L’américanisme/12

CHAPITRE DOUZIÈME.


EN RÉVOLUTION.


Nous avons suivi jusqu’ici, dans le cours de cette étude, deux mouvements parallèles.

L’un et l’autre partent des mêmes principes, les fameux principes de 89.

Les Juifs nous ont dit : « Le développement et la réalisation des principes modernes sont les conditions les plus énergiquement vitales pour l’extension expansive et le plus haut développement du judaïsme » (concile juif de 1869) ; et ils travaillent activement et avec grand succès à propager ces principes par la presse et à procurer leur réalisation par les lois que les Parlements votent sous leur dictée.

De leur côté, les Américanistes nous disent : « Les idées américaines sont celles que Dieu veut chez tous les peuples civilisés de notre temps. » Eux aussi travaillent activement à faire passer ces idées dans l’ordre des faits, non seulement chez eux, mais chez nous.

C’est que Juifs et Américanistes croient les uns et les autres avoir reçu une mission du Ciel. Les Juifs ne se trompent point : leur conservation si extraordinaire et les oracles des Livres saints nous disent que leur rôle dans l’histoire du monde n’est point terminé.

Les Américanistes se font sans doute illusion, mais cette illusion, ils l’ont et ils l’affichent.

« L’influence de l’Amérique, dit Mgr Ireland, s’étend au loin parmi les nations, autant pour la solution des problèmes sociaux et politiques que pour le développement de l’industrie et du commerce. Il n’y a point de pays au monde qui ne nous emprunte des idées et des aspirations.

» L’esprit de la liberté américaine déploie son prestige à travers les océans et les mers, et prépare le terrain pour y planter les idées et les mœurs américaines. Cette influence croîtra avec le progrès de la nation.

» Le centre de gravité de l’activité humaine se déplace rapidement, et dans un avenir qui n’est pas éloigné, l’Amérique conduira le monde[1] »

Et ailleurs : « Dans le cours de l’histoire, la Providence a choisi tantôt une nation tantôt une autre, pour servir de guide et de modèle au progrès de l’humanité. Quand s’ouvrit l’ère chrétienne, c’était Rome toute-puissante qui menait l’avant-garde. L’Espagne prenait la direction du monde à l’heure où l’Amérique s’apprêtait à entrer dans la famille des peuples civilisés. Maintenant que commence à poindre sur l’horizon l’ère la plus grande qu’on ait encore vue, de quelle nation la Providence va-t-elle faire choix pour guider les destinées de l’humanité ?

» Cette noble nation, je la vois qui m’apparait. Géante de stature, gracieuse dans tous ses traits, pleine de vie dans la fraîcheur et le matin de sa jeunesse, digne comme une matrone dans la prudence de sa démarche, les cheveux ondulants au souffle chéri de la liberté, c’est elle, on n’en saurait douter en la voyant, c’est elle la reine, la conquérante, la maîtresse, l’institutrice des siècles a venir. Le Créateur a confié à sa garde un immense continent dont deux océans baignent les rivages, un continent riche de tous les dons de la nature et qui possède à la fois des minéraux utiles et précieux, un sol fertile, un air salubre et la parure des splendides paysages. Pendant de longs siècles il a tenu en réserve ce pays de prédilection, attendant le moment propice, dans les évolutions de l’humanité, pour le donner aux hommes quand ils seraient dignes de le recevoir. Ses enfants lui sont venus de tous les pays, apportant avec eux les fruits les plus mûrs de réflexion, de travail et d’espérance. Ils y ont ajouté de hautes inspirations et des impulsions généreuses, et ils ont de la sorte construit un monde nouveau, un monde qui incarne en lui les espérances, les ambitions, les rêves des prêtres et des voyants de l’humanité. À son audace dans la poursuite du progrès, aux offrandes qu’il apporte sur l’autel de la liberté, il semble qu’il n’y ait aucune limite ; et partout, sur sa vaste étendue, la prospérité, l’ordre, la paix déploient leurs ailes protectrices.

» La nation de l’avenir ! ai-je besoin de la nommer ? Nos cœurs frémissent d’amour pour elle.

