DOCUMENT A

LES PAYSANS À FAMILLE-SOUCHE DU LUNEBOURG HANOVRIEN

PAR M. MONNIER
Ancien maître des requêtes au conseil d’État[1].

Le Lunebourg hanovrien n’offre aucun des charmes pittoresques qu’on pourrait se promettre d’un aussi lointain voyage. À travers les brouillards humides, imprégnés d’une odeur de tourbe particulière à ces pays, brouillards qui, dès que vient l’automne, se répandent et courent sur la plaine, fouettés par le vent du nord, on n’entrevoit que des horizons monotones, où la bruyère semble alterner sans fin avec des bois d’arbres verts, parsemés de bouleaux.

Si le sol est pauvre, s’il ne donne qu’à un travail opiniâtre ses maigres produits, combien ce fait qu’il s’y est conservé une race de paysans particulièrement riche, prospère, féconde, n’est-il pas plus digne d’intérêt et d’étude ? Autant les circonstances extérieures sont défavorables, autant s’accroît le mérite des habitants et des mœurs sociale, qu’ils ont conservées.

Là subsistent, en effet, dans leur ancienne autorité, les vieilles coutumes des Saxons et des Anglais, fermement perpétuées à côté des théories du droit romain, importations étrangères laissées à la science des écoles ; là se retrouvent les rudiments d’institutions qui, transportées, avec les émigrations saxonnes et normandes en d’autres contrées, et notamment dans la Grande-Bretagne, y ont été la principale origine de son droit public, magnifique épanouissement sur lequel l’attention du monde est fixée. Dans des proportions plus restreintes, mais avec des caractères peut-être plus précis, vous en retrouverez les principes dans la libre commune des paysans saxons ; mais c’est avant tout à l’organisation de la famille que les coutumes nous ramèneront.

Plaçons-nous par la pensée au cœur du Lunebourg, à Celle, l’ancienne Cella Velana des missionnaires de Charlemagne ; mais hâtons-nous de quitter la ville et gagnons le village chef-lieu du district rural le plus voisin, celui d’Hermannsbourg.

De loin une touffe de chênes et de hêtres séculaires annonce les fermes, propriétés patrimoniales des paysans saxons. Sous l’épais ombrage d’arbres magnifiques, voici l’habitation peinte en rouge, entourée de ses annexes, rustiques constructions dont l’aspect vous rappelle à quelques égards les exploitations des colons américains ; vous vous croiriez presque dans un coin perdu du Visconsin, si ces troncs rongés par l’âge et groupés symétriquement ne vous rappelaient qu’ici la ferme a des siècles d’existence, comme la famille qui l’habite.

Le Hof, où je vais vous conduire, est l’un des plus voisins du centre du village, et c’est la seule raison de mon choix. En m’éloignant je trouverais des types plus complets. Le Luttershof ou Lothardshof n’est pas cependant une ferme d’origine trop récente : sa constitution remonte à l’an 1000. À cette date, sous Othon le Grand, Hermann, l’un des lieutenants de l’empereur saxon, ayant obtenu, comme récompense de ses services, une dotation dans les forêts domaniales avoisinant le cours de l’Œrtze, vint y bâtir son Burg, auquel il donna le nom d’Hermannsburg (château d’Hermann), nom qu’il porte encore. La garde du pont qui conduisait au passage de l’Œrtze fut confiée à Lothaire, ou Lutter, avec la jouissance d’une exploitation rurale. La famille de l’ancien garde s’est éteinte, et ce trait donne à la ferme moins d’intérêt qu’au Brahmerhof, au Behrendhof, d’origines non moins anciennes, et qui sont toujours habités dans la commune par les familles dont elles portent encore les noms. Ce n’est qu’à la fin du XIVe siècle que Luttershof appartint avec certitude à la famille du possesseur actuel, le paysan Rabe, ainsi qu’il résulte du cadastre de l’an 1400, déterminant les droits d’usage des paysans dans la forêt seigneuriale.Tout en rappelant volontiers cette possession de cinq siècles, Rabe se plaît à laisser passer avant lui les chefs des familles plus anciennes, et notamment le chef des Arns, de la plus vieille souche du pays, sans cesse réélu par les paysans, pour ce motif principal, président de leur conseil.

