Alfred Mame & fils (p. xi-xxxii).

AVERTISSEMENT
DE LA PREMIÈRE ÉDITION
(29 JUILLET 1870)

L’occident de l’Europe a été longtemps l’un des grands exemples du monde ; mais cet état de choses tend à se modifier par des influences qui grandissent rapidement sous nos yeux. L’ordre moral s’affaiblit chez plusieurs races de cette région, tandis qu’il se conserve ailleurs ou même se propage au loin avec certaines aptitudes nouvelles de l’humanité. De vastes contrées, autrefois désertes ou parcourues par des nomades dégradés, se couvrent, depuis deux siècles, de populations sédentaires. Déjà même plusieurs de ces contrées commencent à revendiquer la prééminence.

Au nord de l’ancien continent, la Russie s’assimile patiemment les meilleures méthodes d’enseignement et de travail. En Europe, elle occupe déjà la majeure partie du territoire. En Asie, elle domine jusqu’aux mers de la Chine et du Japon ; et elle étend chaque jour son patronage sur cette immense terre des herbes[1] où se forme le personnel des grandes invasions historiques. Elle fonde ainsi, avec ces races religieuses, fécondes et dociles, le plus grand empire qui ait jamais existé.

Au nord de l’Amérique, de nombreux États, groupés en deux confédérations[2], ont pris de même leurs modèles dans notre Occident. Les Américains du Nord grandissent plus rapidement que les Russes ; car, disposant comme eux de territoires illimités, ils reçoivent de l’Europe, non seulement les idées et les arts, mais encore les rejetons des races les plus énergiques.

Enfin un courant nouveau d’émigrants britanniques crée non moins vite, par les mêmes moyens, une troisième région d’États concurrents, sur le grand continent austral qui, jusqu’en 1835, n’était guère peuplé que de sauvages.

Les vieux empires de l’Orient qui sommeillaient, en quelque sorte, sous l’influence de leurs traditions patriarcales (§4), semblent eux-mêmes appelés à de nouvelles destinées. Ainsi la Chine, qui, dès les premiers âges de l’histoire, a fondé sur le culte des ancêtres une stabilité inébranlable, unit maintenant aux forces morales qui dérivent de l’esprit de famille, les forces matérielles de l’Occident. Fortifiés par cette union récente et encore imparfaite, les Chinois envahissent à l’envi les domaines du travail dans l’archipel Indien, l’Australie et l’Amérique du Nord. Déjà les Européens de ces régions, déconcertés par cette concurrence, croient devoir demander protection aux régimes de privilège[3].

L’éternelle lutte, féconde en maux comme en bienfaits, que suscite le désir de la prééminence va donc se modifier par l’avènement ou la régénération de ces empires. Dans cette situation, les Occidentaux devraient développer sans relâche les forces morales et intellectuelles qui permirent autrefois aux petits États de la Grèce de résister aux grands empires de l’Asie. Mais ils ne peuvent trouver le succès que dans une émulation pacifique en évitant les dissensions qui perdirent les anciens Grecs[4] ; en fondant des alliances durables sur la pratique de la loi morale et sur l’union des intérêts légitimes. C’est pour eux le seul moyen de compenser l’énorme infériorité qui naîtra prochainement de l’exiguïté relative de leurs territoires. On ne saurait trop leur recommander ce plan de conduite car ils continuent à s’affaiblir par un antagonisme stérile, tandis que leurs deux principaux émules mettent toutes leurs forces à profit[5].

Les changements que l’on entrevoit ne sont que la continuation de ceux qui se sont accomplis depuis les premiers âges de l’histoire. À ne considérer que l’Occident pendant l’ère chrétienne, l’opinion publique a successivement attribué la prééminence à Rome sous les Papes, à la France sous saint Louis, à l’Espagne sous Ferdinand et Isabelle, puis une seconde fois à la France sous Louis XIII.

