L’album anti-clérical/Texte entier


Illustrations par Édouard Pépin.
Bibliothèque anti-cléricale.

L’ALBUM ANTI-CLÉRICAL

Dessins comiques de PÉPIN, sur le texte de Léo Taxil.


LE CURÉ FEMME À BARBE


SAINT LABRE AU CIEL


LE BON MISSIONNAIRE


LA PETITE SŒUR QUI QUÊTE


MONSEIGNEUR FAIT SES FARCES


LA PRIÈRE À SAINT ANTOINE

Patron des objets perdus


LE PARADIS À L’ENVERS

LIBRAIRIE ANTI-CLÉRICALE, 26 et 35, RUE DES ÉCOLES, PARIS

Reproduction expressément interdite.

LE CURÉ FEMME À BARBE

1
Trop ardent, le curé Boulard !… Il avait une façon si persuasive, si pressante de préparer les jeunes garçons à la première communion, qu’un beau jour dame Justice voulut — la curieuse ! — connaître à fond la méthode employée par le saint homme.
2
Un prêtre ne relève que de sa conscience ; et l’abbé Boulard, qui ne veut pas que la gendarmerie mette le nez dans ses petites affaires, s’enfuit à travers champs en se déguisant au moyen d’une robe empruntée à sa vieille gouvernante.
3
Le voilà au fond d’un bois, le pauvre martyr ! Il est habillé en femme, sale et non rasé ; il vit misérablement de racines et de fruits sauvages ; mais il ne regrette point son ancien confortable, trop heureux d’avoir échappé aux griffes de dame Justice.
4
Un soir, au coin d’un bois, il tombe au milieu d’une troupe de saltimbanques : le chef, étonné, le prend pour une femme à barbe et propose un engagement au curé, qui accepte, tout joyeux de quitter sa vie de sauvage.
5
La femme à barbe fait fureur ! mais la vie d’artiste n’est pas sans quelques désagréments : ainsi notre infortuné calotin souffrait beaucoup d’être obligé d’exhiber ses charmes et de se laisser tatouiller les mollets par messieurs les militaires.
6
Ce qui fait que, profitant d’une occasion propice, notre curé-phénomène prend la poudre d’escampette, enlevant à son cornac un superbe rasoir, qui devait, quelques instants plus tard, faire tomber ses poils et le rendre méconnaissable.
7
La barbe est disparue ; mais, hélas ! reste le costume. Le curé Boulard en est réduit à entrer comme duègne à un théâtre de cabotins, où il a cette fois à subir les déclarations trop vives du père noble, qui prend son rôle au sérieux.
8
Crac ! le père noble devient jaloux. Furieux de voir les attentions peu maternelles que la duègne prodigue aux petits figurants, — que voulez-vous ? un vieux restant d’habitude, — il espionne la rebelle chérie et découvre le scandaleux mystère.
9
La gendarmerie, prévenue, arrête sans pitié l’homme-femme, et, à l’heure qu’il est, le curé Boulard attend sur la paille humide des cachots le moment où la Justice lui demandera des comptes sévères sur ses intéressantes leçons de catéchisme.

