L’Université d’Avignon aux XVIIe et XVIIIe siècles/Conclusion

CONCLUSION

L’Université pendant la Révolution. — Ses dernières années ; sa chute. — Retour sur son histoire. — Son organisation primitive. — Sa prospérité au début du xvie siècle. — Coups que lui portent les guerres religieuses. — Sa renaissance et ses transformations. — Elle se rapproche de plus en plus du type des Universités françaises. — Abus croissants et velléités de réforme. — Impuissance des anciennes corporations enseignantes à se réformer elles-mêmes.


C’est le 15 septembre 1793 seulement, que les Universités, provisoirement maintenues par la loi du 26 septembre 1791, furent légalement supprimées par décret de la Convention. Encore cette mesure fut-elle suspendue le lendemain et les anciennes corporations enseignantes subsistèrent-elles en droit jusqu’à la loi du 7 ventôse an III (25 février 1795). Mais atteintes dans leurs privilèges par la suppression des droits féodaux et celle des juridictions particulières, dans leur fortune par la vente des biens ecclésiastiques, enfin, dans la personne même de leurs membres par la promulgation de la Constitution civile du clergé et les persécutions qui en résultèrent, leur existence, depuis le triomphe définitif de la Révolution, ne pouvait être et ne fut, en effet, qu’une longue agonie.

À partir du 14 septembre 1791, jour où la réunion d’Avignon et du Comtat-Venaissin à la France fut définitivement résolue par l’Assemblée Constituante, les destinées de l’Université d’Avignon s’étaient trouvées confondues avec celles des Universités françaises. Mais on sait que les événements révolutionnaires avaient eu dès longtemps leur contre-coup à Avignon. Le parti français, si nombreux dans cette ville et qui, bientôt, y domina, n’avait pas manqué de s’autoriser de l’exemple des municipalités du royaume, pour frapper sur l’Université des coups redoublés.

Dès le 8 décembre 1790, le conseil de la Commune étant assemblé, Claude Vinay, docteur en droit et substitut du procureur de la Commune, représentait audit conseil que le peuple avignonais, avant de voter sa réunion à l’empire français, avait déjà délibéré l’adoption de la Constitution française et l’exécution des décrets émanés de l’Assemblée nationale. Visant, en particulier, le décret de cette assemblée en date du 19 juin 1790 relatif à la suppression des titres de noblesse et des armoiries, le substitut rappelait que l’Université, dans les thèses que soutenaient ses candidats, n’observait pas ce décret, imprimait et faisait « imprimer dans ses programmes des titres vains » qu’elle prodiguait à ses membres et que ceux-ci « se renvoyaient mutuellement par un abus aussi pitoyable que ridicule. » — Sur quoi, l’Assemblée de délibérer aussitôt que sauf les arrangements à prendre pour le régime nouveau de l’Université, les primicier, professeurs et autres docteurs agrégés seront tenus de se présenter dans la huitaine à la maison commune par devant le maire et les officiers municipaux pour y prêter le serment civique décrété par l’Assemblée nationale, et que jusque-là ils ne pourront exercer leurs fonctions respectives, sous peine d’être poursuivis extraordinairement. Après ce délai, faute d’avoir prêté ledit serment, ils ne pourraient exercer leurs fonctions, sous peine de poursuites. Il était également défendu aux primicier, professeurs et docteurs de faire imprimer ou soutenir aucune thèse en droit canonique qui pût « contrarier » les décrets de l’Assemblée nationale ou de donner aucun titre de noblesse à des membres quelconques de l’Université, Enfin, le primicier ne pourrait à l’avenir prendre le titre de juge conservateur des privilèges de l’Université ou en remplir les fonctions, attendu la suppression prononcée par les directoire et district d’Avignon de toutes les juridictions qui y existaient le 12 juin, à peine de poursuites extraordinaires. Défense était faite à l’imprimeur de l’Université d’imprimer aucun document portant les qualifications interdites.

