Le Courrier fédéral (p. 97-101).

CHAPITRE XXI

UN COMPAGNON DE CAPTIVITÉ


Deux fois déjà, Éliane avait pu apercevoir le Docteur Stone, de loin, de trop loin pour lui parler, cependant ; d’ailleurs, la présence continuelle de Lucia rendait l’approche du médecin impossible. Éliane se dit que si la chance la favorisait encore, elle trouverait le moyen de communiquer avec le docteur. Elle écrivit donc le billet que nous connaissons, et qui était tombé entre les mains du médecin, comme on sait. Après cela, la jeune fille était plus rassurée : quelqu’un allait s’occuper d’elle et sa délivrance ne saurait tarder maintenant, elle en était sûre.

Le lendemain de cette nuit mémorable durant laquelle Éliane avait découvert dans quel repaire elle vivait, Castello, et même Lucia remarquèrent l’extrême pâleur de la jeune fille. Au déjeuner, Castello lui demanda :

« Vous avez bien dormi, Mlle Éliane ? »

— « Oh ! oui, » répondit-elle. « Pourquoi pas ?… Je dors toujours bien, moi, vous savez, M. Castello. »

— « Tant mieux ! Tant mieux ! » répondit Castello. « Vous êtes pâle, Mlle Lecour, et… »

— « Si je suis pâle, » dit Éliane, « c’est que je ne prends pas assez d’exercice en plein air. Il n’est pas naturel pour un être humain de vivre sous terre… et je sais que je mourrai bientôt, dans cette caverne. »

— « Mais, » s’exclama Castello, « rien ne vous empêche de sortir quand cela vous plaît et… »

— « Sortir ! » s’écria Éliane. « Accompagnée de Lucia, » acheva-t-elle, en riant d’un rire impatienté.

— « Quelle objection avez-vous à la compagnie de Lucia ? » demanda Castello. « Sa présence n’est-elle pas une protection pour vous, une protection fidèle ? »

— « Fidèle ! Ah ! oui, certainement ! » dit Éliane, en riant encore. « Vous avez remarqué que j’étais pâle, M. Castello et je vous en ai dit la raison… N’en parlons plus, je vous prie. »

— « Parlons-en, au contraire ! » riposta Castello. « Comment aimeriez-vous nous accompagner, Lucia et moi, dans une excursion que nous ferons bientôt, en automobile, jusqu’à Bowling Green, Mlle Lecour ?… »

— « Bowling Green ?… Je ne connais pas cet endroit. Est-ce loin d’ici ? »

— « Deux heures en auto, à peu près, à travers bois et vallées… Je crois que cette petite promenade vous ferait du bien… Je ne vous ai pas dit peut-être, Mlle Lecour, que j’ai une résidence à Bowling Green ? »

— « Vous avez une résidence à Bowling Green… et vous préférez demeurer dans cette caverne !… Je ne… »

— « Un de ces jours, avant longtemps peut-être, je quitterai définitivement cette caverne pour aller habiter ma demeure à Bowling Green… C’est décidé alors, n’est-ce pas, Mlle Éliane ; vous nous accompagnerez à Bowling Green ? »

— « Avec plaisir ! Respirer l’air pur du dehors pendant quatre heures — aller et retour, je veux dire — me ferait du bien, je crois… En attendant, je me rends à la bibliothèque, me remettre au travail. »

À ce moment, Éliane crut entendre comme un glissement doux derrière elle ; ce bruit ressemblait à celui d’un pan de mur glissant en place.

« Qu’est-ce que cela ? » s’écria-t-elle, en se retournant brusquement et donnant toutes les marques de la plus grande frayeur.

Mais elle s’aperçut bientôt qu’elle s’était trompée ; l’ouverture entre la salle à manger et le couloir était libre… Allait-elle craindre sans cesse d’être emprisonnée, dorénavant ?… Allait-elle croire à chaque instant entendre ce glissement doux des pans de mur sur leurs rainures ?… Allait-elle craindre de rester seule dans chaque pièce de cette caverne. où elle pouvait se trouver enfermée, tout à coup ?… La vie ne serait plus tenable alors dans cette grotte, et elle finirait par perdre la raison.

« Il faut que je me raisonne un peu, » se disait Éliane, en entrant dans la bibliothèque « et que je chasse au loin cette peur, car cela finirait par me jouer un mauvais tour… M. Castello me prive de ma liberté, il est vrai ; mais il n’a aucun intérêt à attenter à ma vie… Allons ! Trêve de pensées énervantes et à l’ouvrage ! »

Éliane se mit à l’ouvrage immédiatement. Il s’agissait de mettre à l’ordre une édition complète des œuvres de Molière, édition de luxe. Une sorte de petit couloir, dans le rocher, attira l’attention de la jeune fille ; ce couloir était muni de tablettes, comme tous les autres pans de la bibliothèque, d’ailleurs.

