L’Inspecteur général (Le Révizor)
Traduction par Prosper Mérimée.
Les Deux héritagesCalmann Lévy (p. 131-153).
Acte II  ►


L’INSPECTEUR GÉNÉRAL
(REVIZOR)


ACTE PREMIER.

Un salon dans la maison du gouverneur.

Scène première.

LE GOUVERNEUR, L’ADMINISTRATEUR DES HOSPICES, LE RECTEUR DU COLLÈGE, LE JUGE, L’INSPECTEUR DE POLICE, LE MÉDECIN, DEUX SERGENTS DE VILLE.
Le Gouverneur.

Je vous ai convoqués, messieurs, pour vous faire part d’une nouvelle peu agréable. Il nous arrive un inspecteur général.

Le Juge.

Comment ? un inspecteur !

L’Administrateur.

Un inspecteur général !

Le Gouverneur.

Un inspecteur général, de Pétersbourg, incognito. Et notez bien, avec des instructions secrètes.

Le Juge.

Voyez un peu !

L’Administrateur.

Comme si nous n’avions pas déjà assez de tracas. — Celui-là par-dessus le marché !

Le Recteur.

Seigneur, Dieu ! Et avec des instructions secrètes !

Le Gouverneur.

J’en avais comme un pressentiment. Cette nuit je n’ai fait que rêver de deux rats extraordinaires. Je n’en ai jamais vu de pareils… noirs… et d’une taille !… Ils sont venus… ils flairaient… puis ils sont partis. — Tenez, je vais vous lire une lettre que je viens de recevoir d’André Ivanovitch Tchmykof. Vous le connaissez, Artemii Philippovitch. Voici ce qu’il me dit : « Mon cher ami, mon compère et mon bienfaiteur… » Hum ! (Il marmotte en parcourant la lettre des yeux.)… « De t’avertir… » Ah ! c’est cela. « Je me hâte entre autres choses de t’avertir qu’il vient de partir un fonctionnaire avec mission d’inspecter toute la province et surtout notre district. (Il lève un doigt d’un air significatif.) Je tiens la chose de gens sûrs. Il s’annoncera comme un simple particulier, mais sois certain qu’il doit t’éplucher, ainsi que tous les autres, parce que tu es un homme d’esprit qui ne laisse pas perdre ce que charrie la rivière » Hum ! (Il s’arrête.) Ceci c’est… — « Aussi je te conseille de prendre tes précautions, car il peut arriver d’un moment à l’autre, si déjà même il n’est pas installé quelque part, incognito, dans ton endroit… Hier… » Ah ! ce sont des affaires de famille… « Ma sœur Anna Kirilovna est venue nous voir avec son mari. Ivan Kirilovitch est très-engraissé. Il joue toujours du violon, etc. etc. » Vous savez toute l’affaire maintenant.

Le Juge.

C’est étrange, tout à fait étrange… Ce n’est pas pour des prunes qu’il vient.

Le Recteur.

Pourquoi donc, Anton Antonovitch, pourquoi donc un inspecteur général ?

Le Gouverneur.

Que voulez-vous, c’est un jugement de Dieu. (Il soupire.) Jusqu’à présent cela était tombé sur d’autres villes. C’est notre tour à présent.

Le Juge.

Je me figure, Anton Antonovitch, qu’il y a là-dessous quelque petit mystère… et de la politique encore. Savez-vous ce que cela veut dire ? La Russie… oui… elle veut faire la guerre, et le ministère, voyez-vous… Eh bien ! il envoie un fonctionnaire pour voir s’il n’y a pas quelque part des émissaires de l’ennemi.

Le Gouverneur.

Ah ! bien, oui ! Vous êtes malin ! des émissaires dans une ville de l’intérieur ! Est-ce que nous sommes sur la frontière, nous ? On voyagerait trois ans en partant d’ici qu’on n’arriverait pas à l’étranger.

Le Juge.

Et moi je vous dis… Vous ne… Non, vous… Le gouvernement a son plan… Il a beau être loin… il sait ce qu’il fait… il a la puce à l’oreille.

Le Gouverneur.

Puce ou non, Messieurs, je vous ai prévenus. Vous voilà avertis. En ce qui me regarde, j’ai pris quelques mesures ; faites-en autant, je vous le conseille. Vous surtout, Artemii Philippovitch. Sans doute notre inspecteur voudra voir tous vos établissements de bienfaisance. Aussi, vous ferez bien de vous arranger pour que tout soit sur un bon pied… qu’on ait des bonnets de coton blancs, et que les malades n’aient pas l’air de ramoneurs, comme d’habitude.