La ferme du paysan libre, du Batier (en allemand plat, du Bour), je ne parlerai pas ici du paysan à redevance ou métayer (Gutmeier), — intimement liée au passé de la famille dont elle porte le nom, destinée à en soutenir et à en perpétuer l’existence, offre ce caractère essentiel d’être une institution patrimoniale.

La jouissance s’en succède suivant ce qu’en décident les dispositions testamentaires ou patrimoniales, et dans le cas fort rare de leur absence, l’usage local constaté par le magistrat. Cet usage attribue la ferme, au moment de la mort du chef, soit à l’aîné des fils, soit au plus jeune, quelquefois alternativement à l’aîné et au plus jeune, ou à l’aîné des enfants, même si c’est une fille. Habituellement, toutefois, c’est l’aîné des fils qui est héritier (Anerber), à moins que le père n’en ait disposé autrement. Telle est notamment la coutume d’Hermannsbourg. Une condition de la jouissance est l’indivisibilité du bien patrimonial érigé en bien clos (Geschlossenheit der Hœfe). Le paysan peut l’hypothéquer, le vendre même ; il ne peut pas le diviser, sauf dans des cas exceptionnels, appréciés par l’assemblée communale elle-même. C’est le principe conservateur, qui, laissant à la petite propriété le crédit qui lui est nécessaire, la préserve néanmoins contre les destructions rapides qu’engendrerait son morcellement indéfini[2].

Quant, aux terres non comprises dans la contenance héréditaire des fermes, elles ne deviennent biens clos (geschlossene Güter), parties intégrantes du bien patrimonial, qu’en vertu d’une disposition spéciale du chef de famille, et jusque là font partie, comme tous les acquêts et les biens meubles, de l’allodium, propriété commune de tous les enfants, divisible par parties égales entre eux.

Si la situation faite à l’héritier ne se distinguait que par les privilèges, j’aurais quelque répugnance, je l’avoue, à vous en entretenir avec éloge. Mais je n’hésite pas à dire qu’en voyant de près fonctionner ces institutions, les protestations d’égalité qui s’élèvent volontiers dans mon cœur français se sont tues devant les sentiments d’un ordre supérieur qui règnent, dans ces familles et ces contrées. Ce n’est pas seulement, en effet, la volonté paternelle qui préside à cette organisation du bien patrimonial, on peut dire que c’est la volonté de tous les membres de la famille.

Il se développe au foyer domestique de ces rades paysans un amour pour le Hof paternel dont nos habitudes d’instabilité ne nous laissent aucune notion. Patriotisme, amour du lieu natal, pâlissent devant cette affection, mêlée d’orgueil, et qui est prête à tous les sacrifices. Vendre ou morceler la ferme du père, ah ! plutôt renoncer à ses droits, les transférer à un cadet favorisé dans le commerce, s’engager soi-même comme domestique dans quelque ferme voisine, fier de s’y dire encore un Arns du Arnshof !

Ces sentiments ont pris tant de force chez le paysan saxon, qu’ils sont à peu près les seuls qu’il comprenne, et que le fait d’une vente qui rejetterait la fortune, pour les enfants du paysan, sous la loi du partage égal, ne se produit que dans des cas inouïs et désespérés.

D’ailleurs, l’héritier a des charges particulières. Lui seul, — et c’est ici que parfois ses forces défaillent, — est chargé d’acquitter les dettes de la succession. Sur lui pèsent toutes les taxes de la commune, les journaliers en étant exempts. Mais surtout l’héritier a des devoirs parfois si multiples, que toutes les ressources de la ferme suffisent à peine à les remplir. Il est tenu d’entretenir au foyer commun tous les membres célibataires de la famille, de pourvoir à leurs besoins, de les conserver dans la situation qu’ils y avaient du vivant du père décédé. Il est tenu de les doter comme ses propres enfants s’ils se marient, ou s’il leur convient de quitter, à quelque époque que ce soit, l’habitation patrimoniale.

