Le Courrier fédéral (p. 130-135).

CHAPITRE IV

DE CHARYBDE EN SCYLLA


À peine Castello et Lucia eurent-ils quitté la caverne que Paul, l’un des petits marmitons, frappa à la porte du salon où se tenait Éliane. Ce jeune marmiton s’était attaché à Éliane et il savait lui prouver son attachement par mille petites attentions, quand l’occasion s’en présentait. C’était un enfant aimable, tout à fait aimable que Paul ; aussi, la jeune fille l’aimait-elle beaucoup. Elle ne manquait jamais de lui adresser une parole ou un sourire quand elle le rencontrait.

Paul entra dans le salon. Aussitôt, Rayon se mit à aboyer et à se démener à la manière des jeunes chiens.

« Oh ! la belle petite bête ! » s’écria Paul. Il appela le chien, qui s’approcha du marmiton en frétillent de la queue. « Je n’ai jamais vu un si beau petit chien de ma vie ! » continua-t-il. « On dirait plutôt que c’est un petit chien de laine ; il semble trop beau pour être vivant… Comment se nomme-t-il, Mlle Lecour ? »

« Il se nomme Rayon, Paul, » répondit Éliane.

— « Mlle Lecour, j’ai servi un goûter pour vous dans la bibliothèque, d’après l’ordre que j’en ai reçu de M. Castello… »

— « Merci, Paul, » répondit Éliane.

— « Si vous n’avez plus besoin de moi maintenant, Mlle Lecour, je vais aller me coucher. »

— « Je n’ai pas besoin de toi, Paul, » dit Éliane. « Je te remercie pour le goûter. Je me coucherai de bonne heure, moi aussi, probablement ; mais je serai bien aise de prendre une bouchée tout à l’heure, peut-être… Le cuisinier et René sont ils couchés, Paul ? »

— « Oui, Mlle Lecour ; ils ronflent depuis longtemps déjà… Bonne nuit, Mlle Lecour ! »

— « Bonne nuit, Paul et, encore une fois merci. » Quand Paul se fut retiré, Éliane se mit au piano et, les yeux fixés sur le piédestal de l’Ange de la Caverne, elle se demandait comment elle s’y prendrait pour franchir ce mur, afin d’arriver, ainsi, dans la partie inexplorée de la grotte. Depuis trois jours qu’ils étaient là, le Docteur Stone et son nègre Bamboula… Par l’imagination, elle voyait le médecin, son visage si bon amaigri et pâli par ce long jeûne, mourant aussi de soif… Que pouvait-elle inventer pour aller à son secours ?… Impossible de déplacer les meubles du salon, tous très-lourds, pour s’en faire des échelons qui lui permettraient de franchir le mur… Que faire ? Que faire ?… Cette liberté dont elle jouissait cette nuit, elle eut tant voulu en profiter ! !… L’occasion ne se renouvellerait pas, bien sûr ; à défaut de Castello, Lucia veillerait de près durant l’absence de son frère…

Tout à coup Rayon se mit à gronder, les yeux fixés au sommet du rocher… En haut du piédestal de l’Ange de la Caverne venait de surgir un petit visage de nègre… Ce nègre…, la jeune fille le reconnut aussitôt : c’était Bamboula, le domestique du Docteur Stone !  !…

Oui, c’était Bamboula… Il fit un signe à Éliane, puis il déroula une ficelle, au bout de laquelle un papier était attaché, Éliane s’empressa de couper la ficelle et d’ouvrir le papier qui y était attaché : c’était un billet ainsi conçu :

« Mlle Lecour.
    Nous sommes prisonniers dans cette partie de la caverne et nous allons mourir de faim et de soif. Dans notre dénuement, j’ai recours à vous ; si vous le pouvez, venez à notre aide !
    J’ai supposé que vous étiez seule, cette nuit, car, de ce côté du mur, j’entendais d’abord, plusieurs voix… puis plus rien… Voilà pourquoi j’ai tout risqué pour communiquer avec vous.
    Si possible, secourez-nous !
Respectueusement à vous,
T. Stone. »

Éliane se mit à réfléchir… Dans la bibliothèque, on avait servi un goûter… Rien de plus facile que d’attacher de ces aliments à l’une des extrémités de la ficelle et ainsi, ces deux pauvres malheureux pourraient se restaurer un peu… Oui… mais, de l’eau ?… Ils se mouraient de soif autant que de faim… Et puis, demain ?… Après demain ?… Et pendant des semaines et des semaines peut-être ?… L’occasion ne se présenterait plus de les secourir… Et alors ?…

Soudain, Éliane se rappela la pierre à bascule de la bibliothèque… Cette cachette qu’elle avait découverte et qu’elle était seule à connaître… si elle pouvait y conduire le Docteur Stone et son nègre… Il est vrai qu’ils seraient encore prisonniers… C’était tomber de Charybde en Scylla ; mais, au moins, ils ne seraient pas condamnés à mourir de faim et de soif, car elle trouverait bien le moyen de pourvoir à leur nourriture… Oui, les conduire à cette cachette, c’est ce qu’il restait à faire… Cela semblait bien être un moyen désespéré ; mais c’était le seul qui se présentait à l’esprit d’Éliane ; c’était effectivement le seul qui pourrait les préserver d’une mort immédiate.

Il fallait se hâter !…

Saisissant une feuille de papier, Éliane écrivit au Docteur Stone le résultat de ses réflexions, elle termina sa lettre par ces mots :

    « Soyez prêt à franchir le mur, au moment où vous m’entendrez jouer, sur le piano, les premières mesures de la sonate de Beethoven. »

Ce billet, elle l’attacha à la ficelle, que Bamboula n’avait cessé de tenir dans ses mains, et, bien vite, celui-ci eut ramené à lui la précieuse missive qui y était attachée.