SAINT LABRE AU CIEL

1
Benoît-Joseph Labre, mendiant pouilleux de profession, vient d’être élevé au grade de saint par notre vieil ami Léon no 13. Il se présente donc au Paradis, muni de sa bulle de canonisation, toute fraîche signée, et sur beau parchemin scellé de l’anneau du pêcheur.
2
Saint Pierre est épouvanté à l’aspect de cet amas ambulant de vermine ; mais, comme les papiers de Labre sont en règle, force est au céleste pipelet d’introduire le pouilleux dans le palais du père Sabaoth ; ce qu’il fait avec un grand luxe de précautions.
3
Première conversation entre Sabaoth et Benoît-Joseph Labre. Le Père Éternel trouve que le nouveau saint pue bigrement et ne le lui cache point ; Benoît-Joseph explique à papa bon Dieu que c’est précisément en cela que consistent ses glorieux mérites.
4
Papa bon Dieu pense que son représentant, Léon no 13, a des idées bien bizarres ; mais, comme il ne peut le contrecarrer sans faire rire de notre sublime religion, il accepte le pouilleux Labre et le présente d’abord à mesdemoiselles les saintes.
5
Mesdemoiselles les saintes ne tardent pas à s’apercevoir que le contact de Benoît-Joseph leur vaut une invasion d’insectes de tous genres, même sous-cutanés. Jamais les onze mille vierges n’avaient éprouvé pareille démangeaison.
6
Tout le Paradis se gratte, et Sabaoth lui-même a des poux. Saint Luc, prenant la parole au nom de tous, expose au Père Éternel que la situation est intolérable, et que saints et saintes préfèrent aller chez Satan s’il n’est mis, au plus tôt, bon ordre à la chose.
7
La Trinité délibère, vu la gravité du cas. Sabaoth grogne et tempête contre Léon no 13, auteur de tout le mal ; le pigeon se déclare abruti, et le grand benêt de Cri-Cri plaide seul les circonstances atténuantes en faveur du martyr de la crasse.
8
Le pouilleux Labre trouvant qu’on lui fait trop attendre la remise de son auréole et l’ayant réclamée d’une manière formelle, saint Fiacre est chargé de la lui poser ; mais il n’opère qu’après avoir revêtu un costume solidement préservateur.
9
Enfin, le Saint-Esprit se dévoue. Pour retenir auprès de Dieu les bienheureux et bienheureuses, sur le point de déménager du Paradis, le divin pigeon se livre, sur la personne de Labre, à une extermination générale des insectes. Picoti, picota, amen.

LE BON MISSIONNAIRE

1
L’abbé Beaupiton, professeur au séminaire des Missions Etrangères et membre zélateur de l’Œuvre du Rachat des Âmes, désirait vivement aller lui-même propager la foi chez les peuplades inconnues ; ses conversions de Chinois et de Sauvages devaient (c’était là son rêve) lui valoir un jour un bel évêché.
2
Envoyé en Océanie, il débute par une île encore inexplorée, l’île de Kakao-Li, habitée par la terrible tribu des Nez-Percés. Il prêche le Christ aux Sauvages ; mais ceux-ci, n’appréciant le missionnaire qu’au point de vue du bifteck, brandissent leurs massues et s’emparent de l’abbé à titre de provision.
3
La perspective de la broche n’ayant rien d’agréable, l’abbé Beaupiton s’efforce de divertir ses geôliers afin de retarder le plus possible le moment fatal. Un chahut émérite, souvenir de sa jeunesse d’étudiant, exécuté devant la reine Gratte-Nombril, lui gagne le cœur de cette princesse et lui vaut sa grâce.
4
La passion de la reine pour le chahut est telle que Beaupiton, épousé solennellement, devient roi des Nez-Percés. Il se fait tatouer, s’huile le corps, et, à la tête de son peuple, il administre une raclée formidable aux Têtes-de-Pioches, qui se permettaient des incursions sur le territoire de Kakao-Li.
5
Après la victoire, le triomphateur Beaupiton, couvert des dépouilles des ennemis, est invité par sa gracieuse épouse et souveraine à manger une côtelette de nègre. Vers la fin du repas, la belle Gratte-Nombril lui dit :
— « Eh bien, grand nigaud, toi qui ne voulais pas y goûter, tu vois bien que c’est fameux ! »
6
Beaupiton, toujours curé quoique roi sauvage, ne tarde pas à avoir une révélation. Il écrit à l’Œuvre du Rachat des Âmes, et la conséquence de sa lettre est que deux jeunes séminaristes, accompagnés des bénédictions de leur vieux supérieur, prennent le prochain bateau pour se rendre à Kakao-Li.
7
Les deux jeunes abbés débarquent sur le rivage de l’île océanienne et sont accueillis avec effusion par leur vénéré collègue Beaupiton qui, vu la circonstance, a revêtu sa soutane des anciens jours, « Soyez les bienvenus, leur dit-il, j’ai une politesse à rendre à la reine ; chers amis, vous arrivez bien à propos. ».
8
En effet, le bon missionnaire, reprenant son rôle de roi anthropophage, fait constater à la charmante Gratte-Nombril, son épouse, la différence qui existe entre le bifteck de visage pâle et le bifteck de nègre. Les deux souverains décident donc qu’il y a lieu de s’approvisionner désormais de biftecks blancs.
9
On lit dans les Annales de la Propagation de la Foi, journal des vieilles dévotes sensibles :
« La mission fondée en Océanie par l’abbé Beaupiton est en pleine prospérité. Tous les jours l’Œuvre du Rachat des Âmes expédie à Kakao-Li des jeunes séminaristes qui ont peine à suffire à la prédication et sont très goûtés des naturels du pays. »

