Chapitre Troisième

RAINBOW LODGE


De retour à mon campement à côté des rapides, je me sens tout transi, tout fatigué et me jette sur mon sac de couchage. Ramassant au hasard un ouvrage sur une pile de volumes, je tombe sur ce fragment de poème :

« Oh ! Posséder un abri sûr dans quelque lieu vaste et désert.
Sous quelque étendue sans fin d’ombre et de paix
Où la rumeur des persécutions et de la trahison,
Le bruit des guerres qu’on a perdues ou gagnées
Ne m’attendraient jamais plus !… »

William Cowper, le poète anglais, avait écrit cela pour moi, voilà près de deux siècles en 1785.

Voilà bien ce qu’il me faudrait : bâtir une retraite dans la vaste solitude du Chibougamau, au pied du rapide dont le bruit régulier bercerait mon sommeil. La vie sous la tente comportait des ennuis (il neigea le 15 juin !) La construction d’un solide pavillon de bois rond s’imposait, puisque je l’habiterais plusieurs mois par année. Les guerres et leurs rumeurs me parviendraient sans doute, mais en retard et affaiblies. (Les combats préliminaires en Corée étaient commencés depuis un mois avant que j’en entendisse parler).

Ma rustique demeure s’élèvera donc sur un îlot de la Bateman, à côté des cascades, il n’est séparé de la terre ferme que par un ruisseau de trois pieds. Bien que possédant les concessions sur la terre ferme (c’est-à-dire les droits miniers, mais non ceux de surface), on me conseille de ne pas construire là, car si une entreprise minière recevait la permission d’exploiter le pouvoir hydraulique des rapides, je deviendrais forcé de déménager, l’îlot n’était pas compris, cependant, dans cette concession éventuelle.

À la fin de juin, mes bûcherons ayant coupé et écorcé une imposante pyramide de sapins, le « camp » commença à prendre tournure. (On doit « plumer » les troncs au début de l’été, lorsque la sève monte et que l’écorce s’enlève sans effort, comme la peau d’un gant. Plus tard, l’écorce, en séchant durcit et adhère à l’arbre comme du ciment. Il n’est alors possible de l’enlever de façon grossière, qu’avec la hache).

À cette époque, j’avais déjà piqueté toutes les concessions des littoraux avoisinants, sur les bords de la baie Bateman (sur le lac aux Dorés), ainsi que tous les « claims » à la baie du Commencement (sur le lac Chibougamau)… J’étais venu à l’automne précédent à la recherche d’une source d’eau minérale introuvable, mais je possédais maintenant dix-huit concessions, quelque chose comme mille acres de terrains miniers, dans une région des plus favorables. Je prévoyais le jour où il serait nécessaire de faire un relevé géophysique sur la glace, afin de vérifier les gisements minéraux sous les lacs, (la plupart des grandes veines s’allongent là-bas sous ces eaux). C’est pourquoi mon « camp » avait été construit pour qu’on puisse l’habiter l’hiver comme l’été avec cave, double plancher, doubles fenêtres et doubles portes.

Par deux grandes fenêtres à vitre pleine on apercevait une chaîne de montagnes à cinq milles au nord. Une autre grande fenêtre, du côté de l’est, surplombait les rapides. Chaque jour, nous y voyions quelque gros poisson, se frayant un chemin dans les eaux bouillonnantes et remontant le courant jusqu’au lac Chibougamau. Nous apercevions aussi des milliers de petits poissons blancs, de la taille des sardines, qui sautaient hors de l’eau à la poursuite des insectes. À mesure que l’été s’avançait, « Petit poisson devenait grand » et d’autres variétés de mouches apparaissaient, desquelles il se nourrissait. Ainsi se déroulait sous nos yeux le cycle de la nature.

Nous attrapions et faisions rôtir les petits poissons blancs, mais leur goût semblait fade. « Insipide est synonyme de poisson blanc », déclara l’un de mes hôtes. Ah ! Si mon ami monsieur Pouyeux du fameux restaurant « Chez son père », à Montréal, s’était trouvé parmi nous ! D’un coup de baguette magique, quelques pincées d’épices et de fines herbes, une sauce aussi mystérieuse que savante, et la poêlée se serait transformée en « plat de résistance » digne de Brillat-Savarin.

Nous badigeonnâmes de gomme laquée les murs du « camp », à l’intérieur comme à l’extérieur, afin que le bois rond conserve sa couleur primitive : cette teinte claire et brillante du sapin écorcé, qu’on ne réussit jamais à imiter par des moyens artificiels. La meilleure description qu’on en puisse faire, fut trouvée, je crois, par Mlle Louise Schaffner, vice-consul américain à Montréal, l’une de nos premières visiteuses. Mlle Schaffner, qui nous fait songer à une reine du cinéma plutôt qu’à une diplomate de carrière, regarda la nuance ensoleillée de ce bois, le caressa de la main et s’exclama : « C’est comme du satin !» Je me souviens aussi que plus tard, dans le restaurant d’un grand hôtel, à Montréal, je désignais discrètement Louise et sa mère (dont elle avait hérité la beauté) à un ami : — De bien jolies femmes, n’est-ce pas ? — En effet, me répondit-il, Louise a l’air d’une « star » et sa mère d’une « starlet ! »

Une solide galerie extérieure, à l’avant de la maison, dominait le torrent impétueux. Là, nous pouvions nous installer dans un fauteuil, lancer des lignes et pêcher à loisir la truite, le brochet, le doré. Izaak Walton, le célèbre écrivain du 17e siècle, ne conçut jamais pareille splendeur ! Il me semble que son « Home range » ne fut jamais comme cela !…

L’existence me parut si agréable dans ma nouvelle demeure, (« Vous avez Chibougamau dans la peau », m’a déjà dit un prospecteur canadien français), que j’y installai une cuisine moderne, nantie d’un vaste fourneau de cultivateur. Je fis construire aussi une chambre de bain moderne, avec baignoire, douche, lavabo, etc. « Une bonne douche par jour, propreté et gaieté toujours ! » chantait avec exubérance un géologue de passage).

Cette baignoire, la première sans doute à Chibougamau, se baigna elle-même avant que je m’y baignasse, car au moment où nous la déchargions dans la baie Hello, elle glissa de l’embarcation pour plonger à pic dans vingt pieds d’eau. Il fallut six hommes pour la sortir du fond avec des grappins et la hâler jusqu’à terre.

Le jour qu’on mit en place la dernière bille de ma maison, une ondée baptismale tomba, suivie d’un splendide arc-en-ciel. Ce fut une occasion pour trinquer et baptiser l’endroit « Rainbow Lodge » (Pavillon de l’arc-en-ciel).

La baie Bateman, appelée ainsi en souvenir de l’un des plus grands géologues du monde, constitue un port idéal pour les hydravions. Elle est longue d’un mille, et d’une largeur suffisante pour la mettre à l’abri des sautes de vent.

Nous plantâmes des piliers dans l’eau et plaçâmes un quai spacieux. Les appareils pouvaient se poser sans crainte, sur les flots de la baie Bateman, pour venir accoster au débarcadère ; l’on descendait, pour ensuite gravir vingt marches et pénétrer dans le chalet le plus confortable du Chibougamau — le seul à posséder une salle de bain !

Lorsque, durant l’été de 1950, la route du Chibougamau fut terminée, le ministère des Mines du Québec organisa une vente publique et disposa à l’enchère des lots de la future ville. Dans une plaine sablonneuse plantée de pins, ce site arpenté par les ingénieurs du gouvernement offrait des rues commerciales ou destinées à l’habitation, tracées selon l’urbanisme le plus moderne. Si jamais une mine entrait en production dans la région de Chibougamau, la ville complète, avec l’inévitable séquelle de ses « bootleggers», de ses maisons de joie et de ses tripots clandestins, pousserait comme un champignon.

M. A. O. Dufresne, sous-ministre des Mines du Québec, présidait l’enchère, laquelle était conduite par M. L. A. Saint-Pierre, ingénieur en chef du ministère des Mines. Ces deux hauts fonctionnaires croyaient fermement en l’avenir minier du Chibougamau.

