S. E. P. I. A. (p. 94-107).


CHAPITRE VIII


Quand il me vit, Jacques se leva vivement en laissant une feuille de notes qu’il tenait.

Je devais avoir l’air hagard, car il me dit tout de suite, avec un visage alarmé :

— Que vous arrive-t-il, ma chérie ?

Je bégayai plus que je ne parlai :

— Hervé de Gritte… est à demi mort dans son hôtel de… de la rue de…

Je ne me souvenais plus du nom de cette rue, mais Jacques n’avait entendu que la première partie de ma phrase, et il s’écria :

— Mort ?

— Non, non, pas tout à fait… Je ne crois pas que ce soit fini…

— Remettez-vous, ma chérie, et expliquez-moi posément ce que vous savez.

Je criai :

— Vous me croirez, Jacques, vous me croirez ?

Je joignis les mains dans un geste suppliant. Le sourcil de mon mari se fronça et il dit :

— Votre trouble m’épouvante. Je vous en prie, racontez-moi ce qui se passe ! Vous venez de chez M. de Gritte ?

J’aurais voulu que Jacques ne me questionnât pas encore et courût s’occuper d’Hervé, mais je compris qu’il voulait savoir.

— Non, non, je ne viens pas de chez M. de Gritte. Hervé m’avait priée de l’aider à choisir quelques objets qui garnissaient l’hôtel qu’il devait habiter avec Janine… et…

— Quelle est cette histoire ? Je ne connaissais pas ce projet ! Et ensuite ?…

— Et il m’a menti, menti !… C’est dans un guet-apens que j’ai été attirée !

— Ciel !

— Il m’avait dit que je serais avec Mme de Sesse, et je l’ai cru… Je suis partie toute joyeuse, sans vous en informer, de crainte de vous peiner en vous parlant des souvenirs de Janine.

Je m’arrêtai, suffoquée par l’émotion.

— Continuez ! me fut-il enjoint d’un ton dur.

— Quand j’ai compris dans quelle intention il m’avait attirée là, je l’ai supplié de m’ouvrir la porte. Poussée par l’horreur, j’ai tout essayé pour l’attendrir, et il m’a promis la liberté à condition que je danserais !

— Vil personnage ! s’exclama Jacques. Mais pourquoi cette affreuse machination ?

— Il voulait se venger de vous, parce que… Janine était morte par votre faute.

— Seigneur !

Ah ! que j’avais eu du mal pour prononcer cette phrase cruelle.

— Pardonnez-moi, Jacques, mais il fallait que je vous dise la vérité entière. Je ne puis vous décrire ma souffrance… Je dansai, oui, j’eus ce courage héroïque… Les larmes me coulaient sur le visage, et lui me regardait en riant, jouissant de mon humilia­ tion. Quand je le conjurai de me laisser partir, il bondit sur moi. Je le lacérai de mes ongles et de mes dents, et au paroxysme de cette lutte hideuse, il tomba foudroyé…

— C’est un misérable, hurla Jacques, le visage blême, et vous, une malheureuse !

Je me mépris à cette parole et je répétai :

— Oh ! oui, bien malheureuse…

Il y eut un silence terrible et je murmurai :

— Il faudrait prévenir M. de Gritte. Son fils est là-bas, peut-être mort…

Mon mari sursauta et tout de suite il me dit :

— Je vais aller moi-même voir ce qu’il en est. Vous allez venir avec moi.

Je poussai un cri d’horreur :

— Non, oh ! non !… Je ne veux plus entrer dans cette maison !

— Vous viendrez ! insista Jacques énergiquement.

Je lui vis des yeux sévères et, vaincue, je n’osai pas résister.

Avant de sortir il me conseilla :

— Arrangez un peu votre visage. Je ne veux pas sortir avec une femme qui semble avoir été battue.

Ces paroles sans douceur me causaient une peine affreuse. Jamais mon mari ne m’avait parlé sur ce ton, et je pensais qu’il ne m’aimait plus du tout. Je le trouvais cruel de me forcer à l’accompagner, mais je ne pouvais pas me soustraire à sa demande.

Nous partîmes dans sa voiture et, par bonheur, je me rappelais maintenant le nom de l’avenue et le numéro du petit hôtel particulier. Je n’en avais pas refermé la porte à clef et mon mari y entra le premier. Je le suivis, mais je m’arrêtai devant le salon où je savais trouver Hervé.

Au bout de quelques minutes, j’entendis :

— C’est une crise d’épilepsie. Ce n’est pas grave.