LA PETITE SŒUR QUI QUÊTE

1
C’était pendant le Carême. L’aumônier du couvent prêcha un sermon tout à fait pathétique sur les larmes que font verser au Christ les péchés des humains. « Mes sœurs, dit l’abbé qui était un savant, quand une de vous oublie de dire sa prière en se levant, du ciel alors tombe une larme du Christ, lacryma Christi. Quand un impie blasphème, nouvelle larme du Christ, re-lacryma Christi ». Chaque péché est une larme, semper lacryma Christi. Or, voilà que toutes les religieuses, le soir, se couchèrent en pensant chacune à ces deux graves mots latin : Lacryma Christi.
2
Grand fut l’étonnement de sœur Marie-des-Anges, la jolie quêteuse du couvent, en voyant le lendemain chez un marchand un flacon étiqueté : Lacryma Christi. Des larmes du Christ en bouteille ! Elle acheta le flacon, certaine que la divine liqueur la guérirait de son panaris.
3
Si les larmes du Christ allaient être plus miraculeuses encore que l’eau de Lourdes !… Qui sait ?… Sœur Marie-des-Anges, toutes les fois qu’elle fut hors de la vue des passants, s’arrêta pour lamper, à la dérobée, une gorgée de Lacryma Christi dont la vertu allait à coup sûr éclater.
4
La divine liqueur était un vrai nectar. Si bien qu’à force d’en lamper de pieuses gorgées, sœur Marie-des-Anges vit un peu trouble autour d’elle, et accepta le bras secourable d’un jeune peintre qui apparut à ses yeux beau comme un chérubin descendu du ciel à son intention.
5
Oscar (c’était le nom de l’artiste) emmena chez lui sœur Marie-des-Anges, et, dans un petit dîner en tête-à-tête, avec nouvelles rasades du miraculeux Lacryma Christi, il fit goûter à l’innocente nonnette toutes les joies suaves qui sont là-haut le partage des élus de Dieu.
6
Après quoi, il la conduisit dans un lieu bruyant et vivement éclairé, où, aux sons d’un orchestre séraphique, se démenaient avec allégresse les saintes cohortes des bienheureuses et des bienheureux. Sœur Marie-des-Anges, même dans ses rêves, ne s’était pas fait une telle idée du paradis.
7
Réveil lugubre ! Après une nuit passée dans un violon qui n’avait rien d’harmonieux, sœur Marie-des-Anges, confuse et dépenaillée, dut, en la compagnie du commissaire du quartier, réintégrer le domicile monastique, au grand ébahissement de la vieille sœur tourière.
8
Mais c’est au bout de neuf mois que le scandale fut à son comble dans le couvent : un miracle s’annonçait, que la sœur quêteuse n’avait pas prévu. Elle comparut devant le chapitre, qui lui infligea de dures pénitences et ordonna la destruction du miraculeux corps du délit.