L’Administrateur.

Va pour des bonnets blancs. Cela n’est pas bien difficile.

Le Gouverneur.

Oui ; et il faudrait avoir à chaque lit un écriteau en latin ou dans n’importe quelle langue. — (Au médecin.) C’est votre affaire, Christian Ivanovitch, — Oui, à chaque malade : quand il est tombé malade… quel jour, et un numéro… Et puis, vos malades fument du tabac si fort qu’on éternue rien qu’en entrant… Oui ; et le mieux serait qu’il y eût moins de malades ; car on ne manquera pas de dire que c’est manque de soins de la part de l’administration, ou faute de science du médecin.

L’Administrateur.

Oh ! pour ce qui est du traitement, je m’en suis entendu déjà avec Christian Ivanovitch. Plus on se rapproche de la nature, et mieux cela vaut ! Nous n’employons pas de médicaments coûteux. L’homme est un être simple. S’il meurt, il meurt ; s’il guérit, il guérit. Avec cela que Christian Ivanovitch aurait de la peine à s’entendre avec les malades, attendu qu’il ne sait pas un mot de russe.

Le Médecin fait entendre un son entre I, I, et E, E.
Le Gouverneur, au juge.

Je vous conseillerais encore à vous, Ammos Fëdorovitch, de faire attention au tribunal. Dans votre salle des pas perdus, par exemple, où se tiennent les plaideurs, votre garçon de basse-cour met vos oies et leurs oisons, qui viennent vous caqueter entre les jambes. Sans doute c’est bien fait de s’occuper de ses intérêts domestiques. Vos gens font bien de garder vos oies… seulement, voyez-vous, dans cet endroit-là, il vaudrait mieux… Il y a quelque temps que je voulais vous en parler, et je ne sais comment je l’ai oublié…

Le Juge.

Eh bien ! je vais les faire tous envoyer à la cuisine. Voulez-vous dîner chez moi ?

Le Gouverneur.

Ah ! Et puis votre salle d’audience, je suis fâché de vous le dire, elle n’est pas tenue. Elle a l’air de je ne sais quoi. Sur le bureau, avec les papiers, une cravache ! Je sais que vous aimez la chasse ; c’est très-bien, mais vous ferez mieux, pour le moment, d’ôter cette cravache, vous la remettrez si vous voulez quand l’inspecteur sera parti. Il y a encore votre assesseur… c’est peut-être un homme entendu dans sa partie, mais il sent une odeur… on dirait toujours qu’il sort d’une distillerie. Cela ne vaut rien. Il y a longtemps que je voulais vous en parler, et puis je ne sais comment cela m’est sorti de la tête. Il y a des moyens d’arranger la chose, quand même, comme il le prétend, son haleine sentirait l’eau-de-vie de nature. On pourrait lui conseiller de manger de l’oignon ou de l’ail, ou n’importe quoi. On a des médicaments pour cela, n’est-ce pas, Christian Ivanovitch ?

Le Médecin.

I, I, E, E.

Le Juge.

Ma foi, je ne sais trop s’il y aura moyen. Il dit que c’est un coup qu’il a reçu en nourrice, et depuis ce temps-là, il sent l’eau-de-vie.

Le Gouverneur.

Ce que je vous en dis, c’est seulement pour vous avertir. Quant à l’ordre qu’il y a ici, et à vos affaires intérieures qu’on vient éplucher, comme dit André Ivanovitch, je n’y comprends rien. Parbleu ! on le sait bien, il n’y a personne chez qui l’on ne trouve quelque chose à éplucher. Mais, c’est la providence qui le veut ainsi, et les voltairiens ont beau dire, ils n’y peuvent rien. Chacun a ses péchés.

Le Juge.

Qu’appelez-vous péchés, Anton Antonovitch ? Il y a péchés et péchés. Moi, je ne m’en cache pas, je me laisse faire des cadeaux ; mais quels cadeaux ? des cadeaux de chiens courants. La belle affaire !

Le Gouverneur.

De chiens ou d’autre chose, ce sont toujours des cadeaux.

Le Juge.

Allons donc, Anton Antonovitch… Ah ! je ne dis pas, par exemple, que si quelqu’un se laissait donner une pelisse de cinq cents roubles, et un châle à sa femme, alors…

Le Gouverneur, en colère.

