L’Orpheline (Centlivre)

L’ORPHELINE,
COMEDIE
EN CINQ ACTES, EN PROSE,

Traduite de l’Anglois, d’après celle

de Me. Suzanne Centlivre, qui

a pour titre :
A bold ſtroke for a wife.
Un coup hardi pour une femme.
Repréſentée en 1736. ſur le Théatre

Royal, en Lincoln’s-Inn

fields.
Omnia vincit Amor.
M. DCC. LI.

AVIS
AU LECTEUR.

Le Traducteur a jugé à propos de changer le titre & le nom des Perſonnages, & d’y en ſubſtituer d’autres plus faciles à prononcer pour des François. Les Auteurs Anglois compoſent ordinairement les noms des Perſonnages de leurs Comédies ſur leur caractere & leur profeſſion, ce qui ne ſeroit pas un bon effet dans la langue Françoiſe. Ainſi, il a crû pouvoir prendre cette liberté, pour éviter la difficulté de la prononciation, qui eſt fort différente de l’apparence des noms.

PERSONNAGES.

LES HOMMES.

Le Chevalier FOPINGTON, vieux garçon qui ſe croit à la mode.

FENTON, une eſpece de Virtuoſe.

BRINDLEY, agent de change.

TOBIE PRIM, Quakre, marchand.

Tous quatre Tuteurs de Mis Anne Delby.

Le Colonel FAINAL, amoureux de Mis Delby.

FRIMAN, marchand, ami du Colonel.

TRANCAR, marchand de vin tenant taverne.

SIMON SCRUPLE, Apôtre des Quakres de Penſilvanie.

LES FEMMES.

Mis ANNE DELBY, orpheline, riche de trente mille livres ſterling.

SARA PRIM, femme de Tobie Prim.

BETTY, ſuivante de Mis Delby.

Une femme maſquée.

Valets & Garçons de caffé & de taverne.

La Scene eſt à Londres.

L’ORPHELINE.

ACTE PREMIER.


Scène PREMIÈRE.

Le Théatre repreſente une taverne.

Le Colonel FAINAL &

FRIMAN, bûvant une

bouteille de vin.
Friman.

Allons, mon Colonel, à votre ſanté… Qu’est-ce donc ? vous voilà auſſi triſte que ſi vous étiez amoureux… Quelque beauté pendant votre ſéjour à Bath auroit-elle enlevé votre cœur ?

Le Colonel.

Ah ! Friman, il en eſt bien quelque choſe… J’ai vû là une jeune Lady, dont les charmes ont allumé plus de feux chez moi que toutes les eaux n’en pourroient éteindre.

Friman.

Les femmes ſont de ces animaux qui portent leur poiſon ; mais auſſi elles ont leur antidote… Eſt-ce qu’on ne peut pas l’avoir, mon Colonel ?

Le Colonel.

C’eſt une entrepriſe bien difficile ; cependant je fuis réſolu de l’eſſayer. Peut-être, mon cher Friman, pourrez-vous m’y ſervir : vous autres marchans, vous vous connoiſſez les uns & les autres… Cette jeune Lady m’a dit qu’elle étoit ſous la tutelle de quatre gardiens.

Friman.

Eh quoi ! ſeroit-ce Mis Anne Delby ?

Le Colonel.

C’eſt elle-même… La connoîtriez-vous ?

Friman.

Si je la connois !… oh ! par ma foi, mon Colonel, votre condition eſt plus déſeſpérée que vous ne pouvez l’imaginer. Cette malheureuſe enfant eſt l’objet de la pitié de toute la ville, & l’opinion de tout le monde eſt qu’il faudra qu’elle meure vierge.

Le Colonel.

Pourquoi donc ?… N’y a-t’il pas quelque ame charitable dans cette ville ?…… Mais elle eſt femme… Elle trouvera quelque reſſource, à ce que j’eſpere.

Friman.

Ma foi, je ne fais ce qu’elle eſt, il vaudroit mieux pour elle qu’elle fût quelqu’autre eſpece d’animal… L’homme qui tient cette maiſon a ſervi ſon pere ; c’eſt un très-bon garçon : il pourroit nous être utile ; envoyez-le chercher pour boire avec nous ; il nous contera ſon hiſtoire, & nous inſtruira.

Le Colonel.

Mais peut-on ſe confier à lui ?

Friman.

Oh ! je lui confierois le ſecret de ma vie. Il m’a des obligations ; il fera tout pour moi ; c’eſt moi qui lui fournis ſon vin. (Il frappe.)

Le Colonel.

Je le connois un peu auſſi. J’étois autrefois d’un claub qui ſe tenoit ici.

Un Garçon, qui entre (de loin).

Allo… Allo…

Meſſieurs, appellez-vous ?
Friman.

Oui ; fais monter ton maître.

Le Garçon. (en s’en allant.)

Oui, Monſieur.

Le Colonel.

Connoiſſez-vous quelques-uns de ces tuteurs ?

Friman.

Oui, j’en connois deux très-bien : mais voici notre homme ; il vous rendra, d’eux tous, un meilleur compte que moi.



Scène II.

LE COLONEL, FRIMAN, TRANCAR.
Friman.

Bon jour, Monſieur Trancar ; voulez-vous boire un verre de vin avec nous ? C’eſt une maxime ſûre parmi les buveurs, que tant que le maître de la maiſon eſt avec ſes hôtes, ils ſont toûjours ſûrs d’avoir le meilleur vin.

Trancar.

Ma foi, Monſieur, je vous le donne auſſi bon que vous me le vendez… Ah ! Monſieur le Colonel, je ſuis votre ſerviteur ; depuis quand êtes-vous à la ville ?

Le Colonel.

Je vous ſuis très-obligé, Monſieur Trancar.

Trancar.

Par ma foi, Monſieur le Colonel, je ſuis auſſi aiſe de vous voir que s’il m’arrivoit cent tonneaux de vin François paſſés en fraude. À votre ſanté… (Il boit) Mais, quoi vous ne me paroiſſez pas ſi joyeux que de coûtume ; ſeriez-vous malade ?

Friman.

Il a une femme en tête. Notre hôte, ne pourriez-vous pas lui être utile à quelque choſe ?

Trancar.

Si cela eſt en mon pouvoir, je le veux de tout mon cœur ; j’aime à ſervir mes amis. De quoi eſt-il queſtion ?

Le Colonel.

C’est une commiſſion qui va aſſez à votre vacation.

Trancar.

Oui, je vous entens ; c’eſt au bout de la ville qu’il faut vous adreſſer ; vous trouverez-là des hôtes obligeans, de jolies hôteſſes, & des garçons adroits qui ont bientôt gagné une groſſe fortune à leur maître : mais, nous autres citadins, nous ne faiſons autre choſe que tromper ſur notre vin… Quelle eſt donc cette Lady ?… Avez-vous bon appetit ?… Etes-vous en pleine paye, Colonel, ou réduit ?

Le Colonel.

Oh ! très-réduit.

Friman.

C’eſt un amant malheureux, Monſieur Trancar.

Trancar.

Oh ! mon Colonel, il ne faut pas s’amuſer à ſoûpirer. Il faut bruſquer les femmes : on perd le tems avec du verbiage.

Le Colonel.

Si je pouvois quelque choſe dans cette affaire, celle que j’ai en tête ſeroit bientôt ſa maîtreſſe.

Friman.

Monſieur Trancar, connoiſſez-vous Mis Delby ?

Trancar.

La pauvre enfant ! Eh ! oui vraiment, je la connois. Je l’ai menée cent fois à l’école dans des matinées bien froides. Oh ! par ma foi, ſi c’eſt-là la femme à qui vous en voulez, je vous plains, mon Colonel. Son pere étoit le plus fanatique animal que j’aie jamais connu, & le plus grand ennemi du genre humain : vous en allez juger par le teſtament qu’il a fait. Elle étoit ſa fille unique : je l’ai entendu cent fois lui ſouhaiter la mort.

Le Colonel.

Pourquoi donc ?

Trancar.

Il haïſſoit tout ce qui s’appelle poſtérité. Il auroit voulu que toute la race humaine fût expirée avec lui. Il juroit ſouvent que s’il avoit eu un fils, il l’auroit approprié pour en faire une haute-contre à l’opéra.

Friman.

C’eſt une ſinguliere idée dans un pere.

Trancar.

Il est mort riche de trente mille livres ſterling qu’il a laiſſés à ſa fille, à condition qu’elle ne ſera mariée que du conſentement unanime des tuteurs qu’il a nommés : mais c’eſt ce qui n’arrivera jamais ; car il l’a laiſſée entre les mains de quatre gens auſſi oppoſés l’un à l’autre que les quatre élémens : ils la gouvernent par quartier ; & elle eſt obligée tous les trois mois de s’ajuſter à l’humeur différente de chacun de ſes tuteurs… Elle doit être nouvellement revenue de Bath.

Le Colonel.

C’eſt-là où je l’ai vûe.

Trancar.

Je le crois bien ; car le dernier quartier elle étoit ſous la garde du chevalier Fopington, qui aime à la produire en public pendant ſon regne.

Le Colonel.

Elle vint en viſite chez une Dame qui logeoit dans la même maiſon ; je la trouvai charmante, & j’eus occaſion de le lui dire. Elle me dit qu’elle n’avoit point d’éloignement pour moi ; mais que ſi je ne pouvois pas concilier les contradictions de ſes quatre tuteurs, aux caprices deſquels elle étoit ſoûmiſe, je devois ceſſer de ſonger à elle.

Trancar.

Il eſt vrai, mon Colonel, que ce ſont quatre gens de caracteres bien opposés. Je vais vous en faire le portrait en raccourci. L’un est une eſpece de virtuoſe, ridicule, demi-eſprit, abſolu & très-arrogant ; adorateur de tout ce qui eſt antique & étranger, il ne porte que des habits qui étoient à la mode il y a cent ans ; il eſt enchanté des voyageurs, & croit plus au livre de Paul Lucas, qu’à toute la Bible.

Le Colonel.

Ce doit être un rare homme à voir.

Trancar.

L’autre eſt un agent de change, un drole qui ſe donneroit au diable pour gagner de l’argent, & qui tromperoit ſon pere dans un marché, grand intriguant dans le commerce ; & qui hait tout homme qui porte une épée.

Friman.

Il eſt ſurtout grand admirateur de l’économie Hollandoiſe, & jure que cette nation entend mieux le commerce qu’aucune qui ſoit ſous le ſoleil.

Trancar.

Le troiſieme eſt un vieil agréable qui a le printems dans ſa tête & ſur, ſes habits, mais l’hyver ſur ſon viſage & à ſes talons : il admire toutes les nouvelles modes Françoiſes ; il aime l’opéra, les aſſemblées & les maſcarades, & eſt toûjours le plus recherché dans ſes habits quand il y des fêtes de naiſſance.

Le Colonel.

Voilà vraiment des gens bien oppoſés l’un à l’autre : mais quel eſt le quatrieme ?

Trancar.

C’eſt un Quakre rigide, dont le quartier commence aujourd’hui… J’ai vû Mis Delby entrer chez lui il y a environ deux heures. Elle lui a été remiſe par le chevalier Fopington. Que penſez-vous à préſent, mon Colonel ? La pauvre enfant n’eſt-elle pas bien à plaindre ?

Le Colonel.

Oui, mais il faut la ſecourir.

Friman.

Cela me paroît impoſſible.

Le Colonel.

Il n’eſt rien d’impoſſible à un amant. Que n’entreprendroit pas un homme pour une jolie femme, & pour trente mille livres ſterling ? D’ailleurs mon honneur y eſt engagé… Je lui ai promis de la délivrer… Elle m’a commandé même de la gagner, & de l’enlever, ſi je pouvois.

Friman.

Si c’étoit une entrepriſe de chevalerie, je ne doute pas que vous ne délivraſſiez votre héroïne : mais de venir à bout de tromper l’avarice, l’impertinence, l’hipocryſie & l’orgueil, demande plus d’adreſſe & de ruſes qu’un homme d’honneur n’en peut employer.

Le Colonel.

Et moi, je ſoûtiens que j’en ſortirai avec gloire. Je fuis abſolument réſolu de l’eſſayer. Dis-moi, mon cher Trancar, vois-tu quelquefois. tous ces tuteurs ?

Trancar.

Très-ſouvent, mon Colonel ; ils ont coûtume de venir tous chez moi.

Le Colonel.

Et me ſerviras-tu, quand l’occaſion le demandera ?

Trancar.

Vous pouvez compter ſur moi en tout ce que je pourrai.

Friman.

Et moi, je vous réponds de lui. Je connois très-bien Mr. Fenton & Mr. Brindley. Ce dernier a une très-grande opinion de mes relations dans le pays étranger… Dans le tems de la mort du roi de France, j’en eus la nouvelle quatre heures avant que les lettres fuſſent arrivées ; je la lui communiquai ; il acheta tout le papier qu’il put, & avec quelques paris qu’il fit, il me dit qu’il avoit gagné plus de cinq cens livres ſterling : ainſi, vous jugez bien que depuis j’ai gagné toute ſa confiance.

Le Colonel. (après avoir rèvé.)

Ne ſeroit-il pas poſſible d’avoir un habillement complet à quelques-unes de ces fameuſes boutiques de fripier, pour m’équiper en petit maître François.

Trancar.

Oh ! non ; ces ſortes de feſſe-mathieu n’ont jamais rien de prêt qui puiſſe convenir à un honnête homme : mais vous tombez comme diable en miracle ; j’ai juſtement ce qu’il vous faut, en velours & en brocard d’or… Ce ſont les habits d’un certain marquis François, qui ayant perdu au jeu tout ſon argent, & n’ayant pas le ſou pour retourner en France, les mit en gage chez moi ; il m’avoit promis de les retirer quelque tems après, mais je n’ai plus entendu parler de lui.

Friman.

Il n’a pas apparemment encore aſſez jeûné pour réparer cette perte.

Le Colonel.

Eh ! bien, moi, je payerai les habits… Mais il me faut encore trouver trois ou quatre grands droles à qui je puiſſe faire porter une belle livrée. Ne puis-je pas les avoir ?

Friman.

Attendez… J’ai un frere qui eſt nouvellement revenu des Indes, il vous accommodera à merveilles ; il a amené trois ou quatre domeſtiques ; il a deux negres, un mulâtre & un françois ; ils ne ſavent pas un mot d’Anglois ; ainſi ils ne peuvent faire de qui pro quo.

Le Colonel.

Excellent… Je paſſerai pour un prince étranger. J’attaquerai d’abord ce vieil agréable de gardien… Où demeure-t’il ?

Trancar.

Ma foi, je crois que c’eſt aux environs de S. James. Je ne peux pas bien vous dire la rue ; mais il n’y a point de porteurs de chaiſes qui ne vous l’enſeignent.

Friman.

Oh ! vous le trouverez ſûrement à onze heures au parc ; au moins je n’y ai jamais paſſé à cette heure-là, que je ne l’y aie rencontré… Mais quel eſt votre deſſein ?

Le Colonel.

De l’y aller trouver ; de tâcher de l’y joindre, d’entrer en converſation avec lui, & de ſavoir quelles ſont ſes vûes ſur cette jeune Lady.

Friman.

Et que cela vous ſervira-t’il ?

Le Colonel.

Je ne ſais… Mais je prendrai mes meſures ſur ce que j’aurai pû découvrir.

Trancar.

C’eſt une entrepriſe bien difficile, Mr. le Colonel, à ce qu’il me ſemble : mais tout coup vaille ; je vais toûjours boire celui-ci à vos ſuccès.

Le Colonel.

C’eſt quelque choſe d’aſſez fou en apparence, je l’avoue ; mais le haſard peut me faire réuſſir… Allons, notre hôte, voyons toûjours les habits. Vous, mon cher Friman, je compte que vous direz un mot à Trancar, pour convenir où nous nous retrouverons au beſoin. Envoyez-moi ma ſuite d’Indiens au plutôt.

Friman.

Vous les aurez dans l’inſtant. (Il ſort.)

Le Colonel.

Bien hardi fut l’homme qui s’aventura d’abord ſur la mer.

Plus hardis encore furent les premiers amans aventuriers. Les ſentiers de l’amour ſont obſcurs & dangereux. Celui qui s’y engage ſans guide & ſans étoile mérite bien de gagner ſa belle.




Scène III.

Le Théatre repréſente la maiſon de Tobie Prim… Quakre.
MIS DELBY & BETTY ſa ſuivante.
Betty.

Eh ! mort de ma vie, Mademoiſelle, pourquoi tant vous chagriner, & vous tourmenter ſi fort ? C’eſt leur donner trop d’avantage ſur vous.

Delby.

Serai-je donc expoſé toute ma vie aux contradictions de l’humeur des autres, & montrée au doigt par toute la ville… Oui, je me déchirerois le viſage… Je maudis bien l’heure où je ſuis née… N’eſt-il pas bien étrange qu’il faille aujourd’hui que je remette ces indignes habits de Quakre… À mon âge… Quand j’étois enfant, ils pouvoient me faire porter toutes les nippes qu’ils avoient en fantaiſie… Mais à préſent.

Betty.

Oh ! pour cela, je m’y entêterois… J’aimerois mieux qu’ils fuſſent pendus, que de remettre aujourd’hui ce ridicule bonnet pincé.

Delby.

Je ne dois plus eſpérer aucun moment de repos. Cette terrible Quakereſſe ne m’a-t’elle pas déjà rompu la tête par ſes leçons ? Elle m’a annoncé que je ne ſortirois de plus d’un mois… Que ferai-je donc, ma chere Betty ?

Betty.

Eh ! que ne pouvez-vous pas faire, ſi vous voulez vous le bien mettre en tête ?… Mariez-vous, Mademoiſelle.

Delby.

Quoi !… je verrai aller toute ma fortune à bâtir des égliſes & des hôpitaux.

Betty.

Eh bien, laiſſez faire… Si ce Colonel vous aime autant qu’il le proteſte, il vous épouſera ſans cette fortune. Vous aurez la ſienne ; & je vous aſſûre que d’être la femme d’un Colonel, n’eſt pas une choſe à mépriſer. Ce poſte rapporte bien ſuffiſamment pour maintenir une femme très-honorablement.

Delby.

Ainſi tu me conſeilles de laiſſer aller mon bien à tous ces gens-là, & de me jetter dans les bras du Colonel ?

Betty.

Moi, je vous conſeille, Mademoiſelle, de vous tirer de l’état affreux où vous êtes.

Delby.

Ah ! Betty, ce n’en eſt guere-là le moyen ſûr. Il y a de certaines cérémonies qu’il faut obſerver avant le mariage, ſans leſquelles je pourrois rendre ma condition encore pire qu’elle n’eſt. Quand une femme a aſſez de bien pour rendre un homme heureux, s’il a de l’honneur & de l’éducation, il doit auſſi chercher à faire ſon bonheur. L’amour fait ordinairement une triſte figure dans une maiſon où les malheurs de la pauvreté ſe font ſentir.

Betty.

Vous mourrez donc fille ma pauvre maîtreſſe ?

Delby.

