Le Courrier fédéral (p. 65-71).


CHAPITRE XIV

SUR LES BORDS DU RIO OYAPOK


Nous avons laissé Yves Mirville et Andréa debout sur un rocher submergé, en plein marécage et entourés d’alligators, au moment où deux jaguars allaient s’élancer sur ce rocher. La mort accourait vers eux de tous côtés ; ils se sentirent perdus.

Mais ils n’allaient pas être avalés ou dévorés, sans faire un suprême effort pour se défendre ou se sauver. Ces deux ; hommes qui avaient surmonté tant de difficultés, qui avaient affronté tant de dangers jusqu’ici, n’allaient pas abandonner la partie, juste à la veille d’atteindre les frontières de la Guyane Française.

« Les gaules ! Les gaules ! » s’écria Andréa.

Sans savoir ce qu’Andréa avait projeté, Yves arracha une des gaules qui avaient servi d’appui à la peau de jaguar, tandis qu’Andréa s’empara de l’autre.

« Sautons ! » dit Andréa. « Viens, Tristan ! »

Les deux hommes plantèrent l’une des extrémités de leurs gaules en terre, du côté opposé de l’arbre gigantesque qui les avait abrités, puis, saisissant l’autre extrémité, ils sautèrent. Les gaules ayant plus de sept pieds de longueur, ils se trouvèrent à faire un saut de plus de douze pieds.

Juste au moment où ils abandonnaient le rocher, les jaguars sautaient sur ce rocher et les alligators disparaissaient dans les bas-fonds du marais. Peut-être les alligators craignent-ils les jaguars ?… Qui pourrait le dire ?… Dans tous les cas, l’alligator cède toujours la place au jaguar ; c’est un fait reconnu.

Yves et Andréa, lancés en avant par leur saut prodigieux, étaient arrivés au pied d’un arbre dont les premières branches étaient très basses.

« Montons dans l’arbre ! » dit Andréa.

Sans se dessaisir de leurs gaules, ils montèrent dans l’arbre et Tristan les y suivit. Sans doute, cet arbre n’était pas un sûr asile — loin de là — Les jaguars sont aussi bons grimpeurs que les singes et ils auraient vite fait d’aller rejoindre ces hommes dans leur incertain abri… Déjà les fauves avaient abandonné le rocher et ils se dirigeaient vers l’arbre, refuge d’Yves et d’Andréa.

« Il faudra les combattre un par un, » dit Andréa à Yves. « Vous Mirville, saisissez votre gaule d’une main et de l’autre, pressez le ressort de la lampe électrique. L’important, c’est d’y voir… Donnez-moi le couteau ! »

À ce moment, un des jaguars arriva au pied de l’arbre et il s’apprêtait à y grimper, quand Yves le repoussa à coups, de gaule. Le jaguar, un instant surpris de cette résistance, retomba sur le sol, mais il eut vite fait de retourner à la charge. Andréa, qui avait élu domicile dans les basses branches de l’arbre, attendait le fauve en tenant fermement le couteau dans sa main. L’attaque eut lieu. Le jaguar se jeta sur Andréa ; mais celui-ci, grâce à la lampe électrique dont Yves n’avait cessé de presser le ressort, put viser l’affreuse bête au cœur. Le jaguar était mort.

Mais, en tombant, le fauve avait entraîné Andréa et celui-ci se compta aussitôt perdu, car il sentit sur son visage le souffle brûlant du second jaguar, qui accourait venger son compagnon, sans doute.

Yves, voyant Andréa en danger, sauta sur le sol et arrivé près d’Andréa, il planta le bout effilé de sa gaule dans l’épaule de la bête qui, voyant qu’elle avait affaire à deux ennemis, se retourna immédiatement sur le nouveau-venu. Mais Andréa s’était relevé, il avait saisi le couteau qui était resté dans le cœur du premier jaguar et il plongea ce couteau dans la gorge du nouvel assaillant, qui tomba pour ne plus se relever.

La victoire était aux évadés de Cayenne ! La lutte avait été terrible ; mais ce serait la dernière de ce genre… Déjà, le jour commençait à poindre et, ce soir-là — on l’espérait du moins — on serait sur les bords du rio Oyapok.

Le cheminement fut moins difficile, ce jour-là ; on en avait fini des marais enfin ! Le terrain ne se ployait plus sous les pas des deux hommes ; ils purent marcher d’un bon pas toute cette journée.