C’est bon ! Savez-vous pourquoi vous prenez des cadeaux de chiens ? c’est parce que vous ne croyez pas en Dieu. Vous n’allez jamais à l’église ; tandis que moi, au moins, j’ai de la religion. Tous les dimanches je vais à la messe. Mais vous… Allez, je vous connais. Quand vous vous mettez à parler de la façon dont le monde s’est fait, les cheveux m’en dressent sur la tête.

Le Juge.

Que voulez-vous ? chacun a ses opinions.

Le Gouverneur.

À la bonne heure ; moi je dis que quand on a trop d’esprit, c’est pis que si l’on n’en avait pas. Au reste, moi, je ne vous parle que du tribunal du district ; et pour dire la vérité, personne ne s’avise d’y mettre le nez. C’est un lieu privilégié, et Dieu lui-même l’a sous sa protection. (Au recteur.) Mais vous, Louka Loukitch, en votre qualité de recteur de l’Académie, vous avez vos professeurs à surveiller. Je sais que ce sont des gens instruits, qui ont été éduqués au collège, cela n’empêche pas qu’ils n’aient d’étranges façons, qui naturellement ne vont guère avec leur état. Tenez, par exemple, vous en avez un, ce gros joufflu… Je ne me rappelle pas son nom… Sitôt qu’il monte en chaire, il ne peut pas s’empêcher de faire la grimace. Il fait comme cela. (Il fait la grimace.) Et puis, il vous met la main dans sa cravate, et le voilà qui se gratte le menton. Qu’il fasse la grimace aux écoliers, passe encore, c’est peut-être nécessaire pour professer, vous le savez mieux que moi ; mais je vous en fais juge, s’il s’en va faire ainsi des mines à l’inspecteur, cela peut tourner mal. M. l’inspecteur général, ou n’importe qui, n’a qu’à croire qu’on veut se moquer de lui, et le diable sait comment il le prendra.

Le Recteur.

Mais qu’y faire ? Mon Dieu, je lui en ai déjà parlé. Il n’y a pas longtemps, quand l’examinateur est venu, il lui a fait une grimace comme jamais je n’en avais encore vue. Je sais bien qu’il n’y met pas de malice, mais on me réprimande : on me dit qu’il ne faut pas inculquer des habitudes d’indépendance à la jeunesse.

Le Gouverneur.

Il faut encore que je vous parle de votre professeur d’histoire. C’est une tête solide, bien farcie, cela se voit. Il a pénétré dans les brouillards de la science, mais dans ses explications il apporte tant de feu, qu’il ne fait plus attention à rien. Une fois je fus l’entendre. Il nous parla des Assyriens et des Babyloniens… Passe. Mais voilà-t-il pas qu’il en vient à Alexandre de Macédoine, et alors je ne puis vous dire tout ce qu’il a fait. J’ai cru que le feu était à son estrade. Il se démenait, il sortait de sa chaire, il vous travaillait son fauteuil. Je sais bien qu’Alexandre de Macédoine est un héros, mais ce n’est pas une raison pour casser les chaises. C’est ainsi qu’on entraîne le gouvernement dans des dépenses.

Le Recteur.

Ah ! oui, il s’échauffe un peu trop. Je lui ai déjà dit… Il me répond : Comme vous voudrez, mais je me sacrifie pour la science.

Le Gouverneur.

À la bonne heure, mais comment savoir si c’est un homme d’esprit ou bien un ivrogne qui vous fait des grimaces à faire peur aux saints[1] !

Le Recteur.

Le Seigneur nous soit en aide ! Si vous saviez ce que c’est que l’enseignement ! Moi, je meurs de peur. En matière d’enseignement chacun s’y prend à sa manière, pour faire voir qu’il est homme d’esprit.

Le Gouverneur.

Tout cela ne serait rien. C’est ce maudit incognito. Figurez-vous qu’il nous tombe ici : — « Ah ! c’est vous, mes farceurs ? Qui est-ce qui est juge ici ? — M. Liapkine-Tiapkine. — Avance ici, Liapkine-Tiapkine. — Qui est-ce qui est administrateur des établissements de bienfaisance ? — M. Zemlianika. — Avance ici, Zemlianika. » — C’est le diable que cela !



Scène II.

Les Précédents, LE DIRECTEUR DES POSTES.
Le Directeur.

Dites-moi donc, Messieurs, qu’est-ce que c’est que cet inspecteur qui va venir ?

Le Gouverneur.

En savez-vous quelque chose ?

Le Directeur.

C’est Pëtr Ivanovitch Bobtchinski qui me l’a appris. Il était tout à l’heure dans mon bureau.

