Le Courrier fédéral (p. 192-197).

CHAPITRE XVII

PÈRE ET FILLE


L’évanouissement d’Yves Mirville ne fut pas de longue durée. Quand il revint à lui, il aperçut Éliane à genou près du canapé et Andréa à ses côtés ; il entendit leurs exclamations.

« Père ! Père ! » pleurait Éliane.

« Mirville ! O ciel, Mirville ! » disait Andréa.

Le Docteur Stone était penché sur lui, humectant ses lèvres de cognac, ainsi que son front.

« Qu’y a-t-il ? » demanda Mirville, « Ai-je été malade ? »

— « O père, père ! Quelle frayeur vous nous avez causée ! » — « Mirville ! » s’écria Andréa. « Mirville !… Vous vous sentez mieux n’est-ce pas ? »

— « Mais, oui, » répondit Yves. « Qu’y a-t-il, Docteur Stone ? »

— « Une attaque d’indigestion aiguë, je crois, M. Mirville, » répondit le médecin. « Mais, vous en êtes presque remis… M. Andréa et moi allons vous aider à vous rendre à votre chambre et nous vous mettrons au lit… Une bonne nuit de repos et il n’y paraîtra plus. »

— « Je ne comprends pas pourquoi… » commença le malade. Puis, la mémoire lui revenant, il s’écria :

« Éliane ! Éliane, ma fille bien-aimée ! »

— « Je ne vous quitterai pas, père, » dit Éliane ; « si le Docteur Stone le permet, je passerai la nuit sur le canapé dans votre chambre. »

— « Non ! Non ! » protesta Mirville. « Va te coucher, ma chérie et sois sans inquiétude ; M. Andréa veillera toute la nuit, je sais, si c’est nécessaire, et le Docteur Stone… »

— « Je passerai la nuit à la villa Andréa, M. Mirville, » interrompit le médecin. « Mlle Éliane, vous faites mieux d’obéir à votre père… Vous avez confiance en nous, M. Andréa et moi, pour prendre soin de M. Mirville, n’est-ce pas, Éliane ? »

— « Confiance ! Certes, oui ! » répondit Éliane. « Bonne nuit, père chéri, » ajouta-t-elle, en donnant un baiser à Mirville. « C’est pour vous obéir que je me retire ; j’aimerais mieux passer la nuit auprès de vous. »

— « Soyez sans inquiétude ; Éliane, » dit Andréa.

— « Bonne nuit, à vous aussi, papa Andréa, » dit la jeune fille, en déposant un baiser sur le front de celui-ci, ainsi qu’elle le faisait chaque soir.

— « Bonne nuit, Éliane, chère enfant bien-aimée ! » répondit Andréa.

— « Bonne nuit, Éliane, ma fiancée chérie ! » murmura Tanguay, en tendant la main à la jeune fille. Éliane posa sa main dans celle du médecin et celui-ci pressa cette main doucement.

— « Vous pouvez donner à Éliane le baiser de fiançailles, Docteur Stone, » dit Mirville. « Si Éliane n’y a pas d’objections, vous avez ma permission. »

Tanguay attira à lui sa fiancée et déposa un baiser passionné sur son front.

Il pouvait être deux heures du matin, quand Yves Mirville s’éveilla. Il aperçut Andréa assis dans un fauteuil et il lui fit signe de s’approcher.

« Andréa, » dit Mirville, « je me suis tu quand le Docteur Stone a dit que j’avais eu une attaque d’indigestion aiguë. »

— « Vous avez perdu connaissance, Mirville et… »

— « Je sais ! Je sais !… Andréa, cette berceuse qu’Éliane a chantée, c’est ma femme, ma Stella chérie qui l’avait composée… »

— « Hein !… Vous en êtes sûr, Mirville ? »

— « Oui ! Oui ! Je suis sûr de ce que j’affirme et je pourrais vous dire toutes les paroles de cette berceuse et vous la chanter, si je le voulais… »

— « Alors ?… » balbutia Andréa.