Ah ! ſi je pouvois faire paſſer ma fortune entre les mains de celui que j’aime.

Betty.

Vous avez beau me dire ; vous n’aimez pas tant le Colonel que vous le penſez, puiſque vous ne ſavez pas prendre une réſolution.

Delby.

C’eſt parce que je l’aime, Betty, que je prends celle de ne me pas jetter entre ſes bras.

Betty.

Mais vous attendez-vous qu’il fera des miracles ? Eſt-il poſſible qu’il vous épouſe jamais avec le conſentement de vos quatre tuteurs ?

Delby.

Oui ;… ou il ne m’épouſera point du tout. Je le lui ai dit ; & il m’a paru que cette difficulté ne l’a pas découragé… Il m’a promis qu’il me tireroit de cet eſclavage ; & moi, ſous cette condition, je lui ai promis de le rendre maître de toute ma fortune & de ma liberté.

Betty.

Oui, j’ai lû quelquefois qu’il y avoit eu des chevaliers errans, qui avoient détruit l’enchantement de certains châteaux, des géans tués, & des monſtres détruits. Ainſi je ſerai moins ſurpriſe, ſi le Colonel peut par quelque force magique, vous tirer des mains de vos quatre terribles gardiens. S’il le fait, je vous avoue qu’il méritera bien de vous poſſéder avec toute votre fortune.

Delby.

Tu peux bien compter auſſi, ma chere Betty, qu’il l’auroit toute entiere, & dix fois autant ſi je l’avois… Car je t’avouerai franchement que j’aime le Colonel plus que tout autre homme que j’aie vû. C’eſt quelque choſe de ſi aimable qu’un militaire : ils ont un certain je ne ſais quoi qui les rend plus agréables que les autres hommes ; leur air, leur phyſionomie ſemblent nous dire : Nous ſommes vos défenſeurs ; nous conſervons vos beautés contre les attaques de l’ennemi. Tu m’avoueras qu’ils doivent être préférés à un tas d’oiſifs, qui, orgueilleux de la fortune de leur pere, ſe pavannent dans leurs caroſſes, & croient nous faire grace quand ils nous regardent.

Betty.

Oui, Mademoiſelle, il faut l’avoüer ; l’armée nous avoit enlevé tout ce que nous avions de plus aimable en hommes… Mais heureuſement la paix nous les a rendus. Ma foi, un plumet & du galon ont de puiſſans charmes.

Delby.

Tu plaiſantes !… Mais à mes yeux, ce Colonel a tous les avantages de l’eſprit & de la figure… Ô, vous, Puiſſances qui favoriſez les amans ! Dieu d’amour que j’implore ! aſſiſte mon cher Fainal.

Prête-lui tes armes pour ſeconder ſon deſſein, & fais que ſes intrigues ſoient auſſi triomphantes que ſes traits.

Fin du premier Acte.

ACTE II.

Le Théatre repréſente le Parc.

Scène PREMIÈRE.

LE COLONEL FAINAL,

très-bien mis, & trois Valets

à ſa ſuite.
Le Colonel.

Il ne me manque plus que de rencontrer ce vieil agréable… Parbleu ! il me ſemble que j’ai l’air aſſez piquant ; me voici plus pimpant qu’aucun comte Italien ou marquis François… Sûrement je découvrirai quelque part ce vieux chevalier… Ah ! je l’apperçois là-bas… Il en conte à un maſque femelle : par ma foi, promenons-nous dans le mail, & tâchons de nous aſſeoir près de lui.




Scène II.

La Décoration change, & découvre Fopington ſur un banc à côté d’une femme maſquée.

Le Chevalier FOPINGTON, une

FEMME maſquée, FAINAL

& ſa ſuite vûs de loin.
Fopington.

Eh ! bien, la belle, gardez-vous réellement une grande fidélité à votre amant ?

La Femme

Oh ! pour cela, oui, Monſieur… Ah ! ah ! qui eſt-ce que je vois venir là-bas ? Pardi, il eſt d’une jolie figure & bien brillant.

Fopington

Ha ! c’eſt ſûrement un étranger, car ſes valets marchent ſur ces talons… Il paroît homme de qualité. C’eſt un ſeigneur François ; je le reconnois à ſa démarche.

La Femme

Il traverſe… Il approche, comme s’il vouloit s’aſſeoir près de nous.

Fopington

Il t’en veut apparemment, mon

enfant.


Scène III.

LES MESMES.
La Femme.

À quel propos y viendroit-t’il ?

Fopington.

Vous voulez donc être cruelle ?

Le Colonel, (s’aſſeyant.)

Ce ſeroit une grande cruauté réellement, Madame, ſi vous refuſiez quelque choſe à un auſſi bel homme.

La Femme.

Oh ! Monſieur, je ne ſuis pas ſi attachée à l’extérieur.

Le Colonel, (bas à Fopington.)

Je ne la crois cependant pas ſi grande connoiſſeuſe de l’extérieur.

Fopington.

Je ſuis bien de votre avis, Monſieur ; car ces ſortes de femmes ne connoiſſent guere que le prix de ce que nous avons dans nos poches.

La Femme.

Des créatures comme vous autres portent en vérité auſſi plus de valeur dans leurs poches que dans leur tête.

Fopington.

Quelle heure eſt-il à votre montre, Monſieur le Marquis, j’ai laiſſé tomber la mienne ?

Le Colonel.

Il eſt onze heures & demie, Monſieur le Comte… (Il remet ſa montre & tire ſa tabatiere.)

Fopington.

Permettez-vous, Monſieur.

Le Colonel.

Monſieur, vous me faites honneur.

Fopington.

Il parle bien, quoiqu’il ſoit étranger… Cette boëte eſt délicieuſement belle, & le tabac prodigieuſement bon ; c’eſt un ouvrage de France, à ce que je préſume.

Le Colonel.

Je l’ai achetée à Paris, Monſieur ; j’en crois le travail extrèmement bien fini.

Fopington.

Fini… Cela eſt exquis, admirable… Puis-je, Monſieur, prendre la liberté de vous demander quel eſt le climat aſſez heureux, pour pouvoir ſe vanter d’avoir donné naiſſance au cavalier le plus accompli qu’il y ait dans l’univers ?… C’eſt ſans doute la France.

Le Colonel.

Vous ne me croyez donc pas Anglois ?

Fopington.

Non, ſur ma parole, je ne le crois pas.

Le Colonel.

J’en ſuis fâché.

Fopington.

Il eſt impoſſible, Monſieur, que vous ſouhaitiez d’être Anglois… Jamais cette iſle n’a produit un homme qui ait les graces que je vous vois.

Le Colonel.

Oh ! pardonnez-moi, Monſieur ; & ceci vous en fera connoître un qui l’emporte infiniment ſur moi. (Il tire un miroir de poche qu’il met devant le viſage de Fopington.)

La Femme.

Pardi, voilà de grands faquins… Je ſuis excédée de les entendre ſe loüer… On ne gagne jamais rien avec ces animaux-là ; pas même un pauvre dîner, à moins qu’on ne ſe contente d’une ſoupe & d’une ſalade. (Elle s’en va.)

Fopington.

Comment ! vous nous quittez, Madame ? Ah ! ah !

Le Colonel.

Elle voit bien que ce ſeroit perdre ſon tems avec nous. Ah ! ah !… je ne ſais pas trop, Monſieur, comment vous titrer. À votre air, ſûrement vous avez un titre diſtingué.

Fopington.

Ainſi les grandes ames jugent des autres par eux-mêmes ; je n’ai, Monſieur, que celui de chevalier. Mon nom eſt le Chevalier Fopington.

Le Colonel.

D’extraction Françoiſe ?

Le Chevalier Fop.

Oui, mon pere étoit François.

Le Colonel.

On s’en apperçoit aiſément. Il y a une certaine gaité, une gentilleſſe particuliere, qui nous diſtingue partout. (Car je vous avouerai naturellement que je ſuis François.) Une perſonne comme vous, feroit bien de l’honneur à un titre de baron[1].

Fopington.

Je vous avoue qu’on m’en fit offre il y a quelque tems ; mais je hais tout embarras… Il faudroit épouſer quelque parti.

Le Colonel.

Vous avez grande raiſon… Un homme de bon air ne doit jamais s’embarraſſer des affaires politiques. La parure, les plaiſirs, & les intrigues amoureuſes doivent occuper tout ſon loiſir.

Fopington.

Oh ! l’amour ſur tout.

Le Colonel.

C’eſt bien auſſi mon avis.

Fopington.

Parbleu ! cet homme eſt charmant… Il faut que je vous embraſſe ; vos ſentimens ſont ſi bien d’accord avec les miens, qu’il me ſemble que nous n’ayons qu’une même ame.

Le Colonel

J’en ſerois bien faché… Monſieur, vous me faites trop d’honneur.

Fopington.

Votre air, vos graces m’ont dit au premier coup d’œil que vous n’aviez rien de commun avec la groſſiereté des habitans de cette iſle. Pourrois-je, Monſieur, ſavoir votre nom ?

Le Colonel.

Mon nom eſt De Fainal, à votre ſervice.

Fopington.

Les De Fainal ſont François ; je le ſais, quoiqu’il y en ait grand nombre en Angleterre depuis quelques années. J’étois bien ſûr que vous étiez François. Comment aurois-je pû vous prendre pour un Anglois ? Nous n’en avons pas un qui approche de cet air diſtingué, qui vous fait remarquer.

Le Colonel.

Oh ! pardonnez-moi, Monſieur, cette nation a deux choſes entr’autres qui la rendent ſupérieure aux autres nations.

Fopington.

Comment ! & quelles ſont elles ?

Le Colonel.

Vos femmes & vos lois.

Fopington.

Pour nos lois, il eſt vrai qu’elles l’emportent ſur les autres par leur ſageſſe… Mais pour nos femmes, je ne les trouve pas merveilleuſes… J’en ai tant vû de belles dans tous les pays que j’ai parcourus.

Le Colonel.

Il faut avoüer qu’il y en a de jolies en France, en Italie, en Allemagne, & même en Hollande où elles ſont rares : mais parlez-moi des belles Angloiſes. Où en trouve-t’on de pareilles ? Des tailles ſi bien proportionnées, des traits ſi réguliers, & des yeux ſi beaux & ſi pénétrans ?

Fopington.

Ah ! parbleu, vous en tenez, mon beau garçon.

Le Colonel.

Non, je vous le jure, Chevalier… Mais je vous déclare que je ne connois point d’amuſement ſi agréable que la converſation des femmes… Je ne peux pas ſouffrir qu’on paſſe ſon tems à boire.

Fopington.

C’eſt mon même goût poſitivement… Un bal, une aſſemblée ſont aſſûrément préférables à toutes les productions de la Champagne & de la Bourgogne.

Le Colonel.

Ah ! que vous penſez juſte ! J’eſpere bien auſſi que les gens de qualité auront un grand ſoin de ſoûtenir Faxhal & Reneha.[2]

Fopington.

Les femmes auſſi m’ont bien aſſûré que cela deviendroit une partie de la conſtitution de l’Etat, pour laquelle je ſouſcrirai pour cent guinées. Cela ſera d’une grande utilité au public.

Le Colonel.

Oui, oui, cela peut ennoblir le ſang de la cité… Pardonnez-moi cette queſtion, Monſieur le Chevalier : êtes-vous marié ?

Fopington.

Moi, marié ! Non, je vous le jure, & je ne crois pas même que je prenne jamais cet honorable état. J’ai le cœur trop tendre pour le beau ſexe.

Le Colonel. (à part)

Je crois qu’il ne vous le rend guere.

Fopington.

Je ſuis avec les femmes tout au mieux ; vous pouvez m’en croire, & vous penſez bien que, pour une heureuſe que je ferois, je ne m’expoſerai pas à en offenſer peut-être un millier qui ſeroient furieuſes.

Le Colonel.

Le mariage eſt réellement une grande réduction pour un homme de goût : il y perd beaucoup de plaiſirs ; mais il y joüit d’une vie tranquile ; il s’endort ſans crainte, & s’éveille ſans peines.

Fopington.

Il y a bien quelque choſe de cela mais, ma foi, une femme n’eſt qu’un bon plat pour un eſtomac bourgeois ; à nous autres délicats, il nous faut des mets plus frians. N’eſt-il pas vrai, Monſieur le Comte ?

Le Colonel.

Je me ſuis donc bien trompé… Je m’imaginois que vous étiez marié à cette jeune Lady que je vis il y a quelques jours dans votre caleche, près S. James.

Fopington.

Qui ? Mis Delby. Oh ! non, je ne ſuis que ſon tuteur… Son pere, le plus fantaſque des hommes, m’a nommé avec trois autres, qui ſont les plus ſinguliers animaux de l’univers… La pauvre enfant me fait grande pitié. Je crois que jamais lignée ne ſortira d’elle.

Le Colonel.

N’y auroit-il pas quelque remede ?… Je m’imagine, Monſieur le Chevalier, que ſi cette jeune perſonne m’en donnoit la permiſſion, je trouverois quelque moyen de la tirer de-là.

Fopington.

Oh ! pour elle, je crois qu’elle ne demanderoit pas mieux que d’être défaite de nous tous : mais il y a un petit inconvénient ; c’eſt que cette jeune fille ne ſauroit diſpoſer d’elle ſans le conſentement de ſes quatre tuteurs… Ou elle n’aura pas un ſou de ſon héritage… Pour moi, je n’agréerai jamais qu’un homme de goût & de bel air… Les autres ont auſſi chacun leur manie à ſatisfaire… Mais, pour ma part, je vous déclare que je vous donnerois la préférence ſur tous les hommes que j’ai vûs.

Le Colonel.

Et moi, je vous jure que je la préférerois à toutes les femmes.

Fopington.

Je voudrois qu’elle fût mariée ; car je déteſte le rolle de tuteur, ſur tout avec des aſſociés auſſi biſarres. Je ſuis réſolu de n’être jamais d’accord avec eux, & je m’imagine qu’ils ſont de même à mon égard.

Le Colonel.

Je voudrois par curioſité avoir votre conſentement pour les éprouver.

Fopington.

Oh ! de tout mon cœur ; je n’ai rien à refuſer à un homme de votre mérite.

Le Colonel.

Je vous ſuis extrèmement obligé.

Fopington.

Mais, de bonne foi, eſt-ce que vous aimeriez le mariage ?

Le Colonel.

J’ai toûjours eu de l’averſion pour ce lien-là ; mais je crois que je pourrois le ſoûtenir avec cette jeune perſonne.

Fopington.

Voilà donc le ſeul endroit par où nous différons : mais vous avez tant de mérite d’ailleurs que je peux vous paſſer ce défaut ; car c’en eſt un dans un homme de votre figure.

Le Colonel.

Donnez-moi donc votre conſentement pour épouſer Mis Delby.

Fopington.

Vous l’allez avoir. Donnez-moi ſeulement le tems d’entrer dans le caſſé de S. James, où nous trouverons une plume & de l’encre… Mais je vous préviens que vous n’en tirerez aucun avantage, ſi vous ne trouvez pas un moyen pour obtenir celui des autres tuteurs… Je m’offre cependant à vous introduire chez eux. Elle eſt actuellement entre les mains d’un Quakre, à qui je l’ai remiſe ce matin. Je vais vous mettre au fait de leur caractere, en chemin faiſant… Hai… Champagne… Bourguignon, la Fleur… Où ſont donc ces marauds-là ? Faites avancer mon caroſſe.

Le Colonel.

Le Noir, le Brun, le Blanc… Morbleu ! où ſont ces coquins-là ? Allons, Monſieur le Chevalier.

Fopington.

Ah ! pardonnez-moi, Monſieur.

Le Colonel.

Je n’en ferai rien, je vous le jure.

Fopington.

Voilà ſûrement l’homme le plus poli de l’Europe. (Ils ſortent.)



Scène IV.

Le Théatre repréſente la maiſon de Tobie Prim.
MIS DELBY ſuivie de SARA PRIM.
S. Prim.

Tu ne m’obéiras donc pas : mais penſes-tu réellement que tous ces falfabas te conviennent ?

Delby.

Oui, vraiment je le penſe.

S. Prim.

Que penſeroient de moi tous les gens ſages, ſi je n’étois miſe plus modeſtement que toi, Nanine ?

Delby.

Ils penſeroient que vous êtes moins hypocrite que vous ne voulez le paroître, Madame Prim.

S. Prim.

Ah ! Nanine, Nanine, ce maudit Fopington te perd… Satan & ſon orgueil ſont entrés dans ton cœur pendant les trois mois de ſa garde. Tu es devenue un ſcandale aux gens ſimples & ſages.

Delby.

Eh ! qui ſont-ils ces ſages ? Sont-ce vos bonnets pincés, & vos habillemens ſinguliers, qui ſont la marque ſûre de l’innocence ? Car votre vertu ne conſiſte que dans votre attirail de Quakereſſe, Madame Prim.

S. Prim.

Ils ne conſiſtent pas du moins dans des chignons friſés, des viſages mouchetés, & des cous nus… Ah ! combien notre ſiecle eſt perverti ! Les femmes de l’âge de l’innocence ne connoiſſoient pas les paniers.

Delby.

Elles ne connoiſſoient pas non plus l’affectation du langage ni de l’habillement ; n’eſt-il pas vrai, Madame Prim ? Car vous avez plus d’orgueil & de fauſſeté cachés ſous votre ſimplicité apparente, que nous n’en avons tous ſous la plus brillante parure : mais le monde n’en eſt plus la dupe ; on connoît votre pruderie.

S. Prim.

Pruderie !… Quoi !… Ils inventent donc de nouveaux mots comme de nouvelles modes ?… Oh ! ſiecle perdu ! tu me ſais grande pitié… Pauvre Nanine, on te trompe bien… Lequel, dis-moi, reſſemble plus à un ſaint ou à un pécheur, ton habit ou le mien ? Ton ſein nud n’eſt découvert que pour ſéduire par les yeux ceux qui paſſent près de toi… pour exciter la fragilité de l’humaine nature, & corrompre l’ame par de violentes paſſions.

Delby.

Et, dites-moi, je vous prie, Madame Prim, qui eſt-ce qui a corrompu votre fils Tobie avec cette paſſion ? Votre ſervante Rachel portoit cependant un mouchoir ſur ſa gorge, & cependant ce ſaint eſt devenu un pécheur.

S. Prim.

Là ! répans ta malice… Il eſt vrai, ſatan inſpira dans ce moment-là mon fils Tobie & ma ſervante Rachel ; mais c’eſt que le malin eſprit étoit devenu cette fois le plus fort, & tous deux furent contrains de ſe ſoûmettre à ſes volontés. Ce ne fut pas par aucune provocation extérieure ; mais par un mouvement intérieur auquel on eſt forcé de céder… Il n’a point été tenté ni corrompu par les attraits empoiſonneurs de ce ſiecle, & ſes yeux n’étoient point ébloüis par les charmes de la beauté.

Delby. (à part.)

Non, non… Il en faut convenir ; car il eſt fort laid.

S. Prim.

D’ailleurs, Rachel eſt de nos fideles ; il n’a point péché avec une étrangere.