Les lots atteignaient des prix élevés — certains dans la rue Commerciale, aussi hauts que 4,000 $. Le total des ventes, pour la journée, dépassa 125,000 $ que l’on destinait, nous expliqua-t-on, à l’installation des tuyaux d’eau potable et d’un égout. La plupart des lots furent achetés par des hommes d’affaires de la région du lac Saint-Jean ne craignant pas de spéculer quelque peu, car en dépit des rumeurs se succédant sans arrêt, il n’y avait pas une seule mine, dans tout le Chibougamau, à la veille de produire, pas plus qu’il n’y avait la moindre baraque en construction, avant la vente, sur le site de la future ville. C’était de la pure spéculation à longue haleine, aussi risquée que de jouer sur les actions minières.

L’un des premiers à établir un bureau dans la « ville » de Chibougamau et à y installer son foyer fut Bill Lafontaine, représentant officiel du ministère des Mines. Le bureau de Bill était aussi moderne que ceux des grandes cités. Tous les prospecteurs, géologues, ingénieurs miniers… de fait, tous ceux qui s’intéressaient dans l’avenir de la région, y convergeaient. Sur un tableau au mur étaient affichés, pour tous ceux sachant lire, la liste des concessions expirées, ainsi que d’autres nouvelles intéressant le district.

Les quelques cabanes qui firent leur soudaine apparition sur le site de la « ville » avaient été achetées de la compagnie des constructeurs de routes O’Connell, au Mille 132. Maintenant que la route était terminée, le grand centre d’entreprise de l’organisation avait déménagé, avec ses ouvriers, son équipement et sa machinerie, dans une petite ville du lac Saint-Jean, où un autre projet de voie publique était en cours. Pour cette raison, les cabanes vides avaient été vendues, placées sur de gros patins et traînées par tracteurs jusqu’à la nouvelle cité, distante de vingt milles.

C’est un nommé « Scotty » Stevenson, prospecteur et traitant expérimenté et pittoresque, qui ouvrit le premier magasin. Dans le magasin de « Scotty » il y avait tout juste place pour trois clients à la fois : n’empêche que l’établissement (nommé Northeast Traders) vendait de tout, à partir de bibelots jusqu’à des raquettes, du homard en conserves et du chutney (condiment épicé) des Indes.

« Scotty » naquit en Écosse. Il arriva tout jeune au Canada et passa plusieurs années au service de la Compagnie de la Baie d’Hudson, dans des postes isolés du nord. Durant la seconde grande guerre, il se distingua comme pilote de combat et, après la démobilisation, se replongea dans la région sauvage du Chibougamau, prêt à y exercer tous les métiers de la brousse.

Il avait l’avantage de posséder son propre avion, ce qui lui permettait de bondir hors de la forêt et d’y rentrer à volonté. Durant les mois d’hiver, il remplaçait les flotteurs de son appareil par des skis, et volait par toute la contrée du nord, achetant les fourrures des Indiens et commerçant avec eux.

Plus tard, « Scotty » construisit un hôtel sur l’emplacement de la ville. Cet hôtel devint aussi populaire que son propriétaire. Ce diable d’homme semblait avoir mille affaires en main. S’il y avait eu un cheval à Chibougamau, « Scotty » eut certainement ouvert une échoppe de maréchal-ferrant.

L’hôtel contenant six chambres, était bâti selon l’architecture élégante d’une boîte de bœuf en conserves. Puis, voilà, à l’excitation générale, qu’une succursale de la Banque canadienne de Commerce s’ouvrit sur la grand’route, à quelque vingt milles de l’emplacement de la ville. Sur les talons du banquier vint le bootlegger, avec une grande quantité d’alcool frelaté. Et ce fut la réédition de la vieille histoire : l’argent du mineur, durement gagné, passant aux mains du bootlegger qui allait le porter à la banque, laquelle le remettait de nouveau au mineur, en échange de son dur travail.

Les rixes étaient fréquentes chez le bootlegger ; si bien que les gens prétendaient reconnaître un Chibougamauite à son œil au beurre noir. On y joua aussi du revolver, lorsque le bootlegger, ayant ingurgité de sa propre marchandise, tira trois balles sur un prospecteur, également ivre. Heureusement, ce dernier ne fut pas touché. Alors, le tireur et le tiré s’installèrent ensemble pour une tranquille soirée de libations sérieuses. Une autre fois, un foreur s’enfuit avec la femme ou (concubine) d’un bootlegger et quelqu’un prétendit les avoir vus quelque part en Ontario. Le bootlegger, jurant de se venger, se lança à leur poursuite. Durant son absence, un groupe de ses clients, se sentant le gosier sec, pénétrèrent dans son antre par une fenêtre. Ils découvrirent une cachette pleine de nectar enivrant et restèrent plusieurs jours à boire à la santé du bootlegger. À cette phase de l’histoire, ce bootlegger-là disparut du tableau et un autre apparut, et le nectar continua de couler à flots.

Naturellement, il arrivait que de temps à autre, les bootleggers de Chibougamau fussent arrêtés par la police provinciale. Cette dernière, selon la louable habitude, expédiait tout d’abord sur les lieux l’un de ces sympathiques personnages connus diversement sous les noms de « canard privé », « mouchard » ou « stool pigeon », lequel commençait par obtenir des preuves liquides, après quoi survenait la descente policière. Tous les alcools trouvés sur la place étaient confisqués et, en compagnie du dispensateur de paradis artificiels, expédiés à Roberval, où une amende lui était imposée. Le lendemain, le marchand de liqueurs illicites était de retour… ainsi que sa clientèle.

L’une des boissons que le bootlegger de Chibougamau vendait s’appelait « Tomalky » ; c’était un vil mélange d’alcool frelaté et de jus de tomates. Il était garanti, selon les mineurs, « pour percer un trou dans une poutre d’acier ». On vit un foreur avaler trois verres de « Tomalky, puis asséner un coup de poing sur le nez de la femme (ou concubine) du bootlegger. L’époux (ou maquereau) de la dame riposta par un coup de colombage sur le crâne du client, qui alors s’endormit, durant trois quarts-d’heure, d’un sommeil profond. Sur ce, un bûcheron eut une brillante idée : « Si quelqu’un bâtit une taverne à Chibougamau, disait-il, il devrait garnir de caoutchouc spongieux les murs et le plancher. Comme ça, les gars ne se feraient pas mal en tombant. » Son copain renchérit : « Il faudrait placer du caoutchouc au plafond itou, parce qu’hier soir, j’ai vu un type recevoir un upper-cut et il a sauté de huit pieds en l’air. »

Un nouveau camp minier attire des gens de toute espèce. L’un des premiers arrivés dans le Chibougamau était — devinez — qui ? — un bijoutier ! Il n’ouvrit pas de magasin ; il bâtit simplement une cabane, y végéta durant quelques mois, puis disparut. À la suite du bijoutier arrivèrent quelques autres rêveurs (dont l’auteur du présent volume) : puis, la « ruée » se ralentit et la nouvelle cité, parsemée d’une douzaine de maisons à peine, prit l’aspect d’une ville fantôme. Il n’y aurait qu’une mine en production qui pourrait, avec les salaires qu’elle verserait — et qui circuleraient, soyons-en certains ! — faire de cette « ville » inexistante un village vivant.

Le « townsite » était si peu bâti, qu’un étranger, qui avait bu d’un vin généreux, enfila un jour la rue principale, dans son auto lancée à toute vitesse et s’alla embourber dans le marécage bordant le lac Gilman, où se termine la rue Commerciale. Lorsqu’on l’eût dépêtré de là, il rugit : « Pourquoi ne mettent-ils pas une enseigne pour nous avertir que nous sommes dans la « ville » ? J’ai cru que ces hangars-là étaient dans la cour d’un camp de bûcherons ! »

J’ai acheté, pour ma part, un lot sur la rue Commerciale, parce que je désire — un autre rêve — m’y établir à titre de courtier en concessions. Une annonce dans l’hebdomadaire « Northern Miner » me valut une réponse… d’un type de Peoria, Illinois, dont le cerveau zigzaguait. Ce n’était pas un claim qu’il voulait, mais une mine d’or en pleine activité. Le tout pour cent piastres. Là-dessus, je fermai boutique et depuis, ne l’ai visitée que deux fois… pour voir si le toit est toujours en place.