Quelques semaines après, ordre était donné par la municipalité à M. Teste, primicier, de faire enlever de sa maison les armoiries universitaires. Il lui était également interdit de disposer des sommes provenant de la collation des grades. Bien plus, le conseil de la Commune décidait que les attestations d’études ne seraient plus signées par l’archevêque-chancelier, mais par le chanoine Malière, agréé comme grand-vicaire par la municipalité.

Quant à ses revenus propres, l’Université en avait été déjà dépouillée. Plus tard, les bâtiments, confisqués en vertu des lois sur la vente des biens ecclésiastiques, que la loi du 25 mars 1792 rendit applicables dans le Comtat, furent successivement aliénés. La salle de médecine fut vendue la première le 7 juin 1792. Puis ce fut le tour de la salle de droit, aliénée en 1795, du jardin botanique et de ses dépendances, de la salle des Actes et de celle de philosophie, enfin de la classe de théologie, vendus en 1796 et 1797[1]. Dès le 28 août 1792, le secrétaire de l’Université avait dû remettre aux commissaires pour la séquestration des biens nationaux, moyennant décharge régulière, la masse d’argent, insigne vénérable et précieux de la dignité de ce grand corps[2].

En réalité, depuis les vacances annuelles de 1791, l’Université avait cessé d’exister. Le Collège des docteurs en droit comptait encore un nombre respectable de membres[3], mais il ne se recrutait plus. Son dernier agrégé date du 3 août 1789[4]. Le 11 juin 1791, le Collège se réunit pour la dernière fois et ce fut, en quelque sorte, pour abdiquer. Onze membres seulement étaient présents ; ils résolurent, « vu les circonstances », de ne se point donner un nouveau chef. M. Teste, qui exerçait si dignement le primicériat, fut prié de conserver ses fonctions jusqu’à une décision ultérieure, qui ne vint jamais[5].

Les cours réguliers cessèrent à la même époque. Le dernier programme annuel qui nous reste est celui d’octobre 1790 ; l’année suivante, il n’en fut sans doute pas publié. Au reste, les classes et l’amphithéâtre étaient déjà désertés[6].

Un an encore, les Facultés se survécurent à elles-mêmes, en tant que commissions d’examens ; on fit quelques gradués en 1792. La Faculté de droit admit son dernier licencié, le 30 juin de cette année[7] ; le 20 février, la Faculté des arts avait conféré, pour la dernière fois, la maîtrise[8] ; le 14 janvier, celle de médecine avait fait subir son dernier examen[9]. Depuis deux ans, on ne délivrait plus de grades en théologie[10].

Ainsi la vie abandonnait peu à peu ce corps, dont le nom imposait encore, mais sur lequel s’acharnait sans merci le zèle des destructeurs. Devenue pareille — ou peu s’en faut, — à ses voisines du royaume de France, l’Université d’Avignon allait partager leur destin. Moins heureuse que plusieurs d’entre elles, en dépit des souvenirs les plus glorieux, elle ne devait jamais renaître, après cette ruine.

À travers des vicissitudes diverses, elle avait duré près de cinq cents ans. Constituée, au moins comme Université de jurisprudence, au début du xive siècle, elle pouvait revendiquer sur la plupart des Universités françaises le bénéfice de l’ancienneté. Si elle restait la cadette des Universités de Paris, de Toulouse, d’Angers, de Montpellier, elle était l’aînée de presque toutes les autres : Aix, Valence, Orange, Orléans même. Aux premiers siècles de son existence, elle ne le céda ni aux unes ni aux autres, quant à l’illustration de ses maîtres, à l’éclat de son enseignement, au nombre de ses élèves. Les papes, que la « captivité de Babylone » ne tarda pas à rapprocher d’elle, la comblèrent de leurs faveurs et les pouvoirs civils, non moins généreux, y ajoutèrent les plus rares privilèges. Encore, vers le milieu du xvie siècle, huit cents étudiants suivaient ses cours et elle appelait à elle les juristes les plus célèbres de France ou d’Italie : Jean-François Rippa, Alciat, Jacques de Novarinis et plus tard les deux Belle, Louis et Hector, et surtout l’illustre Cujas.

