S. E. P. I. A. (p. 31-43).


CHAPITRE III


Le lendemain soir, je me préparai pour aller dîner chez M. de Gritte. Jacques m’avait priée de me mettre en valeur et je choisis une de mes plus belles robes.

Mon choix était assez compliqué, parce que mon mari me gâtait en toilettes comme en toute autre chose.

J’avais comme femme de chambre la petite aide que Clarisse avait formée à ce service. C’était une jeune fille de dix-huit ans qui avait l’instinct de la parure. Elle ne commettait nulle faute de goût. Elle me flattait, et comme je possédais toujours quelque naïveté, je la trouvais charmante.

Nous tombâmes d’accord sur la robe à revêtir, soit que ce fût son goût, soit qu’elle l’approuvât pour ne pas me contredire.

C’était un tissu de soie d’un bleu léger qui allait à mon teint de blonde. Les années, en s’écoulant, n’avaient pas foncé mes cheveux. Mes joues se nuançaient d’un rose tendre que mes yeux bruns soulignaient.

Ma femme de chambre murmura :

— Que Madame est donc jolie !

Il aurait fallu être de glace pour ne pas goûter un compliment qui semblait partir du cœur. Pourquoi ne l’aurais-je pas cru sincère, d’ailleurs, puisque tant d’autres m’avaient exprimé leur admiration et que mon mari lui-même me le faisait entendre ? Puis Hervé, la veille, n’avait-il pas été catégorique ?

Je fus donc contente de plaire, afin que les amis de Jacques lui pardonnassent le mariage qu’il avait contracté avec une jeune fille sans famille. Je ne disais pas « avec une danseuse », parce que j’étais fière de mon talent.

J’ignorais si M. de Gritte connaissait la profession que j’exerçais, mais je n’en avais pas honte. D’ailleurs les deux femmes que je fréquentais, Henriette Tamandy et la jeune dame Jourel, étaient au courant et ne m’en parlaient que sur le ton admiratif, parce qu’elles m’avaient vue à l’œuvre.

Mon mari vint me trouver pour me prévenir qu’il était l’heure de partir, et il eut une exclamation en me voyant :

— Oh ! ma chérie, que vous êtes en beauté !

— Tant mieux, dis-je satisfaite ; j’en suis heureuse pour vous et vos amis.

— Que ces perles ressortent autour de votre cou pourtant si blanc !

— Je pensais, en les attachant, à la joie que j’ai eue lorsque vous me les avez données.

— Vous êtes un ange.

Nous quittâmes la maison. Dans la voiture qui nous emmenait, je ne songeais qu’à la tendresse de Jacques et à ce grand bonheur qui m’était échu. Une prière intérieure s’imposa à moi, afin que nul nuage ne vînt obscurcir cette félicité. Cependant, durant la fraction d’une seconde, l’ombre de ma naissance se profila devant mon esprit.

Je ne savais pas d’où je venais. Je secouai cette idée importune, comme on se débarrasse d’une écharpe encombrante qui soudain vous gêne par sa chaleur. J’étais habituée aux retours de ce fantôme et je n’y attachai pas plus d’importance que les autres fois. Je savais que c’était mon poison qui, de temps à autre, venait me troubler. Je me disais que chacun devait avoir sa peine obscure qui venait rappeler que la joie n’est jamais parfaite.

Nous arrivâmes chez M. de Gritte les derniers. J’étais grandement accoutumée à la foule et je la regardais sans effroi, mais je n’étais pas habituée à des espaces resserrés où des personnes bavardent.

En entrant dans le salon de M. de Gritte, je crus voir des visages grossis par une loupe et entendre un bruit de tonnerre. Pourtant le nombre des personnes ne se montait qu’à six. Elles m’étaient inconnues, sauf le maître de la maison et son fils. Il y avait là deux dames qui me parurent des merveilles. Je fus présentée à M. et Mme Saint-Bart. Celle-ci était la sœur de M. de Gritte. L’autre était une amie de cette dernière avec son mari. On me les nomma : baron et baronne de Sesse. Les deux messieurs étaient égale­ment élégants et distingués. Leur allure était dégagée, et s’ils continuaient à converser après les minutes un peu confuses de la présentation, ils n’oubliaient pas de m’examiner à la dérobée.

Je me remis vite. J’avais mon sourire de danseuse, mon « sourire aux perles », comme disait mon ancien partenaire Jean-Marie.