Depuis lors, aucune autre nation n’a conquis une situation aussi haute ; mais la France la perd peu à peu. Les Français ne sont plus acceptés comme le modèle du caractère européen[6]. Ils n’ont plus seuls le privilège d’avoir des saints illustres, sous un régime de liberté religieuse, de fournir le langage à la raison[7], et de fonder des académies chez leurs voisins. Les symptômes de la décadence commencent même à se montrer. Ils n’offrent pas peut-être les caractères dangereux qui se manifestèrent à deux reprises entre les règnes de saint Louis et de Louis XIII ; mais ils sont déjà fort apparents.

La plupart de nos races, si fécondes autrefois, pratiquent la stérilité dans le mariage. Elles ne prennent plus aucune part au mouvement d’émigration riche (§ 16, note 1) qui entraîne vers les régions incultes du globe les Russes, les Américains du Nord, les Anglais et les Allemands. Les habitudes de politesse et de courtoisie[8] que les Européens prenaient pour modèles cèdent chaque jour à des invasions de mœurs grossières. Rompant leurs antiques liens de respect et d’affection, les diverses classes de la société sont divisées par la haine et l’envie. La classe la plus nombreuse, loin de pousser comme autrefois jusqu’à la routine l’amour des coutumes nationales, est travaillée par un insatiable besoin de nouveauté. L’ancien état de bien-être et d’harmonie se détruit dans les ateliers de travail ; et le même désordre se montre au foyer domestique chez les familles de tout rang.

À mesure que se perdent les anciennes mœurs, les situations privées s’ébranlent. Les situations publiques deviennent plus incertaines encore : dix fois déjà, depuis 1789, la France a changé, par la violence, le principe de ses institutions et le personnel de son gouvernement. Les maux actuels se résument, en quelque sorte, dans cette instabilité. C’est surtout par ce caractère que les Français contrastent aujourd’hui avec leurs ancêtres, comme avec tous les peuples libres et prospères de notre temps.

Sous quelles influences ces changements extraordinaires se sont-ils produits ?

Le mal provient d’abord, sous Louis XIV et son successeur, de la corruption des gouvernants. Puis il est devenu chronique sous la direction des lettrés qui prétendaient le guérir. Ainsi qu’il est arrivé dans tous les temps, pour toutes les races, notre décadence est due surtout à la propagation de grandes erreurs[9]. Envahis par des sophismes érigés en axiomes, nos esprits se ferment à l’évidence des faits que nous avons sous les yeux, et ils méprisent les vérités traditionnelles que tous les peuples prospères continuent à respecter.

Depuis quatre-vingts ans, nous nous épuisons en efforts infructueux pour créer une société nouvelle, en détruisant par la violence les coutumes et les mœurs qui firent la grandeur de nos aïeux, en nous inspirant de chimères condamnées par la nature même de l’homme. Nous cherchons dans le changement des formes du gouvernement les améliorations que peut seul nous donner le retour à la vertu. Dans cette recherche, nous oublions les faits consacrés par l’expérience des peuples, pour nous attacher à des mots vides de sens (§ 14, note 6). Par une contradiction que montre le simple bon sens, nous prétendons être libres, et nous voulons créer le règne du bien à l’aide de procédés que se sont interdits même les pouvoirs les plus absolus. Nous détruisons non seulement les germes de la liberté, mais encore les conditions de toute stabilité, en exagérant outre mesure le rôle de l’État, au détriment du gouvernement local et des corporations de bien public. Nous ruinons, en effet, par ces innovations dangereuses, les institutions traditionnelles qui, dans tous les temps, chez toutes les races, ont rendu les régimes de contrainte supportables, et les régimes de liberté bienfaisants. Notre plus fatale erreur est de désorganiser par les empiétements de l’État l’autorité du père de famille, la plus naturelle et la plus féconde des autonomies, celle qui conserve le mieux le lien social, en réprimant la corruption originelle, en dressant les jeunes générations au respect et à l’obéissance.