Vinrent les guerres religieuses. Elles désolèrent les provinces voisines, le Dauphiné, le Languedoc, la Provence, et n’épargnèrent pas le petit état pontifical. Avignon en connut les horreurs. Alors maîtres et étudiants se dispersèrent. L’hérésie s’était d’ailleurs glissée parmi eux. Trois ans durant, les portes de l’Université restèrent fermées ; quand elles se rouvrirent, ce ne fut que pour un petit nombre d’élèves. Avignon possédait encore des maîtres célèbres, mais les étudiants en avaient désappris le chemin.

L’Université se releva cependant peu à peu de ces désastres. Mais ce fut pour vivre désormais d’une vie calme et assagie, qui ne rappelait que fort peu les joûtes brillantes et les bruyants triomphes d’autrefois. La paix rétablie, les études, comme les esprits et les cœurs, étaient à leur tour pacifiées et la jeunesse, non plus studieuse peut-être, mais à coup sûr moins ardente, se répandait moins au dehors. Les Universités restaient encore la parure et l’orgueil d’une ville ; elles n’en faisaient plus la prospérité.

Pendant cette longue période de près de deux siècles qui devait marquer le dernier terme de son existence, l’Université d’Avignon se réorganisa, se compléta, s’adapta de son mieux aux besoins nouveaux, qu’elle avait à satisfaire. Elle se rapprocha de plus en plus de ses voisines, s’efforça de leur ressembler, leur emprunta leurs programmes, leurs méthodes et jusqu’à leurs plus fâcheux errements. Ainsi entraînée hors de sa voie propre et particulière, elle allait perdre chaque jour un peu de son ancienne indépendance et de son originalité.

Elle conserva du moins, avec une autonomie administrative à peu près entière, ce gouvernement fortement centralisé qui avait tant contribué à sa grandeur. Le Collège des docteurs agrégés en droit, avec son chef élu, le primicier, garda toujours l’administration entière du studium. Non seulement il continua de régir, comme il convenait, la Faculté juridique et eut seul la garde des intérêts généraux de l’Université ; il maintint encore sur les autres Facultés une étroite et ombrageuse tutelle, nommant ou agréant leurs professeurs, contrôlant leurs décisions et, dans une certaine mesure, disposant de leurs revenus. On a vu que, dans ce Collège, les théologiens n’étaient pas équitablement représentés et que les médecins ne le furent qu’au moment même où l’Université allait disparaître.

Mais en ce qui concernait les études, les circonstances qui peu à peu transformaient les anciennes corporations enseignantes, allaient modifier de façon décisive le vieil établissement pontifical. Tout d’abord, la création d’un véritable enseignement secondaire enlevait aux Universités une partie de leurs anciens tributaires. Le collège des Jésuites fondé, en 1564, à Avignon, ravit à l’Université ses « artistes », et c’est à peine si celle-ci put maintenir en face de ses redoutables rivaux l’ombre d’une Faculté des arts. La Faculté de théologie ne fut pas moins gravement atteinte par l’ouverture, chez les Jésuites, de plusieurs cours de théologie et surtout par la création de séminaires destinés à l’éducation professionnelle des futurs membres du clergé.

Jalouse d’assurer le succès de ces fondations nouvelles, l’Église abandonnait maintenant à elles-mêmes les anciennes Universités autrefois comblées de ses faveurs. Et par suite, à une époque où les libres recherches et le culte désintéressé de la science n’étaient guère le fait des corporations enseignantes, celles-ci, pauvres d’ailleurs, devaient, pour vivre, se transformer peu à peu en écoles spéciales destinées à former des praticiens.

Dès lors, la première place était assurée, dans les Universités, aux Facultés qui conduisaient aux deux professions libérales par excellence : la médecine et le droit.

Encore dans la Faculté de jurisprudence une révolution s’était-elle produite. L’étude du droit canon n’ouvrait plus, comme autrefois, l’accès des hautes dignités ecclésiastiques ; depuis le concile de Trente, la théologie avait supplanté le droit. Bien que les chaires de droit canonique eussent été maintenues et qu’une certaine connaissance de ce droit fût exigée de tous les étudiants, la clientèle des Facultés de droit se recrutait surtout parmi les candidats aux fonctions civiles : magistrature, barreau, offices de justice de toutes sortes.