Éliane s’occupa alors d’entasser au pied du mur servant de piédestal à l’Ange de la Caverne, tous les coussins et tapis qu’elle put trouver dans les salons et elle y ajouta les oreillers de son propre lit. Le mur n’était pas très-haut. En se suspendant par les mains, le saut ne serait pas dangereux.

Quand tout fut prêt, Éliane se mit au piano et commença à jouer. Presqu’aussitôt, le Docteur Stone apparut au sommet du piédestal de l’Ange de la Caverne. Il sourit à Éliane, puis il jeta les yeux sur le sol et aperçut les coussins, tapis et oreillers entassés. Bien vite il comprit ce qu’il avait à faire. Se suspendant avec ses mains, il se laissa tomber sur le sol et Bamboula suivit aussitôt l’exemple de son maître.

Pendant ce temps, Éliane continuait à jouer la sonate de Beethoven… Qui sait ?… Le cuisinier ou l’un des marmitons pourrait bien être éveillé ; il ne fallait pas exciter leurs soupçons.

Aussitôt que le Docteur Stone et Bamboula eurent mis pied à terre, la jeune fille leur fit signe de la suivre, elle posa aussi l’index sur ses lèvres, par ce geste, leur recommandant le silence… On ne savait pas jusqu’où pouvait porter, même un chuchotement, dans cette caverne… Ce drame qui se déroulait cette nuit, serait, nécessairement, un drame silencieux…

Il s’agissait maintenant de sortir du salon et de se diriger vers la bibliothèque, en passant par le couloir. Faisant suite au salon, était l’étude de Castello, ensuite, c’était la bibliothèque… Cette distance à franchir comportait d’immenses dangers. Heureusement le couloir était assez sombre ; seuls, les poêles électriques de la bibliothèque allaient éclairer leurs pas…

Ils partirent tous trois : Éliane d’abord, puis le Docteur Stone, puis Bamboula. Ces deux derniers avaient enlevé leurs chaussures ; de cette manière, on n’entendait que les pas d’Éliane sur le sol du couloir. Rayon, comme s’il eut compris que ce n’était pas le temps d’aboyer et faire du bruit, suivait, en chien intelligent.

Enfin, après quelques alertes, on parvint à la bibliothèque et Éliane se dirigea vers la pierre mouvante, qu’elle fit basculer. Le Docteur Stone sortit de sa poche la petite lampe électrique dont il s’était muni lors de son départ de chez lui, en vue de l’exploration de la caverne, il projeta les rayons de cette lampe dans la cachette, puis, suivi de Bamboula, il pénétra à l’intérieur.

Éliane, sans refermer la pierre de la cachette, se contenta de la recouvrir des portières, ensuite, elle se rendit dans sa chambre à coucher, qui était vis-à-vis la bibliothèque. Elle prit une petite valise dans laquelle il y avait une couverture, deux manteaux, des bougies et des allumettes. On se souvient de cette valise ; la première fois que nous avons vu la jeune fille, elle portait cette valise à la main. Éliane prit ensuite deux corbeilles en osier, qu’elle emporta, ainsi que la valise, dans la bibliothèque.

Éliane remit la valise au Docteur Stone, puis, allant vers la table où l’on avait servi son goûter, elle remplit une des corbeilles de provisions. Il y avait du poulet froid, des tartines au jambon, des tranches de pain, qu’elle beurra. Il y avait aussi du gâteau et du café, qui s’était tenu chaud sur une chaufferette électrique. Éliane prit ce café qu’elle sucra, puis elle le versa dans un petit pot en granit. Le tout entassé dans la corbeille, elle écrivit ce qui suit :

« Cher Docteur Stone,
    Gardez la corbeille. J’en ai une autre ici ; nous échangerons nos corbeilles aussi souvent que faire se pourra… et fasse le ciel que je puisse remplir de provisions celle que je vous remettrai chaque jour ! Si vous avez à communiquer avec moi, écrivez et placez votre billet dans la corbeille vide, celle que vous me remettrez. Mais, gardons-nous bien d’échanger une seule parole ; les murs de la caverne ont peut-être des oreilles, vous savez !…
    Bon courage !… J’espère que nous pourrons sortir, tous de cet enfer, un de ces jours.
Éliane Lecour.
    P. S. — Il y a aussi un autre captif ici… Quel repaire de bandits que cette caverne !
É. L. »

Après avoir écrit ce billet, Éliane le déposa dans la corbeille d’osier qu’elle porta au Docteur Stone et elle put voir les yeux de Bamboula scintiller, à la vue des mets contenus dans la corbeille.

Quand le médecin eut déposé la corbeille par terre, il revint vers l’entrée et tendit la main à Éliane. Celle-ci hésita un instant, puis elle posa sa main dans celle du Docteur Stone. Le docteur pressa doucement la main de la jeune fille, puis, s’enhardissant soudain, il y posa ses lèvres. Éliane rougit. Faisant signe au médecin de se reculer, elle fit basculer la pierre, sur laquelle elle laissa retomber les portières.

À la course ensuite, elle se dirigea vers le salon où elle remit tout à l’ordre. Une fois les coussins et les tapis à leurs places respectives, un soupir de soulagement s’échappa de sa poitrine.

Quelle nuit d’aventures, Seigneur !… Et qu’en résulterait-il ?…

Après un dernier coup d’œil dans le salon, Éliane se retira dans sa chambre, emportant ses oreillers. Elle prépara un lit pour Rayon et, juste au moment où elle éteignait sa lumière, elle entendit un glissement doux à l’entrée de la caverne : Castello et Lucia revenaient de leur excursion nocturne.