Le « townsite » était si ennuyeux, que la plupart des prospecteurs émergeant de la brousse, passaient tout droit et fonçaient sur St. Félicien ou Roberval, deux bourgs « secs »… où, en effet, l’on buvait plus sec que dans toute l’Irlande.

Dans ces deux villages, les bootleggers étaient aussi nombreux que des abeilles sur une soucoupe de miel. Leur clientèle consistait en prospecteurs, foreurs et ingénieurs, tous grands observateurs de la tempérance… mais dans la brousse. Ici, ils se saoûlaient admirablement ; quand ils approchaient du coma, le prix du whisky doublait, car les bootleggers leur soufflaient à l’oreille : « Il ne me reste qu’une bouteille. »

Je n’entends pas que tous les gens intéressés aux mines du Chibougamau levaient le coude avec cette facilité. Il y avait des poivrots repentis, qui ne buvaient que du thé. L’un d’eux, ivrogne réformé et membre en vue des Alcooliques anonymes, me révéla qu’il avait renoncé à l’alcool la fois que son miroir lui avait montré qu’il possédait deux têtes, l’une par dessus l’autre !

Un autre, qui n’absorbait plus que de l’« aqua pura ». m’expliqua : « Après vingt années de cuites ininterrompues, je cessai brusquement un matin, alors que je me rasais. J’avais la vue embrouillée et comme je me penchais pour examiner ma figure boursouflée, mon haleine fendit le miroir fixé au mur. Je n’ai pas pris un verre depuis et le seul miroir que j’utilise maintenant en est un d’acier poli ».

De tous les individus compris dans la fraternité minière du Chibougamau, les plus personnels et les plus intéressants sont les prospecteurs. Ce sont des individualistes, des aventuriers, et des joueurs, adeptes de la philosophie qui veut que le gagnant prenne tout et que le perdant se suce les pouces. Ils risquèrent tout contre cette région précambrienne, aux gisements minéraux placés comme des casse-tête et c’est dame Nature qui distribuait les cartes, la plupart prises sous le paquet. La vieille rusée les avait mêlées voilà des millions d’années, à l’époque de sa jeunesse violente et elle a glissé les as dorés en des endroits joliment bizarres et inaccessibles.

Les hommes du Chibougamau vivaient heureux, parce qu’ils agissaient selon leur guise. La plupart étaient capables de gagner plus d’argent à exercer d’autres métiers, mais ils demeuraient fidèles à la prospection parce que ça leur plaisait. « Le travail, a dit Mark Twain consiste en tout ce que le corps est obligé de faire : et le plaisir consiste en tout ce que le corps n’est pas obligé de faire. »

C’étaient des nomades de la forêt, forts et endurants, flegmatiques en face des situations réclamant des décisions promptes. Leurs discours s’avéraient rabelaisiens et blasphématoires, comme sont les discours de tous les hommes dont la concentration intellectuelle se limite à une zone étroite et nettement définie. Ils se fichaient comme de leur première chemise de ce qui survenait au Thibet et, une fois sortis de la brousse, buvaient copieusement et acceptaient comme chose convenue, à l’instar de ces autres bizarres individus qui écrivent dans les journaux, que le lendemain matin, ils eussent une formidable gueule de bois.

Au Chibougamau, comme sur tous les terrains miniers d’Amérique, la rivalité entre géologues, ingénieurs et prospecteurs ne cessait jamais. J’ai rencontré des géologues qui méprisaient les ingénieurs, des ingénieurs qui détestaient les prospecteurs et des prospecteurs qui haïssaient les géologues.

En société, ils affectaient une grande camaraderie et se distribuaient réciproquement des claques dans le dos. Mais, en privé, ils me confiaient des appréciations dans le genre de celles-ci : « C’est un géologue, mais ses connaissances sont purement théoriques : il ne pourrait discerner une brique d’or solide, même s’il trébuchait dessus » : « ce type-là ? Il n’est pas géologue, il est géologue-promoteur, à la solde des manipulateurs de titres les plus écœurants que vous ayez jamais rencontrés » ; « Cet ingénieur minier a rédigé des douzaines de rapports ambigus pour des compagnies malhonnêtes : il est aussi franc qu’une fausse pièce de trente sous » ; « Ces jeunes prospecteurs sont croches et faux, ils n’observent jamais cette éthique rigoureuse que nous suivons toujours, nous autres, les vieux de la vieille » ; « Les prospecteurs à l’ancienne mode ne peuvent lutter contre les méthodes de la science moderne et ils finiront tous leurs jours à l’hospice. »

Et ainsi de suite, sans arrêt… et sans aucune signification.

Pourtant, géologues, ingénieurs miniers et prospecteurs s’accordaient sur un point : On finirait par trouver des gisements de grande valeur au Chibougamau.

Particularité étrange, la population de la région du Lac Saint-Jean qui comptait plus de 200,000 âmes, s’intéressait très peu aux développements préliminaires de la zone minière du Chibougamau, pourtant si riche en puissance, et située à 150 milles à peine de chez eux. Il nous arrivait, des fermes et des chantiers autour du lac Saint-Jean, des experts de la brousse, des bûcherons et des cuisiniers ; mais la vaste majorité des prospecteurs, ingénieurs miniers, promoteurs et géologues venaient de l’ouest du Québec, de l’Ontario et des États-Unis.

C’est que le signe caractéristique du cultivateur et du coupeur de bois du lac Saint-Jean est la satisfaction de soi-même. « Les tribus sédentaires des pays arabes sont toujours envieuses des nomades qui les environnent, » écrit Doughty dans « Arabia Deserta ». Ce n’est pas le cas en ce qui concerne les habitants du lac Saint-Jean. Les paysans de cette contrée — qui marque la limite septentrionale de l’agriculture — regardent le prospecteur errant avec des yeux amusés et tolérants, mais nullement haineux. On a questionné des centaines de ces campagnards : aucun ne sembla saisir la signification des richesses minières du Chibougamau ; et ils considéraient les entreprises de prospections comme une excentricité de la jeunesse aventureuse, une blague.

Les marchands du lac Saint-Jean amassèrent beaucoup d’argent à vendre de l’équipement et des vivres aux prospecteurs, aux compagnies de forage et aux entreprises minières : mais le crédit d’avoir ouvert et développé le Chibougamau ne revient qu’à quelques centaines de courageux spécialistes des travaux de mines, qui parcoururent des milliers de milles pour atteindre cette région lointaine et isolée.

À titre de témoignage, j’inclus dans l’appendice du présent ouvrage la plus grande partie des noms des chercheurs miniers qui enfoncèrent dans la brousse du Chibougamau, explorèrent et développèrent ce qui deviendra peut-être la zone des mines les plus riches au monde.

Deux décharges existent où se déversent les eaux du lac Chibougamau dans le lac aux Dorés. L’une passe devant « Rainbow Lodge », où j’habitais : l’autre est à l’extrémité nord-est du lac aux Dorés, où les eaux de la baie Machin plongent tumultueusement dans la baie Dixon. La flaque au pied des chutes, à cet endroit, foisonne de truites, de brochets et de dorés.

Je ne supposais pas qu’aucune concession fût disponible dans cette zone, qui est fortement minéralisée. Mais, un jour d’août, alors que j’examinais la dernière édition de la carte montrant les claims du canton McKenzie je remarquai un V (dont la première branche est tronquée) sur une concession au nord des chutes. Un signe de ce genre signifie que l’ancien propriétaire n’a pas payé ses taxes ou n’a pas exécuté ses travaux statutaires, ou enfin qu’il a abandonné sa propriété. Pour l’une de ces raisons, le ministère des Mines a libéré ces concessions, que n’importe qui peut alors jalonner de nouveau.