L’Université d’Avignon attirait à elle non seulement les étudiants du Comtat, mais, on l’a vu, ceux des provinces françaises voisines. Mais le roi de France s’était résolu, à la fin du xviie siècle et au commencement du xviiie, à réglementer les études médicales et juridiques, à déterminer la durée des cours, la forme des examens, l’âge des candidats et les conditions auxquelles les grades pourraient être délivrés. Tout en maintenant les privilèges jadis accordés aux Comtadins, il exigeait de ceux-ci, s’ils voulaient aller exercer des fonctions publiques dans le royaume, qu’ils eussent suivi les cours réglementaires et subi des épreuves pareilles à celles qu’on imposait aux gradués dans les Universités du royaume. Mêmes obligations aux Français étudiant à Avignon, qui briguaient des charges semblables. L’Université d’Avignon dut, en conséquence, se conformer aux règlements de 1690, de 1700, de 1707. Elle les accepta de bonne grâce, même avec un vif empressement ; mais elle n’eut garde d’en assurer l’exécution rigoureuse ; les Facultés françaises elles-mêmes ne donnaient-elles pas, d’ailleurs, à ce sujet, l’exemple d’un étrange laisser-aller ?

Quoi qu’il en soit, dès le début du xviiie siècle, l’Université d’Avignon, ou plutôt ses Facultés de droit et de médecine diffèrent peu, dans leur organisation pédagogique, des Facultés du royaume. La création d’une chaire de droit français à la Faculté de droit, celle de deux chaires d’anatomie et de botanique à la Faculté de médecine, marquent le dernier terme de cette assimilation. D’ailleurs, au milieu des Universités françaises, l’Université d’Avignon, ainsi accrue et complétée, ne fait pas si mauvaise figure. Le nombre de ses maîtres, leur science, le chiffre de ses étudiants, surtout celui des diplômes qu’elle confère, lui assignent parmi ses rivales un rang envié et qu’avec plus d’acharnement que de loyauté, on essaya maintes fois de lui ravir.

Sa Faculté de médecine, par exemple, avec ses dynasties de professeurs, les Gastaldy, les Sarrepuy, les Parrely, les Gautier, avec le célèbre Calvet surtout, jette un vif éclat pendant plus de cent ans. Sauf à Montpellier, on ne trouve nulle part une organisation plus complète, des maîtres plus savants, un auditoire plus nombreux. D’autres Facultés du même ordre sont plus riches, plus indépendantes, dotées d’une plus confortable installation matérielle ; rares sont celles qui fournissent une plus grande somme de labeur, contribuent davantage aux progrès de la science, forment un plus grand nombre de licenciés et de docteurs.

Plus ancienne et prisonnière, si je puis dire, de traditions d’ailleurs glorieuses, la Faculté de droit n’est point aussi prompte aux innovations, mais elle égale sans peine ses rivales. Tandis que la plupart des Universités françaises comptent à peine cinq cours, elle en possède six, comme Orléans et Toulouse, et n’est pas bien loin d’égaler Paris, qui en a sept. Si l’on en croit ses registres, deux cents étudiants, un moment, la fréquentèrent. Elle en comptait encore trente ou quarante dans ses dernières années ; et quant au chiffre de ses gradués, — lequel dépasse parfois la centaine, — loin de le trouver modeste, on est tenté plutôt de croire qu’il fut toujours excessif.

Que cette vitalité relative ne nous fasse d’ailleurs pas illusion. Pareille, quant à son organisation et à ses cadres, aux Universités du royaume, l’Université d’Avignon offrait les mêmes lacunes et souffrait des mêmes vices. Restée tout « ultramontaine », aurait-elle trouvé dans un plus étroit attachement au Saint-Siège, — qui l’abandonnait de plus en plus à elle-même, — un principe de force et de régénération ? Question oiseuse apparemment et qui sort du cadre de cette étude. En tous cas, en se modelant sur les Universités françaises, l’Université d’Avignon obéissait à une tendance irrésistible et à la logique de l’histoire. Le discrédit où tomba, au xviiie siècle, le gouvernement pontifical, ne pouvait que hâter cette évolution.

