Le Courrier fédéral (p. 7-10).
PREMIÈRE PARTIE
ÉLIANE

CHAPITRE I

818 ET 602


« C’est pour cette nuit ?

— « Oui, c’est pour cette nuit… Ce sera une nuit sans lune. »

— « Tant mieux, cela favorisera nos plans.

— « Tout est prêt… et que le ciel nous vienne en aide ! »

— « Chut !… Laissons passer la garde !

La conversation ci-dessus s’échangeait, un certain soir de juillet, entre les numéros 818 et 602, au pénitencier de Cayenne, dans la Guyane Française. Mais, comment ces prisonniers pouvaient-ils causer ainsi ?… Étaient-ils donc incarcérés deux par deux, dans les cellules du pénitencier de Cayenne ?… Certes non ! Mais les numéros 818 et 602 étaient parvenus à percer un trou dans le mur séparant leurs cellules : Comme ce trou avait été fait sous leurs lits et que les prisonniers ne causaient ensemble que quand la garde était loin, leur moyen de communication n’avait pas été découvert.

Mais, que complotaient donc ces deux prisonniers ?… Par les quelques phrases échangées entr’eux, on serait porté à croire qu’ils complotaient une évasion du pénitencier, pour cette nuit même… S’évader du pénitencier de Cayenne !… Combien de pauvres malheureux qui, ayant essayé de s’évader et y ayant réussi, seraient retournés au pénitencier de grand cœur, s’ils l’avaient pu !… La vie y était dure, très-dure, assurément ; mais, les environs du pénitencier sont si épouvantables qu’il fallait être bien désespéré pour s’y risquer.

Oh ! les environs du pénitencier de Cayenne !!… Ce ne sont que marais exhalant les germes de fièvres pernicieuses. Ces marais, de plusieurs milles d’étendue, sont infestés de bêtes fauves, de serpents, d’alligators et de fourmis ; celles-ci non moins dangereuses que les bêtes fauves, les serpents et les alligators : un homme attaqué par une nuée de fourmis blanches, serait déchiqueté en peu de temps… Puis, la nuit, dans les marais, voltigent des centaines de chauve-souris, d’énormes chauve-souris — auxquelles on donne aussi le nom de vampires. — Ces vampires voltigent autour du chemineau assoupi, en battant des ailes. Ce battement d’ailes, produisant l’effet d’un éventail, procure un bien-être qui amène le sommeil… Puis, quand le chemineau s’est endormi, la sale bête s’abat sur sa proie, les ailes tendues, et elle suce le sang de ses veines… jusqu’à ce que mort s’en suive.

Ces prisonniers, projetant de fuir le pénitencier de Cayenne, savaient-ils ces choses ?… Savaient-ils qu’ils couraient à une mort certaine, la plus épouvantable des morts ?… Savaient-ils que, pendant des milles et des milles — s’ils n’étaient pas dévorés ou s’ils ne mouraient pas de la fièvre auparavant — il leur faudrait cheminer sur un sol mouvant qui s’affaisserait sous leurs pas et menacerait, à chaque instant, de les engloutir ?… Savaient-ils que, jamais, ou, du moins, presque jamais, un évadé du pénitencier de Cayenne n’était parvenu à surmonter les difficultés et les horreurs des marais de la Guyane Française ?

Oui, ils le savaient… Cependant, ils allaient essayer, cette nuit même, de s’évader. Ils partiraient, sans armes, sans provisions, excepté quelques croûtes qu’ils avaient pu mettre de côté sur leur pitance journalière… Ils partiraient… L’espoir est tenace au cœur de l’homme et ils espéraient réussir là où tant d’autres avaient échoué…

Depuis deux mois qu’ils travaillaient à leur délivrance. À l’aide d’un couteau ébréché que 818 avait trouvé dans la cour du pénitencier, un jour, ils avaient scié les barreaux de leurs fenêtres. Chaque nuit, 818, de neuf heures du soir à minuit, puis 602 de minuit à trois heures du matin, ils avaient fait ce rude travail. Maintenant, les barreaux étaient sciés et il s’agissait de s’évader.

Du côté des marais, le pénitencier n’est pas gardé. À quoi cela servirait-il, d’ailleurs ?… Les prisonniers savent bien ce qui les attend dans les marais de la Guyane Française ; ils aiment encore mieux rester au pénitencier, aux travaux forcés, à perpétuité. Quelque fois, un gardien, en faisant sa ronde, passe du côté des marais : excès de précaution ; nul ne peut songer à s’évader par là, semble-t-il.

Aussitôt que la garde eut fait sa tournée de chaque soir, les prisonniers 818 et 602 s’agenouillèrent près de leurs lits et continuèrent à causer :

« Tout est-il prêt ? » demanda 818 à 602.

— « Oui, » répondit 602. « N’oublions pas nos provisions de bouche. Je suis parvenu à mettre tout mon souper de côté, ce soir. »

— « Moi aussi, » répliqua 818. « À dix heures juste, nous partirons… Le câble ?… »

— « Le câble est solide ; tout ira bien. »

— « Ne parlons plus maintenant ; nous finirions par attirer l’attention des autres prisonniers et ils donneraient l’éveil. »

— « Nous échangerons le signal convenu, » dit 602. « À bientôt ! »

Le silence se fit, ensuite dans les deux cellules. On eut été bien étonné, sans doute, de voir à quoi s’occupait 818 jusqu’à l’heure fixée pour l’évasion : à genou, 818 priait avec ferveur :

« Mon Dieu ! suppliait-il, » protégez-nous, nous qui allons risquer notre vie cette nuit… et faites que je puisse revoir bientôt ma fille bien-aimée, mon Éliane chérie ! »