Yves et Andréa se livrèrent même à la chasse ; ils tuèrent du menu gibier qu’ils firent cuire immédiatement. Il leur restait des provisions mais leur chasse d’aujourd’hui leur serait utile, indispensable peut-être, quand ils auraient quitté les marais ; il faut tout prévoir. Tristan précédait ses maîtres en aboyant joyeusement, comme s’il eut compris que le plus difficile de l’évasion était chose du passé.

Inutile de dire qu’Andréa n’avait pu se décider d’abandonner les peaux de deux jaguars tués la nuit précédente et, comme il avait retrouvé la peau du premier jaguar, celle qui leur avait servi de tente, Yves et Andréa étaient possesseurs de trois magnifiques fourrures d’une grande valeur et d’une grande beauté.

Il était huit heures du soir quand les deux hommes arrivèrent sur les bords de l’Oyapok. Un cri de joie et de soulagement s’échappa de leurs poitrines en apercevant ce rio qu’ils n’avaient qu’à traverser pour en avoir fini de la Guyane Française. Tristan gambadait en aboyant ; il prenait part au bonheur de ses maîtres.

Une cabane de pêcheur, abandonnée et bien délabrée, leur servirait de gîte pour les quelques heures qu’ils passeraient sur la rive nord du rio. Yves et Andréa, suivis de Tristan, pénétrèrent dans la cabane, dont ils fermèrent la porte. Ils mangèrent, puis, s’étendant sur les peaux de jaguars, ils s’endormirent…

Il y avait près de deux mois qu’ils passaient la nuit à la belle étoile, au milieu de dangers sans nombre… Dans cette cabane de pêcheurs ces pauvres malheureux !… au seul Tristan qui, lui aussi, sans doute, était content d’être à l’abri enfin. Quelle nuit paisible ils passèrent dans cette cabane de pêcheur ces pauvres malheureux !…

Il était près de midi, le lendemain, quand ils s’éveillèrent, bien reposés et presque heureux. Tout en déjeunant, Yves demanda à Andréa quand et comment ils traverseraient le rio.

« Pas avant demain soir, Mirville » répondit Andréa. « Comment nous traverserons le rio ?… Je ne sais encore ; mais nous trouverons un moyen, j’en suis sûr. Comme vous, il me tarde de mettre le pied sur le sol brésilien ; mais auparavant, il y a des précautions à prendre… Nos habits… Nous portons la livrée des forçats de Cayenne ; cette livrée, tout le monde la connaît et… »

— « Mais, alors, qu’allons-nous faire ? » s’écria Yves.

— « Voici, » dit Andréa. « Je connais une plante dont le fruit produit une véritable teinture. J’ai vu de ces fruits non loin d’ici et je me charge de teindre nos habits, qui sécheront très-vite au soleil ensuite… Puis… »

— « En attendant, nous devons nous considérer chanceux d’avoir découvert cette cabane de pêcheur. »

« Oui. Et nous y sommes en sûreté. De plus… Oh ! voyez donc, Mirville ! » et du doigt, Andréa désigna un pan de la cabane.

— « Qu’est-ce ? » demanda Yves.

Andréa se leva, puis il revint, portant dans sa main une ligne de pêcheur.

« Une ligne de pêcheur ! » s’écria Yves. « Voilà certainement une grande découverte ! »

— « Certes, oui ! » répondit Andréa ! « Nous allons pouvoir varier notre menu un brin. C’est une vraie aubaine que cette ligne !… Tandis que je cueillerai des fruits pour la teinture de nos habits, vous, Mirville, faites la pêche dans le rio… Du poisson frais pour le souper, » ajouta-t-il, en riant, « ce ne sera pas à dédaigner. »

Andréa partit cueillir les fruits. Pendant ce temps, Yves, accompagné de Tristan, se rendit sur les bords du rio et se mit à faire la pêche. La chance le favorisa et bientôt, une dizaine de poissons s’entassaient près de lui. Il y en avait assez pour le souper ce soir-là et aussi pour le déjeuner du lendemain.

Andréa n’étant pas encore arrivé, Yves prépara le poisson tout prêt pour la cuisson, puis, chargé de sa pêche, il entra dans la cabane où Andréa le rejoignit bientôt, apportant, dans une vieille marmite qu’il avait trouvée dans la cabane, les fruits dont le jus allait teindre leurs habits.