Il m’appela :

— Christine ! ne vous alarmez pas !

Je me rapprochai et je vis Hervé agité de soubresauts, de convulsions, un peu plus forts que ceux que je lui avais vus.

Jacques essayait de le relever, afin de le porter sur un lit.

— Aidez-moi, soyez moins sensible. Vous savez où est la chambre à coucher, sans doute ?

Je rougis sans savoir pourquoi et je répliquai :

— Oui, au premier étage.

À cet instant, la vieille gardienne s’introduisit dans la maison et, entendant la voix de Jacques, elle s’avança. En voyant son maître dans cet état, elle s’écria :

— Oh ! Monsieur a eu une crise ! En v’là pour au moins deux jours ; il sera comme mort. J’vas vous aider à le transporter.

J’étais bien soulagée de n’avoir pas à soutenir ce corps et soulagée aussi d’apprendre que l’état d’Hervé était dû à une cause connue.

J’accompagnai Jacques et la femme qui s’appelait Ursule. Au courant des habitudes de son maître, elle facilitait la besogne.

Mon mari lui dit :

— Vous allez sans doute veiller sur lui. Je vais avertir son père qui vous enverra une infirmière et vous vous arrangerez avec elle.

— Monsieur est déjà tombé malade une fois ici. Je l’ai gardé seule. Il dort, mais quand il se réveille, il a des douleurs partout.

— Je préviendrai tout de même son père.

Ursule était tout aimable avec moi. Elle comprenait que je n’avais pas menti, et ses paroles se nuançaient de plus de respect.

Nous la laissâmes et je lui redis de venir me voir. Elle me le promit sans hésitation.

J’étais tout allégée. Il me semblait que je sortais d’un affreux cauchemar.

Je parlais avec gaîté, mais mon mari n’était pas à l’unisson. Son regard sombre, ses lèvres serrées me faisaient pressentir des préoccupations. Je me demandais pourquoi ? Du moment qu’Hervé n’avait rien qui mît sa vie en danger, je ne voyais rien qui pût nous affecter.

Je pensai soudain qu’il était péniblement impressionné de savoir qu’Hervé avait cette infirmité et que sa pauvre petite sœur eût été malheureuse avec lui. Il se demandait peut-être aussi quelle était la date de cette maladie et si elle était provoquée par l’émotion qu’il avait eue. À mon sens, c’était un regret vain, puisque la pauvre petite n’existait plus. Quant au remords que ces circonstances pouvaient susciter, il était inutile, car rien ne prouvait que l’ébranlement subi eût causé ce trouble de santé.

Ne sachant si mes suppositions étaient exactes, je n’abordai pas ce sujet. Voulant cependant rompre le mutisme de mon mari, je hasardai :

— Nous allons chez M. de Gritte ?

— Tout à l’heure. Nous rentrerons d’abord à la maison.

Bien que cela me semblât naturel, je m’étonnai cependant que Jacques reculât le moment d’informer son vieil ami de ce qui se passait. Pourtant, je ne me permis nulle observation.

Aussitôt que nous arrivâmes, j’allai dans ma chambre pour changer de manteau. Le mien me paraissait trop léger pour le crépuscule.

Je fus assez surprise de voir que Jacques me suivait.

Il entra et referma la porte.

— Asseyez-vous, me dit-il de son air sévère.

Je tremblai. Je n’étais pas accoutumée à ce ton de maître, et je perçus que mon bonheur allait subir un assaut.

Devant moi, Jacques allait et venait, et je le regardais en frissonnant. Ce n’était plus un mari amoureux que j’avais devant moi, mais un juge.

Il paria :

— J’ai feint de croire à la fable que vous m’avez racontée, mais vous pensez bien que je n’en suis pas dupe. Cet hôtel, loué soi-disant pour ce jeune ménage sans que je le sache, est une histoire ridicule que vous avez arrangée, Hervé et vous, pour me tromper.

— Je vous ai répété ce qu’il m’a dit ! criai-je, affreusement blessée.

— J’ai remarqué qu’Hervé ne vous était pas indifférent. J’ai constaté aussi combien il vous entourait d’admiration. Vous ne tentiez rien pour l’éloigner ; vos sourires, vos attitudes me prouvaient clairement qu’il y avait une entente entre vous. De là à ce que vous acceptiez ses rendez-vous, il n’y avait qu’un petit geste à faire.

— Jacques ! criai-je, affolée, vous me calomniez ! Je vous ai dit la vérité. Je n’ai jamais menti !