» Ô mon pays, c’est toi,
Douce terre de liberté,
C’est toi-même que je chante.. »

Plaise à Dieu que cet oracle soit menteur ! Car si vraiment l’Amérique est « la nation de l’avenir », si elle est appelée à « conduire le monde », « à guider les destinées de l’humanité » « au souffle chéri de la liberté », « dans la poursuite d’un progrès auquel il semble qu’il n’y ait aucune limite », et que ce progrès soit celui dont il est uniquement fait mention ici, « le développement de l’industrie et du commerce, la solution des problèmes sociaux et politiques » d’après les principes de 89, c’est-à-dire le progrès matériel et l’indépendance de l’homme, le monde verra l’ère, — non point « la plus grande » mais la plus désastreuse qu’on ait encore vue.

Quoi qu’il en soit, les Juifs, pour arriver à accomplir leur destinée, « pénètrent chez tous les peuples et veulent pénétrer dans toutes les religions » ; ils s’emploient à faire disparaître Papes et Césars, pour établir sur les ruines des patries et des religions « un Israélitisme libéral et humanitaire ».

Les pensées des Américanistes ne vont pas si loin. Cependant ils nous disent : « C’est le privilège que Dieu a donné à l’Amérique de détruire ces traditions de jalousies nationales que vous perpétuez en Europe, pour les fondre toutes dans l’unité américaine, » Et d’autre part, ils ne cessent de nous exhorter à « abaisser les barrières » qui empêchent infidèles, rationalistes et protestants d’entrer en foule dans l’Église. Déjà, coïncidence curieuse, en 1861, les Archives Israélites parlaient, elles aussi, de « faire tomber les barrières qui séparent ce qui doit se réunir un jour ».

Le point de départ étant le même, la marche parallèle, il semble donc que de part et d’autre on doive arriver sinon au même but, du moins aux mêmes résultats. Leur but, les Archives Israélites le déterminent ainsi : « Faire reconnaître que toutes les religions dont la morale est la base, dont Dieu est le sommet, sont sœurs et doivent être unies entre elles. » (Arch. Isr., XXV, p. 514 à 520.) Ne semble-t-il point que ces paroles aient tracé trente-cinq ans d’avance le programme du congrès des religions, tel que Mgr Keane devait le formuler : « Pourquoi les congrès religieux n’aboutiraient-ils pas à un congrès international des religions où tous viendraient s’unir dans une tolérance et une charité mutuelles, où toutes les formes de religion se dresseraient ensemble contre toutes les formes d’irréligion ? »

Voulons-nous dire qu’il y a entente entre Juifs et Américanistes pour substituer au catholicisme cette « Église universelle », cette « religion démocratique » dont l’Alliance-Israélite-Universelle prépare l’avènement ? Non certes. Mais toutes les fois qu’une erreur s’est produite dans le monde, il y a toujours eu ceux qui l’ont inventée et ceux qui se sont laissé séduire par le côté spécieux qu’elle présentait. Aveuglés par les apparences de beau et de bien, de vrai et de juste dont toutes les erreurs retiennent quelque chose et dont elles savent se parer, ceux-ci sont allés les yeux fermés à l’abîme creusé par ceux-là.

Ceux qui inventent les erreurs de doctrine ou de conduite, sont souvent bien loin de voir tout d’abord où ils seront entraînés eux-mêmes et où ils entraîneront les autres. De Maistre faisait cette remarque à propos des solitaires de Port- Royal, qui étaient, dit-il, « au fond de très honnêtes gens quoiqu’égarés par l’esprit de parti », et certainement fort éloignés, ainsi que tous les novateurs de l’univers, de prévoir les conséquences d’un premier pas. Les Américanistes sont assurément d’aussi honnêtes gens que ces Messieurs de Port-Royal ; mais, comme eux, ils sont et veulent être novateurs, non seulement pour eux et chez eux, mais chez tous et partout : ils ont, disent-ils, « à donner au monde entier une grande leçon ».

Où nous entraîneront-ils, si nous les écoutons ? Quelles peuvent être les conséquences de l’action qu’ils veulent exercer ?

Il n’est pas bien difficile de l’entrevoir. Ils se parent de ces principes auxquels les Juifs attribuent la prépondérance que leur race a prise en France et partout, ils prétendent avoir la mission de les disséminer dans le monde. Ne craignent-ils point d’aider Israël à atteindre le but qu’il poursuit : semer l’indifférence religieuse dans tous les cœurs pour faire échouer le monde dans l’Israélitisme libéral et humanitaire ?