Aussi n’y a-t-il de place qu’à la reconnaissance dans le cœur du jeune homme qui reçoit des mains de son frère aîné un pécule, lentement amassé sur les produits de la ferme, pécule avec lequel il ira fonder un métier dans quelque ville voisine, ou partira, plein d’espérance, pour quelque contrée vierge de l’Amérique ou de l’Afrique, heureux d’y créer pour ses enfants un nouveau Hof et d’y rêver quelquefois à celui toujours conservé de ses pères !

Le Luttershof s’élève sur une légère éminence, ombragé de vieux chênes. Au nord-est un massif épais de sapins arrête les vents. Des prairies arrosées par l’Œrtze s’étendent d’un côté ; de l’autre, des terres labourables, symétriquement encadrées de bois et de bruyères. Je n’ai pas besoin d’ajouter que les enclaves étant incompatibles avec le régime de la propriété, le paysan n’a, d’une extrémité à l’autre de sa terre, à compter avec aucun autre droit, et qu’il y peut goûter dans sa plénitude la jouissance du chez soi. Aussi, bien que le climat soit rude et le sol infertile, où pourrait-il mieux se plaire ?

L’ensemble des bâtiments est disposé autour d’une enceinte fermée, comme dans toutes les termes du pays, par une clôture de planches. De là même vient l’expression de Hof qui, traduite littéralement, signifie cour, mot qui se retrouve dans l’ouest de la France avec le même sens, pour désigner une exploitation rurale (la cour de Verné, la cour de Bois-le-Bon), mais qui est usité surtout pour désigner la résidence du souverain, et primitivement ces grandes fermes où se plaisaient à revenir les rois francs, où ils retrouvaient les mœurs de la Germanie du Nord avec les gens de leur maison (Leute des Hofes, leudes), préposés les uns aux écuries comme les maréchaux, les autres aux différents services intérieurs. Les descriptions qu’on nous en donne ne sont pas, en effet, sans de curieuses analogies avec les mœurs que vous voyez subsister encore dans les grandes cours du pays plat. Quoi qu’il en soit, plus d’un prince n’a pas été chez lui plus indépendant que ne le fut, à toute époque, dans son Hof, le paysan libre de la basse Saxe.

Sur la façade principale, surmontant la porte, vous remarquez dès l’entrée, peinte en général sur un fond de couleur verte, quelque maxime, passage de l’Évangile, fragment de cantique, laissé par un aïeul comme mémorial et précepte à ses descendants.

La devise qui figure sur la porte de Luttershof est la suivante :

La bénédiction du Seigneur fera ta richesse
Si, sans autre souci, tu restes
Laborieux et fidèle dans la condition où Dieu t’a mis.
T’appliquant à y remplir tous tes devoirs. Amen.

Sur la porte extérieure du Dunzen, se lit encore ce vœu hospitalier :

Le Seigneur bénisse ton entrée et ta sortie !