— Depuis que vous me connaissez, je le crois, mais il n’y a pas longtemps que je vous connais, moi. Vous êtes arrivée comme un aérolithe dans notre cercle, après avoir raconté à Jourel ce que vous avez voulu ; il nous l’a répété. Je n’ai pas besoin de vous dire que cette histoire a soulevé des protestations. Je vous ai prise sous ma protection parce que mon cœur s’est ému devant votre belle défense d’artiste, je n’ose user du mot de « comédienne » qui serait plus approprié.

— Oh ! Jacques, que vous me torturez !

— Je vous ai montré le peu de confiance que j’attachais à ce conte, et vous l’avez senti dans nos rapports, puisque j’ai voulu la preuve de vos assertions. J’ai essayé de vous présenter comme une femme bien élevée. Vous me décevez cruellement. Je cherchais en vous des signes de race, mais je constate que vous ne reniez pas vos origines, qui sont sans doute d’une catégorie indésirable.

Et je n’entendis plus. J’étais évanouie sur mon fauteuil par la douleur.

C’est Clarisse qui m’apprit un peu plus tard qu’appelée par Monsieur, elle m’avait prise comme une plume et portée sur mon lit.

Quand je repris conscience, ce qui survint vite, Clarisse disait :

— Quand Madame est rentrée, j’ai bien remarqué qu’elle était fatiguée.

— Je vais téléphoner au docteur, avait répliqué mon mari.

— Monsieur fera comme il voudra, mais pour moi, ce n’est rien du tout.

Je pouvais parler et j’exprimai ma volonté avec calme :

— Clarisse a raison : je n’ai pas besoin de docteur, et dans quelques minutes je ne penserai plus à ce moment de faiblesse.

Jacques ne répondit pas. Il m’observait d’un air perplexe. Je détournai les yeux parce que je sentais que les larmes affluaient.

J’eus un effort pour lui dire :

— Allez chez M. de Gritte, il est temps. L’heure du dîner va arriver, et il faut que vous lui expliquiez ce qui est survenu.

— Je puis vous laisser ?

— Cela va sans dire ! répondis-je avec un petit rire ironique. Ne vous gênez en rien pour moi, je vous en prie !

Si Clarisse n’eût pas été là, j’aurais accentué mon dédain. Je savais que mon bonheur était fini, et dans mon désespoir je ne désirais qu’une chose : quitter la maison et ce monde traître pour reprendre mon métier. Je savais que le succès m’attendait et que je n’aurais qu’à paraître devant mon dernier directeur pour faire accourir tout Paris !

Ah ! je mentais ! Ah ! j’étais fille d’on ne savait qui ! J’avais eu affaire à un fourbe et M. Rodilat ne me croyait pas, après avoir lu dans ma vie limpide. Je n’avais besoin de personne. Je me sentais de taille à posséder un hôtel semblable à celui que j’habitais.

Après le sursaut de colère, un déluge de larmes inonda mon visage. Tout l’amour que je ressentais pour Jacques reflua à mon cœur.

Clarisse m’avait laissée seule. Je profitai de son absence pour gémir. Mes beaux jours n’avaient pas été longs.

Puis la bonne Clarisse rentra et murmura :

— Cela ne va donc pas ? Il y a quelque chose de brisé ? Vous avez du chagrin ? Il ne faut pas vous mettre dans un état pareil.

Je fus attendrie. Il me semblait que cette brave femme devenait ma seule amie sur terre.

J’oubliais Mme de Sesse, pour qui j’avais tant d’attirance. J’éprouvais le besoin d’une pitié immédiate. Cette voie douloureuse où j’allais, abandonnée, me rendait sensible à un point extrême.

Je murmurai :

— Oh ! Clarisse, vous êtes bonne ! Vous m’avez toujours bien conseillée et vous vous êtes toujours intéressée à moi.

— Madame est trop bienveillante et elle me fait de la peine de la voir si désolée.

Mes pleurs redoublèrent.

— Madame, madame, calmez-vous !…

— Je vais vous confier ce qui m’arrive.

J’étais à bout de douleur et d’énergie. D’un trait, je lui racontai mon affreuse aventure.

