait des conversations à un appareil téléphonique « de brousse » dont la communication était coupée depuis vingt ans. Il se levait brusquement de la table en déclarant : « Il faut que j’appelle Jim ». Il s’installait devant l’instrument et commençait : « Allô, Jim ? Quoi ? Tu me dis pas ! Eh ! ben, alors… » Cela durait une demi heure, après quoi il venait se rasseoir. Quand je lui demandais, à qui il avait parlé, il souriait d’un air stupide et répondait : « Je n’ai parlé à personne. »

Un autre s’écrivait des lettres… puis y répondait ! Un autre refusa de me transporter dans son auto à un endroit où il se rendait lui-même : « C’est trop loin ! » dit-il d’un air méditatif. Le plus curieux, c’est que cet homme trouvait très ordinaire de parcourir 200 milles à pieds dans la forêt !

Ces toqués reviennent vite à la santé de l’esprit. Donnez-leur quelques jours dans un village ou une ville, en compagnie de gens dits normaux, et leur cerveau redevient normal… à condition qu’il l’ait été lorsque son propriétaire a pénétré dans la brousse. On devine aisément un « désorienté » à son regard préoccupé ; il a l’air d’un chien qui a perdu un os. Ces égarés n’existent pas que dans les bois ; il y en a aussi dans la jungle des rues bordées de gratte-ciels — ils sont toqués également, mais ils ne le savent pas.

Le docteur Kyle Stevenson, l’aliéniste sud-africain universellement connu, a dit récemment : « Le meilleur remède pour le (dérangement de la brousse) c’est une cuite d’une semaine. »

En l’automne 1951, Chibougamau pouvait se vanter d’un hôtel, un poste de traite, un bootlegger, un analyste des métaux, une banque, un régistrateur des mines et six bases d’aviation… mais pas un seul médecin, pas une seule infirmière, pas un seul dispensaire. Le docteur le plus rapproché habitait Saint-Félicien, à une distance de 150 milles ; le plus proche hôpital était à Roberval, éloigné de 170 milles. Les promoteurs miniers paraissaient trop occupés à calculer leurs profits futurs pour s’occuper de leurs employés qui auraient besoin de soins médicaux ; pourtant, les accidents se succédèrent durant l’automne et l’hiver.

Jean Rouvier, un jeune Français de Montpellier, employé par Campbell Chibougamau Mines Ltd., à la baie des Cèdres, voyageait sur la neige de novembre, sur un traîneau tiré par un tracteur, lorsqu’il tomba et se coinça la jambe entre les patins. Il fut traîné ainsi sur une assez longue distance avant que le conducteur entendît ses cris. Rouvier avait six fractures très graves de la jambe et il fallut huit heures, par tracteur et automobile, avant qu’on pût atteindre le Mille 73, sur la route de Chibougamau. où une ambulance le transporta jusqu’à l’hôpital de Roberval. Rouvier souffrait tellement, qu’il perdit conscience une cinquantaine de fois avant d’atteindre l’ambulance, où il lui fut administré un anesthésique. Une simple ampoule de morphine coûtant 50 cents, injectée dès Chibougamau, l’eût soulagé de ses atroces souffrances.

En décembre, un très lourd tracteur s’enfonça au travers de la glace, sur le lac Antoinette, et ne s’arrêta qu’au fond, sous trente pieds d’eau. Lorsque le conducteur revint à la surface, l’un de ses camarades, qui marchait en avant de la machine au moment de l’accident, enleva son paletot et, sans en lâcher l’une des extrémités, tendit l’autre au malheureux qui se noyait. Il le remonta ainsi sur la glace, mais le pauvre diable faillit geler à mort avant qu’on ait pu le transporter jusque dans une cabane sur la berge.

Geof Woodcock, l’ingénieur minier, sentit une légère enflure de la mâchoire alors qu’il travaillait dans la brousse de Chibougamau. Quand il atteignit enfin Roberval, il avait le visage enflé comme une citrouille et il fallut une sérieuse opération d’urgence, car l’empoisonnement du sang s’était déclaré. Une injection de pénicilline, à Chibougamau, aurait enrayé l’infection.

Quelques jours avant Noël, le quartier-général de la base d’aviation de la compagnie du Mont Laurier, au lac Caché, fut incendié. Treize hommes : prospecteurs, aviateurs, ingénieurs, météorologistes et un Indien — dormaient profondément lorsque le toit prit feu tout à coup, vers six heures du matin, probablement à cause d’un tuyau de poêle mal ajusté. En quelques minutes, la construction de bois rond, aussi sèche qu’une boîte d’allumettes, fut transformée en fournaise. La plupart des dormeurs réveillés par l’haleine de l’enfer, ne sauvèrent leurs vies qu’en se lançant, tête première, à travers les fenêtres.