Delby.

Ainſi, vous tenez ce péché pour rien, pourvû que cela ſe paſſe entre gens de votre digne ſecte. Vous êtes une excellente caſuiſte.



Scène V.

TOBIE PRIM, SARA PRIM, MIS DELBY.
T. Prim. (D’un ton lent & pédant.)

Elle n’a pas mis bas encore cette vanité. Pourquoi, Anne ? Pourquoi, Sara, ne lui as-tu pas fait défaire ?

S. Prim.

Elle ne l’a jamais voulu.

T. Prim.

Cache ce ſein ; ſa nudité trouble chez moi l’homme extérieur : couvre-le, Anne, prends ce mouchoir.

Delby.

Je ne ſaurois ſouffrir un mouchoir ſur ma gorge, quand il ne fait pas froid, Monſieur Prim.

S. Prim.

Je lui ai cependant vû porter un mouchoir, & même un maſque dans l’été.

Delby.

C’étoit pour n’être pas brûlée du ſoleil.

T. Prim.

Si tu ne peux ſupporter les rayons du ſoleil, comment veux-tu donc que les hommes ſupportent les tiens. Ton ſein enflamme les deſirs ; il faut le cacher. (Il veut lui faire prendre un mouchoir.)

Delby.

Laiſſez-moi donc en repos, Monſieur Prim… Laiſſez-moi, vous dis-je. Serai-je toûjours tourmentée de cette étrange façon. Il n’y a point de condition égale à la mienne… La fatuité, la folie, l’avarice & l’hypocriſie ſont ſans ceſſe autour de moi pour me perſécuter tour à tour… Il faut que je change de figure au gré de tous ces tyrans. Je ne penſe pas que mon pere ait jamais eu intention de m’expoſer à pareil ſupplice. Non, ſûrement, vous vous donnez tous une autorité qu’il n’eſt pas poſſible qu’il ait voulu vous laiſſer.

T. Prim.

Écoute, Anne… Tu appelles donc tyrannie un bon conſeil. Eſt-ce que nous te tyranniſons, ma femme & moi, quand nous voulons t’ôter des habillemens qui conduiſent au péché. (Il veut la toucher.)

Delby.

Ô ciel ! délivrez-moi de ces gens-là… Ou je me déſeſpérerai… (Elle court autour de la chambre.)

S. Prim.

Eh ! bien, te voilà décoiffée, & ta gorge toute agitée… On voyoit déjà aſſez ton ſein… Fy ! les vilains Tailleurs qui ſont ainſi les corps !

Delby.

Je voudrois être morte… Tuez-moi donc plutôt que de me traiter ainſi !…

T. Prim.

Te tuer, mon enfant ! tu crois joüer quelque comédie… Te tuer !… Mais, dis-moi, Anne, es-tu préparée pour mourir ?… Non, non, tu aimerois mieux, je penſe, avoir un mari… Tu voudrois avoir un caroſſe doré avec de grands coquins de laquais derriere, pour te faire admirer dans les rues, & aller dans le cercle de la vanité, avec les princes & ceux qui gouvernent la terre, qui s’engraiſſent de la ſubſtance d’autrui : mais j’y mettrai bon ordre. Je ne donnerai pas le bien de ton pere à diſſiper à ces gens-là ; tu n’en épouſeras jamais un pareil de mon conſentement.

Delby.

Je le crois bien ; vous me réſervez ſans doute pour quelqu’un de votre ſecte.

T. Prim.

Il eſt vrai, Anne, & jamais d’autres n’auront mon conſentement, je t’en aſſûre.

Delby.

Et, moi, je vous aſſûre que je me ferois plutôt papiſte, pour mourir dans un couvent.

S. Prim.

Oh ! la malheureuſe !

Delby.

Oh ! ſtupidité !…

T. Prim.

Ô aveuglement de cœur !

Delby.

Ne m’irritez pas, hypocrite que vous êtes ; il y a long-tems que vous trompez le monde. Je veux que votre femme juge elle-même de votre pureté… Eſt-ce par inſpiration de l’Eſprit-Saint que vous preſſiez ſi fort Marie un ſoir dans l’office, quand elle ſe plaignoit que vous la baiſiez ſur la gorge ? Vous n’aviez pas d’averſion dans ce moment-là pour un ſein nud. Vous lui diſiez avec vivacité : montre, montre-moi un peu ta gorge. Vous ſouvenez-vous, Monſieur Prim, de ces mots ?

S. Prim.

Que dit-elle donc, Tobie ?

T. Prim.

Je ne l’entens pas, Sara…… (à part.) Comment a-t’elle pû entendre cela ?… Cela ne devroit pas avoir été entendu d’oreilles profanes comme les ſiennes… J’en ſuis vraiment troublé. (Il entre un valet.)

Le Valet.

Fopington, qu’on appelle Monſieur le Chevalier, eſt là-bas, & un autre avec lui, dis, les ferai-je monter ?

T. Prim.

Oui. (Le Valet s’en va.)



Scène VI.

T. PRIM, S. PRIM, MIS

DELBY, FOPINGTON

& le Colonel FAINAL.
Fopington.

Serviteur : l’ami Prim ; ah ! vous voilà auſſi, Madame Prim. Eh ! bien, qu’eſt-ce ?… Je gage que vous étiez-là à documenter la pauvre Nanine, à lui faire quelque lecture ſur vos bonnets pincés & vos grands chapeaux.

S. Prim.

Je ſuis bien ſûre moi que tu ne lui as jamais fait faire aucune lecture qui tourne à ſon bien.

Je ſens ma chair qui s’émeut à la vûe de pareils méchans ; la prudence me demande que je me retire. (Elle s’en va.)

Le Colonel. (à part.)

Ne pourrai-je trouver le moyen de lui parler ; elle me paroît charmante, je voudrois bien lui gliſſer cette lettre.

Fopington.

Et bien, Mis Delby, avez-vous mis ces gens-là à la raiſon ?

Delby.

Les malheurs de ma vie ſont inſurmontables, Monſieur le Chevalier. (à part.) L’impertinence de celui-ci m’eſt auſſi inſupportable que la ſtupidité de ceux-là.

T. Prim.

Sais-tu, ami, que ta façon de conduire cet enfant la perdra entierement ?

Fopington.

Je ſais ſeulement que nous ne ſommes pas de même avis ; mais réuniſſons-nous tous pour la marier. J’ai envoyé chercher les autres tuteurs à ce ſujet. Ils vont ſe rendre ici… J’eſpere, Nanine, que vous approuverez le mari que j’ai à vous propoſer ; & le voici. C’eſt un gentilhomme ſur lequel, je crois, vous ne trouverez rien à redire. (Il préſente le Colonel, & elle détourne la tête pour ne le pas regarder.)

Delby.

Ô ciel ! délivrez-moi de la perſécution de cet importun-là.

Le Colonel. (En s’avançant ſans qu’on le voie.)

Mademoiſelle, une belle femme, de beaux chevaux, un équipage brillant ſont en vérité les plus belles choſes qu’il y ait dans l’univers : & ſi j’étois aſſez heureux pour vous poſſéder, j’exciterois l’envie de tout le monde ; car vous ſeriez la plus belle de tout votre ſexe. (Il prend ſa main pour la baiſer ; il tâche de lui faire prendre ſa lettre, qu’elle laiſſe tomber. T. Prim l’apperçoit, & la ramaſſe.)

Delby.

Je n’ai pas l’ambition de briller ſi fort au-deſſus des autres, Monſieur.

Le Colonel.

Ainſi, voilà toutes mes eſpérances détruites.

Delby. (Reconnoiſſant le Colonel.)

Ah !… Fainal !… c’eſt-lui-même. Qu’ai-je fait ? (à part.) Je ſuis perdue ; Prim a ramaſſé la lettre.

T. Prim

Ami, je ne ſais pas ton nom ; ainſi je ne puis pas te déſigner par-là, mais tu vois que ta lettre n’a pas réuſſi, elle ne la lira pas.

Delby.

Ni vous non plus. (Elle l’arrache & la déchire.) Je la déchirerai en pieces. Je ne veux entendre parler de perſonne ni d’aucune propoſition.

T. Prim.

Fort bien, mon enfant.

Le Colonel.

Cela eſt excellent.

T. Prim.

Ami, ta parure annonce trop la vanité du ſiecle, pour obtenir mon approbation. Je n’aimerai jamais ce qui reſſemble à Fopington… Remarque cela… C’eſt pourquoi, ami, ne m’amene plus de ces jolis ſinges de ton goût ; ils ne ſeront jamais du mien.

Fopington.

Comme je ne connois pas d’ours de ton eſpece, ſûrement je n’en amenerai jamais chez toi.

Le Colonel. (à part.)

J’ai fait-là une belle ambaſſade… Mais c’est une belle place qui mérite bien d’être priſe ; je ne leverai pas encore le ſiége. Si je puis attaquer les ouvrages extérieurs, je penſe que je deviendrai aiſément maître de la ville. (Il entre un Valet.)

Le Valet.

Fenton & Brindley demandent à te voir.

Fopington.

Qu’ils montent.

Delby. (bas.)

Ah ! Fainal délivrez-moi de ma malheureuſe ſituation ; ne perdez point courage, le ciel vous ſecondera. (Elle s’en va.)

Fopington.

Sic tranſit gloria mundi…



Scène IV.

TOBIE PRIM, FOPINGTON,

FENTON, BRINDLEY, (Ce ſont les quatre tuteurs.) &

FAINAL.
Brindley.

Eh ! bien, Monſieur le Chevalier, je me ſuis rendu à votre ſemonce.

Fenton.

C’eſt ſans doute pour ce qui regarde notre pupile, que vous m’avez fait venir.

Fopington.

Oui, Meſſieurs, je voudrois ſavoir ce que vous voulez faire de cet enfant. Voulez-vous en faire une pacotille pour les Indes ?… Ou la faire deſſécher vieille fille, pour la mettre parmi vos curioſités ?

Le Colonel.

Ah ! curioſités. (à part.) C’eſt apparemment-là le virtuoſe.

Fenton.

Quoi ! que voulez-vous faire d’elle ?

Fopington.

Voici un gentilhomme que je vous propoſe pour l’épouſer. C’eſt ce que j’ai pû choiſir de mieux parmi tous les hommes de bon air & de qualité.

T. Prim.

Je te conſeille de le remettre parmi cette troupe-là, car je ne l’aime pas.

Le Colonel.

Mais, Monſieur, ſans offenſer votre formalité, quelles peuvent être vos objections ?

T. Prim

Ta perſonne, tes manieres, ton habit, ta liaiſon avec Fopington ; enfin tout ce qui t’appartient.

Fopington.

Vous êtes aſſûrément très-obligeant, Monſieur Prim.

Brindley.

Quelles affaires faites-vous, Monſieur ?

Le Colonel. (à part.)

Ah ! par cette queſtion, ce doit être là l’agent de change… (haut.) D’affaires, Monſieur ; un gentilhomme n’en fait aucune que de ſervir ſa patrie.

Brindley.

C’eſt-à-dire, que vous ne vous occupez qu’à vous parer, faire bonne chere, débaucher des filles ou des femmes & ne jamais payer vos dettes.

Le Colonel.

La cour doit vous remercier, Monſieur, de la bonne opinion que vous avez de ceux qui lui ſont attachés.

Brindley.

Et qu’avons-nous beſoin de la cour, nous autres bons bourgeois ?

Fopington.

Non ; mais elle a beſoin de vos femmes & de vos filles.

Fenton.

Avez-vous voyagé, Monſieur?

Le Colonel.

(à part.) Je ne me ſoucie pas de lui répondre à préſent… Oui, Monſieur ; mais ce n’eſt que dans des livres.

Fenton.

Dans des livres ; vraiment voilà un plaiſant voyageur. Sire, Fopington, quand vous me préſenterez un homme que je puiſſe aimer, vous aurez mon conſentement : mais pour celui-ci, je ſuis votre ſerviteur. (Il s’en va.)

Le Colonel, (à part.)

Je vous forcerai bien de m’aimer, moi… ou je me ſerois bien trompé.

Brindley.

Quand vous pourrez me convaincre, Monſieur le Chevalier, qu’un homme de bel air eſt plus utile à ſa patrie, qu’un marchand, vous aurez mon conſentement. Juſques-là, je vous prie de m’excuſer ; je n’en ferai rien. (Il s’en va.)

Le Colonel, (à part)

Nous verrons auſſi à nous ajuſter à ton goût.

Fopington.

À mon avis, vous traitez bien mal tous cette pauvre enfant.

T. Prim.

Ton opinion & la mienne different autant que nos occupations. Ami, mes affaires demandent ma préſence, & tes folies la tienne ; je te dis adieu. (Il s’en va.)

Fopington.

Voilà de la tablature pour vous, Monſieur le Comte. Dieu me damne, je voudrois les voir tous morts.

Le Colonel.

Je ne déſeſpere pas encore de les faire tous mordre à mes hameçons.

Fin du ſecond Acte.

ACTE III.


Scène PREMIÈRE.

Le Théatre repréſente la taverne.
TRANCAR & LE COLONEL, en habis Egyptien.
Trancar.

Voila toûjours un heureux commencement, & Monſieur le Colonel : vous avez gagné le conſentement de ce vieil agréable.

Le Colonel.

Oh ! j’en ai eu bon marché : mais les trois autres me donneront de la peine… Suis-je bien déguiſé ? crois-tu qu’il s’y méprenne ? Il me ſemble que j’ai l’air auſſi antique que ſi j’étois ſorti de l’arche.

Trancar.

Ma foi, Monſieur, je ne déguiſe pas mieux mon vin : mais avez-vous toute l’aſſûrance néceſſaire ?

Le Colonel.

Je n’appréhende rien de ce côté-là : l’effronterie eſt le propre d’un ſoldat.

Trancar.

Mais l’aſſûrance d’un ſoldat eſt bien différente de celle d’un voyageur. Pouvez-vous mentir de bonne grace.

Le Colonel.

Je ferai tout ce qu’il faut ; puiſque ma maîtreſſe en eſt le prix, je ne ſais rien d’impoſſible : mais crois-tu qu’il vienne ? C’est un original que ce Fenton, à ce qu’il me paroît.

Trancar.

Je ſouhaiterois que mes dettes fuſſent payées auſſi ſûrement que je ſuis certain qu’il viendra. Je lui ai dit que vous étiez un grand voyageur, que vous aviez des curioſités d’un grand prix, & que vous étiez un homme d’un goût très-rafiné ſur les raretés. Il m’a paru tranſporté de joie, & m’a prié inſtamment de vous amuſer juſqu’à ce qu’il fût venu.

Le Colonel.

Oh ! il n’a que faire de craindre que je m’en aille : apporte-nous une bouteille de vin d’Eſpagne ; nos ancêtres en buvoient.

Trancar.

Vous en allez avoir.

Le Colonel.

Mais où eſt cette trape dont tu m’as parlé ?

Trancar.

La voici, mon Colonel. (Il s’en va.)

Le Colonel.

Ma foi, ſi je peux tromper tous ces animaux-là, & délivrer ma maîtreſſe ; voilà ce qui s’appellera un grand coup… Mais je vois mon virtuoſe… Prenons cette barbe… & mettons tout à l’avanture.



Scène II.

TRANCAR, FENTON ; LE COLONEL.
Trancar. (apportant du vin & conduiſant Fenton.)

Seigneur, ce gentilhomme ayant appris que vous êtes grand voyageur, & d’un goût merveilleux pour les raretés, demande la permiſſion de vous voir, & de boire un verre de vin avec vous ; il aime auſſi paſſionnément les curioſités.

Le Colonel.

J’ai reconnu Monſieur pour tel à ſon viſage & à ſon habit. Soyez, Monſieur, le bien venu.

Fenton.

J’ai toûjours honoré les voyageurs, & ſur tout les hommes de votre réputation, qui travaillent ſans ceſſe à des découvertes. Votre habit, tout mauvais qu’il eſt, me plaît extrèmement ; il a un certain air d’antiquité que j’aime.

Le Colonel.

Auſſi eſt-il très-antique, Monſieur… Cet habit étoit celui que portoit le plus ordinairement le fameux Claude Ptolomée, qui vivoit dans l’année 135.

Trancar. (à part.)

En voici d’une bonne ; s’il continue, il emportera la paille.

Fenton.

En 135, Monſieur… En vérité, cela eſt prodigieux ; il eſt bien conſervé… Ah ! c’eſt une belle choſe que de voyager autour du monde.

Le Colonel.

Moi ! je ne donnerois pas un zeſt de toutes les modes d’à-préſent.

Fenton.

Ni moi non plus, je vous le jure… On ſe moque ici de ma ſingularité… Mais vous voyez cet habit ; c’eſt celui que portoit autrefois l’ingénieux & ſavant Jean Tradeſcant de Lambeſc.

Le Colonel.

Jean Tradeſcant… Ah ! Monſieur, venez que je vous embraſſe de toute mon ame… Ce Jean Tradeſcant étoit mon oncle du côté de ma mere. Je vous rends bien des graces de l’honneur que vous faites à ſa mémoire. C’étoit en vérité un homme bien curieux.

Fenton.

Quoi ! c’étoit votre oncle, Monſieur… Il n’eſt donc pas étonnant que vous ſoyez un homme d’un goût ſi exquis… Quoi ! vous êtes ſon parent… Je ſuis, ma ſoi, à vous de tout mon cœur. Allons, buvons à l’immortelle mémoire de ce très-honoré oncle.

Le Colonel.

Donnez-nous un verre, notre hôte.

Fenton.

Je trouve que vous avez raiſon de boire de ce vin-là. Nos grands peres, qui étoient très-ſages, ne buvoient que du vin de Canarie ; il eſt balzamique, il eſt plus ſalutaire que tous les cordiaux de nos apothiquaires. Que n’ai-je vécu du tems de votre cher oncle, ou plutôt que n’eſt-il là avec nous ? Il ſeroit bien joyeux de voir un tel neveu.

Trancar. (à part.)

Peſte ! Dieu nous en préſerve ; il gâteroit toute notre affaire.

Fenton.

Un homme de votre mérite doit avoir ramaſſé bien des raretés.

Le Colonel.

J’en ai quelques-unes ; j’ai entr’autres une idole d’Egypte ; mais cela n’eſt pas encore arrivé.

Fenton.

Dites-moi, je vous prie, quelle eſt cette idole ?

Le Colonel.

C’eſt, Monſieur, une espece de ſinge qu’ils adoroient autrefois dans ce pays-là ; je l’ai enlevé des bras d’une momie femelle.

Fenton.

Ah ! ah ! nos femmes ont encore retenu cette eſpèce d’idolâtrie ; car nous en voyons de nos jours qui portent des ſinges ſur leur ſein.

Trancar.

Bon, cela va à merveilles.

Le Colonel.

J’ai deux dents d’un Hippocentaure, choſe très-rare ; deux paires de caſſe-noix de la Chine ; une momie Egyptienne.

Fenton.

N’avez-vous point un Crocodile ?

Le Colonel.