L’aménagement général du bâtiment est conforme au type invariable des fermes du pays ; qui en connaît une les a vues toutes. Elles ne varient guère que dans leurs proportions. Vous entrez dans un large couloir dallé qui sépare en deux parties la maison ; c’est le Flett. Au milieu se trouve un âtre spacieux, éclairé par la flamme d’éclats de bois résineux, autour duquel en hiver se forme le vaste cercle des domestiques ; mais l’âtre en général est sans cheminée. La fumée va frapper un plafond spécial, à l’extrémité duquel sont disposées, aux distances voulues, des charcuteries, des quartiers de porc et de bœuf abondantes provisions de viande, à travers lesquelles la fumée se tamise doucement, puis s’étend jusqu’aux extrémités de la pièce, pour s’échapper enfin par la porte ou par d’étroites ouvertures qui y sont disposées. L’industrie des viandes fumées est, en effet, celle que la ménagère pratique avec le plus de succès, et qui trouve à Hambourg un large débouché, si la consommation des habitants de la cour n’y suffit pas. Dans le Flett, les servantes cuisent, à l’aide de vastes marmites, des pommes de terre, partie essentielle de l’alimentation des gens et du bétail. Là se travaille le chanvre, se tresse la paille. Le Flett est tout à la fois cuisine, atelier, vestibule, vaste pièce transversale dans laquelle l’activité de la ferme se concentre. À son milieu s’étend perpendiculairement l’aire, qui se prolonge en grange (Dehle), jusqu’à la grande porte, ouverte dans le pignon qui fait face au chemin, et par laquelle entrent les chariots chargés de récoltes à droite et à gauche sont placées les étables, au-dessus desquelles on charge les gerbes.

Quant aux pièces habitées par le Bour, elles se trouvent de l’autre côté du Flett de telle sorte toutefois que le paysan ait dans sa chambre à coucher (Kahmer), à côté de son lit, une petite fenêtre donnant sur le Flett en face de la Dehle, et par laquelle d’un regard il peut exercer à toute heure sa surveillance vigilante. À gauche de la chambre à coucher est celle des petits enfants et des servantes ; à droite, et comme pièce d’entrée, est le Dunzen ; c’est la chambre d’habitation pendant le jour, la seule où règne quelque confort ; là se trouve le métier à tisser, que les filles du paysan font à tour de rôle battre de leurs doigts agiles, les rouets, la table entourée d’un double banc servant d’armoire, qui réunit à chaque repas tous les habitants de la ferme. Là vous voyez, à côté du vieux poêle de faïence et de fonte, portant le millésime de 1580, le fauteuil de l’aïeule occupée à bercer, en chantant, les derniers venus de ses petits-enfants ; là aussi, la bibliothèque, ou figurent les bibles, les livres de sermon (Postilles), les livres d’anecdotes qui occupent les longues soirées d’hiver, tandis que les mains s’emploient à quelque travail, des gravures religieuses ou patriotiques, parfois un violon, des vases de fleurs complètent cet ensemble. C’est la pièce ou l’on reçoit l’hôte, où séjournent les vieillards, où se retrouve la famille, qui est réservée à ses besoins les plus élevés et à la vie d’intérieur. D’autres pièces, placées entre le Flett et les étables, de l’un et de l’autre côté de la Dehle, sont consacrées les unes à l’héritier (Anerber), à sa femme et à ses enfants ; les autres aux célibataires de la famille et domestiques non mariés. Quant aux domestiques mariés, ils habitent quelqu’une des maisonnettes placées à l’une ou l’autre des extrémités de la cour. Il est de règle, en effet, qu’il ne se trouve à la table commune que deux ménages, celui du paysan et celui de l’héritier, son continuateur et son associé. Un petit verger est habituellement disposé du côté de la chambre habitée par le paysan, qui a toujours pour y descendre une porte de sortie spéciale ; à l’autre extrémité de la cour de service sont les bergeries, les granges supplémentaires, construites en bois d’autres cabanes servent de pièces à provisions.

On comprendra mieux le but de ces dispositions en suivant un instant dans leur activité, au Luttershof, les principaux membres de la famille et les gens de la cour.

La famille se compose des personnes suivantes : Peter-Heinrich Rabe, maître de maison ou hôtelier (Hauswirth), cinquante-trois ans ; sa femme, Anna-Maria Schmidt, maîtresse de maison (Hausfrau), quarante-quatre ans. Neuf enfants, dont sept en vie : Peter-Heinrich Rabe, héritier (Anerber), fils aîné, dix-neuf ans ; Dorothea Rabe, quinze ans, etc. Sous le rapport du nombre aussi, la famille n’appartient pas aux types les mieux caractérisés, et je me demandais si je ne vous entretiendrais pas de préférence du paysan Hormann-Lange du Hormannshof que j’ai vu au milieu de ses dix enfants, cinq fils et cinq filles, doués tous de sa haute et large stature, de son visage doux et intelligent. Les domestiques se divisent en serviteurs associés et serviteurs à gages fixes ; on en compte cinq dans la ferme. Enfin viennent les Haüslinge journaliers établis dans une locature appartenant au paysan, et qui, en vertu des usages locaux, doivent, à moins de stipulation particulière, un certain concours à la ferme à l’époque des grands travaux (Haushulfe).