Quand j’eus fini, elle murmura :

— Je ne suis pas étonnée. J’avais prévenu Madame que M. Hervé était un monstre. Madame voit qu’il n’a pas perdu de vue de se venger de Monsieur, c’est un vrai démon. Je ne savais pas qu’il tombait du « haut mal », et cela atténue un peu ses folies, mais il reste quand même un monstre pour moi. Vous avez dû passer par des moments effroyables, ma pauvre petite madame, et je trouve Monsieur dur. Il n’aurait pas dû vous accabler ; mais les hommes, quand ils aiment, sont jaloux et, dès lors, perdent leur bon sens. Dieu sait si Monsieur vous aime ! Il ne vous croit pas, et il a grand tort, parce que vous êtes aussi jeune qu’estimable.

Ces paroles me pénétraient de paix, mais comme la vie me semblait dorénavant impossible avec Jacques, je murmurai entre mes sanglots :

— Je sens que Monsieur ne m’aime plus, parce qu’il a perdu confiance en moi, et je vais m’en aller. Je reprendrai mon métier de danseuse et je serai moins malheureuse que de vivre aux côtés d’un mari qui doute de sa femme.

Je vis sourire Clarisse qui me dit :

— Monsieur ne vous laissera pas partir.

— Nous verrons ! murmurai-je sur un ton de menace.

— Sa colère passera. Il reviendra à la raison et saura ce que vaut M. Hervé. On se trompe sur ce garçon. Je vous répète qu’il est épouvantable.

Clarisse n’en démordait pas ; mais, cette fois, je me gardai de protester.

— Que Madame se console et ne se hâte pas de prendre une décision. Se presser est toujours mauvais. D’abord, si Madame s’en va, je la suivrai, et cela fera réfléchir Monsieur. Il sait que j’ai des principes et il se dira : « Ma femme est donc parfaite, puisque Clarisse prend son parti. »

Cette conclusion et cette résolution me touchèrent et me rassérénèrent. Je m’écriai :

— Oh ! bonne Clarisse, que vous êtes gentille !

Me sentant tout à fait bien, je descendis dans mon petit salon, en attendant le retour de Jacques. Clarisse me quitta et je restai seule avec des pensées peu riantes.

J’appréhendais de revoir mon mari et je me demandais quelle contenance j’aurais devant lui ? Ah ! comme je déplorais de m’être rendue à ce rendez-vous ! Mais pouvais-je prévoir la duplicité de cet être ? Quoi de plus naturel et de plus plausible que les raisons qu’il m’avait données pour m’attirer ? J’assimilais ses manœuvres à celles de Garribois qui m’invitait de la part de ses parents. Là encore, j’avais été trop confiante. Et comment me serais-je méfiée ?

Aujourd’hui, mariée, j’avais cru à de beaux sentiments de la part d’Hervé au sujet de sa petite fiancée. Comment aurais-je pu soupçonner une si terrible perfidie de la part de ce jeune homme au visage si charmant ? Je considérais sa conduite comme un sacrilège envers Janine.

Alors qu’une révolte fermentait dans ces pensées, Jacques revint et entra tout droit dans la pièce où je me trouvais.

— Vous allez mieux ?

— Très bien, dis-je d’un ton un peu cassant.

— J’ai été trop loin dans mes accusations. J’ai eu l’impression d’avoir dépassé les limites de la correction.

— Et de l’élégance ! ajoutai-je avec un peu de hauteur.

Cependant, je négligeai cette amende honorable et je demandai froidement :

— Que pense M. de Gritte de cette affaire ?

Mon mari me regarda, surpris par mon attitude légèrement désinvolte.

Il répondit pourtant à ma question, sans commen­taires :

M. de Gritte m’a fait d’étranges révélations, devant sa sœur, sur la conduite d’Hervé. Les crises d’épilepsie de son fils lui étaient connues. Elles sont survenues un peu avant la mort de Janine, ce qui est un poids de moins pour moi. Si je n’ai pas été instruit de cette tare, c’est qu’il n’y avait plus, malheureusement, aucune raison pour que je le fusse. J’avoue que cette circonstance a atténué en moi quelques regrets. Ma pauvre petite sœur eût été vouée à une vie de martyre, si elle n’avait pas voulu rendre sa parole à Hervé. Mme Saint-Bart a été horrifiée de l’attitude d’Hervé envers vous. Elle savait que les jeunes fiancés avaient loué ce petit hôtel qu’ils meublaient à mon insu et elle les y accompagnait. Ces deux enfants voulaient m’en faire la surprise.

Jacques s’arrêta un moment puis reprit :

— Je vous demande pardon d’avoir douté de vos paroles, mais la surprise m’a fait perdre la tête. Me pardonnerez-vous ce manque de sang-froid ?