J’en avois un que j’apportois à deſſein de le faire voir ; mais ayant relâché à Roterdam, où l’on m’a dit que ce n’étoit pas une rareté en Angleterre, je l’ai vendu à un Hollandois.

Fenton.

On ne peut rien avoir avec ces gens-là ; leur jalouſie nous enleve tout. J’aurois cependant été bien aiſe de voir un Crocodile vivant.

Le Colonel.

Mon génie me porte à des objets plus dignes de nos recherches… Par exemple, Monſieur, j’ai vû les limites de notre globe terreſtre ; j’ai vû le ſoleil à ſon lever & à ſon coucher. Je ſai quelle dégré de chaleur il a à midi à un cheveu près, quelle quantité de matiere combuſtible il conſume dans un jour, combien il y en a qui ſe convertit en cendre, & ce qu’il produit de charbon de terre.

Fenton.

Du charbon de terre !… vous m’étonnez… je n’ai jamais entendu dire que le ſoleil conſumât aucune matiere… Deſcartes nous dit…

Le Colonel.

Descartes & tous ſes ſectateurs anciens & modernes ne connoiſſoient rien dans ce qui s’appelle matiere. Et moi, je vous dis, Monſieur, que la nature dépérit chaque année, quoique d’une façon imperceptible à nos yeux… Quelquefois les rayons du ſoleil détruiſent les aſtres, quelquefois la terre ou l’eau… Vous avez entendu parler de Cometes, je penſe.

Fenton.

Oui-da ; je me ſouviens d’en avoir vû une, & nos Aſtronomes en parlent d’une autre qui paroîtra bientôt.

Le Colonel.

Eh ! bien, ces Cometes ſont de petites iſles flottantes ſur les bords du globe du ſoleil, qui en peſant perpendiculairement ſur elles, les met en feu, par le grand & rapide mouvement de ſon corps ; c’eſt ce qui mettra quelque jour notre globe en combuſtion.

Trancar. (à part.)

Ma foi, je ne croyois pas notre Colonel ſi ſavant.

Fenton.

Cela eſt merveilleux ; ce charbon & ces cendres, je vous avoue que je n’avois jamais vû cela dans nos plus ſavantes diſſertations.

Le Colonel. (à part.)

Je ne crois pas même qu’on l’y voie jamais.

Trancar. (à part.)

Parbleu ! vous lui en dites de belles, cela ne vous coûte rien.

Fenton.

Vous autres voyageurs, vous voyez des choſes extraordinaires ; n’en auriez-vous point de ces cendres ou de ce charbon ?

Le Colonel.

J’en ai quelque peu parmi mes curioſités.

Fenton.

Hélas ! j’ai bien perdu de n’avoir pas voyagé : n’avez-vous point encore autre choſe ?

Le Colonel.

Oh ! pardonnez-moi, j’en ai pluſieurs dignes de votre attention. J’ai un manchon fait des plumes de ces oies qui ſauverent le Capitole de Rome.

Fenton.

Eſt-il poſſible ?

Trancar. (à part.)

Oui, ſi vous êtes aſſez oiſon pour le croire.

Le Colonel.

J’ai une feuille d’arbre des Indes, qui en l’étendant couvre un arpent de terre ; & cependant quand elle eſt pliée, vous la mettriez dans une tabatiere.

Trancar. (Il rit à part.)

Ah ! pour celui-ci, je n’y tiens point.

Fenton.

Cela eſt étonnant.

Le Colonel.

Celle-ci n’eſt encore qu’une des petites ; j’en ai vû une qui couvriroit une des iſles de l’Archipel.

Fenton.

Ma foi, ſi je ne voyage pas avant de mourir, je ne pourrai pas repoſer dans mon tombeau… Dites-moi, Monſieur, que font les Indiens avec ces feuilles ?

Le Colonel.

Ils s’en ſervent à l’armée pour faire des tentes. Les vieilles femmes s’en ſervent pour des capes, quand elles vont à cheval, & les jeunes en font des éventails & des paraſols.

Trancar

Perſonne n’invente comme lui.

Fenton.

Je ſuis étonné que notre Compagnie des Indes n’en apporte point ici, elles ſeroient bien vendues.

Le Colonel

Je le crois bien : mais il faudroit trouver ces feuilles… Tenez, voyez-vous cette petite phiole ?

Fenton.

Qu’est-ce que c’eſt que cela, je vous prie ?

Le Colonel.

Cela s’appelle Poluſloſboio.

Fenton. (La met à ſon oreille.)

Poluſloſboio… Ah ! on entend un certain bruit dedans.

Le Colonel.

Juſtement, Monſieur, cela vient d’un murmure qui eſt naturel à cette eau. C’eſt une partie de ces vagues qui portoient le vaiſſeau de Cléopatre, quand elle deſcendit du fleuve Cydnus, pour aller joindre Antoine.

Fenton.

En vérité, Monſieur, de tous les voyageurs que j’ai connus, aucun n’a un choix de raretés ſi admirable.

Le Colonel.

Oh ! c’eſt ici la merveille des merveilles du monde ; on appelle cela Zone, ou Moros Muſphonon ; ſa vertu eſt inestimable.

Fenton.

Moros Muſphonon !… voilà un nom bien ſuperbe. Qu’est-ce que ce peut être ?… Car, à moi, cela me paroît une ceinture toute ſimple.

Le Colonel.

Non, c’eſt un Taliſman qui a la vertu de me tranſporter en un inſtant par tout le monde.

Fenton.

Quoi cela vous tranſporteroit à la Chine ſi vous vouliez ?

Le Colonel.

Et bien par delà… Quand j’ai appliqué ceci en ceinture autour de moi, je deviens inviſible ; & en tournant une petite vis, je peux être dans la cour du Grand-Mogol, du Grand-Seigneur, & du roi Georges, en auſſi peu de tems qu’il en faudroit à votre cuiſinier pour pocher un œuf.

Fenton.

En vérité, Monſieur, vous me pardonnerez ; mais je ne peux croire cela.

Le Colonel.

Si notre hôte veut y conſentir J’en ſerai l’expérience ſur lui tout à l’heure.

Trancar.

Ma foi, je vous remercie, Monſieur, de cette ſaveur ; je n’ai point du tout envie d’aller au diable en poſte.

Le Colonel.

Non, non, vous ne bougerez de la place ; je vous rendrai ſeulement inviſible.

Trancar.

Qui ; mais ſi je ne redeviens pas viſible ?

Fenton.

Allons, Monſieur, eſſayez cela ſur moi ; je n’ai pas peur du diable, ni de ſes tours, moi ; je m’en moque, je le mets au pis faire…

Le Colonel.

Allons, Monſieur, mettez cela ſur vous… Venez, notre hôte, il faut que vous & moi tournions la face du côté de l’Eſt. (Ils ſe tournent.) L’avez-vous miſe, Monſieur.

Fenton.

Oui, cela eſt fait… (Ils ſe retournent.)

Trancar.

Ab ! ciel, protégez-nous. Qu’eſt-il devenu ?

Fenton.

Comment ! me voilà ; je ſuis encore où j’étois.

Trancar.

Eh ! mon cher Monſieur Fenton, au nom de Dieu, où êtes-vous ? Ah ! pauvre Monſieur Fenton… Monſieur, je vous prie, faites-le reparoître ; car je vous jure que vous ſerez brûlé comme un ſorcier.

Le Colonel.

Donnez-vous patience, notre hôte.

Fenton.

Quoi ! réellement vous ne me voyez plus ?

Trancar.

Pas plus que je ne vois ma grand-mère qui eſt morte il y a quarante ans.

Fenton.

Cela eſt-il bien vrai ? Il me ſemble cependant que je ſuis toujours dans la même chambre, & que je Vous vois comme je faiſois il n’y qu’un moment !

Trancar.

Ah ! Monſieur, je vous prie, que je le revoie.

Le Colonel.

Eh ! bien, ôtez-lui cette ceinture. (Il l’ôte.)

Trancar.

Ah ! Monſieur, que je ſuis aiſe de vous revoir !

Fenton.

Parbleu, cela eſt admirable ; certainement cela a une vertu bien ſinguliere… Monſieur, voudrez-vous me faire la grace de la mettre ſur vous-même ?

Le Colonel.

Oh ! de tout mon cœur.

Fenton.

Mais d’abord, je m’aſſûrerai de la porte.

Le Colonel.

Fort bien. Vous ſavez, Monſieur Trancar, comment il faut tourner la vis.

Trancar.

Oh ! qu’oui… Allons, Monſieur Fenton, il nous faut tourner le viſage du côté de l’Eſt. (Ils ſe tournent ; pendant ce tems, le Colonel s’enfonce dans la trape, & parle deſſous.)

Le Colonel.

Cela eſt fait, vous pouvez vous retourner.

Fenton.

Miſéricorde ; je tremble… Cet homme eſt ſorcier aſſûrément, Monſieur Trancar.

Trancar.

Oh ! c’eſt le diable en perſonne, je crois.

Fenton.

Eh ! mon cher Trancar, pourquoi nommes-tu le diable, il va peut-être nous emporter ?

Le Colonel. (ſous la trape.)

Eſtes-vous ſatisfait, Monſieur Fenton.

Fenton.

Oui, oui, Monſieur. Bon Dieu ! combien ſa voix eſt changée !

Trancar.

Eh ! bien, vous ne le voudrez pas croire… Par ma ſoi, je voudrois que cette ceinture fût à moi, je ne vendrois plus de vin… Écoutez, Monſieur Fenton… (Il le tire à quartier, & lui tourne la tête, tandis que le Colonel reparoît.) Dame, s’il vouloit vendre cette ceinture, vous qui aimez les voyages, vous pourriez avec cela voyager bien promptement & en ſûreté.

Le Colonel.

Non, non, cela ne peut pas ſe céder pour de l’argent.

Fenton.

J’en ſuis bien fâché ; car voilà aſſûrément la curioſité la plus rare que j’aie jamais vue.

Le Colonel.

Je ſuis venu en Angleterre par l’avis d’un fameux Aſtrologue que j’ai connu au Grand-Caire, qui après avoir tiré mon horoſcope, & examiné les traits de mon viſage, (car c’étoit un grand phiſionomiſte) me dit que j’y trouverois une rareté qui étoit à la garde de quatre hommes, que j’étois né pour poſſéder ce thréſor, & qu’au premier des quatre, dont j’aurois le conſentement, je lui donnerois cette ceinture… Juſqu’à ce que j’aie trouvé ce précieux bijou, je ne me ſéparerai jamais de cette ceinture.

Fenton.

Quelle peut être cette rareté ! Ne vous l’a-t’il point indiquée ?

Le Colonel.

Oui ; il appelloit cela, une chaſte, belle & ſimple ſille.

Fenton.

Bon, les femmes ici ne ſont point du tout des raretés… Je n’ai jamais eu de goût pour elles… Je me ſuis marié une ſois pour plaire à mon pere, & j’eus un enfant par complaiſance pour ma femme ; mais elle & l’enfant, graces à Dieu, moururent l’un & l’autre enſemble. Les femmes ſont ſi frivoles ; ce ne ſont que des colifichets ; elles n’aiment que la parure, & leur beauté n’eſt dûe ſouvent qu’à l’artifice.

Le Colonel.

Il en faut convenir ; & j’y renoncerois, n’étoit que je dois quelque choſe à l’humanité ; car je vous avoue qu’elles me ſont ſort indifférentes.

Fenton.

Et dites-moi, Monſieur, quel profit donc en doit-il revenir au genre humain ?

Le Colonel.

Quel profit ! Oh ! le voici : cette chaſte fille doit me donner un fils qui ſera revivre l’art d’embaumer les corps, & l’ancienne maniere dont les Romains enterroient les morts. Il doit auſſi découvrir la meſure juſte des longitudes cherchée depuis ſi long-tems.

Fenton.

Oh ! ma foi, ce ſont-là d’admirables & de précieuſes découvertes.

Trancar.

(à part.) Il avale cela doux comme du ſucre… Mais, Monſieur Fenton, par tout ce que j’entens, & que je peux concevoir, cette chaſte fille doit être votre pupile ; car elle eſt ſous la garde de quatre tuteurs.

Fenton.

Il me ſemble auſſi que ce doit être elle… (à part.) Si je pouvois avoir la ceinture, je me leverois avec le ſoleil, & je ſerois le tour du monde en vingt-quatre heures… Vous dites donc, Monſieur, que vous donnerez la ceinture au premier des quatre gardiens de cette fille, qui vous donnera ſon conſentement ?

Le Colonel.

On me l’a ordonné ainſi, quand je l’aurai trouvée.

Fenton.

J’imagine que je connois cette fille… Son nom eſt Anne Delby.

Le Colonel.

Fort bien… Il m’a dit auſſi que ſon nom commençoit par un D.

Fenton.

Vous l’a-t’il dit ?… Pardi, cela eſt étonnant, qu’une perſonne qui demeure au Grand-Caire ſache que j’ai cette fille à ma garde.

Le Colonel.

Quoi ! à votre garde ?

Fenton.

Oui ; pour ne vous rien cacher c’eſt moi qui ſuis un de ſes quatre gardiens.

Le Colonel.

Quoi ! Monſieur, c’eſt vous !… je ſuis tranſporté de joie, en vérité, Monſieur, de voir que celui qui eſt deſtiné à poſſéder ce Moros Muſphonon ſoit un homme d’un goût ſi rare… Voici, Monſieur, un écrit tracé par ce fameux Egyptien, qu’il faut que vous ſigniez ; mais il faut tourner votre viſage, du côté du Nord, & la ceinture eſt à vous.

Fenton.

Ainſi ſi je vis après que l’enfant ſera né, je ſerai embaumé, & envoyé à la ſociété royale après ma mort : quelle félicité !

Le Colonel.

Ah ! ſûrement vous le ſerez. (Il entre un garçon.)

Le Garçon.

Monſieur le Colonel, il y a là-bas in tailleur qui demande à vous parler.

Trancar, (à part.)

Peſte ſoit du maraud !

Fenton, (à part.)

Ah ! ah ! un Colonel !

Le Colonel, (à part.)

Aſſomme-moi ce drole-là.

Le Garçon.

Que lui dirai-je, Monſieur le Colonel ?

Trancar.

Vas au diable, coquin. (Il le frappe & court après.)

Le Garçon.

Qu’ai-je donc fait ? (Il ſort.)

Le Colonel, (à part.)

Ce maraud-là a détruit tout mon ſtratagème ; je le vois dans les regards de Fenton.

Fenton.

(à part.) J’allois être attrapé bien adroitement… Monſieur le Colonel, je vous demande bien pardon, ſi je n’ai pas d’abord rendu ce que je devois à votre titre ; c’eſt que je ne le ſavois pas… Quel emploi ce ſavant Egyptien a-t’il dans votre régiment ? Ah ! ah ! ah ! (Il rit.)

Le Colonel.

(à part.) Que le diable l’emporte avec ſa ricannerie… Monſieur, je ne vous entens pas.

Fenton.

Non ; cela eſt étrange… Je vous entens bien moi, Monſieur le Colonel… Un Egyptien du Grand-Caire… Ah ! ah ! ah !… je ſuis bien fâché qu’un tour auſſi bien inventé ne vous ait pas mieux réuſſi… Nous autres, vieux compagnons, on ne nous attrape pas ſi aiſément… Vous n’en tâterez que d’une dent. Mon ſieur le Colonel… croyez-moi.

Le Colonel. (à part.)

Et moi, je n’y renonce pas encore… Voyez-vous, Monſieur Fenton, vous pouvez badiner tant qu’il vous plaira… mon étoile ne ſera pas moins remplie… J’aurai la jeune fille, & vous n’aurez point la ceinture… (à part.) Voyons maintenant ce qu’aura fait Friman. (Il s’en va.)



Scène III.

Fenton.

Son étoile ! Ah ! ah ! ah ! il ne paroît pas qu’elle lui ait été bien favorable juſqu’ici… Eh ! oui, la ceinture ! Ah ! ah ! ah !… ma foi, aucun de vos tours, Monſieur le Colonel, ne m’ébloüiront les yeux… Parbleu. ce fripon-là a imaginé une furieuſe botte de tromperies. Ses Pagodes, ſon Polusſoſboios, ſa Zone, & ſon Moros Muſphonon, & le diable par deſſus… Mais je vous répons que j’y prendrai garde… Ah ! ah ! il eſt parti… Il étoit, ma foi, tems de s’en aviſer… Holà quelqu’un !



Scène IV.

FENTON, TRANCAR.
Fenton.

eſt donc ce joüeur de gobelets ? Envoyez-moi chercher un Commiſſaire ; je veux mener ce drole-là devant le Lord Maire. Nous le verrons avec ſon Grand Caire : mais il me ſemble, Maître Trancar, que vous étiez d’intelligence avec lui.

Trancar.

Qui ! moi, Monſieur Fenton, je n’y ai nulle part ; au contraire, je me ſuis apperçû de la tromperie, & je ſuis ſorti pour aller chercher un Commiſſaire ; mais quand je ſuis revenu, il étoit déjà bien loin. Le drole n’a fait qu’un ſaut de l’eſcalier à la porte ; il s’eſt jetté dans un caroſſe, & à fait fouetter comme le diable. Monſieur Friman en eſt témoin ; il eſt là-bas, & demande à vous parler ; il ne fait que d’arriver à la ville. (Trancar s’en va.)

Fenton.

Envoyez-le moi… Quel tour ce drole-là avoit envie de me joüer : on ſe ſeroit bien moqué de moi, ſi je m’y étois laiſſé attraper.

(Entre Monſieur Friman botté & croté.)



Scène V.

FENTON, FRIMAN.
Fenton.

Il paroît, Monſieur Friman, que vous arrivez à la ville dans le moment. J’aurois bien voulu que vous euſſiez été ici tandis qu’il y avoit un des plus inſignes fripons, qui vouloit m’attraper.

Friman.

Vraiment je ſuis bien fâché de ne m’y être pas trouvé… Le coquin s’eſt enfui bien vite… Il ne ſe ſeroit pas échappé : Trancar a voulu l’atteindre, mais il a manqué ſon coup.

Fenton.

Ah ! Monſieur Friman, vous n’avez jamais entendu rien de pareil aux inventions de ce drole-là.

Friman.

Trancar m’a tout dit : j’ai maintenant quelque choſe de bien plus important pour vous à vous annoncer.

J’étois il y a quelques jours à Coventry, & ſachant que M. votre oncle y demeuroit, je ſus pour lui rendre viſite ; mais je ſus bien ſurpris de le trouver mourant.

Fenton.

Mourant !

Friman.

Oui, mourant, ſuivant toutes les apparences ; car les domeſtiques étoient en pleurs, tout étoit fermé ; & l’apothicaire que je vis ſortir, me dit, en branlant la tête, que les médecins l’avoient condamné, & qu’il n’y avoit plus de remede.

Fenton.

J’eſpere qu’il aura fait ſon teſtament… Il m’avoit toûjours promis de me faire ſon héritier.

Friman.