On a dépeint[11], en un brillant tableau, la misère devenue irrémédiable, à cette époque, des vieilles corporations enseignantes, leur lamentable installation matérielle, leurs budgets si difficilement équilibrés, — à moins qu’une extraordinaire distribution de diplômes ne vint combler le déficit, — le médiocre recrutement des professeurs, par-dessus tout le divorce de plus en plus accusé qui séparait la science de l’enseignement. Tous les traits de cette peinture s’appliquent à l’Université d’Avignon. La philosophie scolastique, pieusement enseignée par les fils de saint Dominique, ignorait tout le mouvement scientifique du siècle, même Leibnitz et Newton. À la Faculté de médecine, on pratiquait depuis longtemps l’usage des cliniques, mais combien rares et insuffisantes ! À la Faculté de droit, on n’enseignait, outre la jurisprudence française, que le Code, le Digeste et les Décrétales, sans paraître soupçonner les progrès des sciences sociales, le droit des gens, le droit public, même le droit criminel ou la procédure, pour ne point parler des questions depuis si longtemps débattues de souveraineté, de propriété, de liberté individuelle ou politique. Ajoutons l’isolement où, en dépit du Collège des docteurs qui les gouvernait toutes, les diverses Facultés s’étaient maintenues, les unes par rapport aux autres, l’absence de tout lien intellectuel qui les unit, les cours peu fréquentés, la scandaleuse facilité des examens et, par suite, la dépréciation croissante des diplômes… Un tel état de choses était-il compatible avec le réveil de l’esprit public que tant de symptômes annonçaient ?

Sans soupçonner toute l’étendue du mal, ni prévoir d’où viendrait un jour le remède, quelques docteurs avignonais s’étaient émus de tant d’abus commis journellement sous leurs yeux. Non certes qu’ils aient jamais reconnu l’insuffisance scientifique d’un corps auquel ils étaient très fiers d’appartenir : l’idée d’une rénovation des études était bien loin de leur pensée ; mais, sans changer le cadre étroit où ils se mouvaient, ils souhaitaient de le voir mieux rempli et appelaient de leurs vœux une administration plus équitable, un enseignement plus complet et mieux suivi, des examens plus rigoureux, une discipline plus forte et mieux obéie, chez les maîtres comme chez les étudiants. Telles sont, par exemple, les vues qu’en 1763, un ancien primicier, dont la rancune peut-être aiguisait la clairvoyance, développait en maintes lettres adressées au cardinal secrétaire d’État à Rome. Le népotisme qui s’étalait impudemment dans le Collège des docteurs et viciait ses décisions, ses choix et jusqu’à l’élection même des régents et du primicier, les absences trop fréquentes des professeurs — pour quelques-uns c’était, disait-on, « une éclipse totale », — les attestations d’études de complaisance, les inscriptions antidatées, la scandaleuse indulgence qui présidait aux examens, tels candidats devenus coup sur coup bacheliers, licenciés et docteurs sans subir qu’une unique épreuve, d’autres gratifiés du bonnet sans savoir un mot de latin, l’amère satire de notre docteur dévoile sans pitié toutes ces plaies. Mais elle n’indique pas le remède ou ne veut voir que la faute des hommes là où était surtout le vice des institutions. Aussi le primicier a-t-il beau jeu de répondre par une apologie du Collège et un appel à de glorieuses traditions. Les lois romaines, dit-il, n’autorisent-elles pas, dans l’assemblée des agrégés, « la pluralité des suffrages » ? Le primicier, les professeurs ne sont-ils pas choisis avec le plus exact discernement ? Le plaignant lui-même n’a-t-il pas été deux fois élu primicier, plusieurs fois régent, à diverses reprises député à l’Hôtel de Ville ? Les ordonnances du roi de France sur les lectures, les matricules et les examens ne sont-elles pas appliquées à la lettre, tout aussi bien, du moins, que dans les Universités du royaume ? Si quelques abus persistent, ne peut-on pas les corriger sans peine et sans éclat. Les étaler en public, n’est-ce pas discréditer l’Université, lui ôter l’estime publique, faire le jeu de ses rivales, se conduire en fils ingrat qui ne sait point faire taire ses rancunes[12] ?