— « Andréa, » reprit Mirville, « Éliane est ma fille, ma véritable fille… »

— « Vous ne vous trompez pas, mon ami ? »

— « Non, je ne me trompe pas… Je l’ai aimée en l’apercevant… Éliane est ma fille… Un nom, ça se change facilement et Courcel peut se convertir en Lecour… surtout quand le nom de Courcel a été déshonoré ».

— « Qu’allez-vous faire, Mirville ? »

— « Je vais tout lui raconter à ma fille chérie, tout… Qu’importe le résultats. Ensuite, je disparaîtrai, si elle le désire. »

— « Si je connais bien Éliane, elle vous aimera plus peut-être parceque vous avez souffert… Elle croira en votre innocence, j’en suis sûr, Mirville ! »

— « Puissiez-vous dire vrai, Andréa !… Mais, le Docteur Stone, le fiancé d’Éliane… Qui sait s’il voudra épouser la fille d’un ex-forçat ! »

— « Si le Docteur Stone refuse d’épouser Éliane parceque son père a été malheureux, » dit Andréa, « il n’est pas digne de cet ange qu’est votre fille, Mirville. »

— « Éliane décidera… Si elle le préfère, je ne dirai rien à son fiancé… Il épousera la fille adoptive de M. Mirville et… je sais qu’il la rendra heureuse. »

— « Comme vous le dites, Mirville, il est mieux, en effet, qu’Éliane décide. »

— « Demain, c’est-à-dire ce matin même, je lui dirai tout à Éliane… oui, tout ! »

— « Et vous ferez bien, » répondit Andréa. « Maintenant, Mirville, prenez cette potion calmante que le médecin a prescrite et essayez de dormir ; moi, je veille. » — « Pauvre Andréa ! Que vous devez avoir sommeil… Quel bon ami vous avez été pour moi depuis… depuis…

— « Cher Mirville, » dit Andréa, attendri, « je n’avais jamais connu ce que c’était d’avoir un ami avant de vous rencontrer… et votre amitié m’est précieuse plus que tout au monde… Allons ! Essayez de dormir maintenant, je vous prie. »

Yves Mirville était assez remis pour assister au déjeuner. Sans doute, il était un peu pâle ; mais le Docteur Stone le considérait hors de danger.

« Puisque vous êtes en si bonne voie, M. Mirville, » dit le Docteur Stone, « je vais retourner à Smith’s Grove par le train de dix heures… Nous nous rencontrerons tous, samedi, n’est-ce pas, puisque vous allez venir, tous, à Smith’s Grove ce jour-là. »

— « Oui. Samedi, nous nous rendrons chez M. Pierre pour cette affaire de terrain… Nous emmènerons Éliane, qui désire tant revoir M. Pierre et aussi le jeune Paul. »

— « Quel bonheur de vous revoir si tôt ! » s’écria le médecin. « Rendez-vous, donc, à onze heures a.m. au bureau de M. Pierre, samedi ! »

Après le départ du Docteur Stone, Mirville dit à Éliane qu’il désirait lui parler dans son bureau privé.

« Mon enfant, » lui dit-il, « réponds-moi franchement : ce nom de Lecour, sous lequel je t’ai connue, était-il vraiment le tien ?… Je veux le savoir, Éliane, je veux tant le savoir ! »

— « Père, » répondit Éliane, « ma mère m’a fait jurer, avant de mourir, de ne jamais dévoiler notre véritable nom… Mais, vous êtes mon père adoptif et vous avez le droit de savoir… Mon véritable nom, c’est Éliane Courcel. »

— « Éliane Courcel… » répéta Yves.