Dehors, le thermomètre enregistrait 32 degrés sous zéro. Comme aucun des rescapés n’avait eu le temps de sauver ses bas ou ses bottes, ils avaient les pieds presque gelés lorsqu’ils parvinrent à une cabane, située à une centaine de verges. Deux des sinistrés étaient, de plus, sérieusement brûlés. On les transporta par avion jusqu’à Roberval. Le courrier de Noël et du jour de l’An, que tout le monde attendait, fut complètement détruit.

À la première chute de neige de l’année 1951, je fis l’inventaire de ma situation à Chibougamau. (J’aurais pu écrire, évidemment, à propos de concessions de bien plus grande valeur que les miennes ; mais, comme l’a dit un grand personnage anglais : « Je ne connais pas de moelle plus précieuse que celle de mes vieux os ! »). Je possédais dix-huit claims (mille acres), juste sur « la bande des ananas » comme on dit. J’étais en règle avec le ministère des Mines du Québec, car j’avais exécuté des travaux considérables durant l’été et je bénéficiais d’un crédit accumulé de plus de 500 jours d’ouvrages, lesquels seraient appliqués à mon rapport statutaire pour l’année suivante. D’après la loi des mines du Québec, on doit accomplir annuellement 25 jours d’ouvrage sur chaque concession.

Je possédais aussi une propriété intéressante à la baie Dixon et une autre au Bras du Sud-Ouest, où était situé le camp O’Connell, les constructeurs de routes. Mes cinq concessions dans le comté de Dauversière étaient en plein dans « la rue des banquiers », comme on dit également ; leur valeur future est peut-être considérable. Je possédais aussi un lot et une construction dans la « ville », juste à un lancer de bouteille de gin de l’antre du bootlegger.

Rainbow Lodge, sur les rapides, faisait l’envie de tout Chibougamau. Ce pavillon très logeable était rempli de meubles de style « habitant », des tentures et de carpettes tissées à la main, selon les plus pures traditions de l’artisanat du Canada français. Des cartes géologiques aux couleurs de pastel ornaient les murs et il y avait deux douzaines de tire-bouchons dans la cuisine. En été, la cave était assez fraîche pour rendre la bière agréable en quarante minutes.

J’avais construit deux confortables cabanes en bois rond ; elles étaient meublées pour recevoir les invités du Club de pêche et de chasse du Chibougamau lequel, ainsi que je l’ai dit précédemment, j’avais organisé. Le ministère de la Chasse et de la Pêche du Québec lui avait fait une publicité formidable dans son guide sportif annuel. Déjà, je recevais des demandes d’amateurs qui désiraient y être reçus en 1952.

Quelque cinquante cordes de bois de bouleau (coupé sur mes claims) étaient à l’abri, à notre disposition pour le chauffage et Roméo Coulombe, mon intendant général, s’occupait à construire une glacière dans laquelle nous entasserions des tonnes de glace potable et ayant la transparence du cristal (j’ai toujours rêvé d’administrer un jour un bon coup de pied quelque part au misérable individu qui a perfectionné la sinistre fabrication de la glace des réfrigérateurs, au goût nauséabond !)

J’avais l’intention, dès le printemps suivant, de construire une vaste cuisine séparée, combinée d’une salle à manger ; six autres cabanes en bois rond pour les hôtes du Club de chasse et de pêche, un poulailler et une étable pour les vaches ! Parfaitement ! Nous amènerions une vache à lait, accompagnée de suffisamment de fourrage pour l’alimenter. Ce serait un petit voyage de 150 milles à travers la brousse, mais nous aurions de la crème fraîche pour les innombrables seaux de framboises et de bleuets sauvages que nous ramassions.