Le Gouverneur.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

Le Directeur.

Ce que j’en dis ? Nous allons avoir la guerre avec les Turcs.

Le Juge.

Ah ! c’est précisément ce que je pensais.

Le Gouverneur.

Ah ! bien oui. Vous y êtes joliment !

Le Directeur.

Oui, la guerre avec les Turcs. Les Français en crèveront de dépit.

Le Gouverneur.

La guerre avec les Turcs ! Eh non, c’est à nous, pas aux Turcs qu’on va faire la guerre. La chose est certaine. J’ai là une lettre.

Le Directeur.

Ah ! bien, alors, c’est qu’on ne fera pas la guerre aux Turcs.

Le Gouverneur.

Eh bien ! vous, où en êtes-vous, Ivan Kouzmitch ?

Le Directeur.

Mais comment voulez-vous ?… Et vous, Anton Antonovitch ?

Le Gouverneur.

Moi ? Je n’ai pas peur, mais cela me fait quelque chose. Les marchands et les bourgeois m’inquiètent. Ils disent que je les ai écorchés. Mon Dieu ! si je leur ai pris quelque chose, c’est sans malice. Je me figure (Il le prend par le bras et le mène d’un autre côté du théâtre.) Je me figure qu’il y a eu quelque dénonciation contre moi. Car, enfin, pourquoi nous enverrait-on un inspecteur général ? Écoutez donc, Ivan Kouzmitch, est-ce que vous ne pourriez pas, pour notre avantage à tous,… Toutes les lettres qui passeraient par votre bureau, au départ et à l’arrivée… est-ce que vous ne pourriez pas les décacheter un peu, voyez-vous, et les lire, pour savoir s’il n’y a pas de dénonciations, ou seulement de la correspondance. S’il n’y a rien, on peut les recacheter ; d’ailleurs cela ne fait rien, on peut donner les lettres décachetées.

Le Directeur.

Connu, connu… Vous ne m’apprendrez pas mon métier. Je n’en fais jamais d’autres, non par mesure de précaution, mais par pure curiosité. Mais, je vous avouerai que je meurs d’envie de savoir tout ce qu’il y a de nouveau. Je vous donne ma parole qu’il n’y a pas de lecture plus intéressante… Il y a des lettres qui sont amusantes… On écrit des choses… Quelquefois c’est si bien tourné… c’est mieux que dans les gazettes de Moscou.

Le Gouverneur.

Eh bien ! dites-moi, n’avez-vous rien lu au sujet d’un certain fonctionnaire de Pétersbourg ?

Le Directeur.

Non. De Pétersbourg, rien du tout ; mais d’un fonctionnaire de Kostroma et de Saratof, il en est fort question. Je suis fâché que vous ne lisiez pas les lettres. Il y a des morceaux magnifiques. Tenez, il n’y a pas longtemps, un lieutenant écrivait à un de ses amis. Il faisait la description d’un bal… Sans badinage… c’était charmant, charmant : « Je vis, mon cher, disait-il, je vis dans les cieux. Quantité de demoiselles ; la musique retentit, on s’élance… » Comme cela… une description achevée ! Tenez, je l’ai précisément sur moi. Voulez-vous que je vous la lise ?

Le Gouverneur.

Non ; pas en ce moment. Ainsi, vous me ferez ce plaisir, Ivan Kouzmitch ? Si, à l’avenir, vous tombez sur une requête ou une dénonciation, retenez-la sans balancer.

Le Directeur.

De tout mon cœur.

Le Juge, qui l’a entendu.

Prenez garde. Vous vous ferez quelque affaire.

Le Directeur.

Hélas ! mon Dieu !…

Le Gouverneur.

Rien, rien ! À la bonne heure si cela se faisait publiquement, mais c’est comme en famille que cela se fait.

Le Juge.

Mauvaise affaire, mauvaise affaire ! Dites donc, Anton Antonovitch, j’ai bien envie de vous céder un petit chien. C’est le propre frère de mon chien que vous savez. On vous a dit que Tcheptovitch est en procès contre Varkhovniski ; alors je m’en donne. Je cours des lièvres tantôt chez l’un tantôt chez l’autre.

Le Gouverneur.

Mon petit père[2], j’ai bien autre chose maintenant que vos lièvres en tête. Ce diable d’incognito ne me sort pas de l’esprit. Je m’attends à chaque minute que la porte va s’ouvrir et que…



Scène III.