Le maître de maison qui, en sa qualité de fils aîné, porte comme tous ses ancêtres le nom de Peter-Heinrich, a perdu depuis dix-sept ans son père. Ce dernier, pour faire face à diverses charges et notamment doter ses autres enfants, laissait à son aîné des dettes s’élevant au chiffre relativement considérable de 5,000 thalers[3]. L’héritier avait en outre à payer à ses frères et sœurs leur part dans l’allodium (mobilier de la ferme, coupes sur pied, etc.), évalué à 3,000 thalers. À force d’économie et de travail, Rabe est non seulement parvenu à se libérer de ces sommes ; mais encore il s’est constitué à la caisse d’épargne de Celle un petit capital disponible, destiné aux dots de ses enfants puînés, et qui s’accroît sensiblement d’épargnes nouvelles chaque année. L’héritier commençant à prendre une part active dans les travaux de la ferme, le père se borne aujourd’hui à diriger la culture dont les travaux s’effectuent par l’héritier associé et les domestiques, aidés à certains moments de l’année par les Haüslinge. Dès quatre heures du matin, les garçons donnent la nourriture au bétail, les servantes préparent le repas. À cinq heures et demie, tous les gens de la maison s’assemblent dans le Dunzen pour le culte du matin, fait par le maître de maison, et qui est immédiatement suivi du café. À six heures, chacun part pour le travail du jour, emportant le Butterbrod (repas composé de pain et de lard ou saucisson, que l’on prend aux champs vers dix heures). À midi, le dîner réunit de nouveau la famille et les habitants de la ferme. Soupe faite avec du petit lait cuit et du gruau de sarrazin, lait caillé et pommes de terre en sont les éléments habituels. Le repos dure jusqu’à deux heures. Puis, après avoir bu le café, on repart jusqu’à huit heures, moment du souper. À la soupe et au lait caillé s’ajoute alors un morceau de viande fumée, porc, bœuf ou mouton.

Dès que vient l’obscurité de l’hiver, autour de la flamme résineuse qui brûle dans le Flett. le travail s’organise le gardeur d’abeilles tresse avec de la paille les paniers de ses ruches, tandis que les garçons, sur l’aire du fond, battent le blé.

Au souper succède chaque jour le culte du soir. Celui-ci ne dure guère moins d’une demi-heure ; prière faite d’abondance, lecture de l’évangile du jour et d’une prière appropriée, chant prolongé, le remplissent. C’est le chef de famille qui préside ; j’ai cependant remarqué qu’il s’aide parfois, pour la lecture ou même la prière, du concours de l’héritier. Au Luttershof, le jeune homme accompagne les chants d’un accordéon dont il tire un parti agréable. Chaque repas est également précédé et suivi d’une prière faite debout par le maître de maison.

À la direction du travail agricole et à la présidence des réunions domestiques s’ajoute pour le paysan, comme soin essentiel, celui d’effectuer la vente des produits excédant les besoins de la ferme 90 boisseaux de sarrazin, 70 d’orge, 40 de seigle, lui assurent en général une rente de 250 thalers. La vente du bétail, le produit de la basse-cour, mais surtout la vente des bois, augmentent sensiblement son revenu. À côté de 150 morgen, en terres labourables, de 40 en prés, la contenance de la ferme comprend, en effet, 110 morgen de bois[4], dont les arbres représentent sur pied 8,000 thalers. L’année précédente, profitant des hauts prix, Rabe en a vendu pour 1,600 thalers (3,000 fr.).