Je me hâtai vers le bureau de Bill Lafontaine à la Baie des Cèdres, où l’agent des mines me dit que cette concession était libre depuis trois ans ! C’est là un des hasards bizarres de ce métier, où l’inattendu se dresse à chaque pas. Dans le vocabulaire minier, cette concession s’appelait « un claim de nuisance », car étant entourée de propriétés d’une valeur en puissance très grande, le propriétaire de cette concession en obtiendrait un prix élevé, si jamais des gisements importants étaient découverts alentour. J’achetai donc un permis de mineur et partis pour jalonner à nouveau.

Il est vrai qu’en tant que prospecteur, je n’étais qu’un amateur ; mais je suivais l’exemple d’un grand prédécesseur, car en 1889, un jeune canadien français s’était adressé au Commissaire des Terres pour obtenir un permis de mineur, afin de prospecter dans le comté de Mégantic. Ce jeune homme, qui était Conseil de la Reine et membre du Parlement, n’en connaissait pas plus que moi en fait de géologie. Plus tard, il devint un homme d’État éminent. Il s’appelait Wilfrid Laurier et fut ultérieurement premier ministre du Canada. Sa demande, écrite de sa main, est encore dans les archives du ministère des Mines du Québec.

La pluie, la pluie sans fin, me saturait, mais elle ne m’empêcha pas de naviguer en canot les eaux agitées du lac aux Dorés, ni de jalonner la propriété, couvrant une quarantaine d’acres. Je possédais maintenant les droits miniers sur les deux endroits les plus beaux du Lac Chibougamau. « C’est pas juste », dit un vieux prospecteur, qui avait passé sur ces claims une douzaine de fois.

L’été de 1950 amena dans la région de Chibougamau, des quantités de promoteurs, courtiers et fonctionnaires miniers d’importance. La plupart séjournèrent à « Rainbow Lodge » ; non point qu’ils fussent intéressés à mes futures mines, mais parce que je possédais l’un des plus beaux sites de la province de Québec et qu’ils voulaient le voir. Trouvez un endroit comme cela, et le reste du monde ne tardera pas à venir vous y importuner.

Randy Mills et son associé, Herbert « Tiny » Corbett, qui avait l’air d’une tour Eiffel miniature, arrivèrent dans leur avion privé à Rainbow Lodge, au début de l’été. Nantis d’une profonde expérience, ils possédaient des concessions considérables dans le Chibougamau. Parmi leurs propriétés dans le district, il y avait Jaculet, Royran, Kayrand et Québec Smelting & Refining Co.

Ils se servaient de leur avion comme d’un taxi, transportant des prospecteurs et des foreurs dans leurs lointaines concessions, ramenant des carottes pour les faire analyser, chargeant leur appareil de nourriture et de matériel pour leurs employés dans des campements inaccessibles autrement. C’étaient des travailleurs opiniâtres, optimistes, clairvoyants et connaissant le succès.

Puis, survint le débonnaire Roy Robertson, courtier en valeurs, de Montréal et Président de la Merrill Island Mining Corporation, laquelle avait acquis l’ancienne concession Blake, l’une des zones les plus prometteuses du Chibougamau — du moins d’après ce que disaient les géologues. Robertson avait mené à bien plusieurs entreprises minières et le Chibougamau avait besoin de ce genre d’hommes, c’est-à-dire de financiers capables de réunir du capital, pour risquer le développement de la région.

Dans le sillage de Robertson (ils voyageaient en canot), vinrent E. O. D. Campbell, courtier de New York, promoteur et président de Campbell Chibougamau Mines Limited, nouvellement propriétaire des vieilles propriétés. à la baie des Cèdres et à l’île Merrill, de la Consolidated Mining and Smelting Company. Campbell était un financier de Wall Street, et son nom est synonyme, au Chibougamau, de champion courageux dans le développement du district. Il ne fallut que peu de temps à Campbell pour réorganiser l’ancienne entreprise, obtenir de l’aide financière des américains et, au moyen de la foreuse, découvrir un vaste gisement de cuivre et d’or dans les concessions de l’île Merrill, voisines de la Merrill Island Mining Corporation.

En moins d’une année, les équipes de Campbell et de l’île Merrill eurent éclairci des acres de forêt, construit des chalets à dortoirs et des bureaux, et creusé des puits profonds dans les entrailles de l’île Merrill.

Campbell se rendait très bien compte des possibilités formidables de la Zone du Chibougamau. Bientôt, il prit des options sur d’autres propriétés prometteuses du lac aux Dorés. « Je ne connais pas grand’chose des détails techniques du domaine minier, me dit-il : mais j’en sais assez pour employer des géologues experts, qui peuvent interpréter les faits scientifiques de façon qu’un profane comme moi les comprenne. Le conseiller de Campbell, à cette époque, était Stanley Malouf, brillant docteur en géologie et l’un des meilleurs spécialistes ès mines de l’est du Canada.

Campbell est d’assez petite stature, mesurant à peu près 5 pieds et six pouces. Un jour, je l’aperçus, à Montréal, déambulant en compagnie d’un minuscule prospecteur de Chibougamau, dont la taille ne dépassait pas 5 pieds et 2 pouces, soit quatre pouces de moins que celle de Campbell. Lorsqu’ils se séparèrent, Campbell me dit : « J’aime marcher avec ce petit homme, car je m’imagine les gens me regardant et se demandant : Qui est ce grand type ? »

Un autre expert en mines qui vint jusqu’à notre camp en avion fut Jim Harquail, ingénieur minier et géologue pour Ventures Ltd., l’un des organismes les plus importants au monde, possédant des mines productrices, où à la veille de l’être, dans plusieurs pays éloignés. Ventures possédait la propriété Opemiska dans le Chibougamau : c’est l’une des zones de minerai de cuivre les plus riches du Canada. Un monsieur qui s’y connaissait m’a dit : Opemiska constitue une possession extrêmement précieuse, et peut devenir un jour l’une des plus grosses productrices de Chibougamau.

Harquail me confia qu’il avait amené dans son avion deux géologues américains faisant partie de son personnel. Ils se trouvaient en ce moment dans le district du Lac Taché, à vingt milles au nord, où les prospecteurs avaient découvert de riches affleurements minéraux. Lorsque je lui demandai ce que ces deux géologues pensaient des échantillons, il sifflota et changea le sujet de la conversation : dans le domaine minier, ce sont là des choses qu’on ne confie pas facilement aux étrangers. Harquail a passé quelques années dans la région de Yellowknife, mais il préfère Chibougamau. « Le Nord-Ouest canadien est triste et désert, dit-il ; le Chibougamau est vert et brillant, propre et magnifique.

Un personnage en vedette au Chibougamau était, durant cette période, Fred Davies, ingénieur minier pour Belle Chibougamau Mines Ltd., détenteurs de concessions importantes dans le district du lac Bourbeau, environ cinq milles au nord de la future ville de Chibougamau. Court et puissant, Davies avait été un champion lutteur dans sa jeunesse et l’un des pionniers des grandes découvertes à Rouyn. Il connaissait tous les secrets de ce métier-là et repérait parfois une entreprise avantageuse là où les autres avaient passé sans rien discerner. Je lui demandai un jour :

« Êtes-vous un géologue ? » « Non, répliqua Davies ; je suis un diplômé en génie minier de l’Université McGill ; en d’autres termes, je suis un prospecteur instruit.

Une cinquantaine de connaissances m’avaient écrit, dans l’espoir d’être reçues à Rainbow Lodge. Pour m’en débarrasser d’un seul coup, j’organisai un pique-nique et lançai une invitation générale. Il vint des gens (c’était par un chaud dimanche d’août) à la douzaine, des camps lointains de la brousse, des bases d’aviation, des équipes de foreurs, des centres de constructions routières, des villages du lac Saint-Jean. Tout le monde transpira et s’amusa ferme, négligeant de manger, mais ingurgitant des océans de bière. L’ordinaire bagarre eut lieu, comme il fallait s’y attendre, mais personne ne fut gravement blessé et tous les invités revinrent à peu près intacts chez eux.