MONSEIGNEUR FAIT SES FARCES

1
À l’occasion de la canonisation du bienheureux Labre, Monseigneur s’est décidé à entreprendre le voyage de Rome. Le vénérable évêque nage dans la joie en voyant que les brebis de son diocèse lui remettent des sacs d’écus en masse pour qu’il puisse leur rapporter beaucoup de reliques des catacombes de la ville sainte.
2
Une fois la cérémonie de canonisation terminée, les vénérables prélats se sont réunis dans un banquet fraternel et godaillent à tire-larigot. Monseigneur demande à un collègue romain s’il ne connaît pas un endroit où… enfin… on s’amuse.
— « Toutes nos femmes sont de vertu facile », répond en riant le joyeux collègue.
3
Justement, tandis qu’il flâne sur le trottoir, passe une jeune et jolie Romaine très pimpante. L’air fripon de la brune enfant fait venir l’eau à la bouche de Monseigneur. Et, rempli de désirs depuis longtemps comprimés, Sa Grandeur épiscopale suit, avec l’ardeur d’un caniche amoureux, l’objet de ses convoitises.
4
La signora, fière d’avoir conquis une Grandeur ecclésiastique, ne se montre pas cruelle. Très hospitalière de sa nature, du reste, elle reçoit Monseigneur dans son appartement. Souper en tête-à-tête. Le vénérable prélat est expansif comme à vingt ans ; l’explosion de son cœur ne va pas tarder à suivre celle du champagne.
5
Patatra ! juste au moment où l’épiscope s’apprête à déborder, on entend ouvrir la porte. C’est le mari, qui rentre beaucoup plus tôt que de coutume. La signora n’a que le temps de renfermer Monseigneur dans un lieu retiré, où il pourra se livrer à l’édifiante lecture de l’Imitation de Jésus-Christ, si le cœur lui en dit.
6
Jaloux comme un tigre du Bengale, le mari furète partout et visite même le cabinet. Grande est sa surprise en voyant s’agiter sur le siège une tête de « décapité parlant. » C’est Monseigneur qui s’est caché comme il a pu et où il a pu, ne laissant que sa tête en dehors du trône, histoire de ne pas étouffer.
7
Mais le mari jaloux, qui ne croit pas au « décapité parlant », examine de près le phénomène, et, comme il a bien vite constaté le subterfuge, il profite de la situation désavantageuse de Monseigneur pour lui couper les deux oreilles et lui apprendre, par cette leçon, à ne plus travailler à l’accroissement des Joseph.
8
De retour à son auberge, l’épiscope se renferme et se soigne en chambre. Toutefois, pour empêcher les mauvaises langues de son diocèse de jaser, il écrit à ses brebis fidèles qu’il est tombé au pouvoir de brigands italiens, lesquels exigent une forte rançon. Conclusion de la lettre : « Envoyez-moi beaucoup d’argent. »
9
Enfin, Monseigneur reparaît au milieu de ses brebis, et, à sa première allocution, les tance vertement : « Vous n’avez pas envoyé assez ! leur crie-t-il. Les brigands italiens m’ont coupé les oreilles, et il s’en est fallu de peu qu’ils ne me coupassent la tête. » Aussi les oreilles du martyr sont-elles l’objet d’une grande vénération.