L’activité de la Hausfrau place naturellement à côté de celle du Hauswirth et n’est pas moins essentielle à la prospérité de la maison. Si vous voulez vous en rendre compte, suivez-la dans la cour d’un magasin à l’autre, resserres dont elle a seule la direction et dont les clefs pendent fièrement à sa ceinture. Elle vous conduira d’abord dans celui où est renfermé le luxe de la maison. C’est la resserre des toiles. Chaque ferme, en effet, est un atelier de filage et de tissage. Le chanvre, le lin, la laine y sont travailles avec adresse et succès ; les plus petits enfants même sont employés à faire mouvoir les rouets. Dans le Luttershof, où le paysan a cinq filles, le métier à tisser ne s’arrête qu’à de bien courts intervalles. La mère de famille, cependant, ne s’y assied guère elle-même, si ce n’est lorsqu’il s’agit de travailler la laine, mais c’est elle qui imprime à l’activité domestique l’impulsion et la régularité. Grâce à ses soins, le métier suffit à produire : 1° toutes les étoffes nécessaires à la consommation de la famille ; chaque année quelques pièces de toile et de laine, envoyées au teinturier, en reviennent bleues ou noires et suffisent à tous les vêtements ; 2° les étoffes représentant une partie du salaire des domestiques et servantes, qui, pour une bonne part, sont payés en nature ; 3° le trousseau des filles. Déjà vous voyez, dans la resserre, de vastes coffrets, fabriqués avec le plus beau bois de chêne de la ferme, et où reluisent les serrures brillantes, les fermoirs de cuivre ornementé. Chaque fille a les siens, et travaille courageusement à les remplir, car une belle voiture de mariée (Kistenwagen) doit être chargée de coffrets ; une fille de bonne maison se sentirait atteinte dans son point d’honneur si elle entrait en ménage avec moins de 20 rouleaux filés et tissés de ses mains. Le second magasin contient les conserves de viande. Chaque année on abat sur la ferme, pour les besoins des habitants, 1 bœuf, 12 à 18 moutons et au moins 5 porcs. Les morceaux en sont soigneusement séchés, fumés, sur le plafond du Flett puis serrés dans des tonnes. Huit d’entre elles sont pleines en ce moment de quartiers de viande et de charcuteries diverses. Plus loin suit le magasin où sont renfermés les grains destinés aux volailles, car la basse-cour est encore sous l’intendance de la maîtresse de maison et ne constitue pas une de ses industries les moins importantes. La confection et la cuisson du pain, la surveillance des travaux de couture sont d’autres branches de son activité. On sait tirer parti de tout. La peau du bœuf, soigneusement conservée, est travaillée par un garçon cordonnier pris à la journée, et grâce auquel la resserre se garnit de souliers. Trente à quarante thalers par an suffisent dans la ferme à tous les achats du ménage.