Je l’ai entendu dire auſſi ; c’eſt pourquoi je ſuis venu exprès pour vous donner avis de ſon état, & je penſe que vous ne ſerez pas mal d’y aller demain matin.

Fenton.

C’eſt un grand voyage, & les chemins ſont bien mauvais.

Friman.

Mais il y a un grand bien, & les terres ſont bonnes ; penſez-y bien.

Fenton.

Oui, j’y penſe ſérieuſement. Je vous ſuis très-obligé, Monſieur Friman, de votre attention : mais je voudrois bien que vous me fiſſiez le plaiſir de dîner avec moi.

Friman.

Je ne ſais pas ſi je le pourrai : j’ai un rendez-vous au caffé de Jonathas à deux heures ; il eſt à préſent une heure & demie ; ſi je peux expédier mon affaire aſſez promptement, je reviendrai ; je ſais votre heure, cela ſuffit.

Fenton.

Vous ſerez toûjours le très-bien venu.

(Il ſort.)


Scène VI.

FRIMAN, LE COLONEL, TRANCAR.
Friman.

AH ! ah ! ah !… ma foi, mon Colonel, j’ai ſait votre affaire ; il a mordu à l’hameçon.

Le Colonel.

J’ai tout entendu, quoique je ſuſſe enfermé dans ce coin à ne pouvoir reſpirer… Tu t’imagines apparemment que je vais faire le rolle de voleur de grand chemin pour lui excroquer ſon conſentement… Je ne donne point du tout dans ce projet ; il eſt trop délicat, & d’ailleurs il ne s’accorde pas à ma façon de penſer ; des tours de ſubtilité, tant que tu voudras, mais point de grand chemin.

Friman.

Non, non ; j’ai imaginé mieux que cela, & vous ne courrez aucun riſque : mais voyons comment nous nous en tirerons avec ce M. Brindley… Votre tailleur a-t’il apporté vos habits ?

Trancar.

Eh ! vraiment oui… Que le diable l’emporte ; c’eſt lui & mon garçon qui nous ont ſait manquer notre coup.

Friman.

Laiſſons cette affaire-là. Je vous répons que nous le retrouverons par un autre moyen… Eſſayons à préſent votre rolle d’Hollandois.

Le Colonel.

J’y ſerai bien mal-adroit… S’il étoit queſtion de paroître un vieux ſoldat, je pourrois aiſément parler de guerre ; mais de commerce, la peſte m’étouffe, ſi j’en ai jamais ſû un mot.

Trancar.

N’ayez pas peur, Monſieur le Colonel, Monſieur Friman vous inſtruira.

Friman.

Vous ſerez comme tant d’autres que vous verrez dans le caffé ; vous direz comme eux.

Le Colonel.

Allons, je vais me jetter à l’aventure… Mais j’ai en tête un moyen qui peut réuſſir auprès de Brindley. J’ai besoin de votre ſecours, mon ami Friman ; vous êtes en crédit, ainſi je crois que tout ira bien.

Friman.

Il a certainement une grande confiance en moi ; & vous pouvez compter que je ne ménagerai rien pour vous ſervir.

Le Colonel.

Allons donc… joüons l’Hollandois, puiſqu’il le ſaut. Une perruque ronde, l’air peſant, parler ſans ceſſe d’aſſaires ; on s’y méprendra ſûrement, & la pupile eſt à nous.

Fin du troisieme Acte.

ACTE IV.

Le Théatre repréſente un caſſé ſous les arcades du change..

Scène PREMIÈRE.

Une foule d’hommes avec des papiers

dans leurs mains, & des garçons

de caffé. BRINDLEY.
Premier Changeur.

Actions du Sud à 78 ; qui en veut acheter ?

Second Changeur.

De l’Occident, qui en veut ?

Troisieme Changeur.

Billets de la premiere lotterie à

Quatrieme Changeur.

Voilà bien des vendeurs, & point d’acheteurs. Moi, Meſſieurs, je ſais une ſoûmiſſion, pour huit jours, à trois quarts pour cent.

Garçon de Caffé.

Du caſſé, du thé, des glaces.

Brindley.

Je vous payerai la diſſérence de ce papier que nous avons négocié l’autre jour, Maître Gabriel.

Gabriel.

Oui, M. Brindley ; voici la note de ce que vous me devez de retour. Ah ! je vois arriver deux gens nouveaux. Que veulent-ils ?

(On voit de loin le Colonel & Friman.)
Brindley.

Je voudrois bien mordre un peu ſur ces petits Meſſieurs qui viennent ici en froc ; voilà pluſieurs fois que je les vois, & ils n’emploient jamais un agent de change.



Scène II.

LE COLONEL en Hollandois ;

FRIMAN, BRINDLEY,

& autres.
Premier Changeur.

Cacao, Cochenille : mais où ſont nos Juifs ; je ne les vois point cette après-midi ?

Brindley.

Ah ! bon jour, M. Friman, votre ſerviteur : quel eſt cet homme que vous avez avec vous ?

Friman.

Un Marchand Hollandois, qui eſt nouvellement arrivé en Angleterre. Mais, un mot, écoutez : Je viens de recevoir une nouvelle importante ; elle vous vaudra autant que la mort du roi de France, ſi vous ſavez profiter du moment.

Brindley.

Quoi ! qu’eſt-ce ? dite-moi vîte.

Friman. (montrant une lettre)

Liſez cela, je la reçois dans l’inſtant ; elle vient de quelqu’un qui appartient au miniſtre de l’Empereur.

Brindley. (lit.)

« Comme je vous ai beaucoup d’obligations, je ne veux pas manquer l’occaſion de vous marquer ma reconnoiſſance : dans le moment notre miniſtre reçoit un exprès, pour l’informer que les Eſpagnols ont levé le ſiége de Cagliari ; ſi cela peut vous être de quelque avantage, cela remplira les ſouhaits de votre très-humble ſerviteur, H… D…

» P. S. Bientôt la nouvelle en ſera publique. »

Peut-on compter ſur cela, Monſieur Friman.

Friman.

Oh ! vous le pouvez… Cette perſonne ne m’a jamais envoyé aucune fauſſe nouvelle.

Brindley.

Je vous ſuis très-obligé… Qui veut vendre du Sud, pour la ſemaine prochaine ?

Changeurs. (tous enſemble.)

Moi, j’en ai, moi.

Premier Changeur.

J’en vendrai pour cent mille livres à cinq huitiemes la ſemaine prochaine.

Second Changeur.

Et moi, pour deux cens mille livres, à même prix & terme.

Brindley.

Eh ! Meſſieurs, ne criez donc pas tous enſemble, je ne ſuis pas ſourd ; je n’en veux que pour cent mille livres, à un demi, à payer la ſemaine prochaine, excepté ſamedi.

Premier Changeur.

M. Brindley, je vous les vends ; cela eſt fait.

Friman, (bas à l’oreille de quelqu’un, qui parle à un autre.
un Homme.

Meſſieurs, on dit là que les Eſpagnols ont levé le ſiége de Cagliari ; je n’en crois pas un mot.

un autre.

Oui, levé le ſiége ; vous leveriez plutôt le monument.

Friman.

Il eſt levé, je vous aſſure.

un Homme.

Voulez-vous parier ?

Friman.

Ce qu’il vous plaira.

un Homme.

J’ai un frere au ſervice de l’Empereur, qui eſt à ce ſiége ; je ſuis ſûr que ſi cela étoit, il me l’auroit mandé.

Second Changeur.

Pardi, je voudrois que cela ſût vrai ; cela ſeroit diablement remuer les aſſaires. Le papier hauſſeroit ſûrement.

Premier Changeur.

Ce diable de Brindley-là eſt un ruſé compere. Si cette nouvelle eſt vraie pourtant, je m’en repentirai ; car je lui ai vendu pour cent mille livres d’effets du Sud… Je vous prie, Monſieur quelle aſſûrance avez-vous que le ſiege eſt levé ?

Friman.

Il eſt arrivé un exprès au miniſtre de l’Empereur.

Premier Changeur.

Je vais ſavoir cela tout à l’heure. (Il ſort.)

un Homme.

Qu’il en ſoit ce qu’il voudra ; je parie cinquante guinées que cela eſt faux.

Friman.

Voilà qui eſt ſait, je les tiens.

Second Changeur.

Je parie auſſi, cinquante guinées.

Troisieme Changeur.

Et moi, vingt que le ſiége n'eſt pas levé.

Friman.

Je tiens auſſi votre pari à tous deux.

Brindley.

Et moi, je parie deux mille livres ſterling que le ſiége eſt levé.

Friman. (à part, bas à l'oreille.)

Le Marchand Hollandois ſera votre homme.

Brindley.

Il ne ſait pas la nouvelle ſans doute.

Friman.

Il n'en ſait pas un mot : s'il parie, il vous tiendra cent mille livres ſterling comme un ſou ; c’eſt un homme puiſſamment riche.

Brindley.

Eſt-il vrai ?… Eh ! bien, je vais tâcher de mordre ſur lui, ſi je peux… Monſieur, vous arrivez de Hollande, à ce que j’apprens.

Le Colonel.

Y a Mynher.

Brindley.

Saviez-vous la nouvelle avant que vous arrivaſſiez ?

Le Colonel.

Non, Mynher ; mais, vous, qu’en croire ?

Brindley.

Ce que je crois : je crois certainement que les Eſpagnols ont levé le ſiége de Cagliari.

Le Colonel.

Etre une méchante nouvelle, Mynher… ça n’être pas vrai.

Brindley.

Cela eſt ſi vrai, Mynher, que je parirai quatre mille livres ſterling… (à part.) Je compte ſur la lettre M. Friman.

Friman.

Croyez-vous de bonne ſoi que je voudrois aventurer mon argent, ſi je n’en étois pas ſür.

Le Colonel.

Quatre mille guinées, Mynher, moi gager, & donner à ce gentilhomme pour garder. (Il donne la bourſe à Friman.)

Brindley.

De tout mon cœur… Ma parole vaut bien de l’or… Mais vous avez perdu, Mynher, car ſûrement le ſiége eſt levé.

Le Colonel.

Moi ! parier encore double avec Mynher Friman.

Friman.

Je m’en ſerois conſcience, Monſieur ; je gagnerois votre argent ſans riſque : je ſuis dans le ſecret.

Brindley.

Ma ſoi, j’ai attrapé ce bon Hollandois… Ah ! ah ! ah ! ce n’eſt pas mal travailler aujourd’hui… Oh ! ça, Mynher, puis-je ſavoir votre nom ?

Le Colonel.

Mon nom, Mynher, moi s’appeller Jan Van Timtamheer Van Fainal.

Brindley.

Quel diable de nom pour la longueur ! je ne m’en reſſouviendrai jamais. Myn Heer Van Tun, Tim, Tem ; ma foi j’y renonce.

Friman.

Oh ! n’ayez pas peur, je le connois très-bien, & je vous répondrois de lui pour deux ſois la ſomme.

Brindley.

C’en eſt aſſez.

Le Colonel, (à part.)

Vous entendrez parler de moi, plutôt que vous ne le voudrez, vieux coquin… Vous, Friman, vous viendrez me joindre chez Trancar. (Il ſort.)

Friman, (bas.)

Je m’y rendrai bientôt.

Brindley.

Monſieur Friman, je vous remercie ; cela a très-bien réuſſi.

Friman, (à part.)

Vous ne ſerez pas ſi joyeux dans un moment.

Brindley.

Voulez-vous venir dîner avec moi ?

Friman.

Je ne le puis pas ; je ſuis engagé à dîner chez Trancar.

Brindley.

Adieu donc je vais voir encore ce que je pourrai faire à la bourſe avec ma nouvelle.




Scène III.

Le Théatre repréſente la taverne.

FRIMAN, LE COLONEL.
Friman.

AH ! ah ! le vieux feſſe-Mathieu a avalé le goujon à ravir.

Le Colonel.

Oh ! pour le coup je tiens celui-ci… ou j’aurai les quatre mille livres ſterling… Ou s’il veut garder ſon argent, il faudra bien qu’il me lâche la fille… Que ſont devenus vos deux amis ? Ils ont joüé leur rolle à merveilles ; vous auriez dû les amener pour boire un verre de vin.

Friman.

Il n’eſt pas queſtion de cela à préſent ; nous boirons une autre ſois enſemble… Je n’ai pas voulu les amener ici ; je ne veux pas leur confier notre ſecret.

Le Colonel.

Vous avez raiſon, mon cher Friman.



Scène IV.

FRIMAN, LE COLONEL, TRANCAR.
Trancar.

Allons, de la joie, Monſieur le Colonel ; voilà le plus heureux accident du monde.

Le Colonel.

Eh ! quoi donc ?

Trancar.

Voilà une lettre qui fera votre affaire, je vous en répons.

Le Colonel. (lit.)

À Tobie Prim, marchand de bas, près le Monument.

Friman.

Une lettre adreſſée à Prim ; & comment eſt-elle tombée entre tes mains ?

Trancar.

En examinant le paquet de lettres que notre facteur apporte ici, comme j’ai ordinaire de faire pour toutes les lettres qui ſont adreſſées chez moi : j’en ai apperçu une pour cet honnête Quakre ; je l’ai eſcamotée, & je l’ai payée avec le reſte. J’ai ſait tirer une bouteille pour le facteur afin de l’amuſer, & de vous donner le tems de voir ſi nous en pouvons ſaire quelque uſage ; ſinon je la recacheterai, & je lui dirai que je me ſuis mépris.

Je l’ai lûe, & j’imagine que mon projet vous plaira… Liſez, Monſieur le Colonel, à votre tour.

Le Colonel. (lit.)
De Briſtol le 3 Avril.

« Ami Prim, il eſt arrivé ici de Penſilvanie un nommé Simon Scruple ; grand conducteur des fideles. Il a ſéjourné avec nous onze jours, & été d’une grande conſolation à tous nos enfans. Il veut être à Londres pour les quatre-tems. Je te l’ai adreſſé ; je te prie de le bien recevoir, & recommande à ta femme d’en avoir grand ſoin ; car il eſt d’une foible complexion : il partira d’ici dans trois jours. Celle-ci eſt de ton ami dans la ſoi, Aminadab Holefaſt. »

Ha ! ha ! cela eſt excellent ; je vous entens, notre hôte ; il faudra que je paſſe pour Simon Scruple ; n’eſt-ce pas ?

Trancar.

Eh ! bien, comment trouvez-vous mon idée ?

Le Colonel

Admirable !

Friman.

C’eſt la meilleure invention du monde, ſi ce Simon Scruple ne vous a pas devancé.

Le Colonel

Non, non, les Quakres ne courent pas la poſte ; il ne peut être aujourd’hui ici. Ne perdons point de tems ; il me ſaut ſur le champ une habit de Quakre ; & vous, mon cher Friman, il ſaut que vous alliez au devant du coche de Briſtol, & ſi vous trouvez cet homme, vous m’en donnerez avis.

Friman.

J’irai… Mais l’habit de cheval ; les bottes ; tout eſt-il prêt ?

Trancar.

Oui, oui, tout est prêt.

Friman.

Apporte-les donc… (Trancar ſort.) Vous, mon Colonel, il faut d’abord expédier Fenton… Souvenez-vous que ſon oncle Sir Thomas eſt un vieux garçon de ſoixante-quinze ans, qu’il a ſept cens livres ſterling de rente & plus, qu’il étoit autrefois amoureux de votre mere, & furieuſement ſoupçonné d’être votre pere ; que vous avez été trente ans ſon maître d’hôtel, & dix ans ſon écuyer. Souvenez-vous de toutes ces circonſtances.

Le Colonel.

Ne craignez rien, j’ai bonne mémoire… Mais quel est le nom de ce maître d’hôtel ?

Friman.

Son nom eſt Jourdain.

Le Colonel.

C’eſt aſſez. (Trancar apporte les habits.) Mettons donc notre appareil de campagne.

Friman.

Ma ſoi, notre hôte, ta diligence & ta fidélité méritent bien que la nôce ſe ſaſſe chez toi la premiere nuit… Qu’en dites-vous, mon Colonel ? Il faut établir ici un fameux claub.

Le Colonel.

Si j’y en établirai un, je vous en répons, j’y amenerai tous officiers qui répandront ici auſſi aiſément leur argent, qu’ils verſent leur ſang pour le ſervice du Roi.

Trancar.

Bon, bon, mon Colonel, je vous ſerai obligé.

(On ſrappe à la porte.)
Le Colonel.

Allons, mes bottes. Vous trouverai-je ici, Monſieur Friman, quand je reviendrai ?

Friman.

Oui… je dirai à Trancar où il pourra me trouver. Avez-vous tout ce qu’il vous ſaut ? Le billet, le teſtament ?

Le Colonel.

J’ai tout.

Trancar, (qui a été voir qui ſrappoit.)

Peſte, Monſieur Friman, c’eſt Brindley que je vois là-bas : il paroît fort en colere ; il vous demande, il dit que vous devez être à dîner ici, & que vous lui avez promis.

Friman.

Il eſt vrai. Ah ! ah ! ah !… Il a apparemment découvert qu’il eſt trompé.

Le Colonel.

Morbleu ! je ne veux pas qu’il me voie dans cet habit.

Trancar.

Je lui ai dit que je vous attendois ; mais que vous n’étiez pas encore arrivé.

Friman.

Fort bien… Allons, partez, mon Colonel, & laiſſez-moi ſeul avec lui… Où eſt-il ?

Trancar.

Il eſt allé ici tout près.

Le Colonel.

Souvenez-vous auſſi de ce que je vous ai dit.

Friman.

Oui, oui, très-bien… Trancar, va lui dire que je ſuis ici : & vous, Monſieur Jourdain, je vous ſouhaite un bon voyage.

Le Colonel.

Je ſuis donc un vrai Protée. Il n’y a ſorte de figures que je ne prenne : mais l’amour me récompenſera. Je ne ſerai pas le premier qui ait fait fortune avec toute ma maſcarade.



Scène V.

FRIMAN, BRINDLEY.
Friman.

Qu’avez-vous, Monſieur Brindley ? vous me paroiſſez triſte.

Friman.

Parbleu ! j’en ai grand ſujet… Je ſuis ruiné : que le diable vous emporte avec votre nouvelle.

Friman.

Comment donc ?

Friman.

Oui ; votre diable de nouvelle me ruine. On a été chez le miniſtre ; on a parlé à lui-même ; la nouvelle eſt ſauſſe, il n’a reçû aucun exprès.

Friman.

Je viens de l’apprendre auſſi. J’ai vû même mon ami, qui m’a proteſté qu’il ne m’avoit envoyé aucune lettre. Quelque coquin de courtier l’a contrefaite apparemment pour attraper mon argent. J’en ſuis la dupe ainſi que vous… Je voudrois ſavoir qui c’eſt ; je l’en ſerois bien repentir ; je perds à cela trois cens guinées.

Brindley.

Ce n’eſt rien que trois cens, en comparaiſon de ce que je perds. J’en dois quatre mille à ce maudit Hollandois, ſans compter le papier que j’ai acheté… Je ſuis au déſeſpoir… Je ne pourrai plus me montrer ſur la bourſe… Je ne pourrai jamais payer cela.