Mes travaux de forage en 1951 n’avaient pas été improductifs. Le premier trou (100 pieds) avait été creusé à la baie Bateman, à l’extrémité de la péninsule Gouin, et le second (47,5 pieds) sur la berge du lac aux Dorés. Le docteur Bruce Graham, géologue du gouvernement, examina les échantillons des deux forages et murmura : « J’ai déjà vu mieux. »

Le troisième trou (100 pieds), qu’avait indiqué l’année précédente un autre géologue du gouvernement le docteur Paul Imbault, fut foré sur la berge du lac Chibougamau, tout près de la tête des rapides. Le docteur Graham examina les carottes et écrivit :

« Je crois que cette zone mérite des recherches plus approfondies. Je suggère un essai de forage sur la petite île indiquée sur la carte d’Imbault (à 100 pieds à l’est du trou No 3). La zone favorable de minerai devrait exister entre 90 et 142… »

Cette dernière phrase me convainquit que le docteur Graham a des yeux aux rayon-X car, ainsi qu’il l’avait prédit, la foreuse frappa, dans le trou No 4. un gisement de minerai de fer ! Nous remontâmes quelque soixante tonnes de magnétite noire. Le laboratoire du gouvernement y repéra 35 p. c. de fer et un bas pourcentage de phosphore, de souffre et de titanium.

« … Très encourageant », écrivit le docteur Graham.

« … Très intéressant », écrivit le docteur Malouf.

« … Vous feriez mieux de faire un relevé au magnétomètre », suggéra un ingénieur minier.

La suggestion était bonne, car l’on m’avait affirmé qu’un examen électrique sur les concessions de West-Titanic, avoisinant ma propriété du côté ouest avait donné des résultats intéressants. De plus, Grondines Mines Ltd., (dont les promoteurs étaient de Toronto) dirigé par Jim Boylen, commencerait sous peu des forages sur l’ancien claim de Roybar, à la baie du Portage, à quelques milles au nord-est de mes concessions. Un géologue me dit : « Les échantillons de Roybar sont très prometteurs ; il se peut qu’on découvre là-bas un important gisement de cuivre. »

M. E. O. D. Campbell, promoteur et courtier en vue de Wall Street, dont la marotte est le football soccer, et à qui l’on doit le développement de la mine Campbell Chibougamau, sur l’île Merrill, avait acquis le contrôle de l’île du Portage, à proximité de mes concessions du côté de l’est. Campbell projetait de forer à la pointe du Cuivre, sur le lac Chibougamau, là où la première découverte minérale avait été faite par Peter McKenzie, en 1903. Il se peut que l’histoire se répète, comme cela est survenu ailleurs, et que le plus grand gisement de la région soit mis à jour sur le lieu même de la trouvaille originelle. Après tout, qui sait ?

Une équipe de foreurs ramenait en surface des échantillons dignes d’attention dans la région de la baie Nepton, à quelques milles au sud de mes concessions. Une compagnie minière, dirigée par John C. Udd, riche propriétaire d’hôtels et un enthousiaste de l’exploitation minière, avait une foreuse sur la péninsule Gouin, deux milles à l’ouest de mes propriétés. Le Cambridge Iron Syndicate établissait des plans pour d’importants travaux de forage, le printemps suivant, à la baie Magnétite, quelques milles au sud-est de Rainbow Lodge, où une grande masse de magnétite (oxide de fer magnétite) existait vraisemblablement.

Bientôt, mes concessions minières seraient comme le moyeu d’une roue de foreuse. C’est pourquoi je décidai de faire exécuter un relevé au magnétomètre. Car le hasard avait peut-être décidé que je découvrirais la plus grosse mine du Chibougamau ! Encore une fois, qui sait ?

Comme un relevé de ce genre ne pouvait se faire sur mes concessions recouvertes de l’eau du lac, il fallait attendre la venue du gel. Comme je n’avais rien d’immédiat à faire au Chibougamau, je décidai de me rendre (juste ciel !) à Montréal, où j’avais des affaires importantes à surveiller. (La première de celles-ci : commander, à l’hôtel de La Salle, un filet mignon de trois pouces d’épaisseur, cuit à point et que j’arroserais d’une bouteille de château Margeaux, car je n’avais pas pris une bouchée de viande fraîche depuis des semaines.)

Avant de quitter mon domaine, je gravis une colline sur la propriété Obalski pour faire un tour d’horizon.

Devant moi s’étale le lac aux Dorés, jusqu’à huit milles à l’est, où se trouve le rivage de ma propriété. Par delà le lac aux Dorés, voici la vaste étendue du lac Chibougamau. Au premier plan, à un mille environ, j’aperçois l’île Merrill, où une habitation pour 72 hommes, ainsi que d’autres maisons commencent à prendre forme. Au printemps de 1952 les employés de Miners Incorporated ont creusé un puits à quatre compartiments et d’une profondeur de plusieurs centaines de pieds, à la propriété Campbell, sur cette île. Le puits de Merrill Island Mining Corporation est également en construction. L’ingénieur minier d’excellente réputation, René Dallaire, y avait signalé de nouveaux gisements importants.