Les serviteurs préposés à l’un ou l’autre des services ruraux sont de véritables associés du paysan. Le Luttershof comporte deux fonctions de cette nature : le soin des moutons et celui des abeilles. Joachim Wartmann est depuis huit ans à la tête du troupeau ; son salaire se compose du quart de la laine et du croît[5]. Il reçoit, de plus, du maître de maison une gratification en argent (8 th. en général) à titre de cadeau de Noël, et, comme tous les habitants adultes de la ferme, des mains de la maîtresse de maison, 25 mètres de toile et 2 paires de souliers. Wartmann s’est marié depuis peu et a son domicile dans un des chalets disposés sur la cour. Georg-Heinrich Rabe, cousin du paysan, est depuis sept ans à la tête du rucher (Bienenwärter), et reçoit, comme salaire sur la vente du miel et de la cire, la moitié du produit[6]. Quant aux Knechte (garçons de ferme), ils reçoivent 23 à 30 thalers en argent, leur part de toile et de souliers. Mais le paysan les intéresse aux produits de la culture en ensemençant au profit de chacun d’eux un boisseau de sarrazin, qui, dans les bonnes années, peut en rapporter 20, valant ensemble 20 thalers. Les servantes, suivant qu’elles sont destinées aux soins domestiques ou aux gros ouvrages, reçoivent de 8 à 16 thalers en argent, 25 mètres de toile, une paire de souliers et une paire de pantoufles, sans compter la gratification de Noël. De plus, le paysan ensemence au profit de chacune 2 à 3 boisseaux de pommes de terre, et un demi-boisseau de chanvre ou de lin ; récolté pour leur compte, il est filé et tissé par elles et mis soigneusement en réserve, car la servante aussi possède ses coffres de mariage et travaille à tous ses moments de loisir, comme une honnête fille lunebourgeoise doit le faire, à les bien remplir. Les serviteurs, du reste, sont avec les enfants sur un pied de parfaite égalité. L’héritier bat le blé avec eux, conduit les charrois sa femme prépare de son côté avec les servantes la cuisson des aliments, et les filles se succèdent avec celles-ci sur le métier sans aucune distinction. De même, en s’adressant au maître de maison, les serviteurs le tutoient, l’appellent du nom de père, sa femme du nom de mère. Ce n’est que lorsqu’ils parlent d’eux à des étrangers que l’expression devient soudain pleine de déférence ; ils n’emploient plus alors que celle de unsere Herrschaft (notre seigneurie).

Des rapports de même nature existent entre le fermier et les Haüslinge. Établis en général de père en fils dans une des locatures de la ferme et fréquemment occupés à des travaux à l’entreprise, ils font un peu partie de la maison. Leurs chèvres, — car il n’est pas de journalier qui, à défaut d’une vache, ne possède une et plus souvent deux chèvres, sans parler du cochon, — ont toujours droit de pâture à Hermannsbourg avec le troupeau du paysan. Le bois de chauffage leur est gratuitement fourni, et leur pain peut cuire sans frais dans le four de la ferme. L’un des Haüslinge du Luttershof, Witte, étant décédé il y a peu d’années en laissant une nombreuse famille, c’est le paysan qui est devenu le tuteur de ses enfants ; il a conservé l’aîné et la veuve dans l’habitation traditionnelle ; il a pris le second fils comme domestique dans sa ferme, et a placé les autres dans des fermes voisines.

Tel est l’ensemble des relations qui se groupent autour du Hof patrimonial. Si de la famille nous passons à la commune, nous verrons que la même indépendance dont le maître de maison jouit dans son Hof la commune rurale la possède dans l’État… Un ordre social qui a sa base sur de pareilles familles ne manque pas de ce point d’appui solide qui semble nous avoir échappé. Il est fort par la liberté, car l’indépendance est complète dans l’administration des divers intérêts locaux ; il est fort par l’esprit de sage conservation, puisé dans les souches mêmes de la population, et qui assure à l’institution publique une cohésion plus grande que celle demandée seulement à la logique des lois et des constitutions[7] ( Consulter le rapport in extenso dans le Bulletin de la Société d’économie sociale, t. II, p. 518 et t. III, p. 613. Voir aussi les Ouvriers européens, t. III, ch. iv.)


    des terres s’apprécie en multipliant le revenu net annuel par 14 ou 16, au lieu de le multiplier par 30 ou 35 comme en France. Essayez de vous rendre compte des avantages que l’ensemble de ces lois donnent à un farmer, à un propriétaire cultivateur, et vous comprendrez la stabilité, la prospérité dont jouissent les familles rurales dans le nouveau monde. Tous les publicistes américains reconnaissent que ces lois sur les homesteads qui sont comme les majorats de la petite propriété, sont une des causes de la grande prospérité des États de l’Ouest et de la vigoureuse constitution sociale, de l’heureux état d’équilibre politique du pays. La Puissance du Canada et la province de Québec, qui, sauf en matière de lois de succession, est restée fidèle à la coutume de Paris, se sont hâtées d’adopter la législation sur les homesteads, sous le nom expressif de biens de famille. » C. Jannet. — Voir pour plus de détails le travail de M. G. Ardant, inséré dans la Réforme sociale, n° du 1er août ; et l’étude de M. J. Michel, n° du 13 novembre 1883. (Note de la 3e édit., 1884.)

