Le Courrier fédéral (p. 160-166).

CHAPITRE XI

CHEZ LE DOCTEUR STONE


La demeure du Docteur Stone était devenue un hôpital de dimension restreinte ; car, à part Lucia, dont l’état allait s’aggravant chaque jour, M. Pierre était en proie à la fièvre et au délire, depuis le lendemain de son arrivée à Smith’s Grove. Ce que le Docteur Stone avait prévu arrivait donc ; cet homme qui avait été retenu captif depuis un assez grand nombre d’années, pouvait à peine supporter la joie d’être libre enfin.

M. Pierre divaguait presque continuellement ; il balbutiait des phrases sans suite, du matin au soir. Un jour, quand le Docteur Stone quitta la chambre du malade, son front était soucieux et un grand étonnement se lisait dans ses yeux. M. Pierre avait divagué plus que jamais, ce jour-là et il avait dit des choses… prononcé certains noms… qui n’étaient pas tout à fait étrangers au médecin.

« Si cela était ! » se disait le Docteur Stone. « O ciel ! Ce — serait terrible ! » Éliane avait été mise au courant de l’état de Lucia. Le médecin lui avait dit que la sœur de Castello n’avait plus que quelques jours à vivre.

« Si nous avions pu la décider de quitter plus tôt cette caverne malsaine, » dit-il, « peut-être aurais-je pu la sauver… Mais il est trop tard ; les deux poumons sont congestionnés… Il ne reste rien à faire. »

— « Pauvre Lucia ! » murmura Éliane.

— « Oui, pauvre femme !… Ne la laissez pas parler ; du moins, faites votre possible pour l’empêcher de parler et… courage ! »

Ce même jour, alors qu’Éliane était parvenue à faire avaler un peu de bouillon à Lucia, celle-ci lui demanda :

« Où sommes-nous ici, Éliane ? »

— « Le médecin m’a défendu de vous laisser parler, Lucia, » répondit Éliane « Mais si vous désirez savoir où nous sommes, je vous le dirai bien ; nous sommes chez le Docteur Stone. »

— « Chez le Docteur Stone ! Mais… »

— « Oui, le Docteur Stone était, lui aussi, retenu à la caverne et il nous a emmenés ici. »

— « Et les autres ?… Que sont-ils devenus ? »

— « Les autres, c’est-à-dire le cuisinier, Samson et René ont abandonné la caverne, Lucia… C’est le Docteur Stone qui vous a soignée ; du moins, qui prescrivait pour vous et qui analysait les remèdes que je vous administrais, dans la caverne… Sans son aide, j’aurais été bien en peine pour vous donner des soins.

— « Mon frère… » commença la malade.

— « Votre frère m’avait laissé son adresse à Paris, Lucia. Je lui ai écrit, lui racontant tout… Il sera sur ses gardes… Je lui devais cela à M. Castello, car il avait été généreux lorsque ma mère avait tant besoin de secours. »

— « Merci, Éliane, » murmura Lucia. Et des larmes coulèrent sur ses joues amaigries. « Maintenant, demandez au Docteur Stone de faire venir un Notaire, sans retard… J’ai parfaitement conscience de mon état et la mort ne me fait pas peur… Un Notaire, Éliane ! »

— « Je vais m’en occuper tout de suite, Lucia. » répondit Éliane, les larmes dans les yeux. « Paul va me remplacer auprès de vous. »

— « Oui ! Oui ! Je l’aime bien Paul ; c’est un bon enfant. »

Le Notaire fut près d’une heure avec Lucia et cette séance fatigua beaucoup la pauvre malade ; mais le docteur lui administra un calmant qui lui procura bientôt un bienfaisant sommeil.

Éliane, un livre à la main et Rayon à ses pieds, s’installa près d’une fenêtre. On ne laissait pas Lucia seule ; quand ce n’était pas Éliane qui la veillait, c’était Hannah, la ménagère du docteur, ou bien Paul, ou bien Bamboula. Le docteur avait dû user de son autorité pour qu’Éliane consentit à se faire remplacer auprès de Lucia. Il obligeait la jeune fille à prendre de l’exercice dehors durant plusieurs heures de la journée ; sans cela, peut-être serait-elle tombée malade à son tour.