Ai-je déjà dit que je n’étais pas timide ? J’avais salué M. de Gritte avec un respect filial et remercié les dames qui me félicitaient de prendre contact avec le monde, tout en disant qu’elles comprenaient par­faitement ma sauvagerie de jeune mariée.

Hervé ne me quittait pas des yeux. Je le trouvai plus beau encore que la veille. Il adoptait un air mélancolique qui lui seyait à ravir.

Mme Saint-Bart me fit asseoir près d’elle. Son accueil était parfaitement aimable. Notre entretien n’avait rien de passionnant. Cette dame parlait beaucoup, alors que son amie se contentait de me contempler. Son regard, rivé à mon visage, me gênait un peu. À l’encontre de la sœur de M. de Gritte, elle était de taille moyenne. Des bandeaux châtain clair et plats accentuaient son aspect sérieux. Par moments, une onde de tristesse voilait son visage à l’ovale pur.

Mme Saint-Bart avait des cheveux blancs et un air jeune. Elle était souriante et volubile et paraissait bonne et franche. Je me sentis tout de suite à l’aise avec elle, tandis que Mme de Sesse m’attirait tout en m’effrayant par le côté mystérieux de son attitude.

Pourquoi devine-t-on tout de suite un passé drama­tique dans certaines vies ?

Involontairement, mon regard se portait vers cette femme silencieuse dont les yeux étaient dardés sur ma personne. Je me détournais chaque fois que les miens en recevaient le choc mystérieux, mais alors je retombais sous la fascination du regard d’Hervé.

Sauf ce dernier, les messieurs discutaient entre eux. Je voyais mon cher mari prendre une part active à la conversation, et j’étais fière de lui. Hervé, lui, don­nait la réplique à sa tante, qui le taquinait gaîment.

Il répondait sur le même ton, et j’étais un peu sur­prise de le voir « détaché » de sa douleur. Il m’appa­raissait ce soir-là comme un artiste qui a déposé son rôle.

S’il m’intéressait moins, il me captivait autant, car sa beauté se transformait. Il semblait plus jeune, presque un adolescent. Dans sa voix passaient des inflexions tendres, et bien que je fusse sa cadette, je ressentais pour lui, maintenant, une affection maternelle.

Oh ! je n’analysais pas ce sentiment, mais je considérais ce jeune homme comme un faible qui avait besoin d’être dorloté, choyé et réconforté.

Je n’avais aucune promesse d’enfant jusqu’alors, mais une soif de maternité me posséda soudain, et j’aurais voulu serrer sur mon cœur un petit ange qui ressemblât à Hervé.

J’enviais sa tante qui causait familièrement avec lui.

— Alors, jeune Adonis, qu’as-tu fait de ta journée ?

— J’ai pensé à une femme.

En lançant cette repartie, Hervé me regarda. Je baissai le front, mais Mme de Sesse avait surpris ce jeu.

Je ne m’en inquiétai pas. Que la femme à qui ce jeune homme avait rêvé fût moi ou une autre, cela n’avait aucune importance.

Mme Saint-Bart rit en répliquant :

— Cela n’a pas dû te fatiguer beaucoup, si c’est là tout ton travail !

— Il est beaucoup plus absorbant que vous ne le supposez, ma tante. Tout dépend des cas. Imaginez que j’aie entrepris la conquête d’un cœur inaccessible ? Vous pouvez alors en déduire les problèmes qu’il me faut résoudre pour l’amener à ma merci.

Mme de Sesse abandonna son mutisme pour protester :

— Quelle conversation ! Vous allez vous faire bien mal juger par Mme Rodilat.

Je voulus ne pas paraître choquée, et d’ailleurs je ne l’étais pas, et je m’écriai :

— Oh ! j’ai les idées larges ! Je sais comprendre la plaisanterie, et M. Hervé nous raconte ces fantaisies pour mesurer notre sensibilité et nos réactions.

— Bien trouvé ! lança l’intéressé.

Son regard se posa de nouveau sur moi. Il fut tellement insistant qu’il me gêna. Je trouvais cette attention un peu exagérée, bien que je fusse accoutumée à l’admiration. Si je la jugeais déplacée et hardie, c’est qu’elle s’exerçait en petit comité et qu’elle n’avait nulle raison de se manifester, puisque je ne dansais pas. L’admiration collective comportait une tout autre nuance que celle qui m’était montrée ici. Cependant, je dois l’avouer, je n’y décelais aucun danger.

Le danger, pour moi, affichait une autre forme : c’était jongler, en rythmant des pas sur un plateau étroit.