L’évolution religieuse qu’ils saluent, qu’ils appellent de leurs vœux ; la formation nouvelle du clergé et l’organisation de congrès ecclésiastiques indépendants de l’autorité, en vue de seconder cette évolution ; la réunion de congrès des religions où l’Église de Jésus-Christ est mise sur le même pied que toutes les sectes : quoi de plus favorable aux desseins d’Israël, quoi de mieux fait pour nous acheminer tout doucement vers la Jérusalem de nouvel ordre ?

N’y a-t-il point là de quoi faire réfléchir ceux qui, plus ou moins inconsidérément, ont prêté l’oreille aux semeurs de nouveautés ? Mais une autre considération, plus capable peut-être encore de les émouvoir, appelle leur attention.

Il en est de la mauvaise comme de la bonne semence, elle fructifie d’autant plus qu’elle trouve mieux préparé le terrain où elle est jetée.

En quel état se trouve le monde actuellement ? Quelles dispositions apporte-t-il à l’égard des desseins des Juifs et des idées américaines ?

Déjà nous avons dit qu’il n’est que trop imprégné des principes de 89 et que tout conspire à l’en intoxiquer davantage encore. Mais il faut pénétrer plus avant dans la considération de l’état actuel du monde, si nous voulons nous faire une juste idée de la grandeur, de l’imminence du péril juif et de l’imprudence qu’il y a à lui donner, à l’heure actuelle, une aide, si faible qu’elle puisse être.

Depuis un siècle, nous sommes entrés et nous évoluons dans une période de l’histoire du monde qui a reçu un nom qui n’avait été porté jusque-là par aucune autre : La Révolution.

Qu’est-ce que la Révolution ?

Est-ce un fait, une date, une forme de gouvernement ? Est-ce 1789, 1830, 1848 ou 1871 ? Non. Les événements qui ont signalé ces différentes époques, ne sont que des effets dont la Révolution est la cause.

La Révolution n’est pas davantage l’un ou l’autre de ces chefs qu’on nomme Mirabeau, Danton, Robespierre, Garibaldi, Gambetta. Ces gens-là sont les fils, les instruments de la Révolution, mais ils ne sauraient la personnifier.

La Révolution n’est pas non plus nécessairement la République. Considérée dans son essence, la République peut être légitime et aussi pure de toute alliance avec la Révolution que la forme monarchique.

La Déclaration des Droits de l’homme, par laquelle on prétendit établir l’indépendance de l’homme vis-à-vis de tout pouvoir humain et divin, voilà le principe générateur de la Révolution. La Révolution : c’est l’idée, l’esprit, la doctrine, en vertu desquels l’homme substitue en toutes choses sa volonté et ses passions aux droits de Dieu.

Lisez les écrits et les discours des chefs révolutionnaires, et vous serez convaincus de la justesse de cette définition. « La Révolution, disait Blanqui, ne fait qu’un avec l’athéisme. » D’autres ont dit : « La Révolution, c’est la lutte entre l’homme et Dieu ; c’est le triomphe de l’homme sur Dieu[2]. »

Les hommes à courte vue croient que la Révolution a commencé en 1789 et qu’elle s’est terminée avec le consulat à vie en 1802 ; ils font erreur. Il faut dire aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout, ce que J. de Maistre disait sous la Restauration : « Cette Bacchante, qu’on appelle la Révolution française, n’a fait encore que changer d’habit. » Et ailleurs : « La Révolution est debout ; et non seulement elle est debout, mais elle marche, elle court, elle rue. La seule différence que j’aperçois entre cette époque et celle du grand Robespierre, c’est qu’alors les têtes tombaient et qu’aujourd’hui elles tournent. »

« Combien de fois, dit-il encore, depuis l’origine de cette épouvantable révolution, avons-nous eu toutes les raisons du monde de dire : Acta est fabula ! … Que nous sommes loin du dernier acte ou de la dernière scène de cette effroyable tragédie !… Rien n’annonce la fin des catastrophes et tout annonce, au contraire, qu’elles doivent durer… Les choses s’arrangent pour le bouleversement général du globe… Ce qui se prépare maintenant dans le monde, est un des plus merveilleux spectacles que la Providence ait jamais donnés aux hommes… C’est le combat à outrance du christianisme et du philosophisme. — Ce que nous avons vu et qui nous paraît si grand, n’est cependant qu’un préparatif nécessaire. Ne faut-il pas fondre le métal avant de jeter la statue ? Ces grandes opérations sont d’une longueur énorme… Nous en avons peut-être pour deux siècles. » (Passim.)