Ce langage, si naïf dans sa prétendue habileté, si imprudent dans son apparente sagesse, fut toujours celui des corps privilégiés et fermés ; il avait bien des chances d’être entendu. Le Saint-Siège l’approuva, en somme ; les docteurs le goûtèrent fort et jugèrent, en cette affaire, leur collègue plutôt fâcheux. Pourtant quelques années plus tard, quand l’Université, menacée dans ses privilèges, sentait le besoin de les défendre, ou plus tard encore, quand, les ayant reconquis, elle tâchait à les justifier, ses chefs parlèrent deux fois d’autre sorte, à la fois plus sages et plus courageux. S’adressant au primicier qui venait d’être installé, un des doyens du Collège, M. de Poulle, l’incitait à une énergique défense des droits universitaires, mais aussi à une rigoureuse surveillance et à un étroit contrôle sur tous les membres du corps. Il insistait en particulier sur les devoirs des régents, trop souvent oubliés. « Représentez aux professeurs, s’écriait-il en finissant, combien il importe qu’ils raniment leur ardeur ; ils doivent leur talent, leur science, leur exactitude au plus petit nombre comme au plus grand. Rien ne doit les dégoûter ; ils doivent se présenter aux classes, quand ils devraient y être seuls… Que les promoteurs soient attentifs à ne présenter pour les grades que des sujets instruits dont l’ignorance ne fasse point rougir celui qui les présente ou ceux qui les écoutent. Repoussez avec fermeté et sans ménagement ceux qui ne sont pas sans reproche du côté de la vie et des mœurs ou qui n’ont point souci de leur bonne renommée… Soyons sans blâme, car on rend les corps responsables des fautes des particuliers[13]… »

Et quatre ans plus tard, un autre primicier faisait entendre les mêmes accents. Durant l’occupation française, les classes avaient langui ; le zèle des professeurs s’était relâché ; ils délivraient maintes attestations d’études mensongères. Fallait-il donc donner au gouverneur, qui allait arriver dans la province, le spectacle d’un corps sans âme et sans ressort ? Avait-on oublié les glorieux exemples que, pendant plusieurs siècles, tant de professeurs illustres avaient donnés ? Et la renommée qu’ils avaient laissée allait-elle faire la honte de leurs indignes successeurs[14] ?

De pareilles exhortations, pathétiques et sincères, mais stériles et vite oubliées, voilà tout ce que l’Université avignonaise pouvait attendre de ses chefs. On sait qu’au début de l’année 1789, au moment où l’ouverture prochaine des États généraux suscitait tant d’espérances et faisait éclore tant de projets hardis ou aventureux, quelques Universités françaises tentèrent de se réformer à leur tour. Reims et Poitiers, par exemple, songèrent à un congrès de docteurs, députés par leurs Universités respectives, qui rédigeraient un nouveau « plan d’éducation nationale ». Les vingt-une Universités royales furent conviées à ce congrès. En sa qualité de régnicole, l’Université d’Avignon reçut les circulaires et les examina avec déférence. Mais sa réponse fut un véritable aveu d’impuissance et comme un abandon de soi-même et de sa personnalité. Le Collège des agrégés entreprendrait volontiers, disait-il, une étude de cette grave question, mais il lui fallait un programme et un guide. Au reste, les États généraux, prochainement réunis, ne voudraient-ils pas pourvoir à cet objet ? Sans doute, une commission prise dans leur sein statuerait sur cette réforme et sur l’amélioration de la discipline scolaire. En tous cas, l’Université d’Avignon se mettrait à l’unisson des Universités françaises, étant elle-même régnicole[15].