Hervé ne me paraissait pas dangereux, et si je voulais qu’il s’amendât, il fallait que j’y misse beaucoup de douceur et de patience.

Je restais naïve et crédule, c’était le fond de mon caractère. Quand je prenais la résolution de ne plus être dupe de mes idées, c’était là que je m’abusais davantage.

Je croyais posséder une expérience universelle, depuis que j’étais mariée, mais ma candeur était touchante. Je ne m’en doutais pas.

À dîner je fus placée à la droite d’Hervé, qui remplaçait sa mère en face de son père. J’avais pour voisin M. de Sesse.

C’était un homme très aimable, mais un peu triste, qui me demanda de quel pays j’étais. Sans doute, était-ce sa manie de chercher à connaître la contrée dans laquelle on avait vu le jour.

Or, ne m’ayant trouvé aucun accent, il voulait savoir d’où je venais. Sur le moment, j’éprouvai tant de surprise que j’hésitai à répondre. Je finis par dire que la Seine-et-Oise avait été le berceau de mon enfance.

Il ignorait donc ma vie d’artiste et mon odyssée de département en département dans la voiture des grands chemins.

Hervé écoutait. Il ne me fit aucune question. Il me parlait de la grâce des Parisiennes.

Je souriais tour à tour à mes deux voisins, mais je ne savais de quoi les entretenir. J’aurais pu leur proposer un cours sur la danse, mais je comprenais que parler de moi et de ma carrière ne serait pas du goût de mon mari qui, par son rang, aurait pu choisir une femme dans un monde supérieur. C’est pourquoi j’étais parfois humiliée. Le mystère de ma naissance venait de temps à autre peser sur ma conscience et je me figurais que j’avais empêché Jacques de se marier selon sa situation.

M. de Sesse me regarda non sans perplexité, me sembla-t-il. Je me trompais peut-être.

Après un moment de silence, il reprit :

— Serait-ce indiscret de vous demander quelles étaient les fonctions de monsieur votre père ?

Je devins pâle et je vis que tout ce qui était sur la table tournait en une ronde effrénée.

Ce que faisait mon père ? J’aurais donné dix ans de ma vie pour le savoir ! Cette question dévorait mes jours. Je cherchais quoi répondre, et Hervé sauva la situation en répandant le contenu de son verre qui se brisa.

Je me levai précipitamment pour échapper au liquide qui coulait de la nappe.

M. de Gritte lança un regard à son fils en disant :

— Que t’arrive-t-il ? Je ne te savais pas aussi maladroit.

Hervé s’excusa près de moi. Ses yeux cherchèrent les miens et je devinai qu’il était intervenu pour me soustraire à la curiosité de M. de Sesse. Savait-il donc qui j’étais ? J’en fus mortifiée et contente, tout ensemble.

Ce jeune homme venait de se révéler bon pour moi. Je pensais le remercier à un moment opportun, mais à la réflexion je me dis que c’était impossible. C’était provoquer une intimité que je ne désirais pas. Puis, que savait-il ? Cet incident était peut-être fortuit et je ; n’avais nulle gratitude à exercer, si ce n’était envers la Providence qui avait créé cette diversion.

La conversation devint soudain plus générale, comme si le bris de ce verre avait développé l’animation des convives.

Mme Saint-Bart parlait haut et avec aisance. Elle me demanda si j’étais musicienne, à quoi je répliquai que la radio contentait tout le monde à ce sujet, en quoi j’amplifiais ! Cependant ma réponse fut appréciée.

— Faites-vous du sport, chère madame ?

Jacques me regardait en souriant, et je répondis :

— Je n’y ai aucune aptitude.

— Vous êtes une jeune femme moderne bien particulière ! dit-elle en riant. Ni sports, ni arts, à moins que vous ne vous révéliez un jour de façon inat­tendue !

— C’est cela ; prenons patience ! lança Hervé.

Ah ! comme ces aimables personnes m’embarras­saient avec leur questionnaire ! Il me frappait d’autant plus que je ne pouvais pas dire à cette table élégante que j’étais une enfant trouvée et que mon métier était d’être danseuse. J’étais étonnée de savoir que ces gens ne me connaissaient pas. Seule, je l’aurais avoué, mais étant la femme de Jacques Rodilat, je ne l’osais pas. Il me semblait que c’était à lui de le révéler. J’aurais été plus libre.

Le dîner prit fin et nous regagnâmes le salon, moi au bras de M. de Sesse.