Voici un siècle que ces paroles prophétiques ont été écrites. Que n’avons-nous point vu depuis, et que ne devons-nous voir encore !

Non, la Révolution n’est point finie ; et elle n’est pas finie parce qu’elle n’a pas encore abouti : elle n’a encore réalisé ni ses desseins à elle, ni le dessein que Dieu avait en la permettant. Ses desseins à elle, c’est l’anéantissement du christianisme. « La Révolution française, dit de Maistre, a parcouru sans doute une période dont tous les moments ne se ressemblent pas ; cependant son caractère général n’a pas varié… Ce caractère est un caractère satanique qui la distingue de tout ce qu’on a vu et peut-être de tout ce qu’on verra… C’est une insurrection contre Dieu. » Depuis un siècle, cette définition n’a cessé de se justifier de mieux en mieux. L’insurrection contre Dieu et contre son Église est toujours la caractéristique du mouvement révolutionnaire : les lois scélérates sont là pour l’attester.

Nous sommes en révolution. Combien ce seul fait devrait nous rendre circonspects pour ne rien dire, pour ne rien faire qui puisse, de quelque manière que ce soit, favoriser un mouvement qui n’est rien moins qu’une insurrection contre Dieu !

Cette circonspection ne nous est pas moins commandée si, après avoir considéré ce que la Révolution est dans l’esprit des hommes qui la font et de Satan qui les inspire, nous nous tournons du côté de Dieu et nous nous demandons dans quels desseins il peut l’avoir permise.

Tous les esprits supérieurs qui ont étudié ce siècle ont jugé que la Révolution marquait une phase décisive de l’humanité.

Nous ne pouvons donner ici que quelques bribes des pensées de quelques-uns sur ce point ; elles suffiront au but que nous nous proposons. Appelant ces témoins de tous les camps, nous constaterons qu’ils n’ont tous qu’une même voix, qu’ils font entendre les mêmes prévisions.

« Nous sommes arrivés à une de ces époques, dit Proudhon, où la société dédaigneuse du passé est tourmentée de l’avenir[3]… Elle demande un signe de salut ou cherche dans le spectacle des révolutions, comme dans les entrailles d’une victime, le secret de ses destinées. »

Chateaubriand : « Tout annonce qu’une grande révolution générale s’opère dans la société humaine, et ceux qui devraient en être les plus persuadés ont l’air de croire que tout va comme il y a mille ans. »

Guizot : « La société offre l’image du chaos si bien défini par ces paroles : Chaque chose n’y est point à sa place et il n’y a pas une place pour chaque chose. »

Lamennais : « On est dans l’attente de grands événements, certains en eux-mêmes, incertains seulement quant à l’époque où ils se produiront. »

Ballanche : « Nous sommes arrivés à un âge critique de l’esprit humain, à une époque de fin et de renouvellement. »

Mais c’est J. de Maistre qu’il faut entendre ; personne ne s’est attaché comme lui à étudier l’état actuel du monde, personne ne l’a scruté avec un plus puissant génie. Ici encore nous ne pouvons donner que quelques phrases prises de ci de là.

« Tout annonce que l’Europe touche à une révolution dont celle que nous avons vue ne fut que le terrible et indispensable préliminaire. (Du Pape.)

» Longtemps nous avons pris la Révolution française pour un événement. Nous étions dans l’erreur : c’est une époque. (Lettre à M. de Costa.)

» Tout porte à croire que les affaires de la France (et l’affranchissement des Juifs était l’une de celles qui devaient avoir les plus graves conséquences) se lient à des événements généraux et immenses qui se préparent et dont les éléments sont visibles à qui regarde bien ; mais ce mystérieux abîme me fait tourner la tête. (Lettre à sa fille Constance.)

» Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l’ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs.... franchir tous les obstacles. (Soirées de Saint-Pétersbourg.)

» L’univers entier est en travail. (Lettre à M. de Rossi.)

» Nous sommes à l’une des plus grandes époques de l’univers. » (Au même.)

Voilà ce que voient, voilà ce que pensent les esprits supérieurs. Pour les autres, comme le dit Chateaubriand, ils ont l’air de croire que tout va comme il y a mille ans.