Friman.

J’en ſuis bien fâché… Que puis-je ſaire pour votre ſervice ?… Je parlerai à mon Hollandois ; je tâcherai d’obtenir du tems pour le paiement.

Brindley.

Du tems… ce n’eſt pas aſſez… Je ne ſaurois payer cette ſomme.

Friman.

Je ſuis déſeſpéré d’en avoir été l’occaſion ; je ſouhaiterois trouver un moyen pour réparer cela… Pour vous tirer d’affaire… attendez… il me vient une penſée… Oui… non… ma foi, nous verrons : peut-être cela ſe pourroit-il ?

Brindley.

Eh ! quoi ! mon cher Monſieur Friman… vous ſeriez un merveilleux homme… Mais je ne pourrai jamais m’en tirer ſans payer.

Friman.

Que ſavez-vous ? ſi vous lui propoſiez de lui faire épouſer votre pupile… C’eſt un homme fort ſingulier… Je lui ai entendu dire que, s’il ſe marioit, il vouloit avoir une femme Angloiſe.

Brindley.

Oui ; mais il ne me ſera pas remiſe de ce que je lui dois. Je connois les Hollandois ils ſont trop avares pour cela d’ailleurs ne ſait-il pas qu’elle dépend encore de trois autres tuteurs ?

Friman.

Je ne le crois pas… En tout cas, vous pourriez toûjours lui donner votre conſentement, s’il vous remet le pari… Vous n’êtes pas obligé de lui dire que votre conſentement ne lui ſervira de rien.

Brindley.

Il est vrai, comme vous le dites… Croyez-vous qu’il le ſaſſe ?

Friman.

Je ne vous en aſſûre pas ; mais j’y ſerai mon poſſible. Il m’a promis de revenir dans une heure… Je lui tâterai le poux, & je vous le ferai ſavoir… Sinon vous prendrez telles meſures qu’il vous plaira.

Brindley.

Il faudra, Monſieur Friman, lui faire valoir ſa beauté, ſon bien, & lui dire que je diſpoſe d’elle, que je ſuis un homme très-intéreſſé, & que je ne la laiſſerai jamais aller ſans en tirer un bon parti.

Friman.

Laiſſez-moi ſeul ; je mentirai pour votre ſervice, autant qu’il le faudra.

Brindley.

Mon cher Monſieur Friman, ſi vous pouvez me tirer d’affaire, il n’y a rien que je ne faſſe pour vous. Je paierai les trois cens guinées que vous perdez, de tout mon cœur.

Friman.

Allez ; je ferai tous mes efforts… Où ſerez-vous ?

Brindley.

Je vais chez moi… Plaiſe à Dieu qu’il réuſſiſſe… Si j’étois ſeul tuteur, cela ſeroit bientôt fait.

Friman.

Ha ! ha ! ha !… le bon-homme eſt dans nos filets.




Scène VI.

Le Théatre représente la maiſon de Fenton.

FENTON, LE COLONEL ; un VALET.
Le Valet.

Un homme qui vient de Coventry, Monſieur, demande à vous parler ?

Fenton.

Il vient ſans doute de la part de mon oncle : faites-le monter… cela m’épargnera la peine & les frais du voyage. (Le Colonel entre.)

Le Colonel. (d’un air & d’un ton affligé.)

J’ai l’honneur, Monſieur, de parler à Monſieur Fenton.

Fenton.

C’eſt moi-même, Monſieur ; que ſouhaitez-vous ?

Le Colonel.

Je ſuis bien fâché, Monſieur, de vous apporter une auſſi triſte nouvelle, Monſieur… (Il pleure.) Mon vieux maître, que j’ai ſervi quarante ans, mérite bien les pleurs que ſa mort me ſera long-tems verſer.

Fenton.

Quoi ! mon oncle Thomas eſt mort !

Le Colonel.

Il est mort, Monſieur ; il vous laiſſe en héritage plus de ſept cens livres ſterling de rente, dans une des plus belles terres que je connoiſſe… Je ſouhaite que vous en joüiſſiez long-tems : mais je ne ſaurois m’empêcher de pleurer un ſi bon maître… C’étoit bien le meilleur homme… il n’en reſte guere de pareils… Les pauvres le pleureront auſſi long-tems.

Fenton.

Vous lui étiez donc attaché ?

Le Colonel.

J’étois ſon maître d’hôtel.

Fenton.

Je lui ai entendu parler de vous : il vous aimoit. Comment vous appellez-vous ?

Le Colonel.

Mon nom eſt Jourdain.

Fenton.

Ah ! oui, Jourdain, je m’en ſouviens. Eh bien, mon pauvre Jourdain, comment, & quand mon oncle eſt-il mort ?

Le Colonel.

Hélas ! il eſt mort Lundi dernier, à quatre heures du matin, & à deux heures il avoit ſigné ſon teſtament. Il me le remit entre les mains, avec ordre, ſitôt qu’il auroit les yeux fermés, de partir pour vous l’apporter auſſi vite que je le pourrois : c’eſt ce que j’ai exécuté ; & le voici. ( Il le donne à Fenton.)

Fenton.

Cela eſt très-bien : je le dépoſerai.

Le Colonel.

Mais il y a deux choſes qu’il a oublié d’y inſérer, & qu’il m’a chargé de vous dire ; il vous prie de les exécuter comme ſi elles étoient écrites dans ſon teſtament : c’eſt de faire tranſporter ſon corps à S. Paul en Covent Garden, & de donner le deuil à ſes domeſtiques.

Fenton.

Cela ne laiſſe pas d’être conſidérable… (à part.) Peſte ſoit des nouvelles modes… Et bien cela ſe ſera ; j’y conſens, il faut faire venir le crieur & un tailleur.

Le Colonel.

Pourrois-je eſpérer, Monſieur, que mes ſervices vous ſuſſent agréables dans la même condition que j’avois auprès de Monſieur votre cher oncle. Je n’ai pas encore long-tems à vivre après lui ; & je voudrois mourir au ſervice d’une famille au milieu de laquelle je ſuis né. (Il pleure.) Ah ! c’étoit un bon maître pour moi.

Fenton.

Ne vous affligez pas tant, Monſieur Jourdain ; je vous conſerverai la même place, vous n’y perdrez rien… Vous me faites pleurer auſſi de vous voir ſi affligé. (Il prend ſon mouchoir.) Il étoit bien vieux, & nous ſommes tous mortels.

Le Colonel.

Hélas ! oui, Monſieur ; c’eſt pourquoi je vais encore vous demander une grace… Vous trouverez dans le teſtament que c’étoit auſſi l’intention de Monſieur votre oncle… C’eſt de ſigner une continuation de mon bail… Il n’eut pas le tems ; le notaire l’avoit écrite toute prête. (Il lui donne un papier.)

Fenton.

Un bail, & de quoi ?

Le Colonel.

Je tiens une ferme de Monſieur votre oncle, pour cent livres ſterling de rente, dont le bail expire à Noël, & il me le renouvelloit pour vingt ans.

Fenton.

Voyons cela. (Il lit le bail.)

Le Colonel. (à part.)

Ma ſoi, tout va à miracle s’il n’arrive pas quelque malheur…

Fenton.

Cela eſt ſort bien… Voyons ce qu’il dit dans ſon teſtament. (Il met le bail ſur la table, & lit le teſtament.)

Le Colonel. (à part.)

Il eſt défiant ; mais il ſera bien ſin s’il m’échappe.

Fenton. (lit.)

Oui, je vois cela… La ferme… en poſſeſſion, Jourdain… continuer le bail… au même prix… Très-bien, Monſieur Jourdain ; je vois que mon oncle le vouloit, cela ſuffit… Donnez-moi le bail. (Il lit, & le remet ſur la table) Demandez-moi une plume & de l’encre.

Le Colonel.

J’ai une écritoire dans ma poche, Monſieur, je ne vais jamais ſans cela.

Fenton.

Je le crois ; c’eſt votre proſeſſion. (Il examine la plume, tandis que Colonel change le bail contre un autre papier qu’il met ſur la table.) Voilà, je penſe, un mauvais inſtrument ; mais elle eſt aſſez bonne pour ſigner mon nom. (Il ſigne.)

Le Colonel. (à part.)

Tu ne ſais guere ce que tu ſais.

Fenton.

Voilà votre bail, Monſieur Jourdain. (Il lui donne un papier.) Allez ; retournez promptement à Coventry, & ayez bien ſoin de tout : j’enverrai le crieur pour ſaire enlever le corps. Partez ; je reconnoîtrai votre attention.

Le Colonel.

Oh ! Monſieur, je ne ſuis déjà que trop payé ; je vous remercie.

Fenton.

Ne voulez-vous pas dîner ?

Le Colonel.

Je ne le puis pas je dois m’en retourner avec quelques voiſins j’ai rencontrés ; nous repartirons tous enſemble cet après-midi.

Fenton.

Allez donc ; je ne vous retiens plus.

Le Colonel. (à part.)

Je ne ſuis plus inquiet que de me voir dehors.

Fenton.

Vous donnerez des ordres pour le deuil.

Le Colonel. (à part.)

Je crois que vous en aurez un terrible à porter, quand vous ſaurez que la ſucceſſion n’eſt qu’imaginaire.



Scène VII.

Fenton, (ſeul).

Sept cens livres ſterling de rente… Que n’eſt-il mort vingt ans plutôt !… Quelle prodigieuſe quantité de raretés j’aurois amaſſé depuis ce tems-là !… J’aurois voyagé autour du monde… Mais ne puis-je pas encore l’entreprendre ?… Voyons ; comptons…Je n’ai que ſoixante ans ; mon pere, mon grand-pere & mon biſayeul ont vécu plus de quatre-vingt-dix ans… J’ai encore trente ans de bon… Quant au revenu de la ſucceſſion, ſept cens livres ſterling montent à environ dix-ſept mille livres tournois de rente en trente années… Comptons ſeulement trente ſois ſept ou ſept ſois trente, c’eſt… oui, juſtement… cela ſait vingt-une mille livres ſterling… Pardi, c’eſt une belle ſomme. J’en peux bien mettre le tiers pour former un cabinet de raretés, qui me ſera un nom dans la poſtérité… Car je ne voudrois pas être, comme les autres, oublié au bout de deux ans, ainſi que mon oncle le ſera… Oh ! pour cela non. Je veux qu’on parle de moi par delà les ſiecles. (Il s’en va.)



Scène VIII.

Le Théatre repréſente la taverne.

FRIMAN & BRINDLEY, bûvant bouteille.
Brindley.

Allons, mon cher M. Friman, à la ſanté de M. Jan Van Tim Tam, Tam… Je ne retiendrai jamais le nom de ce Hollandois.

Friman.

Mynher Jan Van Tim Tamheer Van Fainal.

Brindley.

Oui, Heer Van Fainal. Je n’ai jamais entendu un nom ſi long en ma vie… À ſa ſanté donc.

Friman.

De tout mon cœur.

Brindley.

Ma ſoi, je n’aurois jamais crû trouver tant de généroſité chez un Hollandois.

Friman.

Oh ! il n’a rien de Hollandois dans ſon caractere… excepté une grande antipathie pour la Monarchie. Auſſitôt que je lui eus dit l’état où vous réduiſoit votre perte, il me dit qu’il ne vouloit pas être la cauſe de la ruine de quelqu’un dans le monde… Je lui ſis après cela ma propoſition… Qu’il prenne le tems qui lui conviendra, me dit-il, pour le paiement, ou qu’il me donne ſa pupile, & je lui remettrai ſa dette.

Brindley.

Fort bien, M. Friman ; pardi, je vous ai bien de l’obligation ; vous me rendez la vie. Si jamais je ſais aucun pari, je veux bien pourrir dans une priſon.

Friman.

Je vous jure, M. Brindley, que j’étois en vérité très affligé d’avoir été la cauſe de votre malheur. C’étoit, je vous aſſure, bien innocemment.

Brindley.

Nous ſerons tous contens à ce moyen-là.

(Il entre un violon & ſa femme.)
Le Violon.

Meſſieurs voudriez-vous un petit air de violon ou une chanſon ?

Friman.

Une chanſon ! Ah ! de tout mon cœur. En avez-vous de jolies & de gaies ?

Le Violon.

Oui, Meſſieurs, ma femme & moi, nous vous chanterons un dialogue. (Ils chantent, & l’Orqueſtre Les accompagne.)

Brindley.

Cela eſt en vérité très-joli.

Friman.

Tenez, voilà de quoi boire ; allez, mes amis, ne perdez point de tems.

Le Violon.

Dieu vous maintienne en joie ; Meſſieurs, vous êtes d’honnêtes gens.

(Ils s’en vont.)




Scène III.

LE COLONEL, BRINDLEY, FRIMAN.
Le Colonel.

Ha ! Mynher Brindley, moi être très-chagrin de votre trouble… Mais vous pouvoir vous racheter ?

Brindley.

Monſieur, je ſerai éternellement reconnoiſſant de l’obligation que je vous ai.

Friman.

Mais vous entendez à quelle condition… vous lui donnerez Mis Delby.

Le Colonel.

Y a moi lui faire droit, ſi il donne la belle enfant.

Brindley.

De tout mon cœur, Monſieur, vous aurez mon conſentemment pour l’épouſer, quand vous le voudrez.

Friman.

Puiſque je ſuis votre arbitre, Meſſieurs, il faut conſommer cette affaire ; c’eſt-à-dire, vous Mynhet Jan Van Tim Tamheer Van Fainal, vous me remettrez en maint la décharge de la gageure ; & vous Monſieur Brindley, vous me remettrez auſſi votre conſentement pour qu’il épouſe Mis Delby… C’eſt-là le meilleur moyen d’éviter toute diſpute qui pourroit ſurvenir.

Le Colonel.

Ya, moi le vouloir bien.

Brindley.

Et moi auſſi, M. Friman ; je vais vous le donner dans le moment.

(Ils s’aſſeoient pour écrire.)
Friman.

Holà ho ! garçon, dis à ton maître de monter… (à part.) Je ſuis bien aiſe que nous ayons des témoins de ce marché.

Trancar, (qui entre.)

Appellez-vous, Meſſieurs ?

Friman.

Oui, Monſieur Trancar ; nous avons beſoin de vous ici.

Brindley.

Tenez, Mynher, voici mon conſentement auſſi ample que vous pouvez le deſirer… Vous remplirez votre nom que j’ai laiſſé en blanc ; car de ma vie je ne pourrai le retenir. (Il le donne au Colonel.)

Le Colonel.

Ya, ya, moi le faire avec plaiſir.

Friman.

Oh ! ça, M. Trancar, ſignons vous & moi comme témoins.

Le Colonel.

Mynher, là être ton décharge.

Brindley.

Ne voulez-vous pas auſſi, Meſſieurs, ſigner ceci comme témoins ? (Friman & Trancar ſignent.)

Le Colonel.

Ah ! bien, Mynher, ye moſt myn voorſpraek ta de ſro ſyn.

Friman.

Il vous dit qu’il vous prie de le recommander auprès de votre pupile.

Le Colonel.

Combien être encor de wardiens.

Brindley.

Il n’y en a plus que trois ſeulement.

Le Colonel.

Vous avoir trompé Mynher ; n’être pas honnête.

Trancar.

Mais Monſieur Brindley eſt le principal, & il peut beaucoup ſur les autres.

Brindley.

Oh ! je dirai tout ce que je pourrai en votre faveur, Mynher ; & même, ſi vous le voulez, je vous introduirai chez eux, & vous préſenterai à ma pupile.

Le Colonel.

Bien être bon cela.

Friman.

C’eſt-là la meilleure maniere… Lui & moi nous irons chez vous.

Brindley.

Je m’y en vais dans le moment, ſur mon honneur… Je ſuis votre ſerviteur… (à part.) Ma recommandation n’y ſervira guere, Mynher… Vous avez donné dans le panneau ; mais j’ai ma décharge, je ne m’en ſoucie plus. (Il s’en va.)

Le Colonel.

Ha ! ha ! ha ! parbleu ! voilà un bon tour, Friman.

Friman.

Notre homme s’en va très-content… Mais il faut pourſuivre notre bonne fortune, puiſqu’elle nous rit. Il eſt queſtion à préſent du Quakre.

Le Colonel.

C’eſt bien le plus difficile… Echouerois-je au dernier ? En voilà trois ; le ſuccès me raſſûre ſur le quatrieme.

Fin du quatrieme Acte.

ACTE V.

Le Théatre repréſente la maiſon de Prim.


Scène PREMIÈRE.

SARA PRIM, MIS DELBY en habit de Quakreſſe.
S. Prim.

Ah ! voilà comme j’aime à te voir, Nanine ; dis-moi, en vérité, n’es-tu pas mieux cent fois avec cet habit, qu’avec ton monſtrueux panier, tes pompons & tes mouches… Si Dieu t’avoit fait naître avec toutes ces taches noires ſur le viſage, tu ſerois effrayée de te voir avec un pareil maſque.

Delby.

Si le vôtre étoit ôté, & que votre intérieur pût paroître au dehors vous ſeriez bien plus effrayée de voir toutes les taches de votre hypocriſie.

S. Prim.

Mon hypocriſie ! Vas, je mépriſe tes paroles, Nanine ; je ne tends des appas à perſonne.

Delby.

Je le crois bien, vous n’en prendriez guere.

S. Prim.

Eh bien, plaiſante tant que tu voudras… Mais ſache que j’en aurois plus attrapé dans mon tems avec ma ſimplicité, que toi avec tous tes coliſichets… Si tu as envie d’avoir des adorateurs, vas, tu en auras plus ſous cet habit que ſous tout autre… Les hommes, crois-moi, n’ont une grande envie de voir que ce qu’on leur cache.

Delby.

Ah ! voilà donc le but de votre ſimplicité… La vérité perce toûjours… J’avois déjà bien penſé qu’il y avoit plus de deſſein que de piété dans vos bonnets pincés & vos grands mouchoirs.

S. Prim.

Vas, tu n’es qu’une vraie corrompue avec tes lectures de comédies & de romans… Ils ne ſont propres qu’à conduire la jeuneſſe dans le précipice.

Je crains bien que tu ne te ſois déjà trop familiariſée avec ces méchans.

Delby.

Trop familiariſée ! qu’entendez-vous donc, Madame Prim ? Ne me parlez pas davantage, je vous prie, de ces familiarités… Je ne ſuis familiariſée avec des méchans, qu’avec vous autres… Oſez-vous bien me traiter ainſi, indigne femme que vous êtes. (Elle pleure avec de gros ſoûpirs.)



Scène II.

BRINDLEY, SARĄ PRIM, DELBY.
Brindley.

Quoi, Nanine en larmes !… Que lui avez-vous donc fait, Madame Prim ?

Delby.

Ce qu’elle m’a ſait… Je deviendrai folle avec vous tous… Mais je me tirerai de votre tyrannie : j’espere que je trouverai quelque perſonne charitable qui me fera rendre juſtice… Et je vous forcerai bien de me rendre ma liberté.