Éliane, occupée à lire, entendit soudain sonner la cloche de la porte privée et introduire des visiteurs. Le salon faisait suite — ou plutôt précédait — la chambre blanche ; une simple cloison en planches séparant les deux pièces. De la chambre blanche donc, on pouvait suivre une conversation dans le salon, comme si on eut été présent.

« Docteur Stone ! Docteur Stone ! » dit une voix de femme, dans le salon. « Quel bonheur de vous revoir !… Quelle terrible inquiétude vous avez donnée à vos amis ! »

— « Comment vous portez-vous, Mme Reeves-Harris ? » dit la voix tranquille du médecin. « Et comment va M. Reeves-Harris ? »

— « Moi, je me porte bien, je vous remercie, » répondit une voix d’homme — celle de M. Reeves-Harris, probablement, se disait Éliane — « Je suis heureux de… »

— « Ce n’est que ce matin que nous avons appris votre… résurrection, Docteur, » interrompit la voix de Mme Reeves-Harris. « Nous étions à Bowling Green, chez ma sœur… la mère de Daphné, vous savez, » ajouta-t-elle.

Et Éliane, qui entendait tout, se demanda pourquoi elle sentait soudain, qu’elle n’aimait pas Mme Reeves-Harris.

« Ah ! oui, » dit le Docteur Stone. « Mlle Daphné est en bonne santé ? »

— « Très-bien, merci. Elle nous aurait accompagnés ici, si sa mère eut pu être de la partie. »

Éliane sentit qu’elle détestait cette Daphné !

« Il y a du nouveau à Bowling Green, Docteur Stone, » reprit Mme Reeves-Harris… « Vous savez, cette maison, cette sorte de castel que M. Symson avait commencé à construire ?… Eh ! bien, elle a été achetée, et achevée par deux messieurs — millionnaires, dit-on — Messieurs Mirville et Andréa. »

Éliane s’approcha de la cloison pour mieux entendre.

« Oui ? » dit le Docteur Stone, d’un air assez indifférent.

— « Ces nouveaux arrivés, » continua Mme Reeves-Harris, « nous consolent un peu du départ du Comte Anselmo del Vecchio-Castello. Vous avez rencontré le Comte del Vecchio-Castello chez moi ; vous vous souvenez, Docteur ? »

— « Oui, je m’en souviens, » répondit le Docteur Stone.

— « Eh ! bien, il est parti pour son pays, l’Italie, pour un temps indéfini, m’a-t-il dit, et la société Smith’s Grovienne et Bowling Greenéenne se console difficilement du départ de cet homme charmant, je vous l’assure ! »

— « Ah ! oui, » répondit le Docteur Stone d’un ton sarcastique, que Mme Reeves-Harris ne perçut certainement pas, mais qui fit sourire Éliane, de l’autre côté de la cloison.

— « Oui, » Mme Reeves-Harris, « charmant et éminemment distingué ce cher Comte ! »

— « Avec quelque chose de faux et de sinistre dans le regard, cependant, » dit, ici, M. Reeves-Harris.

— « Mon cher Andrew, » dit Mme Reeves-Harris, à son époux, « ne parle donc pas de ce que tu ne comprends pas… Le Comte Anselmo del Vecchio-Castello… »

— « C’est bon ! C’est bon, ma chère Emma, n’en parlons plus… Tu as ton opinion sur le « noble Comte » et moi, j’ai bien le droit d’avoir aussi la mienne… »

— « Y a-t-il longtemps que vous êtes allé à Bowling Green, Docteur ? interrompit Mme Reeves-Harris.

— « Il y a près d’un an que je ne suis pas allé à Bowling Green, Mme Reeves-Harris.

— « Alors, je vous conseille d’aller rendre visite à la villa Andréa — c’est ainsi que se nomme la propriété de Messieurs Mirville et Andréa — Ils donnent un grand bal, dans quinze jours et toute la société de Bowling Green, aussi bien que celle de Smith’s Grove y sera. »

— « Je n’ai pas le temps de penser aux bals, dans le moment, Mme Reeves-Harris, ” répondit le médecin. « J’ai deux malades ici et… »

— « Des malades ! Dans votre maison !… Ah ! quel désappointement de ne pas vous voir au bal de la villa Andréa !… C’est moi que Messieurs Mirville et Andréa ont demandé pour chaperon, le soir du bal… Ainsi, vous ne serez pas là !… Daphné va être si désappointée, elle aussi, la pauvre enfant ! »

« Oui, décidément, je la hais cette Daphné ! » se disait Éliane.