Les Mêmes, BOBTCHINSKI et DOBTCHINSKI, accourant tout essoufflés.
Bobtchinski.

Grande nouvelle !

Dobtchinski.

Quel événement imprévu !

Tous.

Quoi donc ?

Dobtchinski.

Une affaire incroyable ! Nous entrons chez le traiteur…

Bobtchinski, l’interrompant.

Nous entrons, Pëtr Ivanovitch et moi, chez le traiteur…

Dobtchinski.

Non, permettez, Pëtr Ivanovitch. Je vais leur conter l’affaire…

Bobtchinski.

Non, permettez-moi… permettez-moi… Je… Vous ne savez pas tout…

Dobtchinski.

Mais vous vous embrouillerez, et vous ne vous souvenez pas…

Bobtchinski.

Mon Dieu si, je me souviens parfaitement de tout. Seulement, ne me troublez pas. Je vais raconter la chose, mais ne me troublez pas. Je vous en prie, Messieurs, faites-moi la grâce d’empêcher Pëtr Ivanovitch d’interrompre.

Le Gouverneur.

Parlez donc ! Au nom de Dieu ! qu’y a-t-il ? J’ai le cœur sens dessus dessous. Asseyez-vous, messieurs. Prenez des sièges. Pëtr Ivanovitch, voilà une chaise. (Tous s’assoient en cercle autour des deux Pëtr Ivanovitch.) Eh bien donc ! de quoi s’agit-il ?

Bobtchinski.

Permettez, permettez, commençons par le commencement. Aussitôt que j’eus pris congé de vous, vous laissant dans l’inquiétude à cause de cette lettre que vous aviez reçue,… oui,… c’est alors que je courus… Allons, je vous en prie, ne m’interrompez pas, Pëtr Ivanovitch. Je vous dis que je sais tout, tout, tout. — Donc, comme j’avais l’honneur de vous le dire, je courus chez Korobkine. Korobkine n’était pas chez lui, de sorte que je retournai chez Rastakofski, et Rastakofski étant sorti, j’entrai chez Ivan Kouzmitch, pour lui raconter la nouvelle que vous m’aviez communiquée ; sortant de là, je rencontre Pëtr Ivanovitch…

Dobtchinski, l’interrompant.

Près de la boutique du pâtissier…

Bobtchinski.

Près de la boutique du pâtissier. Oui, je rencontre Dëtr Ivanovitch, et je lui dis : Dites donc, savez-vous la nouvelle que vient de recevoir Anton Antonovitch, dans une lettre d’une personne sûre ? Mais Pëtr Ivanovitch la savait déjà de votre femme de charge Avdotia, qui s’en allait, je ne sais pour quelle commission, chez Philippe Antonovitch Potchetchouïef.

Dobtchinski, l’interrompant.

Chercher un petit baril à mettre du cognac.

Bobtchinski, lui imposant silence de la main.

Oui, pour chercher un petit baril à mettre du cognac. Eh bien, nous nous en allons, Pëtr Ivanovitch et moi, chez Potchetchouïef… Allons, Pëtr Ivanovitch… n’interrompez pas… de grâce, n’interrompez pas ! — Nous nous en allons chez Potchetchouïef, et dans le chemin, voilà Pëtr Ivanovitch qui me dit : Entrons, dit-il, dans le restaurant. Je me sens je ne sais quoi dans l’estomac… Je n’ai rien mangé depuis ce matin. J’ai des tiraillements d’estomac… Oui, Pëtr Ivanovitch avait quelque chose à l’estomac… Oui, me dit-il, le traiteur vient de recevoir du saumon frais. Nous allons en manger. — À peine étions-nous dans le restaurant, que tout à coup un jeune homme…

Dobtchinski.

D’un extérieur assez agréable, bien mis…

Bobtchinski.