— « Tenez, père, » reprit Éliane, « voici les portraits de mon père et de ma mère, aussi le mien, à l’âge de neuf ans. »

Éliane ouvrit le médaillon que nous avons vu déjà ; celui dans lequel elle avait caché le billet d’Andréa. Yves, en reconnaissant le portrait de sa femme, s’écria :

« C’est Stella ! C’est ma femme ! Éliane ! Éliane ! Je suis Yves Courcel, ton !… Éliane ! Éliane ! ” Et Yves tendit les bras vers sa fille.

Éliane se jeta dans les bras qui lui étaient tendus et, à son tour, elle s’écria :

« Ô mon père ?  !… C’est donc parceque vous êtes mon père que je vous ai aimé, en vous apercevant pour la première fois ? »

— « La voix du sang, ma bien-aimée ; c’était la voix du sang ! »

— « Mais, père, comment se fait-il ?… »

— « Écoute, ma chérie ; je vais tout te raconter… »

Et Yves Courcel raconta à Éliane tout ce qui s’était passé, jadis : son amitié pour Sylvio Desroches, la disparition de celui-ci, son arrestation à lui, Courcel, sa condamnation au pénitencier à perpétuité. Il raconta aussi son évasion de Cayenne avec Andréa… Il raconta tout…

« Éliane, » dit-il ensuite, « c’est à toi de décider… Crois-tu en mon innocence ?… Dis, mon enfant, y crois-tu ? »

— « Si j’y crois, père !… J’y ai toujours cru, mon père chéri ! »

— « Merci, ma bien-aimée !… Ah ! tes paroles me font du bien, Éliane, tant tant de bien !  ! »

— « Et M. Andréa, père ? »

— « Andréa, Éliane, je n’ai jamais su pourquoi il était au pénitencier… Mais, je n’ai pas besoin de te dire… »

— « Que m’importe, père ! M. Andréa est l’homme le plus noble, le plus honnête, le meilleur.

— « Oui, ma fille, et tu l’aimeras comme par le passé, je sais… Mais le Docteur Stone, Éliane ?… Dois-je le mettre au courant ?… Dois-je lui dire ? »

— « Il faut tout lui dire, assurément ! »

— « Et, s’il… hésitait ensuite, à épouser la fille d’Yves Courcel ? »

Éliane sourit.

— « Je ne crains rien ; il m’aime tant !… Et il vous honore et respecte trop pour douter un instant de vous, mon père… Samedi, vous lui direz tout, n’est-ce pas ?… Le plus tôt sera le mieux. »

— « Bien, Éliane, ma chérie, il sera fait comme tu le désires… et Dieu veuille que je ne sois pas la cause d’une rupture entre vous, mes enfants… Dieu le veuille ! »

La cloche sonnant pour le lunch, Yves Courcel (ou Mirville, comme nous allons continuer à le nommer, pour le moment) présenta son bras à Éliane et tous deux entrèrent dans la salle à manger. Andréa les y attendait… anxieusement… S’il allait lire du mépris pour lui dans les yeux d’Éliane qu’il idolâtrait !… Maintenant qu’elle savait qu’il avait été un forçat… peut-être qu’elle allait le mépriser… Son Éliane !… Cette exquise jeune fille, pour qui il aurait donné cet fois sa vie…

Andréa jeta un regard timide sur Éliane… Mirville avait dû tout lui raconter et maintenant qu’elle savait… peut-être qu’elle ne l’aimerait plus lui, Andréa, peut-être qu’elle le mépriserait même…

« Papa Andréa, » dit Éliane, en faisant une caresse à ce brave homme, « je sais tout… et je suis bien heureuse, je vous l’assure… Depuis que j’ai appris tout ce que mon père doit à votre si généreuse bonté, je vous aime… oh ! tant !… Tenez, papa Andréa, je vous aime bien plus qu’hier et bien moins que demain ! »

— « Éliane ! Cher Ange bien-aimé ! » murmura Andréa. « Que Dieu vous donne tout le bonheur que vous méritez !  ! »