  1. Extrait du Bulletin de la Société d’économie sociale (1868).
  2. Un savant économiste, M. Rudolph Meyer, vient de mettre en lumière, à ce même point de vue, l’importance de la législation américaine, dite loi d’Homestead exemption.
    « Dans presque tous les États de l’Union, l’habitation de la famille et une étendue de terre généralement fixée à 160 acres (64 hectares) ou à 1, 000 dollars (8, 000 fr) en valeur et quelquefois davantage, sont déclarées insaisissables pour dettes. À la mort du chef de famille, ses enfants mineurs ont le droit de retenir ce petit domaine malgré les créanciers. L’aliénation volontaire est permise ; mais elle ne peut avoir lieu qu’avec le consentement de la femme, en sorte que la famille est mise à l’abri d’une vente inconsidérée, faite au cabaret ou à la suite d’une perte de bourse. Cette terre est souvent affranchie d’impôt en tout cas, les petits revenus, jusqu’à concurrence de 1, 000 ou 2, 000 dollars (3, 000, 10, 000 francs), selon les États, sont exempts d’impôts directs. Le débiteur a également le droit de retenir, en cas de saisie, un certain nombre de bestiaux, de provisions, d’instruments de travail. C’est un droit semblable à celui que reconnaît l’article 592 de notre Code de procédure civile ; mais il est établi d’une façon beaucoup plus large. Ajoutez à cela que la liberté de tester existe aux États-Unis ; que les droits de mutation et de succession sont insignifiants ; qu’en cas de succession ab intestat le partage égal se pratique très différemment de ce qu’il est en France car, d’une part, la loi recommande aux juges d’attribuer tout le domaine à un des enfants, moyennant des soultes à payer à ses cohéritiers ; et, d’autre part, ces soultes ne sont pas considérables, parce que la valeur
  3. L’écu des contrées du Nord ou thaler représente 3 fr 75.
  4. 22 hectares.
  5. Le produit total du troupeau pouvant s’élever en moyenne à 300 thalers, le berger perçoit de ce chef 75 thalers environ.
  6. Les 65 ruches produisent 12 à 14 tonnes de miel. En défalquant la réserve destinée à l’alimentation des abeilles en hiver, il en reste 6 à 7 dont la moitié représente 25 à 35 thalers. Quant à la production en cire, elle peut s’élever à 600 kilogrammes, représentant 50 thalers. Le Bienenwärter se fait ainsi un revenu de 50 à 60 thalers en argent, sans compter les 2 paires de souliers et les 25 mètres de toile, qui lui sont comptés en nature.
  7. Lorsqu’à la suite des événements de 1866 et de 1870 furent faites les réformes du régime foncier en Allemagne, les paysans du Hanovre s’organisèrent pour résister à la loi commune et défendre leurs coutumes séculaires. Non seulement l’énergie des Bauern triompha par la loi de 1874, qui adapte les usages anciens aux convenances modernes en respectant la liberté du père et l’intégrité du Hof ; mais la grande association des 20,000 paysans westphaliens (Westphalisches Bauern Verein) obtint le même succès, et ce double exemple entraîna peu à peu plusieurs des provinces de l’Empire, la Hesse Cassel, le Lauenbourg, le Brandebourg, l’Oldenbourg. Le mouvement se propage dans l’Allemagne entière avec une force très grande, et provoque de toutes parts la fondation durable de petits domaines patrimoniaux, assurant l’indépendance de la famille du paysan. (Voir dans la revue La Réforme sociale, le travail de M. Ardant, n° du 15 mai 1883, et surtout le beau rapport de M. Claudio Jannet à la réunion annuelle des Unions de la paix sociale, n° du 1er juillet 1883.)