D’un extérieur assez agréable, bien mis ; il entre dans le salon. Sur son visage, on voyait un air décidé… une physionomie… des traits… (Tournant sa main autour de son front) beaucoup, beaucoup de tout cela. J’eus comme un pressentiment, et je dis à Pëtr Ivanovitch : Voilà quelqu’un qui n’est pas ici pour des prunes. Oui. Et Pëtr Ivanovitch, il fait signe comme cela, du doigt, au maître du restaurant. Vlas, le maître du restaurant… Sa femme est accouchée il y a trois semaines d’un vigoureux petit gaillard, qui, un jour, comme son père, tiendra le restaurant. Pëtr Ivanovitch appelle donc Vlas, et lui demande tout bas : Qui est donc, dit-il, ce jeune homme. Vlas lui répond comme cela : — Celui-ci ? dit-il… Ah ! n’interrompez pas, Pëtr Ivanovitch. Mon Dieu ! ne m’interrompez pas. Ce n’est pas vous qui parlez, mon Dieu, non ! Vous bredouillez. Vous savez bien que vous avez une dent dans la bouche qui siffle… Celui-ci, dit-il, ce jeune homme ? C’est un employé du gouvernement qui vient de Pétersbourg. Il s’appelle, dit-il, Ivan Alexandrovitch Khlestakof, et il va, dit-il, dans le gouvernement de Saratof, et, dit-il, il a de drôles de façons. Voilà près de deux semaines qu’il est ici. Il ne sort pas de l’hôtel. Il prend tout à crédit, et de son argent… on n’en voit pas un kopek. Voilà ce qu’il me dit, et moi, cela me donna à penser. — Dites donc, que je dis à Pëtr Ivanovitch…

Dobtchinski.

Non, Pëtr Ivanovitch, c’est moi qui vous ai dit : dites donc…

Bobtchinski.

Oui, d’abord vous m’avez dit : dites donc ; mais après moi, j’ai dit à Pëtr Ivanovitch ; À propos de quoi donc, que je dis, reste-t-il ici, puisqu’il s’en va dans le gouvernement de Saratof ? — Oui… et c’est un employé du gouvernement.

Le Gouverneur.

Comment ? un employé !

Bobtchinski.

L’employé, dont on vous a annoncé l’arrivée… l’inspecteur général.

Le Gouverneur, effrayé.

Comment ! Le bon Dieu vous bénisse ! C’est impossible !

Dobtchinski.

C’est lui. Il ne paie rien ; il ne s’en va pas. Qu’est-ce donc que ce serait ? Son passe-port est visé pour Saratof.

Bobtchinski.

C’est lui, sur mon honneur, c’est lui… C’est qu’il remarque tout… Il regardait ; rien ne lui échappait… Il a vu que nous mangions du saumon, Pëtr Ivanovitch et moi, d’autant plus que Pëtr Ivanovitch, à cause de son estomac… oui… Il a jeté un regard dans nos assiettes… Il m’a fait peur.

Le Gouverneur.

Ah ! Seigneur Dieu, ayez pitié de nous pauvres pécheurs ! Où est-il ?

Dobtchinski.

No 5, sous l’escalier,

Bobtchinski.

Le même numéro, où l’année passée se sont battus ces officiers qui passaient

Le Gouverneur.

Et y a-t-il longtemps qu’il est là ?

Dobtchinski.

Environ deux semaines. Il est descendu chez Vassili Eghiptianine.

Le Gouverneur.

Deux semaines ! (À part.) Oh ! mes patrons ! ô mes petits saints ! Épargnez-moi, mes protecteurs ! Et la femme du sous-officier qu’on a fouettée pendant ce temps-là[3] ! Et les prisonniers qui n’ont pas eu leurs rations ! Et les cabarets dans les rues, et pas de balayage !… Miséricorde ! je suis perdu.

(Il se prend la tête à deux mains.)
L’Administrateur.

Eh bien, Anton Antonovitch, il faut aller en uniforme à l’hôtel.

Le Juge.

Non, non. D’abord, il faut lui détacher le prévôt, le clergé, les marchands. Savez-vous ce qu’il y a dans le livre de la vie de Jean Masson…

Le Gouverneur.

Non, non, laissez-moi faire. Allons, il y a des moments pénibles dans la vie ; cela passe, grâce au ciel. Pourvu que le bon Dieu ne nous abandonne pas ! (À Bobtchinski.) Vous dites que c’est un jeune homme ?

Bobtchinski.

Un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, pas davantage.

Le Gouverneur.

Tant mieux. Un jeune homme, ça se devine. Le pire, c’est un vieux diable. Un jeune est toujours en dehors. Vous, messieurs, préparez-vous. Moi, j’y vais seul, avec Pëtr Ivanovitch, sans faire semblant de rien, comme si je me promenais, pour voir si les voyageurs sont bien traités. Holà ! Svistinof !

Svistinof.

Plaît-il ?

Le Gouverneur.

Cours après l’inspecteur de quartier… Non. J’ai besoin de toi. Dis à quelqu’un qu’on me fasse venir tout de suite l’inspecteur de quartier, et reviens vite.

L’Administrateur.

Allons, allons-nous-en, Ammos Fëdorovitch. Il peut arriver quelque malheur.