— « Je vais mettre dans ce couloir l’édition complète des œuvres de Molière, » se dit Éliane. « Il y a juste la place nécessaire… »

Soudain, Lucia entra dans la bibliothèque, portant son chapeau sur la tête et son manteau sur le bras :

« Mlle Lecour, » dit-elle de cette voix sèche qu’elle employait toujours quand elle adressait la parole à la jeune fille, « je sors avec M. Castello. Nous serons de retour pour le lunch… Vous avez de l’ouvrage pour jusqu’à notre retour, je vois, et… »

— « Oh ! oui, » répondit Éliane. « Je suis à mettre de l’ordre dans une édition qui m’intéresse au plus haut point. »

— « C’est bien, » dit Lucia en quittant la bibliothèque.

« Quel bonheur ! » pensait Éliane. « Je serai libre, jusqu’à un certain point, tout l’avant-midi et je vais apporter mon travail dans le salon… Je veux examiner ce mur, ce piédestal de l’Ange de la Caverne ; qui sait si je ne trouverai pas un moyen de m’évader par là ?… Peut-être que si je me… »

Les réflexions d’Éliane s’arrêtèrent court et ses projets tombèrent d’eux-mêmes, car, tout à coup, elle entendit un glissement doux derrière elle : un pan de mur venait de glisser sur ses rainures ; elle était enfermée dans la bibliothèque !… Ce qu’elle craignait tant, depuis le matin, était arrivé !

Un immense découragement s’empara de la jeune prisonnière et elle comprit, plus que jamais, son impuissance à lutter contre Castello, Lucia et le personnel de la caverne. Elle était aux mains de véritables bandits et impuissante à se défendre ou à s’évader… Des larmes coulèrent sur ses joues pâlies… Le Docteur Stone ferait l’impossible pour la délivrer ; de cela elle était convaincue… Mais que pouvait-il ?… En demandant au médecin de la sauver, n’allait-elle pas exposer celui-ci au danger ?… Qui sait ce dont ces monstres étaient capables ?… Et si le Docteur Stone allait risquer sa vie pour elle !… Si ce Castello s’apercevait de quelque chose, bien sûr, il n’hésiterait pas à assassiner ou faire assassiner le médecin… Éliane pensa à Castello, à Goliath, à Samson, trois Hercule…

« Mon Dieu, » pria-t-elle, protégez-nous… lui et moi ! »

« Allons ! Au travail ! » se dit Éliane, ensuite. « Dans moins d’une heure à présent, on me rendra ma liberté, sans doute… L’œil de Dieu pénètre jusque dans cette caverne : Il me protégera.

Puis la pauvre enfant se mit à chanter tout haut, comme font les petits, dans l’obscurité… parce qu’ils ont peur.

Éliane commença à placer les livres sur les tablettes du petit couloir, et elle y travaillait depuis quelques instants, quand elle crut entendre un soupir non loin d’elle… Elle s’arrêta et écouta… Oui, elle entendait distinctement un autre soupir… Éliane sentit ses jambes se dérober sous elle… Qu’était-ce ?… Elle était bien seule pourtant, enfermée dans la bibliothèque… Ce soupir ?… Bientôt, elle perçut une sorte de plainte et elle crut s’évanouir de peur… Il y avait certainement quelqu’un, non loin, mais, où ?… Pas dans la même pièce qu’elle ; c’était impossible !… Encore ce soupir… puis cette plainte…

« Y a-t-il quelqu’un ici ? » demanda-t-elle d’une voix tremblante. « Qui se plaint ainsi ? »

— « De grâce ! » dit une voix qui semblait venir de l’extrémité du petit couloir, « de grâce, sauvez-moi ! »

— « Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ? » s’écria Éliane. « Je suis seule, enfermée ici… Où êtes-vous ? »

— « Je ne sais, » répondit la voix, une voix d’homme. « Je suis captif dans cette caverne depuis… oh ! depuis bien des années… »

Alors, Éliane comprit que si cette voix lui parvenait si clairement, c’était par un effet d’acoustique… Hélas ! cela ne voulait pas dire que le captif était près d’elle !

— « Je suis prisonnière tout comme vous, » répondit Éliane.

— « Mais… vous chantiez, tout à l’heure ! » dit la voix.

— « Ah ! » s’écria Éliane, « je chante parce que j’ai peur. Je suis enfermée dans une des chambres de cette caverne, pour le moment, et je travaille à mettre des livres en ordre… Si je le pouvais, Dieu sait que je vous aiderais à quitter cet enfer où je suis retenue captive depuis plus de dix mois. »

— « Qu’allons-nous devenir ? » dit la voix.

— « Hélas, je ne sais ! » répondit Éliane. « Mais quelqu’un travaille à me délivrer ; si jamais je suis libre, je vous promets que je travaillerai à votre délivrance, je vous le promets ! »

— « Merci ! Merci ! » s’écria la voix.

— « Ce sont des moonshiners qui habitent cette caverne, » continua la jeune fille ; « la loi du pays… »

— « Quel est votre nom ? » demanda le captif.

— « Je me nomme Éliane Lecour… Et vous ? »

— Moi, mon nom c’est…

— « Chut ! » interrompit Éliane. « On vient ! »

En effet, Éliane entendit un glissement doux ; le pan de mur séparant la bibliothèque du couloir glissait sur ses rainures : c’était Lucia qui lui rendait sa liberté, sans doute !