LA PRIÈRE À SAINT ANTOINE

1
Cette bonne Mme Balloche, présidente de l’Association du Saint-Rosaire et épouse du marguillier Stanislas Balloche, fait présent à celui-ci, le jour de sa fête, d’un superbe chibouque. Stanislas, que son confesseur a autorisé à fumer, est tout heureux de ce splendide cadeau.
2
Le soir, sitôt que Mme Balloche s’est retirée dans sa chambre, Stanislas, avant de se mettre au lit de son côté, éprouve le besoin d’essayer la précieuse pipe ; mais, comme elle n’a pas été préalablement culottée, il la trouve fort mauvaise et même il éprouve des nausées.
3
Grand est l’étonnement de Madelon, la servante, en constatant, le lendemain, sur la descente de lit de monsieur, la présence d’un long tuyau de bois, dont elle ne peut comprendre l’usage, vu que le fourneau du chibouque a roulé séparément sous la table de nuit.
4
Après mûres réflexions, Madelon se dit que l’objet est sans doute pour remplacer le tuyau trop flexible du clyso-pompe de monsieur ; elle l’ajuste donc à l’irrigateur susdit, et s’en sert, dès le jour même, pour donner un lavement de mauve à son mari, jardinier de la maison.
5
Minutieuses recherches de Mme Balloche, qui est au désespoir en ne retrouvant que le fourneau du chibouque dépourvu de son tuyau. Elle emploie, mais en vain, toute sa matinée à découvrir l’endroit où a pu rouler ce complément indispensable de la pipe de Stanislas.
6
À bout de recherches, Mme Balloche se précipite à deux genoux devant l’image bénite du grand saint Antoine de Padoue et adresse une prière fervente à ce bienheureux dont la spécialité, ce que personne n’ignore, est de faire retrouver les objets perdus.
7
Joie ineffable de Mme Balloche qui, passant par hasard à l’office, trouve, accroché parmi différents ustensiles, le mirifique tuyau. L’allégresse de la chère dame est tellement vive qu’elle l’empêche de remarquer en quelle étrange compagnie figure l’appendice en question.
8
Toute à son bonheur, Mme Balloche rend des actions de grâces à saint Antoine, son protecteur, et, se rendant sans désemparer au salon, elle rajuste le chibouque et le garnit de caporal supérieur. Ce sera pour le gros chéri Stanislas, quand il aura, fini de déjeuner.
9
Conformément à ce programme, Mme Balloche invite Stanislas, après le dessert, à essayer de nouveau sa belle pipe, dont l’histoire de la perte et de la trouvaille miraculeuse est aussitôt narrée. Stanislas, s’exécutant, reconnaît que jamais il n’a rien fumé d’aussi bon.