Quel est donc « l’événement divin vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée ? » À quoi doit aboutir « le bouleversement général » qui est en train de s’accomplir depuis un siècle ?

De quoi « l’univers est-il en travail ? »

C’est le secret de Dieu, quant à l’aboutissement final ; mais déjà nous voyons quelque chose se dessiner très nettement.

« La Providence préparant je ne sais quoi d’immense a, par de si terribles bouleversements et de si affreuses calamités, comme broyé et pétri les hommes pour les rendre propres à former l’unité future. Il est impossible de méconnaître le mouvement divin auquel chacun de nous est tenu de coopérer dans la mesure de ses forces. » (T. VIII, p. 442.)

« La Providence ne tâtonne jamais, ce n’est pas en vain qu’elle agite le monde. Tout annonce que nous marchons vers une grande unité que nous devons saluer de loin. » (IV, 127.)

« Pour longtemps nous ne verrons que des ruines. Il ne s’agit de rien moins que d’une fusion du genre humain.. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’univers marche vers une grande unité qu’il n’est pas aisé d’apercevoir, ni de définir. » (XI, 33)

« Rien de plus sublime que l’œuvre qui s’exécute sous nos yeux dans l’univers et rien de si vil que les ouvriers. » (X, 468.)

Qui n’admirerait la puissance de ce génie qui, au milieu de la confusion, des horreurs et des ruines de 93 et des années qui suivirent, savait voir dans une si nette clarté le mouvement imprimé au genre humain et le marquer avec une si ferme assurance ? Tout ce qui s’est passé depuis un siècle n’est-il pas venu confirmer ces vues et manifester de jour en jour davantage le dessein de la Providence de rapprocher les uns des autres les membres dispersés de la famille humaine ?

De Maistre savait découvrir cette marche vers l’unité jusque dans les moindres choses. Parlant incidemment des aliments nouveaux que l’Asie envoyait à l’Europe, il faisait dire à l’un des interlocuteurs des Soirées de Saint-Pétersbourg : « Il n’y a point de hasard dans le monde, et je soupçonne depuis longtemps que la communication d’aliments et de boissons parmi les hommes, tient de près ou de loin à quelqu’œuvre secrète qui s’opère dans le monde à notre insu. » Une autre fois il attribuait au même dessein la dispersion opérée par la Révolution. « Je ne songe jamais, disait-il, sans admiration à cette trombe politique qui est venue arracher de leurs places des milliers d’hommes destinés à ne jamais se connaître, pour les faire tournoyer ensemble comme la poussière des champs. » Il ajoutait : « Si le mélange des hommes est remarquable, la communication des langues ne l’est pas moins. » Et il citait cette phrase d’un livre qu’il venait de prendre à l’Académie de Saint-Pétersbourg : « On ne voit point encore à quoi servent nos travaux sur les langues, mais bientôt on s’en apercevra. Ce n’est pas sans un grand dessein de la Providence que des langues absolument ignorées en Europe, il y a deux siècles, ont été mises de nos jours à la portée de tout le monde. Il est permis déjà de soupçonner ce dessein. »

Et plus loin : « Ajoutez que les plus longs voyages ont cessé d’effrayer l’imagination ; que l’Orient entier cède manifestement à l’ascendant européen ; que le Croissant, pressé sur ses deux points, à Constantinople et à Delhi, doit nécessairement éclater par le milieu ; que les événements ont donné à l’Angleterre quinze cents lieues de frontières avec le Thibet et la Chine, et vous aurez une idée de ce qui se prépare… Tout annonce que nous marchons vers une grande unité que nous devons saluer de loin, pour me servir d’une tournure religieuse. »

Le mouvement des esprits ne le frappait pas moins. Il écrivait en 1818 : « Tous les esprits religieux, à quelque société qu’ils appartiennent, sentent dans ce moment le besoin de l’unité sans laquelle toute religion s’en va en fumée. »

Ce besoin d’unité religieuse s’est étendu et accru en puissance, depuis que ces lignes ont été écrites. Non seulement les rentrées au bercail se sont multipliées, mais n’a-t-on point vu un parti puissant demander l’incorporation en bloc de l’Église anglicane dans l’Église catholique ? Des vues semblables n’ont-elles pas été manifestées en Russie ? Et les aspirations des néo-chrétiens et le projet juif d’une « religion universelle », s’ils ne procèdent point de ce même besoin qui, de jour en jour, se fait plus impérieux, du moins s’appuient-ils sur lui.