S. Prim.

Elle fera bien de pleurer pour effacer ſes péchés. Oui, Nanine, tous ces gens-là te perdront.

Delby.

Ne penſez pas que je ſois toûjours aſſez ſotte pour faire tout ce que vous voudrez de moi… Non, non, je porterai ce qu’il me plaira… J’irai où je voudrai… Je verrai telle compagnie qui me conviendra, & non celle que vous m’ordonnerez… Je ſerai… Patience, on verra.

Brindley.

Pour ce qui eſt de moi, je trouve qu’elle a raiſon… Il faut qu’elle ait ſa liberté, & c’eſt pour cela même que je viens ici.


Scène II.

FENTON, TOBIE PRIM ;

(avec une lettre à la main,) S.

PRIM, DELBY, BRINDLEY.
Fenton.

J’ai acheté des bas de votre mari, Madame Prim : mais il dit qu’il faut s’adreſſer à vous pour les gands. Montrez-moi cinq ou ſix douzaines de gands de deuil, tels que vous avez ordinaire d’en fournir pour les enterremens, & les envoyez chez moi.

T. Prim.

L’ami Fenton a eu un bon vent aujourd’hui… Sara… ſept cens livres ſterling de rente.

S. Prim.

Je t’en félicite, voiſin.¸

Brindley.

Quoi ! eſt-ce que l’oncle eſt mort ?

Fenton.

Il eſt mort… Songez à mon affaire, Madame Prim.

S. Prim.

Oui, oui, voiſin, ne t’embarraſſe pas.

T. Prim.

Voici une lettre qui me recommande un grand homme : elle eſt de Aminadab Holeſaſt de Briſtol. Ce fidele ſera ici ce ſoir : Sara tu auras ſoin de le bien recevoir. (Il lui donne ſa lettre.)

S. Prim.

Je t’obéirai.

T. Prim.

Eh ! bien, ami, tu veux me parler au ſujet de Nanine. Qu’est-ce

Brindley.

Il faut que nous la marions.

T. Prim.

Oui-dà, je le veux auſſi ; mais il nous faut un mari digne d’elle. Je ſerai auſſi aiſe que toi, voiſin, de la voir mariée à un bon & honnête homme.

Fenton.

C’eſt bien dit ; mais je n’en connois guere.

Brindley.

J’ai un homme en main contre lequel vous n’aurez, je crois, rien à dire.

(Entre Fopington.)
Fenton.

J’ai auſſi quelqu’un qui ſera bien ſon ſait.

Fopington.

Eh ! bien, qu’eſt-ce ? C’eſt apparemment quelque Rhinoceros, quelque Crocodile. Ah ! ah ! ah !

Fenton

Ce ne ſera ſûrement pas quelque fat du bout de la ville, galonné & tête vuide… Ce ne ſera pas non plus de vos gentilshommes marchands, qui ſe font deſſiner des armoiries pour leur caroſſe. Non, ce ſera quelqu’un de renommé par ſes voyages, & par ſon goût excellent pour les raretés, qui aura fouillé dans les plus profonds ſecrets de la nature… Quand le Ciel m’en aura indiqué un de cette eſpece, il aura mon conſentement ; parce que cela peut être utile à la République.

Delby.

Utile à la République ! Eſt-ce que vous voulez qu’il faſſe ſur moi un cours d’Anatomie ?

Fopington

Oui, oui, ma chere Nanine, il veut te faire diſſéquer.

Brindley.

Apparemment pour découvrir avec un mycroſcope la circulation du ſang de la tête au pié… Ah ! ah !... Allez, j’ai un mari pour vous, qui convient bien mieux que tout cela : c’eſt un homme d’une grande ſortune, & qui l’augmentera encore conſidérablement. Il eſt en commerce avec les quatre parties du monde.

Delby.

Oui, il me mettra peut-être à la groſſe aventure pour les Indes.

Brindley.

Oh ! non ; il vous donnera en habit tout ce que l’Aſie, l’Europe, l’Afrique & l’Amérique produiſent de plus riche… C’eſt un excellent commerçant Hollandois.

Fopington.

Quoi ! un Hollandois !… Ah ! ah ! ah ! voilà, ma foi, un plaiſant mari pour une jolie femme. Y a ſrow will you, Mynheer… Ah ! ah ! il lui apprendra à parler le langage des grenouilles.

Brindley.

Oh ! il lui apprendra qu’un marchand eſt plus utile à ſa patrie que cinquante faquins de fainéans. Un Hollandois ſait très-bien que le commerce eſt d’un bien plus grand avantage à la nation que toutes les terres.

Fopington.

Et qu’eſt-ce que cela fait à une jolie femme ?

Brindley.

Ce ſont les marchands à qui les belles ont le plus d’obligation… Comment brilleroient-elles dans leurs loges & aux aſſemblées ſans cela ? Les diamans des Indes, les brocards de France, les éventails d’Italie, les denteles de Flandres, les porcelaines ; tout cela vient du commerce. Comment ſoûtiendroient-elles leur table de thé & de chocolat ; & comment nos agréables boiroient-ils à la ſanté de leurs maîtreſſes, s’ils n’avoient pas de Champagne ? Sans le marchand cependant vous n’auriez rien de tout cela.

T. Prim.

Plût à Dieu, voiſin, qu’il n’y eût aucunes de toutes ces drogues !… Tout cela ne tend qu’à perdre la jeuneſſe : cela remplit leur tête d’orgueil & de luxure… Le marchand eſt un miniſtre de ſatan, qui ne travaille que pour la damnation du genre humain.

Fenton.

Il a raiſon, il n’y a que les belles connoiſſances de la nature qui diſtinguent l’homme.

T. Prim.

Oui ; mais ce n’eſt pas de ton eſpece de connoiſſances… Ce n’eſt que la connoiſſance de la vérité. Connois-toi toi-même, ami, & ne t’attache plus à tes babioles.

Delby.

Etudiez à ſaire le bien de votre pays, Monſieur Fenton, & laiſſez-là vos inſectes ; défaites-vous de tous vos monſtres domeſtiques avant d’en faire venir de dehors ; vous avez aſſez de magots dans votre cervelle pour en meubler le cabinet de quelque virtuoſe.

Fopington.

Ma ſoi, Nanine a beaucoup d’eſprit.

T. Prim.

Elle en a beaucoup plus que toi, ami ; vois-tu ? C’eſt en vain que tu me parles ; quand j’aurai trouvé un homme qui la méritera, elle aura mon conſentement.

Delby.

Ce ſera apparemment quelqu’un de tes fideles. (à part.) Serai-je toûjours entourée de telles chenilles pour détruire mes eſpérances ?… Sachez donc, tous tant que vous êtes, que vous vous diſputez en vain. Je ne prendrai point un mari de votre choix ; vous n’en ſerez pas les maîtres… Je demanderai juſtice… On protége ici les orphelins, & on caſſe les teſtamens quand ils ſont auſſi biſarres… Perſonne ne mérite plus de compaſſion… (à part.) Ah ! Fainal, que ſont devenues les promeſſes que tu m’avois faites de me délivrer de cette vermine ? Hélas ! l’entrepriſe étoit plus difficile que tu ne l’imaginois ! Perſée n’avoit qu’un monſtre à combattre pour délivrer Andromede ; il en faut détruire quatre pour m’enlever. (Elle ſort.)

Le Valet.

Un Simon Scruple demande à te parler.

Fenton.

Cette fille eſt folle en vérité. (Il s’en va.)

Fopington.

Vous l’êtes tous auſſi, à mon avis. (Il ſort.)

T. Prim.

Ami Brindley, mes affaires m’appellent.

Brindley.

Oh ! que je ne vous trouble pas… Peſte ſoit d’un pareil ours… Quoi qu’il en ſoit ; j’ai rempli ma promeſſe pour cet honnête Hollandois : (Il ſort auſſi.)



Scène IV.

T. PRIM, LE COLONEL en habit de Quakre.
T. Prim.

Ami Scruple, ſois le bien venu. Comment ſe porte le bon Holeſaſt, & tous nos amis, Timothée, Jean Slanderbrain & Chriſtophle Sureley ?

Le Colonel.

(à part.) Qui diable connoît tous ces animaux-là ?… Ils ſont tous en bonne ſanté ; je te remercie pour eux.

T. Prim.

L’ami Holeſaſt m’a écrit que tu es nouvellement arrivé de Penſilvanie. Que font tous nos fideles dans ce pays-là ?

Le Colonel. (à part)

Que lui dirai-je ? Je ne ſais pas plus de nouvelles de ce pays-là que de Briſtol.

T. Prim.

Cette colonie s’augmente-t’elle beaucoup ?… Font-ils de grands profits ?

Le Colonel.

Oui, ami, leur piété attire la bénédiction du Ciel ſur leurs ouvrages.



Scène V.

S. PRIM, DELBY, T. PRIM, LE COLONEL.
T. Prim.

Sara, voici notre ami Scruple.

S. Prim.

Sois le bien venu. (Elle le ſalue en Quakreſſe.)

Le Colonel. (à part, en conſidérant Delby.)

Voici donc l’objet de mes deſirs… Qu’elle eſt charmante même ſous cet habit !

T. Prim.

Pourquoi, ami, conſideres-tu cette fille ſi attentivement ?

Le Colonel.

Je vais te le dire : Il y a environ quatre jours que j’eus une viſion… C’eſt elle aſſûrément… mais elle étoit dans des habillemens inventés par l’orgueil : je la vis ſur le bord d’un précipice… J’entendis une voix qui m’appella par mon nom… & qui me commanda de lui donner la main pour la ſauver de ce péril… J’obéis ; & il me ſembla que cette fille croiſſoit & s’augmentoit à côté de moi.

S. Prim.

Explique-nous ce que cela préſage.

Le Colonel.

La converſion de cette fille… J’en ſuis perſuadé.

Delby.

Et moi je ſoûtiens que cela eſt faux.

T. Prim.

Veux-tu, ami Scruple, employer les moyens pour cela ?

Le Colonel.

Des moyens ! & quels moyens ? N’eſt-elle pas ta fille ? N’eſt-elle pas déjà une de nos fideles ?

S. Prim.

Non, hélas ! c’eſt une de ces prophanes.

T. Prim.

Je te prie, Anne, prête attention à ce que va te dire ce ſaint homme ; il t’enſeignera le bon chemin.

Delby.

Je ſais bien celui que je dois prendre ; je n’ai que faire de ſes inſtructions… J’eſpérois être tranquile quand j’aurois mis ſur mon corps vos odieux habillemens.

Le Colonel.

Tu portes donc ces habits par force & non par choix ?

Delby. (d’un ton de Quakre.)

Tu as dis la vérité, ami.

S. Prim.

N’es-tu pas honteuſe, Nanine de te moquer de ce ſaint perſonnage ? Hélas ! tu as un cœur bien endurci.

Le Colonel.

Ne la gronde pas ; elle ne me bleſſe point. Si tu veux la laiſſer ſeule avec moi, je diſcuterai quelques points avec elle, qui peut-être amolliront la dureté de ſon cœur, & la rameneront à quelque complaiſance.

T. Prim.

Fort bien, contente-toi ; tâche de lui inſinuer la vérité… Allons, Sara, laiſſons ce bon homme avec elle. (Delby arrête Prim par ſa manche ; il ſe débarraſſe d’elle, & s’en va.)

Delby.

Que prétendent donc ces gens-là ? Quoi ! ils me laiſſent avec ce viſionnaire-là… Penſent-ils que, parce que je me ſuis ſoûmiſe à porter leurs ridicules habits, je vais encore adopter leur ſinguliere doctrine ?

Le Colonel.

Allons, aimable enſant, modere ta colere.

Delby.

Et moi, je te prie de t’en aller avec les gens de ton eſpece ; tu perdras tes peines avec moi… Ces animaux-là me feront devenir folle.

Le Colonel.

Je ſuis moi d’une autre opinion ; l’eſprit me dit que tu te convertiras.

Delby.

Ton eſprit eſt un menteur ; je n’y crois pas.

Le Colonel.

Tu penſes donc ainſi : eh ! bien ce ſera toi, ange que tu es, qui me convertiras. (Il la veut prendre dans ſes bras.)

Delby. (elle crie.)

Ah ! monſtre, arrête-toi ou je te creverai les yeux.

Le Colonel.. (vivement.)

Pour l’amour de moi… Eſt-ce que vous ne me connoiſſez pas, charmante Delby ? Je ſuis Fainal.

Delby.

Fainal !… (T. Prim entre.) Ah ! je ſuis perdue ; je vois Prim. Que n’ai-je été ſourde !

T. Prim.

Qu’as-tu donc, Anne ; pourquoi cries-tu ?

Delby.

Oui, je crie, & je crierai encore plus fort au meurtre, au voleur, pour me débarraſſer de ce monſtre-là, ſi vous me laiſſez avec lui plus long-tems.

T. Prim.

N’eſt-ce que cela ? Allons, Anne, prends patience.

Le Colonel.

Non, ce n’eſt rien, j’en viendrai à bout, je t’en répons ; laiſſe-nous, je t’en prie.

T. Prim.

Adieu donc, continue.

Le Colonel.

Eh ! bien, adorable & trop aimable Delby ! (Il va pour l’embraſſer.)

Delby.

Attendez ; que prétendez-vous, Fainal, avec ce déguiſement ?

Le Colonel.

Vous délivrer de vos tyrans, ſi vous voulez accomplir votre promeſſe.

Delby.

Rendez-moi maîtreſſe de ma main & de ma fortune, & tout ſera pour vous.

Le Colonel.

Cette nuit verra donc tous mes ſouhaits remplis.

J’ai déjà ici le conſentement de trois de vos tuteurs : je ne doute pas celui de Prim ne ſaſſe le quatrieme. (Prim écoutant.)

T. Prim.

Je voudrois entendre de quel fort argument ce ſaint homme ſe ſert pour la ramener ?

Delby.

Tes paroles ſemblent me donner une nouvelle vie.

T. Prim.

Qu’entens-je ?

Delby.

Tu es le plus digne des hommes. Le Ciel m’a bien favoriſée quand il a permis que je t’aie vû.

T. Prim.

Il a amolli ſon cœur aſſûrément !… Ah ! quelle miraculeuſe converſion !

Le Colonel.

(à part.) Ha ! voici Prim qui écoute… prenons garde à nous : paroiſſez toûjours édiſiée ; donnez-leur l’eſpérance que vous deviendrez Quakreſſe, & laiſſez-moi faire le reſte… (haut.) Je ſuis bien ravi que tu ſois enſin touchée par l’eſprit que j’ai verſé en toi, Anne ; une autre fois je t’en expliquerai davantage : en attendant ſois obéiſſante à notre ami Prim.

Delby.

Je t’obéirai en tout.

T. Prim. (paroît.)

Quel prodigieux changement il arrive ici ! Ami, tu as fait un miracle ! Eh ! bien, Anne, comment trouves-tu la doctrine qu’il t’a enſeignée ?

Delby.

Si excellente que je ne me laſſerois jamais, ce me ſemble, d’en parler avec lui… Je ſuis bien honteuſe de mes folies paſſées ; je t’en demande pardon, ami Prim.

Le Colonel.

C’eſt aſſez, aſſez, que tu en ſois repentante.

T. Prim.

En vérité, ami, tu m’as fait un grand plaiſir : veux-tu paſſer dans l’autre chambre, & te raſraîchir ? Viens, prends cette nouvelle éleve par la main.

Le Colonel.

Nous te ſuivrons.

Un Valet. (entre.)

Il y a là-bas un autre Simon Scruple qui te demande.

Le Colonel. (à part.)

Voilà ce diable d’homme ; comment faire ?

T. Prim.

Un autre Simon Scruple ! Le connois-tu ?… Eſt-il de tes parens ?

Le Colonel.

Non, ami, je ne le connois pas… (à part.) Que le diable l’emporte ; je voudrois qu’il fût encore en Penſilvanie ; tout va être découvert.

Delby. (à part)

Que deviendrai-je, grand Dieu ?

Prim.

Fais-le monter.

Le Colonel.

Il faut qu’un de nous deux ſoit l’empereur… Il faut payer d’effronterie.



Scène VI.

SIMON SCRUPLE, LE

COLONEL, T. PRIM,

DELBY.
T. Prim.

Que veux-tu de moi, ami ?

S. Scruple.

N’as-tu pas reçû une lettre d’Aminadab Holefaft de Briftol ; ne t’a-t’il pas annoncé Simon Scruple ?

T. Prim.

Oui, & Simon Scruple eſt déjà ici, ami.

Le Colonel. (à part)

Et je te répons qu’il y reſtera, s’il le peut.

S. Scruple.

Cela eſt faux ; c’eſt moi qui ſuis ce Simon Scruple.

Le Colonel.

Prends garde, ami, à ce que tu dis : c’eſt moi qui ſuis Simon Scruple.

S. Scruple.

Ton nom peut être Simon Scruple, mais tu n’es pas moi.

Le Colonel.

Je ſuis ce Simon Scruple pour lequel mon ami Aminadab Holeſaſt a écrit à mon ami Prim… Le même qui eſt venu de Penſilvanie, & qui a reſté onze jours à Briſtol. Pourquoi veux-tu prendre mon nom ? Je t’en empêcherai bien… (à part.) Du moins tant que j’en aurai beſoin.

S. Scruple.

Ton nom ! tu m’étonnes bien.

Le Colonel.

Je ſuis plus étonné de ton audace. (Il va ſur lui ; S. Scruple recule.)

S. Scruple.

Arrête, ſatan, ne m’approche pas ; je te défie, toi & toutes tes ruſes.

Delby. (à part)

Oh ! il le découvrira ; c’en eſt ſait, je ſuis perdue.

Le Colonel.

Ecoute, ami, tes manéges ne nous ſurprendront pas ; tu n’es qu’un impoſteur. Quel eſt ton deſſein ? (Un valet entre, & donne une lestre à Prim qui la lit.)

T. Prim.

Un de ces deux hommes-ci eſt un impoſteur ; mais de dire lequel ; je n’en ſais rien.

Le Colonel.

Quelle peut être cette lettre ?

S. Scruple.

Tu dois être inſpiré du diable, ami, cela eſt certain ; car la puiſſance humaine ne peut rien inventer de pareil.

T. Prim.

Si j’en crois cette lettre, tu es plus en relation avec Satan qu’aucun de nous ici… Lis-toi, je te prie, Simon.

Le Colonel.

(à part.) Ah ! elle eſt de la main de Friman… Il y a un complot formé, ami, de voler ta maiſon cette nuit, & de te couper la gorge ; & pour cet effet, il y a un homme déguiſé ſous l’habit de Quakre, qui doit paſſer pour Simon Scruple. Je ſuis de cette troupe, mais je ne veux plus en être. Un d’eux a été à Briſtol, & eſt revenu dans le coche avec le Quakre, de qui il a ramaſſé tout ce qui peut ſervir à ſon deſſein. Je ne doute pas qu’il n’en faſſe uſage pour ſe ſubſtituer à la place du véritable Simon Scruple ; & quand il ſera dans ta maiſon, il exécutera ſon projet… Fais uſage de cet avis. Adieu… (à part.) Cela eſt merveilleux.