Je me souviens, à ce pique-nique, d’une très jolie québécoise. Elle promenait son éclatante personnalité parmi les rudes mineurs avec l’élégance d’une aristocrate. Elle me fit songer à cette extraordinaire créature que Joseph Conrad a placée aux côtés de Kurtz dans « Au cœur des ténèbres ». Je ne puis me rappeler son nom, car lorsque je doublai le cap de la bedonnante cinquantaine, je jetai au panier mon « livre d’adresses ».

Vers la fin de l’été sportmen et pêcheurs affluèrent, car la rumeur s’était répandue que les vastes domaines vierges du Chibougamau étaient ouverts au public, depuis que la route, partant de Saint-Félicien, était terminée. Des centaines de lacs, dans la région, n’avaient jamais connu le lancer de la mouche artificielle ; de grandes zones forestières n’avaient jamais entendu le cri plaintif du cornet de bouleau imitant l’appel de la femelle de l’orignal.

La truite mouchetée abonde dans les nombreux tributaires du lac Chibougamau. Herb McKenzie, pionnier parmi les prospecteurs, m’a dit qu’autour de la frayère de la baie aux Ours, il a pris, d’un seul coup de filet, 150 truites dont le poids variait entre deux et quatre livres. Le gouvernement accorde parfois des permis spéciaux pour utiliser des seines, aux compagnies minières qui se trouvent loin des centres où l’on peut se procurer des vivres.

« Nous capturâmes aussi, me dit-il, diverses autres sortes de truites, pesant jusqu’à huit livres, aux premières cascades de la rivière aux Rapides, au-dessus de la baie McKenzie ; on m’a même affirmé en avoir pêché là jusqu’à neuf livres, mais c’est probablement une rare exception.

« La truite grise des lacs, que les Indiens nomment « Touladie » peut peser jusqu’à quarante livres. Certaines de ses parties, comme le cerveau, sont considérées comme un mets succulent. Le grand brochet du Nord atteint aussi un poids de quarante livres. Souvent, les sportifs américains le confondent avec le maskinongé, car il lui ressemble. Le doré va jusqu’à cinq livres.

« Au lac Obotogamau, on prit des esturgeons de trois pieds de long. Le poisson blanc, dans le lac Chibougamau, peut peser jusqu’à sept livres. La chair du poisson blanc, lorsqu’il est devenu adulte, se compare favorablement avec la sole anglaise, si réputée dans le monde entier.

La plupart des pêcheurs qui vinrent à Rainbow Lodge étaient gais et intelligents, mais il y en eut quelques-uns marqués au sceau de l’abrutissement : ils venaient de Montréal, de New-York et d’autres grandes villes, nantis de force bouteilles d’alcool (qu’ils thésaurisaient précieusement), mais sans vivres, ni tente, ni sac de couchage. Après avoir troublé notre solitude et dévoré nos minces provisions, ils nous quittèrent sans même dire bonjour et leur portefeuille aussi bien garni qu’à leur arrivée.

(Un de mes amis, après avoir lu ce dernier paragraphe, m’a dit : « S’ils avaient partagé leur boisson avec toi… Ah ! C’eût été une autre histoire. »)

Afin de mettre un terme à cette invasion d’êtres nuisibles, je formai le club de chasse et de pêche Chibougamau. Le ministère des Terres et Forêts du Québec, m’accorda promptement un bail « de surface », valable pour dix années, pour le terrain avoisinant les rapides, et nous érigeâmes des cabanes de bois rond, spacieuses et confortables, pour nos hôtes futurs. Ils peuvent venir s’ils le désirent, ces parasites, mais, non d’un petit bonhomme, ils paieront leurs dépenses de bonne grâce ou non.

Vers la fin d’août, un métis du nom de Charles Cleary vint travailler à Rainbow Lodge. En moins d’une semaine nous avions coupé cent grands sapins, construit des piliers et installé un débarcadère à la baie Hello. Alors Charley me confia qu’il s’ennuyait et voudrait bien avoir sa famille avec lui. Je lui dis que je n’avais de disponible que deux petites tentes de 8 pieds par 10. « Il ne m’en faudra qu’une, dit Charley ; nous sommes habitués à vivre sous la toile. » La famille arriva en force le lendemain soir : sa femme et six enfants, dont un bébé qui ne marchait pas encore ! Ils s’empilèrent sous ce frêle abri, riant, se bousculant, n’ayant pas un seul souci au monde. Ils ne souffriront jamais d’ulcères d’estomac, ceux-là ! et j’enviais leur insouciance du lendemain — cet horrible lendemain qui n’arrive jamais.

Le lendemain matin (celui-là était arrivé) Charley me demanda l’autre tente. « J’ai eu tort, me dit-il ; ma femme et moi n’avons pas dormi de la nuit, avec toute la famille qui nous sautait dessus. Deux adultes et six enfants, c’est un vrai déluge ! »

Ces nomades restèrent deux mois avec nous, puis déménagèrent dans une vieille cabane à la pointe du Camp indien, dans la baie des Cèdres. Au beau milieu de l’hiver, la cabane prit feu et fut réduite en cendres, les Cleary se sauvèrent de justesse, avec seulement quelques hardes à moitié brûlées.

Un portage, comme chacun sait, est une piste tracée par des hommes à travers la brousse et reliant entre eux des lacs ou des cours d’eau. Au portage de Rainbow Lodge, la distance entre le lac aux Dorés et le lac Chibougamau n’est que de quelques centaines de pieds. Sur cette piste passent en été des douzaines de prospecteurs portant canots, moteurs et tentes, tout un bagage hétéroclite. Je tenais « maison ouverte » pour ces chercheurs de mines (le café réchauffé restait parfois à leur disposition des petites heures du matin jusqu’à minuit) car tous étaient bavards souvent de façon plutôt incohérente) et j’aimais écouter les histoires étranges qu’ils racontaient.

Un visiteur fréquent était Jean Boucher, un prospecteur musclé, à la voix puissante, ayant des opinions arrêtées et une bonne connaissance des minéraux.

Il arrivait au quai du lac aux Dorés, portageait son canot et son bagage jusque sur la rive du lac Chibougamau, après quoi il venait me rendre visite et m’entretenir sur les divers échantillons de roches qu’il avait examinées récemment. Un jour, alors qu’il quittait Rainbow Lodge, un petit livre tomba de sa poche. En le ramassant, je jetai un coup d’œil sur le titre : « Les fleurs du mal »… Les poèmes de Charles Baudelaire dans la brousse canadienne du Nord ! Je m’attendais à bien des œuvres de bons poètes, mais faciles… à des romans populaires, dans la main de ces hommes-là… Mais jamais à Beaudelaire !

L’automne dernier, par un crépuscule de novembre, Boucher, portant un lourd havresac, franchissait le lac Caché, lorsque la glace céda sous ses pieds, le précipitant dans l’eau presque gelée. Il se trouvait à une centaine de pieds du bord, à portée de voix d’une cabane de bois rond où habitaient Mme Marguerite Lafond, femme d’un prospecteur, sa fille Laurence, âgée de treize ans et Mme Yvonne Coulombe, femme d’un ancien garde-chasse doublé d’un prospecteur.

Espérant pouvoir se hisser sans assistance sur la glace ferme, Boucher nagea durant une vingtaine de minutes, mais en vain. Sentant l’épuisement et le froid l’envahir, il se décida enfin à crier à l’aide. Au péril de leur vie. Mme Coulombe et Mme Lafond coururent courageusement sur la glace mince, et s’approchèrent jusqu’à quelques pieds du malheureux en train de se noyer.