Je m’assis près de sa femme vers qui allait ma sympathie croissante. Sa voix me dit avec une dou­ceur qui me charma :

— Vous n’avez pas pris grand plaisir à ce dîner, chère petite madame. Les jeunes, ordinairement, n’aiment pas ces repas qu’ils jugent ennuyeux.

— Oh ! madame, ne le croyez pas ! D’ailleurs tout me plaît. Je suis heureuse de connaître les amis de mon mari.

— Vous êtes une charmante jeune femme, et j’en suis contente pour Jacques, si bon et si malheureux avec le souvenir de sa sœur, ajouta-t-elle plus bas.

— Oui, et cela me peine beaucoup, mais il a revu M. de Gritte avec beaucoup de joie et d’émotion.

— Hervé me paraît content aussi.

— Il a tant de regret, pourtant, et ce revoir a dû être une épreuve pour lui.

— Oui, car c’est une nature violente qui se domine mal.

— Il n’a pas de mère qui lui a enseigné la patience, dis-je rêveusement.

Hervé eut l’intuition que l’on parlait de lui, car il se rapprocha de nous.

— Qui condamnez-vous, mesdames ?

Mme de Sesse rit et répliqua :

— On parlait de vous, Hervé, et je vous présentais à Mme Rodilat comme un jeune homme qui n’obéit qu’à son premier mouvement.

— Chez moi, il est toujours le meilleur.

— Vous vous vantez !

— Non, parce que s’il semble, au premier abord, dangereux ou excentrique, la suite me prouve que j’ai eu raison.

— Je n’aurais jamais cru que vous rattachiez une suite à vos actes, tellement je vous connais impulsif.

Mme de Sesse disait ces choses plaisamment. Hervé était debout devant nous, avec une tasse de moka. Ma voisine se leva pour répondre à une question de M. de Gritte qui causait avec son beau-frère et Jacques, à l’autre bout du salon.

Hervé s’assit vivement près de moi en murmurant :

— Vous êtes ravissante. Ce bleu vous va délicieu­sement.

Ces compliments m’embrasaient le visage, mais je répondis avec une intonation moqueuse :

— Vous êtes rompu aux phrases élogieuses !

— Ne le croyez pas, riposta-t-il avec force, en pre­nant un air malheureux. Il y a bien longtemps que je n’en ai dit autant à une femme. Il faut que ce soit vous pour que j’oublie Janine.

Hervé avait la faculté de se composer des aspects divers. Ses traits se façonnaient selon les paroles qu’il prononçait. Sa volonté de persuasion prenait des expressions multiples. Pour le moment, je le trou­vais attendrissant. Ses yeux si bleus me regardaient bien en face et je me disais que ce jeune homme ne pouvait qu’être sincère.

— Vous l’aimiez profondément, votre petite Janine ?

— Follement.

— Je suis persuadée, d’ailleurs, que vous ne pour­riez rien faire autrement que follement !

— Vous avez raison. Vous me comprenez, et tant de gens ne me comprennent pas ! Je cherche un cœur qui prenne ma nature comme elle est, avec ses fan­taisies. Tout de suite j’ai pensé que je pouvais avoir confiance en vous.

— Ce sont de bien belles choses que vous me dites, mais je vous trouve un peu rapide dans vos appré­ciations !

— En quoi ? interrompit-il avec vivacité.

— Dans vos jugements, parce que vous ne me con­naissez pas, puis par vos déclarations intempestives.

— Oh ! si légitimes !

— Et surtout par votre affreuse menace de vous venger de mon mari.

— Je sais, je sais : vous l’aimez ! Ne me le répétez pas : j’en deviendrais jaloux !

— Ce serait un comble ! m’écriai-je avec gaîté.

— Ne riez pas, je vous en supplie. L’amour est un sentiment grave.

Je regardai Hervé. Il me disait ces mots avec un accent qui me fit presque frissonner.

Je ne voulais pas le craindre, et il me forçait à m’occuper de lui plus que je ne le désirais. Tant d’ombres s’agitaient sur ce visage que l’on s’égarait quelque peu dans ces ténèbres. On qualifie de ténébreux l’homme brun aux yeux sombres, au sourire rare, mais le blond que j’avais près de moi était plus complexe. Ses cheveux clairs, son sourire candide recelaient plus d’une énigme.

Je me taisais. M. de Gritte se rapprocha de nous :

— Il me semble que vous avez bavardé gaîment tous les deux ?

— Votre fils a un esprit original, dis-je ; ses aperçus excitent l’attention.

— Je le voudrais parfois plus simple.