Cette erreur est celle qui soumet le foyer, l’atelier de travail et le personnel de la famille a l’autorité des légistes, des bureaucrates[10] et de leurs agents privilégiés. C’est celle qui, en d’autres termes, enlève à la vie privée ses libertés les plus nécessaires et les plus fécondes, sans aucun motif tiré de l’intérêt public.

Ce désordre social a eu chez nous pour origine la corruption de la monarchie et surtout les violences, de la révolution. Il a contribué plus que toute autre cause à mettre la France en dehors de la tradition des peuples libres et prospères. L’omnipotence de l’État et l’oppression de la famille ont été érigées en doctrine par J.-J. Rousseau dans l’Émile et le Contrat social (§ 16). Cette doctrine a été propagée, à la fin du XVIIIe siècle, par des disciples fervents. Enfin elle a été sanctionnée par les lois de la Terreur, du Consulat et du premier Empire[11]. Ces lois, momentanément neutralisées par les coutumes locales et la tradition des familles, s’accréditent de plus en plus par le zèle intéressé des agents officiels, et par l’excitation qu’ils donnent aux mauvais instincts de la jeunesse (§ 33). Elles dominent aujourd’hui les idées et les mœurs dans les deux tiers de la France, et elles y sapent sans relâche les fondements de la société.

L’alliance du prosélytisme individuel et de l’autorité publique a toujours été le prélude des grandes transformations de l’humanité. Au siècle de Constantin, elle a définitivement ouvert une ère de grandeur et de prospérité en propageant la vérité chrétienne. Aujourd’hui ces deux forces s’unissent pour propager des erreurs que condamnent l’expérience et la raison résumées dans la Coutume des peuples prospères. Ce déplorable emploi du dévouement et de l’autorité est nouveau dans l’histoire il nous ramènera promptement à l’état sauvage[12], si une réaction énergique ne se produit pas chez les cœurs honnêtes et les esprits droits !

J’ai d’abord subi, comme mes contemporains, l’influence de l’erreur. Mais j’en ai compris le danger, d’abord en étudiant la pratique des peuples prospères de notre temps[13], puis en allant, à trois reprises au moins, dans toutes les régions de l’Europe recueillir l’opinion d’un millier d’Autorités sociales[14]. Plus tard enfin, éclairé sur l’urgence de la réforme par les terribles événements de juin 1848, j’ai renoncé aux sciences qui avaient fait le charme de ma jeunesse pour signaler méthodiquement à mes concitoyens les vérités qu’enseignent les succès de ces peuples et l’opinion unanime de leurs plus hautes autorités.

Les conditions de la réforme se déduisent directement de ces vérités. Je les ai exposées, avec de nombreuses preuves, dans mes précédents ouvrages. Je reproduis, dans celui-ci, cet exposé sous une forme plus précise, et à l’aide d’un exemple qui a déjà fait impression sur beaucoup d’esprits. Le plan de réforme se résume d’ailleurs en des termes simples soustraire la famille au régime de destruction créé par la Terreur et le premier Empire ; rendre au père l’autorité qui lui appartient chez tous les peuples libres et prospères le mettre ainsi en mesure de rétablir, de proche en proche, la paix, avec le respect et l’obéissance, dans la vie privée, le gouvernement local et l’État ; enfin signaler aux contemporains, parmi les organisations diverses de la famille, le meilleur modèle fourni par la tradition nationale et par l’observation comparée des peuples européens.

J’ai divisé en deux Livres l’exposé des faits sur lesquels est fondé ce plan de réforme. Le Livre premier offre l’histoire des trois régimes sous lesquels la famille s’est constituée, de tout temps, chez toutes les races d’hommes. Le Livre second donne la description spéciale de la famille-souche, dont l’exemple s’impose avec le plus d’autorité. C’est, en effet, la seule institution positive qui, à ma connaissance, se soit maintenue, depuis vingt-cinq siècles, sur notre territoire par le travail et la vertu, comme par le libre choix des intéressés.