Il faisait complètement nuit quand j’entendis l’appel expliqua ensuite Mme Coulombe ; j’eus le temps de prendre ma torche électrique et une planche. Je parvins à pousser celle-ci assez proche de M. Boucher pour qu’il puisse en saisir le bout. Mais il avait séjourné dans l’eau froide si longtemps qu’il était incapable de la tenir fortement. Brusquement, il lâcha prise et dit d’une voix claire et calme : « Je suis trop engourdi, c’est la fin. C’est vraiment dommage… »

« À la lueur de ma lumière, je vis ses yeux gonflés qui brillaient comme des boules de feu et ses cheveux gelés qui se dressaient tout droit comme du fil de fer. Puis, il se tourna lentement sur le côté et disparut sous la surface. S’il avait crié dès qu’il tomba à l’eau, nous l’aurions probablement sauvé. »

Boucher était un petit-fils d’un fameux pionnier des Laurentides, le docteur Louis Grignon, et le neveu de Claude-Henri Grignon, l’écrivain radiophonique très connu, auteur de « Un homme et son péché ».

Un autre prospecteur, dont les goûts poétiques se limitaient à des couplets gaulois de « Mademoiselle from Armentières », se présenta un soir tellement affamé, que je m’empressai d’ouvrir une boîte de sardines et de la placer devant lui. Il en renifla longuement le contenu et déclara : « Ça pue bon ! »

Un anglais (d’Angleterre), nouvel arrivé au Canada et peu familier avec nos blasphèmes et jurons, passa un jour et me donna ma première leçon dans l’art de sacrer à l’envers. Il avait quitté son emploi et retournait à Montréal. « Cet ouvrage de fou, je vous la laisse ! s’exclama-t-il ; regardez mes bras, couverts de piqûres de mouches noires. Et de plus, la femme du boss est une chienne d’enfant ! »

Un autre chasseur de métaux précieux se présenta, alors que je mêlais une sauce blanche aux câpres, destinée à rehausser le goût d’un gigot d’agneau en train de rôtir dans mon fourneau. À mesure qu’il dévorait la viande, il poussait les câpres dans le côté de son assiette où elles s’amoncelaient en un joli tas de petites crottes noires. Je lui offris un autre morceau d’agneau. — Avec plaisir, dit-il, mais ne le coupez pas aussi près du derrière.

Une foule d’Indiens nous visitèrent mais je n’en rencontrai jamais un seul qui fut affligé des manières dégoûtantes de certains hommes blancs. Ils ne connaissaient certes pas les conseils que les experts en politesse dispensent dans les journaux, mais chaque peau-rouge que j’ai rencontré au Chibougamau était doué d’une courtoisie naturelle que les visages pâles auraient bien dû copier !

Je me souviens d’un beau soir où, dans le soleil couchant ressemblant à un « fade in » de cinéma, nous aperçûmes soudain une file de canots d’Indiens venant vers nous, sur le lac Chibougamau. Ils étaient en route pour le lac Mistassini, à cinquante milles au nord, où ils vivent, pêchent et chassent.

Le canot de tête, mû par un moteur hors-bord, touait quatre autres canots chargés de provisions et de sauvages. Ils abordèrent à la baie Hello et les Peaux-Rouges vinrent nous rendre visite par le sentier de la brousse.

Ils se postèrent en groupe serré, comme des raisins en grappe près de notre cuisine en plein vent. « Joe Chibougamau », qui les connaissait, tint le rôle de maître des cérémonies. Il leur distribua du tabac et des aliments, qu’ils acceptèrent sans manifester aucun sentiment et sans remercier. Non pas qu’ils voulussent être impolis ; il était naturel pour eux d’accepter des présents, et de rester impassibles.

Un Indien de petite taille, qui avait l’air d’un nain au ventre ballonné, me fit tellement penser à « monsieur Punch », (le polichinelle anglais), que je ne pouvais détacher les yeux de sa curieuse personne. « Joe Chibougamau » m’expliqua qu’il s’agissait d’un tuberculeux avancé, presque mourant. Je le crus d’autant plus facilement que le malheureux, à un certain moment, s’appuya à un arbre, car il était trop faible pour se tenir debout.

Nous avions souvent discuté de la possibilité de sauter en canot les rapides plongeant du lac Chibougamau dans le lac aux Dorés. Les eaux écumantes, qui passent en bouillonnant devant mon chalet, font une chute de 12 pieds de long d’un parcours d’environ 500 pieds ; c’est un plongeon formidable. De plus le courant se heurte partout à des cailloux à demi submergés. J’ai, personnellement, une expérience du canot bien supérieure à la moyenne et je ne prévoyais que désastre à tenter une folie pareille.

« Joe Chibougamau » demanda au chef indien : « Canot peut sauter rapides ? » l’homme rouge regarda longtemps les eaux hurlantes, marcha jusqu’à la tête du torrent, examina attentivement le courant, revint au pied des chutes et l’examina dans l’autre sens. Il revint enfin à l’endroit où nous nous tenions et dit simplement : « Non. »

(Quelques jours plus tard, un homme de la brousse passa par chez moi. Il était ivre et déclara qu’il sauterait les rapides si je consentais à lui prêter mon canot. Je refusai, d’autant plus qu’il avait le sien. Je lui dis de l’utiliser, s’il désirait se suicider. Il tira, de son intelligence lilliputienne, des arguments pour m’emprunter mon esquif au lieu de prendre le sien, puis finit par s’endormir en ronflant plus fort que les rapides. Le lendemain matin, il avait l’air d’un mouton lorsque je lui demandai s’il désirait toujours tenter cet exploit).

Un jour de la fin de l’été, à l’aube, un canot vint aborder à notre quai, aussi silencieusement qu’un fantôme. Deux Indiens se tenaient agenouillés dans le fond de la frêle embarcation, c’est la position classique des pagayeurs. L’un des sauvages sauta légèrement sur le sol. C’était un pur Montagnais haut de six pieds, avec des pommettes saillantes, des cheveux d’un noir de corbeau, un torse droit et puissant. Il ne parlait que le français.

Il m’explique qu’il avait entendu dire que j’avais besoin de bois de chauffage et qu’il désirait le fendre. J’indiquai un massif de bouleaux et lui dis la longueur des bûches requises pour notre fourneau et nos poêles. Il baissa la tête, grogna et dit « Oui ». J’ajoutai que je lui donnerait vingt-cinq dollars pour couper, fendre et empiler cinq cordes de bois. Il grogna de nouveau et fit un signe affirmatif de la tête. Ensuite il signala du bras à son frère, lequel plongea soudainement sa pagaie dans l’eau, fit virer le canot et s’éloigna. Lorsque je demandai à l’Indien si son frère viendrait le chercher plus tard, il répondit : « jeudi ».

Le jeudi, soit trois jours plus tard, il avait terminé sa besogne, mais son frère ne se montra pas, ni le lendemain, ni le samedi. Quand je lui demandais si son frère avait vraiment l’intention de se présenter, il haussait les épaules, souriait, pénétrait dans sa petite tente, s’étendait sur une pile de couvertures et s’endormait, ne se levant qu’à l’heure des repas, pour retourner immédiatement après vers sa tente.

Parfois, il restait dehors, attendant que le gong sonnât. Assis sur une souche, il regardait dans le vide, immobile, la face inexpressive, véritable symbole de l’éternité. Je l’observai ainsi un jour, durant une heure, montre en main. Il ne bougea pas plus qu’une statue. À la fin, je lui demandai à quoi il pensait. Il daigna sourire et répondit « Rien ».

Une fois que j’étais assis à côté de lui à la table où nous mangions, je remarquai qu’il avait une grosse bosse, haut placée dans le dos, entre les omoplates. Eut-elle été six pouces plus bas, on aurait dit un bossu. Il déclara que cette protubérance lui était venue en portageant les canots. Enlevant sa chemise, il exposa un paquet de chair musculeuse, en même temps dure et souple comme du cartilage, à peu près les dimensions d’une demi « football ». Non seulement ce n’était pas douloureux, mais très commode lorsque la barre de traverse du canot s’appuyait dessus durant les portages, dont certains étaient de trois milles de longueur.