Le Juge.

Pourquoi avoir peur ? Les malades ont des bonnets blancs, tout est dit.

L’Administrateur.

Des bonnets ! on ordonne de donner du bouillon aux malades, et dans tous les corridors c’est une odeur de choux qui vous prend au nez…

Le Juge.

Quant à cela, moi, je suis tranquille. Qui s’aviserait d’aller au tribunal ? Et si l’on s’avise de regarder dans quelque papier, on sera bien avancé. Il y a quinze ans que je siège sur le fauteuil de juge, et si j’ai regardé un mémoire… Bah ! bah ! Salomon lui-même ne découvrirait pas s’ils disent vrai ou non.

(Le juge, l’administrateur des hospices, le recteur et le directeur des postes sortent et se rencontrent à la porte avec Svistinof qui revient.)



Scène IV.

LE GOUVERNEUR, BOBTCHINSKI, DOBTCHINSKI, SVISTINOF.
Le Gouverneur.

Le drochki est-il là ?

Svistinof.

Oui, monsieur le gouverneur.

Le Gouverneur.

Va-t’en dans la rue… non, attends… Va prendre… Où sont donc les autres ? Est-ce que tu es tout seul ? J’avais commandé que Prokhorof fût ici. Où est Prokhorof ?

Svistinof.

Prokhorof est au corps de garde. Seulement, il ne peut rien faire.

Le Gouverneur.

Comment cela ?

Svistinof.

C’est qu’on l’a rapporté ce matin ivre mort. Voilà deux seaux d’eau qu’on lui jette sur la tête, il ne revient pas.

Le Gouverneur.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Cours vite dans la rue… Non, reste… va-t’en d’abord dans ma chambre, entends-tu ? Tu m’apporteras mon épée et mon chapeau neuf. Allons, Pëtr Ivanovitch, partons.

Bobtchinski.

Et moi, et moi… Permettez-moi d’y venir aussi, Anton Antonovitch.

Le Gouverneur.

Non, Pëtr Ivanovitch. Cela ne se peut pas. Je n’ai qu’un drochki, et il n’y a pas de place.

Bobtchinski.

Ne faites pas attention ; j’irai à pied, je courrai derrière le drochki… pourvu que je puisse regarder par une fente au travers de la porte, et savoir ce qu’il fait

Le Gouverneur, prenant son cpée que Svistinof lui apporte.

Va-t’en bien vite, prendre les dizainiers, et que chacun d’eux m’empoigne… — Ah ! comme cette épée est abîmée ! Ce maudit marchand Avdouline ! il voit que le gouverneur a une vieille épée, et il ne lui en envoie pas une neuve ! Quel tas de coquins ! Ah ! mes drôles ! et je suis bien sûr qu’ils ont déjà leurs pétitions toutes prêtes, et qu’il en va sortir de dessous les pavés… — Il faut que chacun m’empoigne la rue… Le diable emporte la rue… ! qu’il m’empoigne un balai, veux-je dire, et qu’on me nettoie la rue devant l’hôtel, et qu’elle soit propre… Écoute. Fais attention ! Je te connais, toi ! Tu fais le bon apôtre, oui, et tu fourres des cuillers d’argent dans tes bottes. Prends-y garde. Ne m’échauffe pas les oreilles. Quel tripotage as-tu fait chez le marchand Tchernaïcf ? Hein ? Il t’a donné deux archines de drap pour te faire un uniforme, et tu as chipé toute la pièce. Prens-y garde. Tu n’es pas d’un rang à voler comme cela[4] ! File !



Scène V.

Les Mêmes, L’INSPECTEUR DE QUARTIER.
Le Gouverneur.

Ah ! Stepane Ilitch, dites-moi donc, pour l’amour de Dieu, où vous vous étiez fourré ? Quelles diables de manières est-ce là ?

L’Inspecteur.

J’étais, il n’y a qu’un instant, à la porte de la ville.

Le Gouverneur.

Voyons. Écoutez, Stepane Ilitch. Il est arrivé un fonctionnaire de Pétersbourg. Comment sommes-nous parés ?

L’Inspecteur.

Comme vous l’avez commandé. J’ai envoyé le sergent Pougovitsyne avec les dizainiers pour nettoyer le trottoir.

Le Gouverneur.

Et Derjimorda où est-il ?

L’Inspecteur.

Derjimorda est allé à un feu de cheminée.

Le Gouverneur.

Et Prokhorof est ivre ?

L’Inspecteur.

Ivre.