Dans le rude foyer de la cabane, Andréa entassa du bois auquel il mit le feu ; la cheminée tirait admirablement et tout irait bien de ce côté. Sur le feu il déposa la marmite et bientôt, des fruits pressés sortit un jus de couleur foncée. Dans ce jus, Andréa jeta leurs habits, morceau par morceau, les laissant tremper au-dessus du feu pendant une demie-heure à peu près. Quand tout fut fini, on n’aurait plus reconnu la livrée des forçats de Cayenne. Andréa ensuite tendit le câble, qu’il avait toujours porté enroulé autour de sa ceinture et y suspendit les habits afin de les faire sécher rapidement.

Pendant ce temps, Yves préparait le souper et une bonne odeur de poisson frit se répandait déjà dans la cabane. Tristan, couché non loin d’Yves, reniflait l’air et se pourléchait les lèvres d’avance.

Après le souper, Yves et Andréa causèrent ensemble, faisant des projets d’avenir.

« Ah ! que ne donnerais-je pour une bonne pipe de tabac ! » s’écria Andréa, tout à coup.

— « Et moi, que ne donnerais-je pour un bon cigare ! » s’écria Yves, à son tour. « Ce n’est pas de sitôt que nous pourrons nous payer le luxe de fumer, cependant, Andréa ; nous n’avons pas d’argent et nous… »

— « Nous trouverons le moyen de faire de l’argent et de nous payer bien des choses, quand nous aborderons la rive sud du rio Oyapok, Mirville, vous verrez ! »

— « Mais, il faut le traverser ce rio, Andréa ! »

— « Nous le traverserons, Mirville ! »

Ce n’est que vers midi, le lendemain, que les habits furent assez secs pour être endossés. Maintenant, il s’agissait de trouver le moyen de traverser le rio Oyapok. Ce rio n’est pas large, il est vrai, et on aurait pu facilement le traverser à la nage ; pour de bons nageurs, ce n’était qu’un jeu d’enfant. Mais cela ne faisait pas l’affaire de ces deux hommes. Nager tout habillé, ce n’est pas commode, puis, Andréa ne voulait abandonner ni les flèches, ni les arcs, ni les gaules ; encore moins les peaux de jaguars… Non, décidément, on ne pouvait traverser le rio à la nage !…

Yves et Andréa, debout sur les bords de l’Oyapok, se demandaient comment ils allaient procéder, quand, soudain, une partie du rivage — celle où ils se tenaient — se détacha de la terre ferme et se mit à flotter sur les eaux du rio. Vite, Andréa sauta à l’eau et tendit la main à Yves, puis, ayant, à l’aide d’une de leurs gaules, ramené l’îlot flottant, il dit :

« Voici notre embarcation, Mirville ! »

— « Quoi ! Cette motte de terre ! Cette touffe d’herbes ! »

— « Cette motte de terre, comme vous le dites, Mirville, cette touffe d’herbes est un îlot flottant, » répondit Andréa. « Il y a beaucoup de ces îlot flottant ici ; sur celui-ci, nous traverserons le rio. « Voyez, » ajouta-t-il, « cet îlot est solide, puisqu’il est charpenté avec des roches et des troncs d’arbres … Embarque ! Embarque !… Mais, auparavant, nous allons faire la pêche et nous essayerons de vendre notre poisson de l’autre côté. Allons ! »

Ce fut, encore, une pêche miraculeuse et bientôt, un chapelet de poissons fut jeté sur l’ilot flottant, à côté des flèches, des arcs et des peaux de jaguars, puis le tout fut solidement lié ensemble avec le câble. Andréa eut voulut aussi emporter la vieille marmite, mais Yves s’y était opposé. Inutile de dire que les deux hommes s’approprièrent, sans remords de conscience, la ligne de pêche, qui pouvait et devait leur rendre bien des services.

Tout était prêt. Yves et Andréa s’emparèrent de leurs gaules et repoussèrent l’îlot du rivage. On partit… On n’allait pas vite ; l’îlot cherchait plutôt à suivre le courant et il fallait le maintenir en droite ligne, pagayant continuellement avec les gaules.

Tristan, méprisant ce moyen de transport, suivait ses maîtres à la nage.

Enfin, l’îlot flottant accosta la rive sud de l’Oyapok… Yves et Andréa mirent le pied sur le sol brésilien. Enfin !