En direction du sud, on était à tracer une route jusqu’à la propriété, riche en valeurs aurifères, de Chibougamau Explorers, où l’ingénieur Bill Griffin se préparait à enfoncer, jusqu’à une profondeur de 700 pieds, un puits à trois compartiments. Plus loin, on construisait une large route, longue de 30 milles, partant de la voie principale pour atteindre la région d’Opemiska, où du minerai de cuivre à très haute teneur attendait qu’on vint le chercher. Des douzaines de nouvelles entreprises minières foraient le sol ou s’apprêtaient à le faire. Les prospecteurs s’avançaient de plus en plus avant dans la brousse et annonçaient plusieurs découvertes nouvelles.

Certains titres miniers du Chibougamau avaient doublé et même triplé de valeur et un certain nombre de géologues et d’ingénieurs construisaient des maisons habitables l’hiver, pour y installer leurs familles… cela signifiait la permanence. L’été 1952 verrait de nouveaux magasins, des hôtels, des dépôts d’essence, un restaurant et un laboratoire d’essais de minéraux dans la ville champignon de Chibougamau. (Lorsque j’arrivai au Chibougamau en 1949, il ne se vendait pas pour dix cents de bois de construction ; en 1952, un marchand de la ville en vendait pour mille dollars par jour !) Un service quotidien d’autobus, venant de Saint-Félicien, transportait des centaines de nouveaux aventuriers et chercheurs d’or.

« Chibougamau « vibrait » et cette vibration irait s’intensifiant, à mesure que la grande zone des métaux céderait ses trésors…

Jack Harris, qui fut, durant quatorze années, ingénieur pour l’important organisme de Wright-Hargreaves, s’apprêtait à venir au Chibougamau comme chef d’une nouvelle entreprise d’exploration minière. Le docteur Paul Imbault, naguère géologue pour le ministère des Mines du Québec, faisait maintenant partie de Kennco Exploration (Canada) Ltd., subsidiaire de Kennecott Copper Co., qui est l’une des plus grandes compagnies minières des États-Unis. M. Imbault surveillerait les explorations de Kennco dans l’est du Canada, sans cesser de se tenir au courant des possibilités au Chibougamau, où il avait jadis exercé ses activités. L’Américain Arthur Notman, jouissant d’une haute réputation parmi les géologues contemporains, était conseiller auprès de Campbell Chibougamau Mines Ltd., et D. M. « Ducky » McLean, ingénieur minier des plus considérés, était en charge des travaux sur l’île Merrill, pour cette même compagnie. Plusieurs parmi les principaux savants en géologie de l’Amérique du Nord, rappliquaient vers le Chibougamau.

Tôt en 1952, Joe Zucco, l’expert constructeur de routes, était de retour dans cette région, à la tête d’une grosse équipe de travailleurs expérimentés. Dès que le dégel se fit sentir, Joe se lança à la chasse aux bouts de chemins défectueux, à la réparation des vieilles routes, à la construction des nouvelles.

Plusieurs financiers importants venant des États-Unis, firent brusquement apparition au Chibougamau. L’un d’eux était Sailing Baruch, neveu du fameux Bernard Baruch. Un groupe d’opérateurs de Wall Street arrivèrent par avion, en juin 1952. La fortune totale de ces gens-là dépassait un milliard de dollars ! Ils avaient des millions à placer et les grands gisements de minerai du Chibougamau leur faisaient signe.

Durant l’été de 1952, le ministère des Mines du Québec recouvrit de nouveau gravier la route entière Saint-Félicien-Chibougamau. au coût de plusieurs centaines de milliers de dollars. On disait qu’une ligne téléphonique relierait bientôt le Chibougamau au monde extérieur.

Les ingénieurs du chemin de fer Canadien-National avaient des plans tout prêts pour la construction d’une voie ferrée, dès qu’un tonnage suffisant la justifierait. Il était question d’une ligne de pouvoir hydro-électrique venant du lac Saint-Jean ; question également d’un dispositif concentrateur, d’un moulin de deux mille tonnes… peut-être d’une fonderie !

Quelques jours avant Noël, le docteur Bruce Graham, géologue pour le ministère des Mines du Québec, s’adressant à l’Institut canadien des Mines et de la Métallurgie, déclara : « en 1904, il y avait une compagnie minière au Chibougamau : maintenant, il y en a cinquante. La valeur de l’or, du cuivre et du fer, est estimée à près de cent quatre milliards de dollars, et les réserves du minerai à sept millions de tonnes. »


CHIBOUGAMAU S’ACHEMINAIT VERS SA GRANDE DESTINÉE !


Fini, Août 4, 1952.