— Je suis comme je suis ! s’écria Hervé, presque avec colère.

— Allons, ne t’emballe pas ! reprit son père. Ne donne pas une mauvaise opinion de toi à notre jeune amie.

Je devinais qu’Hervé était furieux de ce que notre tête-à-tête était interrompu.

Pour adoucir la situation, je dis avec sérénité :

— J’ai déjà côtoyé bien des caractères et celui de votre fils ne manque pas d’intérêt.

La vérité était que personne ne m’avait autant intriguée. Chez les Labatte, la simplicité régnait. À part Marc Garribois, dont j’avais pu mesurer la dupli­cité, jamais je n’avais vu un spécimen ressemblant à Hervé.

Peut-être trop occupée par mon travail, n’avais-je pas porté mon attention sur les gens ? Cela était pos­sible. Quand une idée vous possède, tout est négligé, hormis elle. Je n’avais pas le temps d’étudier les uns et les autres, mais maintenant mon esprit s’ouvrait à la psychologie.

Je me rapprochai des dames qui discutaient avec Jacques sur des questions de peinture, sujet sur lequel j’étais nulle, comme sur bien d’autres.

Mme Saint-Bart me dit :

— Mon neveu vous a sans doute accablée de para­doxes ?

Je ne savais pas trop ce qu’étaient les paradoxes, mais je pressentis qu’il ne s’agissait pas d’opinions courantes et je répliquai :

M. Hervé a des manières de voir qui ne me semblent pas celles de tout le monde.

À quoi Mme Saint-Bart riposta :

— À la bonne heure ! Voilà une bonne définition pour classer Hervé qui coupe les fils en quatre.

Ce n’était pas mon avis. Je trouvais, au contraire, qu’Hervé allait bien droit au but. On ne pouvait pas être plus direct.

Jacques me regardait d’un air content. Je craignais toujours de lui déplaire par mes paroles maladroites ou mon air gauche. C’était un sentiment bizarre chez moi, de me sentir embarrassée devant cinq ou six personnes, alors que sous les yeux d’une foule je me sentais tout à l’aise. L’accoutumance vous forge une nature.

Mme de Sesse, avec son attitude si sérieuse, me con­templait. Son visage trahissait beaucoup de choses que je ne pouvais deviner. J’avais une propension à croire qu’elle avait souffert si je considérais le pli d’amertume qui se cachait aux commissures de ses lèvres.

Alors que je répondais à son regard par un sourire, elle se rapprocha de moi et me dit :

— Je serais très heureuse de faire plus ample connaissance avec vous.

— J’en serai charmée, répliquai-je avec une into­nation joyeuse.

Cette dame me plaisait. Elle possédait un grand attrait. Était-ce cette mélancolie qui attirait ou cette bouche mystérieuse qui paraissait retenir tant de choses ? Il semblait qu’elle n’eût besoin de personne au monde, tellement son ensemble exprimait le déta­chement. Son invitation me surprit, mais elle me comblait de joie.

Elle chercha quel jour elle m’indiquerait, et après avoir réfléchi un moment elle conclut :

— Voulez-vous venir me voir après-demain ?

— Très volontiers.

— Nous serons seules et nous bavarderons comme deux bonnes amies. Je pense que Jacques n’y verra nul inconvénient ?

— Oh ! non. Je suis tout à fait libre de mon temps !

— Nous l’avions perdu de vue depuis cet affreux accident. Il était devenu presque misanthrope et négligeait tous ses amis. Aussi avons-nous été bien heureux d’apprendre son mariage. Nous sommes d’autant plus ravis qu’il a épousé une femme char­mante.

— Vous me rendez toute confuse, madame.

Mme de Sesse me sourit de sa manière si douce.

Mme Saint-Bart vint à nous en s’écriant :

— Que complotez-vous toutes les deux ?

— J’invite Mme Rodilat à venir me voir après-demain, et si vous voulez être des nôtres, vous serez la bienvenue.

Au bout de quelques secondes, Mme Saint-Bart murmura :

— Je ne pourrai pas. Il me semble que j’ai rendez-vous avec ma coiffeuse. Enfin, si j’ai un moment, vous me verrez.

— Vous savez que vous êtes toujours attendue chez moi, dit gracieusement Mme de Sesse.

J’admirais combien ces femmes du monde trouvaient facilement la parole à dire.

Jacques, qui causait avec Hervé, donna le signal du départ.

— Déjà ! s’écria Hervé. Nous avons eu à peine le temps de faire connaissance avec ta femme !