Ce fut, si l’on peut dire, son dernier mot. Il marque la tendance à laquelle notre Université obéissait depuis deux siècles et résume son histoire. Sans oublier des traditions glorieuses et une origine illustre entre toutes, c’est d’une union de plus en plus intime avec la France qu’elle attendait sa régénération et son salut. Mais souffrant des mêmes vices et malgré de tardives velléités de réforme, réfractaires, comme celle d’Avignon, à tout progrès sérieux, les Universités françaises ne pouvaient plus répandre autour d’elles la vie qui les abandonnait. Restées longtemps immobiles quand tout marchait et devenues presque étrangères à leur siècle, elles étaient le legs d’un âge qui allait disparaître à jamais et les entraîner avec lui. Celles-là seules, parmi les institutions humaines, peuvent survivre aux circonstances d’où elles sont nées, qui, assez vivaces pour résister aux germes de destruction qu’elles renferment, assez souples pour suivre l’évolution qui s’accomplit autour d’elles, trouvent dans leurs transformations successives le principe d’une existence toujours nouvelle dans son apparente continuité.

  1. Cf. Laval, Cartulaire, p. 448-450. La vente commença le 7 juin 1792. Ce jour-là fut vendue la salle des études de médecine (entre la place des Études et la rue Pétramale), au prix de 1500 livres (pour 47 cannes carrées). Le 17 février 1795, on vendit la salle des études de droit (rue et place des Études) pour 8.000 livres ; le 26 sept. 1796, la salle des Actes et l’ancienne classe de philosophie, pour 3.600 livres ; le 4 avril 1797, la salle de théologie pour 1.440 livres. Le jardin botanique et ses dépendances avaient été vendus, le 2 août 1796, au prix de 2.700 livres.
  2. A. V. D 154. — « Nous, commissaires pour la séquestration des biens nationaux, prions et requérons M. Chambaud, massier de l’Université, de remettre au porteur du présent ou de la faire parvenir à leur Bureau, au cy-devant couvent de Saint-Laurent, la masse d’argent de l’Université. Avignon le 28 août 1792, l’an 4e de la liberté. Signé : Rassis, commissaire ; Palun, officier municipal, commissaire, Prat, Allies, Imbert et Despat, commissaires. » — « Nous commissaires pour la séquestration des biens nationaux, avons reçu de M. Chambaud, secrétaire de l’Université, une masse d’argent, à l’usage de ce corps, dont nous le déchargeons. Avignon le 29 août 1792, l’an 4e de la liberté (mêmes signatures). — Cette masse pesant 9 marcs fut expédiée d’Avignon à la Monnaie de Marseille, où elle fut fondue avec d’autres objets enlevés aux églises et aux couvents. (Cf. Duhamel, les Masses des Universités, p. 7.)
  3. 47 en 1790.
  4. A. V. D 35, fo 342.
  5. A. V. D 35, fo 363.
  6. A. V. D 73.
  7. M. Bachelard, bachelier beneficio ætatis, le 4 juin, admis à l’examen de droit français, le 28 juin, est reçu licencié, le 30 juin. A. V. D 154.
  8. A. V. D 154.
  9. A. V. D 154. Examen de licence.
  10. Le 23 mai 1790, Jean Delaet, chanoine d’Apt, est fait licencié, docteur et maître en théologie sous M. Payen, professeur de théologie morale, promoteur. — A. V. D 153, fo 739. Cette promotion et celles qui précèdent sont, pour chaque Faculté, les dernières dont les registres des gradués aient conservé la trace.
  11. V. Liard, L’Enseignement supérieur en France, t. I, ch. I et II.