Le dimanche matin, son frère n’ayant pas reparu, il emprunta un canot et pagaya jusqu’à la baie des Cèdres, à cinq milles plus bas sur le lac aux Dorés. Et c’est ainsi que j’ai constaté que les Indiens n’ont ni le sens du temps, ni celui de la responsabilité.

Un autre Indien me donna le frisson, lorsqu’il apparut subitement à mes côtés, silencieux comme une ombre, alors que je travaillais à mon établi.

C’était par un temps lourd ; la tranquillité était totale. Je venais d’entendre le vague grattement d’un mulot, sur le plancher du hangar. Pourtant, ce sauvage s’approcha jusqu’à un pied de mon dos sans faire le moindre son ; il aurait pu rester ainsi pendant une heure sans que je le sache, si ce n’eût été la forte odeur de son corps malpropre qui me parvint aux narines.

Je lui fis face ; instantanément, il tendit les deux mains vers moi. Dans l’une, il tenait une bougie d’allumage brisée ; dans l’autre, un billet d’un dollar. Je lui donnai une bougie neuve, tout en faisant signe que je ne voulais pas son argent ; il l’empocha et m’indiqua de l’index une autre bougie neuve sur un banc. Je secouai la tête négativement. Il fronça les sourcils en me regardant d’un air de reproche, comme pour dire : « Tu m’en as donné une ; pourquoi pas deux ? » Je me détournai pour allumer une cigarette et avant que l’allumette fut éteinte, l’Indien avait disparu, aussi silencieusement qu’il était venu.

Le mois de septembre arriva, dans sa livrée magnifique et escorté de ses bataillons de canards et d’oies sauvages qui s’en allaient vers le sud, loin du dur hiver des terres septentrionales. Les ours gras et satisfaits sous leur fourrure, grognaient de contentement au souvenir de leurs festins de bleuets et parcouraient la forêt sans se presser. Par milliers, les perdrix émergèrent du sous-bois humide et commencèrent leur promenade sur la route Saint-Félicien-Chibougamau, à la recherche des chauds rayons du soleil. (On pouvait les approcher jusqu’à quelques pieds, tellement elles s’étaient habituées aux hommes et aux automobiles).

Les orignaux se multipliaient dans la réserve de gibier de Chibougamau, qui était constamment patrouillée par des gardes-chasse vigilants. Bientôt, ces nobles élans d’Amérique, ces rois de la forêt canadienne s’éloigneraient de la réserve protectrice, à la recherche de nouvelles zones nourricières ; bientôt aussi les géants se feraient tuer par des chasseurs. La dernière vision de la plupart des orignaux du Chibougamau, c’est celle d’un être humain, dyspeptique et vêtu d’un costume aux couleurs brillantes pointant vers eux un bâton d’acier creux et long.

Au début d’octobre, le docteur Paul Imbault, géologue pour le ministère des Mines du Québec, consentit à examiner et à faire le relevé de ma propriété de mille acres (18 concessions) et à rédiger un rapport de ses constatations.

Il avait passé tout l’été au Chibougamau, avec un groupe d’assistants et d’étudiants en géologie. Ses recherches l’avaient persuadé des très belles possibilités de la région.

Le docteur Imbault utilisa sa période de vacances pour exécuter l’ouvrage que je lui demandais. Nous nous rencontrâmes au camp O’Connell, au Bras du Sud-Est et revînmes à Rainbow Lodge, distante de 15 milles, dans l’Hopi ». Il neigeait. Cette neige d’automne tombait si dru, que la berge devint invisible et que nous dûmes arrêter le moteur et nous laisser aller à la dérive, car nous n’avions pas de boussole. Enfin il y eut une éclaircie et nous arrivâmes à bon port.

Pendant huit jours, de l’aube au crépuscule, le docteur Imbault parcourut la forêt, recueillant des échantillons, examinant les affleurements et écrivant des notes. Plus tard, il m’envoya une carte coloriée de ma propriété, complète dans tous ses détails. Il rédigea aussi un long rapport, couché en termes géologiques, que l’un de ses confrères les plus distingués me déclara ensuite être le meilleur qu’il ait jamais lu. Ce qui n’empêcha pas un certain ingénieur-promoteur, qui l’avait lu à son tour, de dire d’un air averti : « Imbault n’ose pas se compromettre n’est-ce pas ? »

Dans son rapport, le docteur Imbault suggérait que, l’été suivant je fasse forer deux trous au niveau des eaux du lac Chibougamau et deux trous sur la rive du lac aux Dorés. Ce relevé géologique comptait pour du travail statutaire et l’on m’en crédita cent jours. Le docteur Imbault est né dans le petit village de Saint-Siméon, sur les bords du Saint-Laurent. Il est l’un des rares canadiens français à avoir obtenu un doctorat en géologie.

Fred Davies, l’ingénieur minier, m’informe que le titre de « docteur » en géologie n’existe pas, la géologie étant une science inexacte. Le vrai titre, c’est docteur en philosophie (D. Ph.) ou bachelier ès Sciences (B. Sc.). Le docteur Paul Imbault, docteur en géo… pardon ! philosophie, me confirme ceci et ajoute : « ce rang de (D. Ph.) est conféré à propos de n’importe quel sujet, à partir de la bactériologie agricole jusqu’à la zoologie. »

Ces messieurs ont évidemment raison, mais je n’en trouve pas moins absurde le titre de « docteur en philosophie, avec connaissances géologiques ». Au diable les chinoiseries universitaires ! Je maintiens l’excellent titre de « docteur en géologie ». Et avant d’abandonner le sujet, je ferai remarquer que s’il existe vraiment une « science exacte », elle est la seule chose exacte sur notre boule ronde et étourdie.

Très peu de canadiens-français étudient la géologie, et je me demande pourquoi. Les universités et collèges d’expression française sont bourrés d’étudiants en théologie, en loi, et en médecine, mais le recrutement est à peu près nul en ce qui concerne l’étude des choses minières. Ceci est d’autant plus surprenant que la province de Québec est la plus riche contrée du monde en mines encore inexploitées et que dans une cinquantaine d’années notre province sera probablement la plus puissante du Canada, grâce à ses ressources naturelles.

L’hiver s’insinuait graduellement dans le Chibougamau. Je fermai la maison et quittai la région le 9 novembre, le jour même que l’eau gela sur les lacs ; une mince couche de glace se forma subitement, isolant d’un seul coup tous ceux qui habitaient ailleurs que sur la terre ferme. Si j’avais voulu revenir à Rainbow Lodge, il m’aurait fallu marcher du Bras du Sud-Ouest jusqu’au bout de la péninsule Gouin, soit une distance de quinze milles à travers une brousse épaisse, sans même un sentier pour me guider.

Au « townsite » je rencontrai des douzaines de prospecteurs quittant le Chibougamau pour la durée de cette période de gel. Plusieurs en profitaient pour se rendre à Montréal, Toronto, New-York et autres grandes villes, où ils vendaient les propriétés acquises durant l’été et obtenaient les moyens nécessaires pour accomplir de futures explorations. Certains prospecteurs se retiraient simplement, durant cette morte-saison, à l’hôtel Bellevue de Saint-Félicien ou au Château Roberval et à la Maison blanche de Roberval, passant agréablement le temps dans ces confortables hôtelleries.

Quelques jours avant Noël, on apprit que les cours d’eau du Chibougamau étaient gelés pour de bon, et de nouveau, une petite armée de prospecteurs abandonna le luxe de la civilisation pour se replonger dans les solitudes frigorifiées du Nord. Ces hommes reprenaient leur incessante chasse au trésor, et ni la neige, ni la glace ne sauraient leur barrer la route.

Dès la première chute abondante de neige, les gardes-feu menèrent à bien un exploit qui eut été impossible en n’importe quel autre temps de l’année. Au moyen de traîneaux et de chiens, ils hissèrent une tour d’acier de 80 pieds jusqu’au faîte du mont Cummings, à cinq milles au nord de Rainbow Lodge. La tour fut transportée par sections, destinées à être assemblées et érigées l’été suivant. Du haut de cette tour, les gardes-feu pourraient observer, à l’œil nu, plus de quarante milles de forêt dans toutes les directions.