Je répondis d’un ton glacé :

M. de Gritte et sa sœur vous ont-ils appris qu’Hervé voulait se venger de vous parce que sa fiancée était morte par votre faute ? Je tiens à ce que vous le sachiez par eux. Il m’avait fait entendre que je serais sa victime et qu’il vous frapperait à travers moi. Si j’ai usé de souplesse et de sourires vis-à-vis de lui, c’était uniquement à cause de vous. Ses menaces m’effrayaient et je ne voulais pas que vous souffriez. J’ai été imprudente, je vous l’accorde, parce qu’encore une fois, trop crédule, mais je ne pouvais pas savoir que j’avais affaire à un déséquilibré doublé d’un démon. Je me suis vu reprocher par lui mon passé où il n’y a que de l’honneur et du travail. Vous avez agi de même, et, malgré tout ce que je vous dois, vous ne me jugerez pas ingrate si je quitte votre foyer.

— Christine !

Ce fut d’un visage ravagé par la souffrance que ce cri jaillit. Alors que j’avais exprimé ma pensée, en ne montrant que froideur et orgueil, l’émotion me vint tout à coup en voyant Jacques en proie à une douleur folle.

Il bégayait des mots sans suite, me demandant pardon en s’agenouillant devant moi, en me suppliant de ne pas poursuivre mon idée. Je ne pus répondre immédiatement. Je déplorais cette scène et je m’accusais. J’aurais dû éventer le piège d’Hervé, mais pouvais-je en prévoir l’issue ? Je ne connaissais pas encore le machiavélisme de certains hommes. Les Labatte ne m’avaient donné que de bons exemples, et je croyais que tout le monde leur ressemblait.

Bien que Jacques escomptât ma réponse, je repris :

— Je suis assez peinée de ne pas savoir de qui je suis née, sans qu’on me le reproche. Je vous ai loyalement avoué ma vie, et je ne saurais dire si je suis fille de pauvresse ou autre, mais je crois que rien dans ma conduite n’a pu vous orienter vers une naissance basse. Vous savez que j’ai horreur du vulgaire. Je ne parle pas de l’incident Garribois ; il vaut celui de votre ami de Gritte.

— Pardon !… répétait Jacques en cachant son visage en pleurs.

J’avais étalé ma rancœur et, sans plus faire attention à mon mari, je regagnai ma chambre. J’étais brisée. Toute la tristesse de ma situation m’environnait de terreur. Mon cœur regrettait tout ce que j’avais dit, mais ma raison consolait ma fierté. Il m’était impossible de me laisser accuser sans me défendre. Je devais un nom et une place dans la société à Jacques Rodilat, mais je ne pouvais pas me laisser insulter.

Pourquoi ma mère n’eût-elle pas été une femme honnête et digne de respect ? Il était raisonnable de me laisser bénéficier du doute. Chacun voyait ma manière d’être et elle ne décelait pas une origine fâcheuse. Il ne fallait pas surtout que l’obscurité de ma naissance servît de prétexte à des manques de tact et à des écarts d’imagination.

Ma sécurité dépendait de ma fermeté à ce sujet.

Enfoncée dans mon fauteuil, je pleurais mon coup d’état. Ma chambre me paraissait la plus belle du monde, et j’avais signifié à Jacques que je le quitterais !

Clarisse entra à pas feutrés.

— Madame devrait s’arrêter de pleurer.

Naturellement mes larmes redoublèrent.

Elle poursuivit :

— Monsieur se désole de son côté. Je voudrais bien que ces déluges soient terminés. Il va bientôt être l’heure du dîner.

— Je ne pourrai rien manger.

— C’est pas des manières pour vivre. Si Madame ne se met pas à table, Monsieur ne s’y assoira pas non plus, et le dîner est bon, j’ose le dire…

— J’ai trop de chagrin.

— Cela ne s’arrange donc pas, cette affaire-là ?

— J’ai prévenu Monsieur que j’allais partir.

— Ah ! ben, ça ne m’étonne plus que Monsieur jette des ruisseaux de larmes. Allons, faut vous redresser. Madame ne peut pas s’en aller. On ne laisse pas un mari qui vous aime, une maison qui vous plaît, sous prétexte qu’un époux vous a dit des choses qu’il ne pense pas. Les hommes parlent toujours sans réfléchir. Faut pas leur en vouloir. Les femmes en font tout autant, mais on finit par se comprendre. Il a été content, Monsieur, quand Madame lui a annoncé qu’elle allait faire sa valise ?

Je ne pus m’empêcher de sourire et je ripostai :

— Oh ! non… Il m’a demandé pardon.