Je ne fonde pas la description de la famille-souche sur des généralités. Suivant la méthode dont l’efficacité est maintenant reconnue[15], je décris jusque dans ses moindres éléments une famille que j’ai longtemps étudiée en 1856, et dont le type domine encore parmi nos populations du Midi. En transcrivant le récit des faits observés à cette époque, je reproduis les considérations qui me portèrent alors à penser que cette admirable organisation de la famille serait bientôt détruite, si nos législateurs n’abrogent pas la funeste loi de contrainte édictée par la Terreur, au mépris de la tradition nationale et de la pratique conservée par tous les peuples prospères de ce temps.

Les deux Livres qui forment le texte de cet ouvrage sont complétés par les trois Appendices.

Le premier[16] a pour auteur M. É. Cheysson, ingénieur des ponts et chaussées, l’un de mes habiles collaborateurs à l’Exposition universelle de Paris en 1867. Il offre le résultat des nouvelles observations que l’auteur a entreprises en 1869, d’après ma demande, sur la famille décrite au Livre second. Son récit prouve que mes prévisions de 1856 n’ont été que trop justifiées. Cette étude décrit la perturbation profonde jetée dans ces modestes existences par les contraintes émanant du Code civil et de ses agents[17]. Elle établit, en termes énergiques et précis, les vices du régime actuel et les conditions de la réforme. Elle frappera les esprits justes qui, en matière d’améliorations sociales, ne subordonnent pas les faits évidents aux idées préconçues.

Le second Appendice reproduit le récit d’un drame encore plus lamentable, que je publiai pour la première fois en 1864. Ce drame se représente annuellement dans des milliers de familles. Le rôle d’oppresseur y est rempli par les agents du Code civil ; le rôle de victime, par les orphelins-mineurs de la très petite propriété. L’opportunité de cette reproduction m’est pratiquement démontrée. Chaque jour, pour ainsi dire, des hommes éclairés, après avoir lu ce récit dans la Réforme sociale, me visitent ou m’écrivent pour me témoigner leur profond étonnement. Ils ne soupçonnaient pas qu’un tel état de choses régnât parmi nous depuis 1793. Ils pensent avec moi que la réforme ne se ferait pas attendre si ce scandale monstrueux recevait une publicité suffisante. En me rendant de nouveau à leur désir, je suis heureux de rappeler que je dois les éléments du récit à M. le comte Benoist-d’Azy, qui les a recueillis avec le concours de M. Gautrelet, ancien avoué à Chateau-Chinon (Nièvre). Les membres de la Société d’économie sociale[18] qui assistaient à la séance du 25 février 1866, se rappelleront longtemps l’éloquence chaleureuse avec laquelle M. Benoist-d’Azy a condamné cette déplorable conséquence de nos lois civiles. J’ose espérer que l’initiative de cet homme éminent aura des imitateurs. Les Autorités sociales qui, dans toutes nos provinces, secondent ou encouragent mes travaux, sont en situation de donner une direction sûre à la réforme. Elles devraient dorénavant décrire sans relâche les maux qui se produisent sous leurs yeux, et signaler les remèdes qu’elles jugent nécessaires. Je puis encore m’instruire auprès d’elles et redire leurs leçons ; mais je ne saurais suppléer à l’action directe qu’elles doivent exercer sur l’opinion publique.

Le troisième Appendice a été écrit, sur ma demande, par M. Claudio Jannet, avocat à Aix en Provence, qui a présenté, en 1868, à la Société d’économie sociale un excellent travail sur les maux infligés par le Code civil aux familles de la région qu’il habite. Depuis 1793, nos légistes ont exercé, avec un redoublement d’énergie, la fatale influence qui, dans l’ancienne France, avait remplacé peu à peu les libertés de la Coutume par les contraintes de la loi. C’est surtout en ce qui touche la transmission des biens qu’ils se sont appliqués à tenir les familles sous la plus dure des servitudes. Les jurisconsultes du Midi offrent, sous ce rapport, d’honorables exceptions. Les uns réclament une émancipation complète de la famille. Les autres, tout en conservant le funeste principe d’une immixtion de l’État dans ce domaine de la vie privée, voudraient y apporter, dans l’application, certains adoucissements. M. Claudio Jannet a exposé, avec beaucoup de clarté, les opinions de ces derniers. Je connais la force des préjugés qui rendent mes concitoyens indifférents aux libertés de la vie privée. Celles-ci cependant sont l’unique source de la liberté politique, qu’ils poursuivent avec tant de bruit et si peu de succès. La publication du IIIe Appendice me paraît donc opportune. Le travail de M. C. Jannet, corroboré par les durs enseignements de l’expérience, acheminera peut-être par degrés nos hommes d’État, sans trop les choquer, vers la liberté complète du testament, et il les ramènera ainsi vers la pratique de tous les peuples libres et prospères.