LE PARADIS À L’ENVERS

1
L’abbé Grippeminaud vient de tourner de l’œil. En calotin fervent, donnant à tous le bon exemple, il a eu soin d’avoir à son chevet un confrère à tonsure qui lui a administré l’extrême-onction dans toutes les règles de l’art et lui a commandé des obsèques superbes.
2
Le même jour, dans la même maison et sur le même palier, le cordonnier Lichetout, bonhomme dénué de tous préjugés religieux, est également passé de vie à trépas ; mais il est mort en libre-penseur, et sa veuve a énergiquement refusé sa porte à un curé insinuant.
3
Pendant que les amis des deux défunts s’inscrivent sur les registres déposés à la porte de la maison, les croque-morts des deux convois trinquent chez le marchand de vin d’en face ; l’enterrement religieux boit à la santé de l’enterrement civil, et réciproquement.
4
Nos croque-morts facétieux se font tant et tant de politesses qu’ils ne tardent pas à être pleins comme des huîtres ; d’où il résulte qu’ils se trompent de cercueil et que c’est la caisse du libre-penseur Lichetout qui est enfournée dans le corbillard de l’abbé Grippeminaud.
5
Le cadavre de Lichetout est donc trimballé à l’église : là, il a une grand’messe de première classe, est arrosé d’eau bénite jusqu’à plus soif, entouré de cierges en masse et assourdi par les Gloria Domino des chantres qui ne marchandent pas leurs effets de poumons.
6
Aussi, l’âme de Lichetout monte au paradis en chandelle, mais non sans que les anges, porteurs du précieux fardeau, ne se disent en eux-mêmes que ce cadavre tant bénit et rebénit a, chose curieuse, une certaine odeur de chair hérétique, voire même matérialiste.
7
Pendant ce temps, l’abbé Grippeminaud, inséré par erreur en un corbillard tout recouvert d’immortelles rouges, est gratifié d’un enterrement civil, renforcé, au cimetière, d’un grand discours dans lequel sont proférées mille abominations contre le dogme et le culte.
8
L’infortuné Grippeminaud en est quitte, grâce à son scapulaire, pour être plongé en purgatoire ; et là, il est introduit, avec la perspective d’y bouillir des milliards et des milliards d’années, dans une marmite où son jus se mêle au jus d’un nègre et d’une tireuse de cartes.
9
Après de longues souffrances, l’abbé réussit à s’échapper du purgatoire un beau matin, en mettant à profit une violente dispute survenue entre l’ange de service et un portefaix trapu qui ne veut pas entrer.
10
Or, voilà que, malgré toute sa splendeur et toute sa puissance, le bon Dieu père s’ennuyait à six francs l’heure dans le céleste séjour. Il y avait des kyrielles de siècles qu’il entendait toujours la même musique ; cela commençait à lui taper ferme sur les nerfs.
11
C’est pourquoi, un beau matin, profitant de ce que saint Pierre dort du sommeil du juste, papa bon Dieu, après avoir laissé son auréole de parade, se tire lui-même le cordon, et, sans bruit, s’esquive du Paradis, histoire d’aller un brin prendre le frais au dehors.
12
Au tournant d’un nuage, il se trouve nez à nez avec un individu de fort mauvaise mine. Sur le coup, Jéhovah recule d’un pas ; mais il est bientôt tranquillisé. L’individu n’est autre que l’abbé Grippeminaud, errant déguenillé, depuis de longs mois, hors du purgatoire.
13
L’abbé a bien vite exposé son piteux cas au père des humains ; mais l’aventure paraît si extraordinaire à papa bon Dieu, qu’il tient à se rendre compte par lui-même des faits. Épatement de saint Pierre, réveillé en sursaut et voyant le Seigneur en si vilaine compagnie.
14
On vérifie les registres, et, à la date indiquée par le malheureux Grippeminaud, le bon Dieu père voit, en effet, la constatation d’entrée du cordonnier libre-penseur ; il est en outre mentionné, sur le Grand-Livre, que le mécréant Lichetout a été installé chez saint Crépin.
15
Ayant confié Grippeminaud à la garde du pipelet céleste, papa bon Dieu se rend à l’atelier de saint Crépin, et y trouve Lichetout, dont les sentiments impies ne font aucun doute pour les saints ses compagnons ; mais saint Crépin affirme que c’est son meilleur ouvrier.
16
N’importe, il faut que justice soit faite ! Jéhovah veut envoyer Lichetout en enfer, malgré saint Crépin et la Vierge Marie ; celle-ci notamment se fâche et s’oppose au départ du cordonnier, dont les chaussures lui sont indispensables pour toutes ses apparitions dans les montagnes.
17
Pour tout arranger à l’amiable, il est décidé que Grippeminaud sera en Paradis selon son droit ; quant à Lichetout, on lui construit une échoppe en dehors du céleste séjour, mais à côté même de la loge de Pierre, afin que le précieux cordonnier soit à la portée des bienheureux.
18
Lichetout, malin comme un singe, a promptement lié connaissance avec saint Pierre, portier bon vivant, qui ne dédaigne pas de boire un petit coup. Les deux voisins deviennent grands amis, et saint Pierre propose même à Lichetout d’être son sous-portier.
19
