L’Orbe pâle/J’ai des fleurs sur ma table

Eugène Figuière et Cie (p. 26-29).


J’AI des fleurs sur ma table. Je les ai cueillies au clair de la lune. Elles sont blanches, pâles comme la lune.

Pourquoi sous le soleil de juillet, dans ce pays de soleil, les fleurs sont-elles lunaires, exclusivement ?

En ces jours de lune, je cueille du myrte blanc. Ce myrte, que les Romains consacraient à Vénus et les Grecs à la Gloire, pourquoi est-il blanc ? L’amour et la gloire m’apparaissent dans la pourpre et leur odeur me semble plus âcre — l’odeur du sang — que celle de cette modeste fleur blanche au parfum discret. Mais le feuillage du myrte est toujours vert, et c’est lui, sans doute, qu’on offrait à Vénus et dont on couronnait les héros. Symbole de l’éternité de l’amour et de la gloire ! Mais dans l’Amour il y a tant d’amours et pour la Gloire il faut tant de gloires !

En ces jours de lune, je cueille la marguerite pâle, la marguerite — fleur, qui porte le même nom que la perle — blanche aussi — que la pierre précieuse — lumineuse autant que la lune — la pâquerette ! mais cette pâquerette a fleuri bien après Pâques, sous la lune de juillet.

Et n’est-ce pas la fleur que dédient à une Vénus moderne, à la Vénus des pâles amours, les chastes vierges, les pâles fiancées que n’a pas empourprées le Désir, et qui effeuillent la marguerite de leurs doigts pâles, dans la pâle attente des noces permises et pudiques, pour savoir si le fiancé si souvent anonyme, les aime joliment — puisqu’elles ne demandent pas s’il les désire ! Et même, lorsque l’ultime pétale affirme : passionnément, les vierges, chastes fiancées, restent pâles comme la lune, car leur attente est douce et patiente qui n’attend pas la terrible volupté.

Avec le myrte de passion et de gloire, et les marguerites romantiquement lunaires d’amour pacifique, je cueille sous la lune la subtile et blanche ciguë, qui, hiératique, dresse haut sa gracieuse corolle pâle — pâle comme la lune — mais trouée d’un cœur noir. Cœur noir mystérieux, mystérieux comme la pâle mort que donne la lunaire ciguë, qui, hiératique, dresse sous la lune pâle sa corolle pâle.

Et voici mon bouquet lunaire, mon bouquet chaste malgré ses symboles, chaste jusqu’à contenir la mort, la mort pâle et lunaire.

Avec le myrte, je ne ferai pas une couronne pour mon front. Que m’importe la gloire ? Que m’importe la gloire, ce soir surtout, sous la lune, la lune qui pâlit les réalités, annihile les futurs. Je n’en ferai pas offrande à Vénus. Celle que je crée semblable à mon âme est plus cruelle, si elle n’exige pas l’éternité, elle veut du sang. Et pour cela, douze fois trois jours dans l’an, elle veut les femmes, ses vestales, toutes à Elle dans le renoncement, dans le poignant et fatal sacrilège du sang. Je ne lui offrirai pas de myrte, mais bientôt sur le marbre blanc de son autel, mon sang ; mais parce qu’elle ne m’a pas délivrée de l’Attente, elle sera frustrée de mon renoncement. Qu’importe la dîme rouge à celle qui, chaste, attend, et dont la rose ardente, sous la lune, est pâle, nostalgiquement pâle comme la lune et l’attente.

Je n’effeuillerai pas la marguerite, car il n’est pas de mesure à l’amour frénétique de mon impudique Amant. Je suis en lui comme une blessure, qu’il ne fermera, qu’en croisant ses mains sur ma nuque tandis que je lui serai une ceinture.

Un peu, beaucoup, passionnément, c’est assez pour les vierges pâles. Moi je suis pâle sous la lune de l’attente, mais mon ardeur est en moi, sous ma peau, comme mon sang que nul ne voit et que seule je sens.

Je ne prendrai pas la mort pâle que m’offre la corolle pâle de l’hiératique ciguë qui se tend pour être cueillie. La face pathétique des pâles morts mélancoliques ne tente pas mon attente. Tant d’attente pour aboutir à cette pâleur ! mon rouge orgueil se cabre. Laissons la mort aux sages vaincus. Je suis folle et je vaincs.

Simplement, je prendrai ces fleurs, et je les mettrai sur le marbre blanc de ma blanche chambre, que pâlit encore et la lune et l’attente. Et toute leur pâleur de gloire, d’amour et de mort, avec moi, inutile et inviolée, attendra l’heure rouge.