POST-SCRIPTUM DE JUIN 1871.

Au moment où j’écrivais les lignes précédentes, le corps de l’ouvrage était imprimé ; mais la publication en a été, peu de temps après, suspendue par la guerre, par notre onzième révolution (4 septembre 1870) et par les calamités qui en ont été la suite.

Le désastre que nous subissons justifie malheureusement les prévisions qu’avaient fait naître dans mon esprit les catastrophes de 1830 et de 1848. Il met mieux en lumière la gravité des erreurs qui nous ont poussés vers l’abîme et l’opportunité des conseils d’union que j’adressais aux peuples de l’Occident[19]. Il m’ordonne de me dévouer plus que jamais au salut de la patrie ; mais il m’assure, en même temps, qu’il n’y a pas un mot à changer aux conclusions que je produis sans relâche depuis vingt ans.

Ces livres, dont le texte ne vieillit pas, au milieu de si grandes catastrophes, démontrent la compétence des Autorités qui, par leur pratique ou leurs discours, m’en ont fourni les éléments. Ils justifient également la méthode d’observation qui m’a guidé dans tous mes travaux.

Je n’ose espérer que les calamités de 1871 arrêtent tout à coup la France sur la pente fatale où elle glisse depuis deux siècles[20]. Puissent du moins les maux de la patrie mettre mes concitoyens en garde contre les erreurs dominantes, et les rendre plus aptes à distinguer le vrai d’avec le faux ! Puissent-ils ramener à l’enseignement pratique des Autorités sociales les cœurs généreux qu’égarent depuis si longtemps les sophismes de J.-J. Rousseau et les théories de la révolution !

POST-SCRIPTUM DE JUILLET 1874

Les vœux que j’exprimais en 1871 commencent à se réaliser. Les amis inconnus auxquels plusieurs fois déjà j’ai fait appel[21] surgissent plus nombreux que jamais pour concourir au salut de la patrie et à la paix sociale de l’Occident. Cet appui me vient surtout, comme précédemment, des propriétaires ruraux, des commerçants et des manufacturiers ; en ce moment, il se manifeste, non plus seulement par des paroles, mais par des actions et notamment par la fondation d’Unions locales vouées, avec des principes communs et aussi en toute indépendance, à la cause de la réforme[22]. Parmi les personnes qui s’associent à ce mouvement avec le plus de succès, je dois remercier spécialement M. Emm. de Curzon, qui forme en ce moment le groupe de Poitou[23]. Son érudition sûre m’a fourni, en outre, pour cette seconde édition, plus d’un renseignement utile. Je cite également cette collaboration comme exemple des immenses ressources que nous offrent encore les provinces pour la réforme sociale de la France. Cet exemple signale, en particulier, la salutaire influence que les propriétaires ruraux pourraient exercer sur la culture littéraire et le gouvernement local, en reprenant l’habitude de résider sur leurs terres, et en revenant aux saines traditions de Michel Montaigne, d’Olivier de Serres et de Montesquieu[24]. Ce même mouvement se produit dans les autres pays de l’Occident qui ont à subir, comme la France, certaines formes redoutables de l’antagonisme social : M. A. de Moreau d’Andoy[25], conseiller général de la province de Namur, a déjà fondé le groupe de Belgique avec le concours de trois compatriotes et si je ne cite pas ici les personnes de distinction qui se dévouent à la même tâche pour le groupe d’Angleterre c’est que l’urgence de la présente publication ne me laisse pas le temps d’attendre l’autorisation nécessaire.