— Nous nous reverrons ! répliqua mon mari avec bonne humeur.

— La remarque d’Hervé est juste, insista M. Saint-Bart ; je n’ai pas pu échanger deux mots avec Mme Rodilat.

C’était la vérité. J’avais eu un petit colloque avec chaque personne, sauf avec le beau-frère de M. de Gritte. Cela n’avait d’ailleurs aucune importance. Je lui dis en riant :

— À la prochaine réunion, je vous donnerai tout mon temps.

— Ah ! mais non ! Je proteste ! clama Hervé, pen­dant que son oncle me répondait :

— C’est entendu, et vous me confierez les observa­tions que vous aurez faites sur chacun de nous, sans oublier les extravagances de mon neveu.

— Décidément, je suis la tête de Turc ou la brebis galeuse ! Triste sort ! gémit Hervé.

Nous prîmes congé, et je fus tout heureuse d’être délivrée de toutes ces personnes charmantes ! J’en étais encore au stade où l’amour conjugal me suffisait, et je n’aimais rien au-delà de la solitude à deux. Je me trouvais idéalement bien dans notre cher logis, en face de Jacques.

— Vous ne vous êtes pas ennuyée, chérie ?

— Oh ! non, et surtout parce que j’étais heureuse de vous savoir content.

— Oui, je l’étais. Je me retrouvais avec des amis toujours connus, dont j’avais eu tant de chagrin à me séparer.

— Enfin, vous voici rentré dans ce cercle. Vos amis sont d’ailleurs bien sympathiques. Je ne connais à peu près que M. de Gritte ; en revanche, je puis mieux vous parler des dames. Mme Saint-Bart est gaie et Mme de Sesse bien attirante. Quant à votre Hervé, c’est un personnage un peu énigmatique. Il dit sérieu­sement des choses plaisantes et bafoue parfois les sentiments honorables. On dirait toujours qu’il veut donner le change.

— Il y a beaucoup de vrai dans ce que vous dites, J’ai peu causé avec lui, depuis notre réconciliation, mais je crois que son caractère a changé depuis l’évé­nement fatal. Je n’irai pas jusqu’à dire que sa raison est quelque peu dérangée, mais il fait montre d’un esprit de contradiction qui est parfois pénible. C’est son père qui m’a souligné, en partie, ces aperçus.

D’une façon générale, je ne doutais jamais de la parole de Jacques. Ce qu’il me disait me semblait l’image même de la sagesse. Cette fois, je pensais qu’il pouvait se tromper. Je me figurai que M. de Gritte alléguait cet état d’esprit de son fils pour excuser quelque écart de sa part.

Hervé me paraissait tout à fait normal, mais despote. Le malheur qui l’avait frappé en avait fait un enfant gâté et il devait abuser parfois de l’indulgence de son entourage. On voulait lui faire oublier sa peine, et on lui passait ses caprices, ses humeurs, ses fan­taisies. C’est ainsi que je me figurais sa vie, mais je ne contestais pas sa beauté, autre facteur qui aidait à la pitié.

— Quoi qu’il en soit, reprit Jacques, je suis content d’être rentré dans ce foyer. Les souvenirs m’y sont doux malgré tout. J’en étais tout attendri.

— J’avais très peur pour vous d’une émotion trop douloureuse.

— Je la craignais moi-même, mais je sens que les douleurs, même les plus cruelles, s’estompent et s’émoussent. J’ai naturellement beaucoup songé à Janine, ce soir. Je la voyais évoluer dans ce milieu, mais j’ai été presque consolé par le changement remarqué en son fiancé. Aurait-elle été heureuse ?

— C’est le secret du destin, murmurai-je.

— Sans doute, mais ce qui m’a puissamment aidé aussi, c’est votre amour, ma chère aimée, qui se place au premier plan de ma vie et qui me rend l’existence moins amère.

Mon mari me serra sur son cœur et je lui murmurai :

— Que les heures me sont belles, quand je pense à la réalité ! Souvent, je me figure que je rêve et que je vais me réveiller chez la femme Nébol.

Pourquoi cette idée me venait-elle ce soir-là ? Jamais je ne prononçais le nom de cette mégère. Était-ce par un sursaut d’humilité, parce que je venais de me voir au milieu d’un monde dont j’aurais voulu faire partie ?

Dieu m’envoyait-Il cette humiliation pour abattre mes regrets orgueilleux ?

Mon mari m’embrassa en riant :

— Ces jours-là sont finis. Il ne faut plus y arrêter votre pensée.