  12. A. V. D 160. L’origine de la querelle paraît avoir été la distribution faite aux docteurs d’une componende de 800 livres sur les greffes, et qu’un membre du Collège, M. de Saint-Laurent, jugea irrégulière. Il se plaignit au cardinal Torregiani, secrétaire d’État, et celui-ci l’ayant encouragé, M. de Saint-Laurent lui adressa, de mars à mai 1763, un grand nombre de lettres, dans lesquelles il insiste surtout sur l’affaire des 800 livres et sur la composition du Collège des docteurs, où figurent un grand nombre de membres des mêmes familles, ce qui entraîne une foule de cabales pour l’attribution des offices et des régences universitaires. Il voudrait que chaque famille ne disposât que d’un seul vote. Il voudrait également que les primiciers ne pussent être élus, avant d’avoir accompli leur quarantième année. Pour les autres abus qu’il signale, il n’indique pas de remède, sauf une application plus stricte des règlements. Le primicier, M. de Guilhermis, réfute point par point les ardentes philippiques de son collègue et insiste sur le danger de toute innovation. Il représente M. de Saint-Laurent comme fort irrité, parce qu’il n’a pas été élu député à l’Hôtel-de-Ville. Il reconnaît d’ailleurs que de regrettables cabales se forment dans le sein du Collège en vue de l’élection du primicier ; mais il ne propose aucune mesure pour les empêcher. — « Le corps est assez gangrené, avait dit M. de Saint-Laurent, pour ne devoir espérer son salut de lui-même. »
  13. A. V. D 35, fo 44. Assemblée du Collège des docteurs du 17 juillet 1770. Discours de M. de Poulle, qui fait fonction de proprimicier. M. Teste, élu primicier le 4 juin, venait d’arriver de Paris et prenait possession de sa charge.
  14. A. V. D 35, fo 75. Assemblée des docteurs du 10 mars 1774. Disc. de M. Joseph de Poulle, primicier. — L’occupation d’Avignon et du Comtat par les troupes du roi Louis XV, à partir du 11 juin 1768, eut pour conséquence la suppression de l’ordre des Jésuites dans tout l’ancien état pontifical de France. L’expulsion des Pères eut lieu en 1768, et leurs biens furent vendus, l’année suivante. Dès le 23 juillet 1768, le collège d’Avignon était fermé. Le 31 août suivant, le Conseil de Ville s’occupait de remplacer les professeurs jésuites et recevait les propositions des Pères de la Doctrine Chrétienne, des Minimes (qui, un moment, au commencement du xviie siècle, avaient semblé devoir remplacer les Jésuites, en lutte avec la Municipalité d’Avignon, à propos de l’établissement d’un collège à Carpentras) et des Bénédictins du collège de Saint-Martial de Cluny. Par 45 voix contre 9, il choisit les Bénédictins. Mais le bon accord ne régna pas longtemps entre la Municipalité et les nouveaux directeurs du collège, dont on incriminait d’ailleurs les pratiques et qui virent le chiffre de leurs élèves tomber à 69, en 1781 (le collège des Jésuites comptait 800 à 900 élèves, quand il fut fermé). Les Bénédictins abandonnèrent la direction du collège municipal, au moment où on allait probablement la leur enlever et furent remplacés par les Pères de la Doctrine chrétienne ou Doctrinaires, qui réunirent un moment 250 ou 300 élèves et ne disparurent que pendant la Révolution (Arch. municipales d’Avignon. Reg. des délibérat. du Conseil de Ville, t. LI, fo 99, et t. LVI, fos 163, 211, 242). L’Université ne profita pas de cette décadence du collège municipal. Les étudiants en philosophie et en théologie fréquentèrent de plus en plus les Séminaires, dont la prospérité ne cessa de croître et qui étaient, au xviiie siècle, au nombre de trois, ainsi qu’il a été dit (Séminaire de Notre-Dame de Sainte-Garde, séminaire de Saint-Charles de la Croix, dirigé par les prêtres de Saint-Sulpice, collèges du Roure et de Saint-Nicolas, réunis en 1709 et devenus un véritable séminaire, sous la direction des Pères de la Mission).
  15. A. V. D 161. Lettre du recteur de l’Université de Poitiers aux primicier et docteurs de l’Université d’Avignon, 24 février 1789. — Réponse du primicier à la date du 4 avril. — Les registres des délibérations sont muets au sujet de la communication que le primicier dit avoir faite au Collège ; le chef de l’Université ne consulta probablement qu’une de ces assemblées particulières dont l’usage, on l’a vu, était fréquent.