Voilà quatre-vingts, quatre-vingt-dix, cent ans que J. de Maistre dirigeait les regards de ses lecteurs sur l’impulsion que la divine Providence donnait dès lors au monde. Ce n’était qu’un départ : depuis, le mouvement s’est accéléré, non seulement au point de vue religieux, comme nous venons de le dire, mais dans tous les sens ! Lorsque de Maistre parlait ainsi, il ne pouvait soupçonner ni la vapeur, ni l’électricité, ni l’emploi qui en serait fait pour mettre tous les points de l’univers, et l’on peut dire tous les hommes, en communications aussi fréquentes que rapides les uns avec les autres. Nous avons vu, nous, l’extension prodigieuse de l’industrie et du commerce international. Nous avons assisté à la découverte des dernières terres cachées aux yeux de la civilisation et à leur entrée si rapide dans le mouvement européen. Nous voyons l’Afrique pénétrée de toutes parts et la race de Cham tout entière saisie par celle de Japhet. Nous voyons enfin un travail analogue se faire dans les esprits : la politique tend à l’unité par la fondation des grandes monarchies ou des républiques universelles, l’industrie par les sociétés anonymes, l’économie politique par l’association, la mutualité, et aussi par le socialisme ; l’amour de la patrie s’affaiblit, on ne parle plus que d’universelle fraternité et d’idées humanitaires.

S’il était possible à de Maistre, il y a près d’un siècle, d’affirmer un mouvement de concentration du genre humain, à l’heure actuelle ce mouvement s’impose aux esprits les plus inattentifs, et on peut dire que cette concentration va aboutir.

Plus que jamais l’humanité veut être une, selon le vœu du poète : Et cuncti gens una sumus.

Voilà le fait saillant de ce siècle que des hommes de génie avaient prévu et annoncé dès les premiers symptômes et que nous voyons s’accomplir. Voilà, dans l’ordre naturel, le fait le plus considérable, peut-être, qui se soit produit depuis l’origine du monde. Ce fait, nous n’en pouvons douter, se relie intimement à quelqu’œuvre secrète qui se prépare et déjà s’opère dans le monde des âmes. Car, comme le dit de Maistre, pour tout homme qui a l’œil sain et qui veut regarder, il n’y a rien de si visible que le lien des deux mondes.

Pour les Juifs ce quelque chose sera « la Jérusalem de nouvel ordre », « l’Église démocratique », « l’ Église universelle » où, « toutes les barrières abaissées », les hommes se rencontreront de l’Orient et de l’Occident dans « la libre-pensée religieuse ».

Les vrais chrétiens espèrent que ce quelque chose, ce sera bien en effet l’Église universelle, mais la vraie Église de Dieu, justifiant, dès lors, son nom de catholique non plus seulement parce qu’elle s’étend de l’origine du monde à sa fin et d’une extrémité à l’autre de la terre, mais parce qu’elle embrassera effectivement dans son sein toutes les nations et fera régner sur elles toutes la foi à tous ses enseignements, l’obéissance à toutes ses lois, la même divine charité.

Encore une fois quelle circonspection le chrétien, digne de ce nom, ne doit-il point montrer à l’heure présente pour ne rien dire, pour ne rien faire qui puisse, de près ou de loin, incliner la balance des destinées du monde vers la solution juive ! Jamais il n’a été plus nécessaire de faire passer au crible de la foi les nouveautés qui se présentent, puisque jamais les conséquences qu’elles peuvent entraîner après elles, n’ont paru plus redoutables.

Cette nécessité s’imposera avec plus de puissance encore, nous l’espérons, à l’esprit qui voudra bien achever de considérer avec nous l’état présent de la société et du monde.



  1. L’avenir du catholicisme aux États-Unis.
  2. Voir aux Documents. N. XXXII.
  3. Avenir ! Avenir ! crient les Américanistes à la suite de Lamennais. Vers l’Avenir ! (titre d’un ouvrage de M. l’abbé Naudet) s’élancent les démocrates, et, avec des aspirations plus hardies, les socialistes. Et les vrais enfants de Dieu élèvent en même temps vers le Ciel leur prière plus ardente que jamais : Adveniat regnum tuum ! Veni, Domine Jesu !