« Comment se porte Frank-Lewis ? » demanda la voix du docteur.

— « Frank-Lewis est en villégiature depuis près d’un mois, » répondit la voix de M. Reeves-Harris.

— « Oui, Frank-Lewis est absent, » ajouta Mme Reeves-Harris, « sans quoi, vous le pensez bien, Docteur Stone, il aurait été le premier à venir vous voir, à votre retour… Frank-Lewis a un vrai culte pour vous, je crois, Docteur !… Mais il sera de retour pour le bal… Ah ! à propos… À propos de M. Mirville, je veux dire… Si vous connaissez quelque jeune fille désirant une position de secrétaire et bibliothécaire, M. Mirville — qui est un intellectuel — m’a demandé de… »

— « Je ne connais personne qui soit à la recherche d’une telle position, pour le moment, » dit le Docteur Stone ; « mais, si j’en entends parler, je vous en aviserai. »

— « Eh ! bien, au revoir. Docteur, » dit Mme Reeves-Harris, en se levant. « J’espère que vos malades guériront bientôt, afin que nous ayons le plaisir de vous voir au bal de la villa Andréa. Nous, nous retournons à Bowling Green, mais nous comptons avoir le plaisir de vous rencontrer souvent quand nous reviendrons à Smith’s Grove… après le bal… Je ramènerai Daphné avec moi, je crois. »

« Encore cette Daphné ! » Pauvre Éliane ! Combien ce nom l’exaspérait !

Enfin, M. et Mme Reeves-Harris partirent.

Ainsi, M. Mirville cherchait un secrétaire ! Quelle belle position pour qui était dans l’obligation de gagner sa vie !…

« Si j’écrivais à M. Mirville, ce soir même, » se disait Éliane. « Cette pauvre Lucia ne peut vivre que quelques jours maintenant ; aussitôt qu’elle sera morte, je serai obligée de quitter cette maison. »

Un soupir s’échappa de la poitrine de la jeune fille à la pensée de quitter la maison du Docteur Stone… Pauvre Éliane !… Depuis assez longtemps, son cœur avait parlé : elle aimait le médecin… et la pensée de le quitter, de ne plus le revoir peut-être, mettait des larmes dans ses yeux.

Ce soir-là, Éliane écrivit à Yves Mirville, s’offrant comme secrétaire et lui disant qu’elle serait libre d’entrer en position sous peu. Elle ajoutait qu’elle expliquerait verbalement à Messieurs Mirville et Andréa la raison de son silence, depuis le jour où elle s’était arrêtée à la villa Andréa, en compagnie de M. Castello et de sa sœur, puis elle signa :

« Éliane, qui n’a pas oublié un instant vos bontés, malgré son silence. »

Deux jours plus tard, le courrier apportait à Éliane la réponse attendue :

    « Quel bonheur, ma chère enfant, » écrivait Yves Mirville, « d’avoir eu de vos nouvelles enfin ! Nous en sommes fous de joie, mon ami M. Andréa et moi… C’est que nous vous avons tant cherchée !…
    Oui, venez aussitôt que vous le pourrez ; votre emploi vous attend et vous serez heureuse ici, je vous le promets… Mon ami et moi, nous vous aimerons comme notre fille.
    Mme Duponth, notre ménagère, est à préparer les pièces que nous allons mettre à votre disposition ;
cette bonne Mme Duponth se souvient bien de vous, et sa joie, à la pensée que vous allez venir demeurer avec nous à la villa Andréa, est bien grande, à elle aussi.
    Venez, Éliane ; nous vous attendons, cœurs et bras ouverts.
    Croyez à ma paternelle affection.
Y. Mirville.»

Des larmes coulèrent sur les joues d’Éliane en lisant cette affectueuse lettre… Qu’il était bon le Dieu qui avait mis ces deux braves cœurs sur sa route !