Je roulai jusqu’au Chibougamau, tout du long des 150 milles de la route d’hiver, dans le camion du prospecteur Wally McQuade. Relativement parlant, le confort était magnifique. Il y avait bien une chaufferette dans le camion, mais elle ne fonctionnait pas. Nous apportâmes donc avec nous nos propres calories, en l’espèce d’une bouteille de rhum de haute qualité, et le bonhomme hiver dut convenir qu’il était battu. Le chemin glacé était aussi glissant qu’un mât de cocagne et nous n’avancions qu’à huit milles à l’heure.

Dès son arrivée à Chibougamau, McQuade bourra son « paqueton » de provisions, chaussa ses raquettes et disparut dans la brousse, sans divulguer sa destination. Je devinai qu’il était en route vers quelque concession de haute valeur.

McQuade, gradué avec distinction de l’École des Mines de Hailibury, était l’un des prospecteurs les plus alertes de la région, où il avait déjà fait plusieurs découvertes précieuses.

Je louai dans le « townsite  », une auto-neige et me rendis avec des amis jusqu’à Obalski Landing et de là, sur la glace du lac aux Dorés, jusqu’à Rainbow Lodge, distante de huit milles. L’auto-neige avançait à cinquante milles à l’heure et j’éprouvai quelque angoisse à me demander comment je pourrais sortir du véhicule, si d’aventure il passait au travers de la glace. Il n’y avait que deux petites portières à l’avant, aucune trappe de secours sur le toit ; en outre, je n’avais pas de hache pour défoncer la paroi, advenant un accident du genre de celui que je redoutais. Lorsque nous arrivâmes à mes concessions, j’étais en sueur.

Le cadenas à la porte de la maison était complètement gelé et il fallut tout le contenu d’une boîte d’allumettes pour lui faire entendre raison. Une fois à l’intérieur, nous allumâmes la cuisinière et le poêle cylindrique et, en moins de vingt minutes, mon foyer forestier était aussi confortable qu’un appartement urbain. Avant de nous coucher le soir, il fallait bourrer le poêle de bûches de trois pieds et vers minuit il faisait si chaud dans la maison que nous devions dormir les fenêtres ouvertes, quoique le thermomètre sur la véranda enregistrât vingt degrés sous zéro.

Nous avions une envie de poisson et taillâmes un trou dans la glace du lac Chibougamau, et descendîmes une ligne, amorcée de bacon. Mais, le poisson ne daigna pas mordre, jusqu’au moment où des Indiens s’amenèrent en raquettes. Ils avaient capturé une barbotte tout près de la rive et appâtèrent notre hameçon avec un morceau de sa chair. Ce soir-là, nous dînâmes de la truite de lac.

Je me souviens que quelque part dans le livre de De Quincey, le fumeur d’opium rêve de posséder une maison dans les neiges canadiennes.

Ah ! S’il avait vu Rainbow Lodge ! De Quincey désirait aussi une jolie femme pour charmer sa demeure. Si le grand écrivain était encore de ce monde, je lui dirais, du fond de mon expérience, que les femmes belles et intelligentes à la fois sont rares au Canada et que lorsqu’on a la chance d’en trouver une, il n’est pas facile de la garder dans la solitude hivernale.

Après quelques jours de repos, je retournai à la baie des Cèdres, où le forage était assez actif. Sur la propriété Campbell, je dormis dans une cabane aussi ajourée qu’un moulin à vent. Le matin j’enlevais autant de neige à l’intérieur qu’il y en avait devant la porte. Je possédais un sac de couchage comme ceux qu’on utilise dans l’arctique, mais je me réveillai plusieurs fois durant la première nuit, me disant qu’il m’en eût fallu deux. (Si jamais l’on érige un monument au Chibougamau, il devrait être consacré à l’inventeur du sac de couchage, qui apporta la plus grande contribution au bien-être de l’homme dans la brousse.)

De mon inconfortable demeure, je distinguais une maisonnette à la pointe du Camp indien, à un demi mille sur l’autre rive de la baie des Cèdres. Dans ce « campe » habitaient le métis Charley Cleary, sa femme et leurs six enfants. Alors que je déroulais mon sac de couchage, par un soir aussi noir que de l’encre, je vis soudain des flammes au travers du toit de la cabane de Charley. En quelques minutes, toute la construction de bois rond était en feu… Je courus sur la glace avec un groupe de prospecteurs et d’ingénieurs, mais lorsque nous arrivâmes devant la maison qui brûlait, nous ne trouvâmes personne. Il y avait, épars sur la neige, des lits, des matelas, des ustensiles de cuisine. C’était la preuve que les occupants avaient réussi à sauver une partie de leurs possessions. Mais les Cleary, où étaient-ils ? « Ils sont peut-être retournés à l’intérieur pour récupérer d’autres objets et ont été brûlés vifs lorsque le toit s’est effondré », suggéra un foreur. Nous restâmes là durant plusieurs heures, à geler et à sacrer, mais nous ne pouvions rien faire, absolument rien.

Nous revînmes à nos quartiers et à l’aube, je retournai sur l’autre rive pour essayer de retrouver les restes de la malheureuse famille Cleary qui, j’en étais persuadé, gisait dans les ruines fumantes. Je n’avais parcouru qu’une centaine de pieds lorsque, à un demi mille de distance, j’aperçus toute la bande des Cleary marchant à la file indienne sur la glace, en direction de la pointe. Un des enfants m’expliqua que pendant que leur toit flambait, ils avaient jeté sur la neige tout ce qu’ils possédaient, après quoi ils s’étaient rendus, sur le lac gelé, jusqu’à un « campe » abandonné, situé à plusieurs milles de là. Ils n’avaient même pas songé à l’anxiété de quelques blancs qui auraient pu se précipiter à leur secours.

La majeure partie des compagnies minières entretenaient des équipes permanentes à la baie des Cèdres et sur l’île Merrill. Une vingtaine de foreuses fonctionnaient, cherchant des gisements de minerai sous les fonds du lac. Ces machines étaient installées sur la glace et entourée de cabanes préfabriquées en bois contreplaqué et chauffées au moyen de poêles à bois. Durant le seul hiver 1950-51, on dépensa près d’un demi million de dollars, rien qu’en opérations de forage.

La compétition était grande et cinq entreprises différentes avaient fait transporter au Chibougamau des foreuses lourdes, moyennes et légères. Les spécialistes de ce genre de travail appartenaient aux compagnies suivantes : Demorest, Continental, Inspiration, Bradley Frères & Larocque. Le prix du forage variait entre deux et trois dollars du pied, selon la variété de roche que les mèches avaient à traverser.

Les foreurs du Chibougamau étaient de rudes gars ; et ils devaient être ainsi pour accomplir cette besogne : l’une des plus pénibles que je connaisse. Les manipulateurs de foreuses recevaient 1,25 $ de l’heure et leurs aides, 1, $ et ils gagnaient courageusement chaque sou. Ils peinaient presque tous douze heures d’affilée et le bruit, la puanteur, la vibration des moteurs pleins de graisse et crachant l’huile dans un vacarme infernal ne semblaient pas les ennuyer. Durant des mois ils ne se lavaient pas, mangeaient comme des loups et dormaient dans leurs vêtements imbibés de carburant. Il n’est pas étonnant que, de temps à autre, l’un d’eux empoignât une bouteille par le goulot et demandât à l’ivresse l’oubli de sa misérable existence.

Sans compter le forage, plusieurs entreprises minières se livraient à des recherches géophysiques ou mathématiques, car grâce à ces méthodes, elles parviennent à répérer et délimiter les glissements, les failles des gisements, ainsi que les minerais sulfurés. Si un gisement existait dans la zone qu’on examinait, il était possible, en règle générale, de le localiser. Mais s’il n’existait pas de gisement sur cette propriété, « aucune méthode géophysique ne réussira à l’y placer », ainsi que le disait, de façon amusante un dépliant de la « Geo-Technical Development Company ».