La seconde édition que je publie justifie la prévision d’après laquelle j’ai associé deux jeunes collaborateurs à la rédaction des Appendices de cet ouvrage. MM. É. Cheysson et C. Jannet ont amélioré leur premier travail et l’ont complété par deux Documents (C et D) d’un haut intérêt. Le premier nous apprend que la domination allemande a déjà effacé, en Alsace-Lorraine, certaines traces de l’oppression exercée sur les localités[26], la famille[27] et la très petite propriété (IIe Appendice) par la corruption de l’ancienne monarchie française et les violences de la révolution[28]. Le second Document, confirmant les travaux de notre École des chartes, compare les libertés locales dont jouissait la France avant Louis XIV, avec la tyrannie qui pèse sur elle depuis ce règne funeste, et surtout depuis le gouvernement de la Terreur. Nos gouvernants, ahuris par des préoccupations politiques souvent honorables, restent impuissants depuis cette déplorable époque, et depuis quatre ans plus que jamais. Il en sera de même tant que les lettrés, dans lesquels s’incarnent les erreurs révolutionnaires, obscurciront les vérités qui seules peuvent nous sauver. Cependant je désespère moins que jamais de l’avenir de notre race. Je suis maintenant assuré que, dans la génération qui suit la mienne, deux hommes de talent profiteront de chaque édition nouvelle de cet ouvrage pour signaler le mal émanant de l’erreur et rappeler nos concitoyens au sentiment de la vérité !