T. Prim.

Entens-tu cela, impoſteur ?

S. Scruple.

Oui ; mais c’eſt ſans m’en émouvoir : voilà l’impoſteur.

Le Colonel.

Voilà un effronté coquin… Mais à préſent, que je te conſidere, je me remets ta figure ; tu es venu avec moi dans ce coche ; tu avois une perruque noire & ronde, un habit brun de camelot avec des boutons de cuivre… Peux-tu nier cela ?

S. Scruple.

Oui, ami, je le nie, ſur ma conſcience.

T. Prim.

Vraiment, ami, tu es un des plus impudens coquins que j’aie jamais vû.

Delby.

(à part.) Il faut que je l’entreprenne… Je me rappelle auſſi ſon viſage ; j’ai vû ce drole-là à Bath… Oui, c’eſt lui qui dans un boſquet vola Milady Ritch de tout ce qu’elle avoit dans ſes poches… Ne te ſouvient-il pas, ami, que la populace courut après toi ?… Voilà le plus grand fripon de la terre.

S. Scruple.

Qui peut t’exciter à attenter à mon honneur, à ma vie ?

T. Prim.

Elle ne te fait pas injure ; mais tu ne m’en feras pas non plus. Vas, prends garde à toi ; quitte cet infame métier, & rends graces à Dieu d’être tombé entre mes mains… Vas, retire-toi.

Le Colonel.

Vas, ami, je te le conſeille auſſi ; évite ton mauvais deſtin.

S. Scruple.

Oui-dà, je m’en irai, mais ce ſera pour te confondre je me ferai bien connoître ; je reviendrai avec des preuves qui te convaincront que tu t’es lourdement trompé. (Il ſort.)

Le Colonel. (à part)

Il ne fera pas bon pour moi de reſter ici… Que diable ferai-je ?

T. Prim.

De quelles monſtrueuſes iniquités les hommes ne ſont-ils pas capables, ami Simon.

Le Colonel.

Oui, ce ſiecle n’eſt rempli que de vices… (à part.) Je ſuis ſi troublé que je ne ſais que dire.

T. Prim.

Qu’as-tu, ami, tu me parois en déſordre ?

Le Colonel.

Oui, mon eſprit m’agite fortement, & me dit que quoique j’aie fait un grand ouvrage en convertiſſant cette fille, cette jeune enfant, cependant mon travail ſera peut-être ſans fruit ; car le malin eſprit combat encore dans elle. Je vois, oui, je vois, avec les yeux de mon intérieur, que ſatan regagne toûjours quelque avantage ſur elle, ſitôt que je m’en éloigne. Cette fille retournera dans l’abomination d’où je l’ai tirée comme par la main.

T. Prim.

Grand Dieu ! le penſes-tu ainſi !

Delby.

(à part.) Il faut bien que je le ſeconde… Ah ! ciel ! que ſens-je ? Quel combat ſe paſſe dans moi ! Je ſens l’eſprit qui réſiſte aux vanités de ce monde ; mais la chair eſt rebelle : oui, la chair… Je crains bien que la chair… Ma foibleſſe… Ouſ, ouſ.

T. Prim.

Cette fille eſt inſpirée.

Le Colonel.

Vois, ſes yeux qui étoient troublés commencent à devenir plus ſerains… Elle ſe calme un peu. (à part.) Elle joue ſon rolle à ravir.

Delby.

Ce bon homme a verſé dans mon ame une douce conſolation… Les paroles qu’il a ſoufflées dans mes oreilles ſont deſcendues dans mon cœur, & s’y ſont fixées pour jamais… Je ſens l’esprit, & je l’aime paſſionnément… Ouſ, ouſ.

Le Colonel. (à part)

On ne peut pas mieux ; elle eſt raviſſante.

T. Prim.

Ô prodige ! cette fille eſt remplie de l’eſprit ; Sara, quel bonheur !

(Entre S. Prim).


Scène VII.

S. PRIM, T. PRIM, LE COLONEL, DELBY.
S. Prim.

Vraiment, je ſuis bien aiſe de voir ce changement dans notre bien-aimée Nanine… Je viens pour te dire que ton ſouper eſt prêt.

Le Colonel.

Je ne ſuis pas à préſent diſpoſé à prendre de la nourriture groſſiere ; mon eſprit deſire un mets mille fois plus délicieux… Je veux racheter cette fille, & la tirer des mains des pécheurs. Il faut rompre tous les liens qui l’attachent à cette tribu… Ouſ, ouſ.

(Il ſemble avoir peine à reſpirer.)
Delby.

Je ſens quelque mouvement dans mon ame… Oui, il ſaut me ſoûmettre aux volontés de ce bon homme. Ce n’eſt que de lui que je peux recevoir quelque conſolation. Ouf, ouf. (Elle reſpire à peine.) L’eſprit me dit que je ſuis un vaſe choiſi pour la multiplication des fideles, & que tu dois conſentir que nous deux ne faſſions qu’une même chair… Ouf…

T. Prim.

C’eſt ici ſûrement une révélation, ami ; voilà ta viſion expliquée. Cette fille eſt celle que tu as vûe à côté de toi, qui croiſſoit & s’augmentoit… Ah ! que de bon cœur je te donnerai mon conſentement ! Je voudrois de même pouvoir te donner toute ſa fortune… Mais tu ne gagneras jamais le conſentement de ces trois autres méchans.

Le Colonel. (à part)

Je voudrois bien être auſſi ſûr du tien.

T. Prim.

Mon ame eſt charmée, oui, je dis charmée, de voir l’eſprit en toi ; car il te cauſoit une agitation naturelle, oui, naturelle, car il attiroit ton inclination vierge vers ce bon homme.

Delby.

Je vois… je vois l’eſprit qui guide ta main, bon Tobie, & je te vois ſigner ton conſentement… Je me vois maintenant dans tes bras, ami & frere ; oui, je deviens ta moitié. (Elle l’embraſſe.) Ouf, ouf…

Le Colonel.

(à part.) Admirablement joüé… Et moi je te prendrai en tout, ſpirituel amour, pour ma fidele compagne… Oui, pour la femme de mon ſein…

Delby.

Ouſ, je ſens en vérité même ardeur.

S. Prim.

Il faut avouer que l’eſprit les remue bien violemment… Ainſi, Prim, il faut donner ton conſentement ; tu ne peux pas réſiſter à l’eſprit.

T. Prim.

Oui, oui, la lumiere qui s’éleve dans moi me montre que je gagnerai une grande victoire… Je l’emporterai ſur ces autres réprouvés de gardiens… Oui, je vois que l’eſprit veut abſolument t’aggréger dans le troupeau des fideles… Tu ſeras un agneau choiſi… Tu ne vivras plus ſous les lois de ces pécheurs… Tu reſteras à la garde de mon frere… Vas, Sara, apporte-moi une plume & de l’encre, & ma main marquera ſon obéiſſance à l’eſprit.

Le Colonel. (à part)

Je voudrois que cela finît.

Delby.

Je tremble que ce coquin de Quakre ne revienne, & ne détruiſe toute cette belle viſion. (S. Prim apporte de l’encre & une plume.)

T. Prim.

Tiens, ami, écris ce que l’eſprit te dictera ; je le ſignerai aveuglément. (Le Colonel écrit.)

S. Prim.

Qui l’auroit crû, Nanine, que tu aurois été ſi favoriſée ? Que je ſuis aiſe de te voir tirée de tous les dangers que tu courois !

Delby.

Oui, je te crois, & je t’en remercie.

Le Colonel. (lit.)

Je certiſie à tous ceux que cela peut regarder, que je donne librement à Anne Delby mon conſentement pour épouſer…

T. Prim.

Cela ſuffit. Donne, donne-moi la plume. (Il ſigne.)

(Entre Betty qui parle bas à Delby.)
Betty.

Ah ! Mademoiſelle, Mademoiſelle, ce maudit Quakre que voilà revenu. Il amene avec lui le cocher de Briſtol, & une troupe d’autres Quakres.

Delby. (bas au Colonel.)

Nous ſommes perdus ſans reſſource.

Le Colonel.

(bas.) Non, non, un moment plutôt tout étoit perdu ; mais à préſent je m’en moque… Ami, voici compagnie, donne-moi ce papier.

T. Prim.

Tiens le voici je te ſouhaite & à cette fille toutes ſortes de félicités.

Delby. (à part)

C’en eſt donc fait ; arrive à préſent ce qu’il voudra.



Scène V.

SIMON SCRUPLE, T. PRIM,

S. PRIM, DELBY, LE COLONEL, LE COCHER,

& autres.
S. Scruple.

Vois-tu, ami, j’ai emmené avec moi ces gens-ci pour te convaincre que je ne ſuis pas un impoſteur. Voilà le cocher qui m’a voituré de Briſtol… Voici…

Le Colonel.

Ecoute, ami, je peux t’épargner la peine de citer tant de témoins. C’eſt moi qui ſuis le coupable. Ah ! ah ! ah !…

T. Prim.

Comment donc cela ? Eſt-ce que ton nom n’eſt pas Simon Scruple ?

Le Colonel.

Non, en vérité, Monſieur, je lui ai emprunté le ſien, & pris cet habit ſeulement pour le tems que j’en avois affaire… Mais je le lui rends de tout mon cœur ; je n’en ai plus beſoin ; je reprens le mien qui ſera à ſon ſervice pour pareille occaſion… Ah ! ah ! ah !…

S. Prim.

Ô corruption du ſiecle !

Le Cocher.

Je vois que vous n’avez plus beſoin de nous ; adieu.

Le Colonel.

Non, mes bonnes gens, vous pouvez aller à vos affaires.

(Ils ſortent.)
T. Prim.

Je demeure muet… Je ne puis revenir de ton impudence, Anne ; tu m’as trompé… Mais tu te trompes peut-être encore plus toi-même.

S. Prim.

Pardi, voilà une petite créature bien hardie, cela n’a nulle honte.

(Elle ſort.)
S. Scruple.

Je ſuis fâché de voir ta femme ainſi troublée ; je vais la ſuivre & la conſoler. (Il ſort.)

(Un valet entre.)
Le Valet.

Tes freres, les gardiens d’Anne ; te demandent ; il y a un autre homme avec eux.

Delby. (au Colonel.)

Qui peut être cet autre homme ?

Le Colonel.

C’eſt un nommé Friman, un de mes amis, que j’ai chargé d’amener les autres tuteurs ici.



Scène IX.

T. PRIM, LE COLONEL, DELBY, FOPINGTON, BRINDLEY, FENTON,

FRIMAN.
Friman. (à part)

Eh ! bien tout eſt-il fait ? ma lettre vous a-t’elle bien ſervi ?

Le Colonel. (à part)

À merveille, tout eſt en ſûreté.

Fopington.

Eh ! bien, Mademoiſelle Nanine, comment ſe porte-t’on, mon enfant ?

Delby.

Ne m’appelle point Mademoiſelle, Chevalier ; mon nom eſt Anne, tu dois le ſavoir.

Fopington.

Comment donc ? Quelle métamorphoſe !

Delby.

Je voudrois que tu fuſſes ainſi métamorphoſé. Ah ! Fopington, défais-toi de tous ces brillans habits & mets-toi d’une façon convenable pour ton âge.

T. Prim. (à part)

Tous ces hommes-là me déplaiſent bien.

Fopington.

Mon âge !… Eh ! mais cette petite fille eſt folle.

Le Colonel.

Non, non, ami, c’eſt plutôt toi.

Brindley.

Ecoutez, Mademoiſelle Delby un mot avec moi.

(Il lui prend la main, que le Colonel lui reprend.)
Le Colonel.

Tout beau, M. Brindley, cet enfant eſt ma femme, graces à l’ami Prim ; tu n’as plus aucune affaire à traiter avec elle.

Brindley.

C’eſt ſa femme ; vous l’entendez, M. Friman ?

Fenton.

Ma foi, vous avez fait là une belle beſogne, M. Tobie Prim.

Fopington.

Quoi ! il la marie à un Quaкre ! Parbleu, voilà un joli homme pour être le tuteur d’une orpheline… C’eſt bien là un mari propre pour une jeune & jolie perſonne.

Le Colonel.

Quand vous me verrez ſous mes beaux habits, M. le Chevalier, je penſe que vous m’aimerez mieux.

Fopington.

Par la ſembleu, tu ſeras un beau ſinge.

Le Colonel.

Je n’aurai pas de peine à vous le prouver. Que penſiez-vous hier d’un joli homme que vous trouvâtes au parc ſur les onze heures… Voudriez-vous prendre une priſe de tabac, Sir Fopington ? Comment trouvez-vous cette tabatiere ?

(Il lui montre.)
Fopington.

Parbleu, j’en ſuis enchanté, ſi c’est vous-même… J’avoue que je donnai mon conſentement à ce galant homme que j’amenai ici : mais de dire ſi c’est vous, ma foi, je n’en ſuis pas ſûr.

T. Prim.

Comment tu ne le connois pas mieux… Avoue donc que tu es un merveilleux compagnon, pour être le tuteur d’une orpheline… Oh ! tête vuide, ne peut-il pas être un eſcroc, puiſque tu ne le connois pas ?

Fenton.

Voilà deux habiles gens, c’eſt bien à eux qu’il ſaut confier une orpheline, & la conduite de ſa fortune : mais Monſieur Brindley & moi nous en prendrons ſoin.

Brindley.

Oui, oui, aſſûrément, nous nous y entendrons un peu mieux… Ne m’avez-vous pas dit, M. Friman, que cet honnête marchand Hollandois devoit ſe trouver ici ?

Friman.

Oui-dà, & je ſuis ſûr auſſi que vous l’y verrez ; donnez-vous un peu de patience.

Le Colonel.

Quoi ! M. Brindley eſt impatient ! Nay then ik ben gereet voor y ou hebbe Jan Van Timtamheer Van Fainal, vergeeten ?

Brindley.

Oh ! peſte ſoit de ce diable de nom… Quoi ! eſt-ce Quoi ! eſt-ce que vous m’auriez auſſi trompé, Monſieur Friman ?

Le Colonel.

Trompé, M. Brindley ! Ne vous ai-je pas donné quatre mille livres Sterling généreuſement, pour avoir votre conſentement ? Et vous dites que cet honnête homme vous a trompé !

Fenton.

Voilà de jolis gardiens, en bonne ſoi. Quoi ! vous vendez même ce qu’on vous donne à garder ! Vous regardiez apparemment cette jeune enfant comme une marchandiſe de votre magaſin.

T. Prim.

Ah ! ah ! je ſuis bien aiſe que ta fripponnerie ſoit découverte… J’avoue que j’ai été trompé. Mais je n’avois pas un but ſi infame.

Fenton.

Vous êtes donc tous trompés ou trompeurs. J’aurois pû auſſi être trompé, ſi je n’avois pas plus d’eſprit que vous tous, par ce même homme. Car je ne ſais pas ſi ce n’eſt pas lui qui étoit nouvellement arrivé du Grand-Caire. Ah ! ah ! ah !

Le Colonel.

Oui, Monſieur, c’eſt moi-même.

Fenton.

Ah ! c’eſt donc vous. Eh ! bien vos tours de ſoupleſſe ne vous ont pas réuſſi.

Le Colonel.

Non, comme vous le dites, cela ne m’a pas réuſſi pour le moment ; mais c’eſt que l’heure n’étoit pas venue… Écoutez, Monſieur, il ſaut que je vous conſie un grand ſecret… Vous pouvez continuer à porter l’habit du fameux Jean Tradeſcant ; car votre oncle Sir Thomas n’eſt point mort… Ainſi voilà la dépenſe du deuil épargnée… Ne vous ſouviendriez-vous point d’un certain Monſieur Jourdain, maître d’hôtel de M. votre cher oncle ? Ah ! ah ! ah !

Fenton.

Comment ! mon oncle ne ſeroit pas mort ? Je commence à craindre d’avoir été ſa dupe comme les autres.

Le Colonel.

Ne vous ſouviendroit-il point auſſi d’avoir ſigné un bail, M. Fenton ? Ah ! ah ! ah !

Fenton.

Eh ! bien, à quoi ſervira ce bail, puiſque mon oncle n’eſt pas mort ?… Je ſuis bien ſûr que je n’ai ſigné qu’un bail ; je l’ai lû.

Le Colonel.

Oui ; mais c’étoit un bail pour la vie que je dois paſſer avec cette belle perſonne. Je vous en ſuis en vérité très-obligé. (Il prend la main de Delby & la baiſe.)

(Tous les acteurs rient aux dépens de Fenton.)
Tous ensemble.

Ah ! ah ! ah !

Fenton.

Je ſuis bien certain que j’ai lû & ſigné un bail.

Le Colonel.

Oui, vous avez lû un bail, mais vous avez ſigné ce contrat. ( En le lui montrant.)

Fenton.

Vous m’avez donc trompé auſſi, M. Friman ; car vous m’avez dit que mon oncle étoit mort.

Friman.

Il est vrai ; mais j’en aurois ſait encore davantage pour ſervir mon ami, & tirer cette pauvre enfant de la tyrannie de vilains comme vous autres. Ah ! ah ! ah !

Fopington.

Quoi ! l’ami Fenton eſt auſſi dupé ; ce fameux, ce ſavant homme ! Ah ! ah ! ah ! ma ſoi, j’en creverai de rire. Ah ! ah ! ah !

Brindley.

Oh ! ça, puiſqu’il a plus d’eſprit que nous tous ſachons du moins qui il eſt.

Fopington.

C’eſt un galant homme… Je ſuis charmé, Mademoiſelle, que vous ayez trouvé un homme qui s’entende ſi bien en habits, & qui ait d’auſſi belles manieres. Je m’attendois bien que vous n’auriez un mari que mon choix.

T. Prim.

Je ſuis bien outré, moi, qu’elle tombe dans de pareilles mains.

Brindley.

Un agréable ! La voilà bien lotie !

Delby.

Pourquoi ? les gens à la mode ſont très-propres à encourager le commerce.

Le Colonel.

Écoutez, Meſſieurs, je ſuis celui qui peut vous rendre un meilleur compte de moi-même. Je demande pardon au ſeigneur Fopington, ſi je lui dis bien affirmativement que j’ai autant d’averſion pour ce qu’il appelle parure, & beaux airs, que j’en ai pour les ennemis de ma patrie. J’ai eu l’honneur de ſervir le Roi à la tête d’un régiment des plus braves gens de l’armée ; & malgré la fortune que cette belle perſonne veut bien partager avec moi, toutes les fois que mon pays aura beſoin de moi, je ſuis à ſon ſervice.


Fin du cinquieme Acte.
  1. Perſonne en Angleterre ne porte de titre ſans en avoir un bien effectif.
  2. Ces noms s’écrivent Fauxhall & Ranelegh. Ce ſont deux jardins charmans ſur la Tamiſe, où les Anglois s’aſſemblent le matin pour le déjeûner, & le ſoir ils ſont illuminés. Il y a une excellente muſique, & on y ſoupe, ſi on le veut.