Comme on peut bien le penser, Lichetout accepte la proposition de saint Pierre. Celui-ci, qui à son métier de concierge préfère les parties de piquet jouées en compagnie du patriarche Noé, fait allonger son cordon jusqu’à, l’échoppe du cordonnier, lequel devient ainsi le seul et véritable introducteur des âmes au Paradis. À dater de ce moment, il s’en passe de belles : les calotins, les marguilliers, les curés, les moines, les évêques et même les papes sont impitoyablement refusés par Lichetout, qui, par contre, se fait un vrai plaisir d’ouvrir toutes grandes les portes du ciel aux mécréants de toute espèce ; des étudiants matérialistes, d’affreux libres-penseurs, des Zoulous, le Grand-Turc, les grisettes, les excommuniés entrent au Paradis comme chez eux.
20
Alors, les fumisteries commencent. C’est d’abord le sultan Ben-ad-om-Issil qui, plus que jamais amateur du beau sexe, fait une cour assidue à toutes les bienheureuses ; et mesdemoiselles les vierges, peu habituées aux galanteries, écoutent volontiers les propos du Grand-Turc.
21
Le chien de saint Roch est l’objet d’un tas de farces des plus extravagantes. On lui attache, finalement, une casserole à la queue et il devient enragé ; son patron n’est pas loin d’en perdre la tête, tandis que le Père Éternel daigne rire de ces petites drôleries.
22
Les Zoulous, eux, n’ont aucun respect pour leurs vénérables compagnons du séjour de gloire. L’un d’entre eux a pris pour victime le doux Jésus lui-même, et s’amuse à lui retirer sa chaise chaque fois qu’il va s’asseoir, — ce qui ne fait pas rire le doux Jésus.
23
Les cornes de saint Joseph poussent à vue d’œil : un peintre grivois succède à l’ange Gabriel dans les bonnes grâces de la petite Marie. Quand saint Joseph vient pour rentrer dans sa chambre, il trouve le verrou mis à l’intérieur ; aussi, prend-il une humeur massacrante.
24
Mais le plus grand de tous les désespoirs est celui de saint Antoine, qui, en revenant d’une tournée miraculeuse, aperçoit son bien aimé cochon saigné et embroché par un journaliste sans cœur que l’anathème de notre saint-père le pape aurait dû envoyer en enfer.
25
Pendant ce temps, la gendarmerie céleste fait sa ronde habituelle autour du paradis ; elle ramasse comme vagabonds les moines canonisés à qui Lichetout refuse l’entrée du ciel, et, malgré leur bulle de sanctification, elle les plonge au fin fond du Purgatoire.
26
Or, le compère Lichetout ne se contente pas de faire coffrer par les milices de l’archange saint Michel les individus même canonisés dont la tête lui déplaît. Il va jusqu’à lire indiscrètement les prières adressées à Dieu et se garde bien de les faire parvenir à leur destinataire.
27
Et, de plus belle, les farces continuent en Paradis. Deux vieilles bienheureuses, sainte Cunégonde et sainte Scholastique, sont empêtrées de glu par des étudiants farceurs et elles ont toutes les peines du monde à se tirer de cette fort désagréable situation.
28
Saint Loyola, saisi un matin par de robustes gaillards, membres de la Ligue Anti-Cléricale, est enfoncé dans un tonneau, le derrière premier. Il ne peut en sortir, et nos mauvais plaisants s’amusent à le faire rouler sur les pentes les plus rapides. Le Loyala devient complètement fou.
29
Quant aux onze mille vierges, elles ont leur virginité fort détériorée. Le Grand-Turc, qui s’est gaillardement comporté envers la plupart d’entre elles, est obligé, par devoir, de leur acheter des biberons ou tout au moins de payer les mois de nourrice des poupons dont il est le père.
30
Le goût de la rigolade a gagné les anges, qui, au fond, sont de bons diables. Ils laissent leurs harpes dans un coin et se livrent, en place de musique, à des quadrilles folichons. Peu à peu le Paradis se fait gai. On fume, on chahute, on boit des bocks à la santé de ce bon Lichetout.
31
Une grisette, introduite au ciel malgré de nombreux péchés contre le neuvième commandement, a amené avec elle son chat, bien que ce félin soit considéré par l’Église comme un animal diabolique. Minet, excité par sa maîtresse, étrangle, plume et dévore le Saint-Esprit
32
Sur ces entrefaites, les saints grognons, mâles et femelles, ayant à leur tête Jésus-Christ, Joseph et la doyenne des bienheureuses, viennent, d’un air renfrogné, dénoncer le scandale au Père Éternel ; mais Jéhovah leur déclare que jamais le séjour céleste ne lui a paru aussi amusant.
33
Une altercation s’ensuit entre Jésus-Christ et Sabaoth. Celui-ci, poussé à bout, dit leurs quatre vérités aux saints grognons ; notamment, il leur déclare, en jurant comme un païen, qu’il a plein le dos de leurs mines hypocrites et de leurs caractères pointus. Puis, en fin de compte, et après les avoir traités de vieilles guenilles puant l’ennui et l’intolérance, il fait un coup d’État libre-penseur, expulse la cohorte des empêcheurs de danser en rond, et, secondé par Lichetout, qu’il nomme son premier ministre, il proclame la laïcisation du Paradis, au son des trompettes de Jéricho.