Séparateur

  1. La Réforme sociale, 8, X ; 51, XII ; 67, XVI. — L’Organisation du travail, § 64.
  2. L’Organisation du travail, § 70.
  3. Cette tendance s’est particulièrement manifestée dans les régions aurufères de l’Australie et de la Californie.
  4. Ces mêmes conseils d’union et de justice furent en vain donnés aux Grecs. L’Athénien Isocrate en fit l’objet de ses meilleurs écrits (Panégyrique, discours adressé à Philippe) ; mais il ne réussit pas à persuader le roi de Macédoine.
  5. Je suis loin de prétendre que les deux grands États du Nord aient, dès à présent, conçu des projets de domination universelle ; mais ces tendances se feront jour tôt ou tard s’ils conservent la paix intérieure pendant que l’esprit de discorde se développerait en Occident. Les grandes invasions historiques ont, en général, été provoquées par les désordres et la corruption des peuples envahis, plutôt que par l’ambition des envahisseurs.
  6. L’Organisation du travail, § 16.
  7. L’emploi exclusif de la langue française dans la diplomatie est le dernier reste de la supériorité conquise au siècle de Descartes, de saint Vincent de Paul et de Condé. Nos lettrés et nos classes dirigeantes s’acharnent aujourd’hui à le détruire en adoptant un ignoble argot.
  8. Les écrivains qui se dévouent à propager la paix sociale dans l’Occident doivent unir leurs efforts à une époque où les organes favoris de l’opinion poussent à un antagonisme universel les diverses nations, les diverses classes de chaque société, les membres de chaque atelier et de chaque foyer. C’est donc ici le lieu de signaler à mes lecteurs les écrits où mon ami M. David Urquhart expose, avec les brèves formules qui lui sont propres, les conclusions qu’il a tirées, comme moi, des pratiques de l’Orient. M. Urquhart insiste particulièrement sur les égards mutuels imposés aux nations par le droit des gens, aux individus par la dignité des mœurs. L’auteur est revenu récemment sur l’importance des bonnes manières qui se perdent dans l’Occident, qui se conservent dans l’Orient, et qui se reproduisent toujours aux époques d’ordre par les rapports naturels de l’âge, de la parenté, de la hiérarchie. Il vient de signaler l’urgence de cette seconde partie de la réforme dans un ouvrage ayant pour titre : La Désolation de la chrétienté par la substitution de la familiarité à la politesse (1 vol. in-8o ; Genève, 1871).
  9. M. Sainte-Beuve, lorsqu’il assimila mon œuvre à celle de M. de Bonald (Nouveaux Lundis, t. IX, 1867), me fit remarquer que cet auteur était arrivé avant moi à cette conclusion sur la cause principale de nos maux. Suivant le conseil du prince critique, je me suis attaché depuis lors à la lecture des écrits de M. de Bonald, et j’y ai trouvé le passage suivant : « À commencer par l’Évangile, à finir par le Contrat social toutes les révolutions qui ont changé en bien ou en mal l’état de la société générale n’ont eu d’autres causes que la manifestation de grandes vérités ou la propagation de grandes erreurs. » (De Bonald, Théorie du pouvoir ; Paris, 1796, t. Ier, p. VII.)
  10. Voir, dans la Réforme sociale, 63, 1, les motifs qui m’ont fait adopter un mot si peu littéraire.
  11. La Réforme sociale, 23, IV à VI.
  12. L’organisation du travail, Document J.
  13. L’organisation du travail, §§ 7 et 8.
  14. Ibidem, Avertissement et § 5.
  15. L’organisation du travail, Document O.
  16. Ce travail forme maintenant l’Épilogue du Livre II. (Note de la 3e édition.)
  17. La présente édition raconte (Épilogue XV) le dénouement fatal que ces perturbations faisaient prévoir. (Note de 1884)
  18. L’organisation du travail, Document P. — Voir aussi Le Bulletin de la Société d’économie sociale, t. I, p. 421.
  19. Voir ci-dessus, note 4. Un Français ne serait pas plus heureux aujourd’hui devant le souverain qui, depuis 1871, domine l’Occident, qu’Isocrate ne le fut devant Philippe de Macédoine. La France ne donne plus à l’Europe l’impulsion morale et intellectuelle comme au temps de saint Louis et de Louis XIII ; mais elle en hâterait la décadence si elle cédait aux inspirations de la haine et de la vengeance. Si le retour à la vertu nous rend un jour la prééminence, soyons plus justes que nos ennemis. N’oublions pas alors que la vraie gloire des forts consiste à épargner les vaincus et à respecter les faibles. Rappelons-nous, dès à présent, que Louis XIV et Napoléon Ier furent aussi coupables envers la Hollande que les souverains de l’Allemagne l’ont été récemment envers les Danois ; que nos meilleurs rois, en protégeant les petites nations, ont élevé l’ascendant moral de notre race à une hauteur qui n’a été atteinte chez aucun peuple. (Voir la Réforme sociale, S), VIII. – Voir aussi l’Organisation du travail, § 14, 16 et 69.)
  20. L’organisation du travail, § 17. J’y établis que la révolution a conservé les erreurs de la monarchie absolue ; que par conséquent les deux régimes appartiennent à une même période de décadence.
  21. La Réforme sociale, 8, V.
  22. Voir les Correspondances sur l’Union de la paix sociale, 3e édit. — Voir aussi Les Unions de la paix sociale, leur programme d’action et leur méthode d’enquête, 2e édit. 1883. — Au moment où paraît la présente édition, les Unions comptent plus de 3000 membres, et recueillent chaque jour de précieuses adhésions, en France comme à l’étranger. Elles forment des groupes autonomes, reliés par un même procèdé d’étude, la méthode d’observation scientifique, et par un même organe de publicité, la revue La Réforme sociale. (Note de 1884.)
  23. Voir la correspondance n° 6, Presse périodique et la Méthode.
  24. La Réforme sociale, 8, III ; 34, XVIII.
  25. M. A. de Moreau d’Andoy et son confrère M. le comte de Bousies ont déjà publié des ouvrages importants sur la restauration de la Liberté testamentaire. (Voir la Bibliothèque annexée.)
  26. La Réforme sociale, 66, XII, Document E.
  27. L’Organisation du travail, Document E.
  28. La réforme sociale, 66, V.