— Qu’est-ce que Madame veut de plus ? Je vais dire à Antoine de servir, et quand Madame goûtera au dessert, elle ne pourra pas faire autrement que de pardonner.

Je ne répondis pas, et Clarisse quitta ma chambre.

Je trouvais qu’elle avait raison. Il me semblait que l’amour de Jacques valait bien un pardon, seulement je voulais le faire attendre un peu. Me rendre trop vite nuirait à ma clémence.

Je me recoiffai, me poudrai, et mon cauchemar s’évapora. Mes nerfs avaient été secoués, mais je redevenais forte puisqu’il n’y avait pas eu de mal. Depuis toujours j’avais eu l’habitude des émotions. Dans le milieu où j’avais vécu, la vie était suspendue à notre sang-froid. Si nous avions manifesté quelque terreur au saut d’un équilibriste ou à la chute d’une écuyère, notre cœur n’aurait pas résisté. La secousse passée, sans la manifester, nous reprenions notre flegme. Habitués à nous gouverner, nous cachions nos frayeurs.

Mon heure noire avec Hervé s’amenuisait dans mon esprit, et les mots malheureux que mon mari avait prononcés s’estompaient. Cependant je voulais accuser encore quelque rigueur, parce qu’il fallait prévenir ces inconséquences de langage.

Je ne voulais pas devenir une cible.

Je revêtis une belle robe. Clarisse m’avait envoyé ma femme de chambre juste à temps pour m’aider.

Cette jeune fille me complimenta sur ma toilette gris pâle. Elle avait la louange facile et verbeuse.

Je me rendis dans la salle à manger. Jacques n’y était pas encore, mais il arriva presque tout de suite. Il vint droit à moi et me baisa la main, sans une parole.

Nous fûmes très silencieux durant le repas.

J’affectais un air sévère, et comme mon mari n’y était pas accoutumé, il paraissait tout déconfit.

Il me dit :

M. de Gritte viendra tout à l’heure pour vous présenter des excuses.

— Oh ! je regrette qu’il veuille se déranger ; il marche si péniblement !

— Son rhumatisme va mieux et le chemin sera vite franchi ; puis Mme Saint-Bart l’accompagnera.

— Je serai très contente de les voir.

Nous tombâmes tous les deux dans un silence gênant. À vrai dire, cela me privait de ne pas parler. Je n’étais pas bavarde, mais j’aimais la conversation. Quant à Jacques, il était plutôt silencieux, mais il semblait souffrir de la situation que je laissais tendue par représailles.

Nous nous levâmes de table pour aller au salon, où nous attendîmes les de Gritte. Ce ne fut pas long. Leurs voix s’entendirent dans le vestibule et Jacques se précipita au-devant d’eux.

Le bon M. de Gritte fut vite devant moi et, m’empoignant les deux mains, il me dit d’un accent vibrant dont on ne pouvait nier la sincérité :

— Que je suis peiné, chère madame ! Ne nous en veuillez pas, je vous en conjure ! Je suis assez malheureux d’avoir un fils en proie à cette abominable maladie.

Je balbutiai :

— Je vous plains.

Il ne m’entendit pas et continua sur ce thème, révélant les fantaisies inqualifiables d’Hervé. Un docteur avait promis la guérison, et le pauvre père vivait dans cet espoir.

Le chagrin de Mme Saint-Bart ne se dissimulait pas et elle me disait en m’embrassant :

— Moi qui vous aime tant ! Vous avez dû avoir une peur affreuse !

Je ne voulais répondre ni oui, ni non. En avouant ma terreur, je craignais d’affliger ces malheureux, et en disant n’avoir pas eu d’émotion, je pouvais passer pour une effrontée.

Je ne discernais pas si l’épisode de l’après-midi avait été exactement raconté. Cependant Mme Saint-Bart et M. de Gritte paraissaient profondément consternés et insistaient sur l’incohérence des actes d’Hervé quelques jours avant ses crises.

Cela pouvait plaider en sa faveur. Je me rappelais sa douceur des jours précédents. N’étant pas prévenue, je pouvais avoir confiance.

Je me disais : « Décidément, la confiance ne me réussit pas ! » Il me fallait réprimer cette tendance.

Le père et la tante étaient allés tous deux près d’Hervé et n’avaient pas été étonnés de le voir dans un état léthargique. Son docteur l’avait examiné et une infirmière le veillait.

Nous n’avions donc aucune raison de nous inquiéter. Seule victime, je restais avec mon paquet d’injures sur l’âme.