Le Gouverneur.

Comment souffrez-vous cela ?

L’Inspecteur.

Mon Dieu ! comment faire ? Hier, il y a eu une batterie dans le faubourg. Il est allé mettre le holà, et il est revenu ivre.

Le Gouverneur.

Écoutez-moi. Voici ce que vous allez faire… Notre sergent de quartier… c’est un grand gaillard… qu’il se tienne sur le pont, pour le bon ordre. Ha ! ce vieil enclos, près du bottier, qu’on le nettoie au plus vite, et qu’on y plante des jalons, comme si on allait y faire des constructions. Des chantiers et des constructions, voyez-vous, il n’y a rien qui témoigne plus de l’activité de l’administration. — Ah ! mon Dieu ! Et moi qui oubliais qu’on a jeté dans cet enclos quarante charretées d’ordures ! Quelle sale ville ! S’il y a ici un monument ou un enclos réservé, bon ! le diable sait où ils vont chercher les saloperies qu’ils y apportent. Ah !… Et si l’inspecteur général demande à quelqu’un de vous : Est-on content ici ?… qu’on réponde : — Tout le monde est content, Monsieur. Et celui qui ne serait pas content, je me charge plus tard de lui donner du mécontentement… Oh ! oh ! malheureux pécheur que je suis ! (Il prend un carton au lieu de son chapeau.) Ô mon Dieu ! fais Seulement que je me tire de ses griffes, et je te donnerai un cierge comme personne ne t’en a offert. Chacun de ces coquins de marchands en sera pour trois pouds de cire. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !… Partons, Pëtr Ivanovitch.

(Par distraction, il met le carton aux papiers sur sa tête
au lieu du chapeau.)
L’Inspecteur.

c’est le carton que vous prenez, Anton Antonovitch ; voilà votre chapeau.

Le Gouverneur, jetant le carton.

Quel carton ? Au diable le carton !… Et si on demande pourquoi on n’a pas bâti l’église de l’hospice pour laquelle, il y a cinq ans, on avait envoyé des fonds, il ne faut pas oublier de dire qu’on avait commencé à la bâtir, mais qu’elle a brûlé. J’ai fait un rapport là-dessus… Ah ! Et puis, que personne ne s’avise d’aller dire, comme une bête, qu’on n’a pas encore commencé. Dites encore à Derjimorda de ne pas trop jouer des poings. Qu’il ait soin de mettre à tout le monde, honnêtes gens ou autres, sa lanterne sous le nez. Qu’il ait l’air d’être à son service. Partons, partons, Pëtr Ivanovitch. (Il va pour sortir et revient.) Ah ! Et qu’On ne laisse pas sortir dans la rue des soldats faits comme je ne sais quoi… Cette maudite garnison met sa capote par dessus la chemise, et l’uniforme d’en bas elle s’en passe.

(Ils sortent.)



Scène VI.

ANNA ANDREIEVNA et MARIA ANTONOVNA, entrent en courant.
Anna.

OÙ sont-ils, où sont-ils ? Ah ! mon Dieu ! (Elle ouvre la porte.) Mon mari ! Antoncha ! Anton ! — C’est toi, c’est toujours ta faute ! Toujours à lambiner ! une épingle par-ci, une collerette par-là !… (Elle court à la fenêtre et crie :) Anton ! Où vas-tu, où vas-tu donc ? Est-ce qu’il est arrivé, l’inspecteur ? Est-ce qu’il a des moustaches ? quelles moustaches ?

Voix du Gouverneur.

Tout à l’heure, tout à l’heure, mérotte.

Anna.

Tout à l’heure… attendre des nouvelles ! Je ne veux pas attendre… Un mot seulement. Est-ce un colonel ? Hein ? (Avec dépit.) Allons ! il est parti ! Ah ! bien, c’est bon ! Je m’en souviendrai. — Et c’est toujours cette lambine-là ! Maman, maman, attendez-moi, je passe ma collerette ; je suis prête. Diantre soit de ton : Je suis prête ! Tu es cause que nous n’avons rien appris, et tout cela pour ta maudite coquetterie. Mademoiselle a su que le directeur des postes était ici, et la voilà à minauder devant le miroir, à se tourner par-ci, à se tourner par-là, et pendant ce temps-là, on est parti. Elle se figure peut-être qu’on en tient pour elle : il se moque de toi quand tu as le dos tourné.

Maria.

Que voulez-vous, maman ? il faut prendre son parti. Nous saurons tout dans deux heures.

Anna.

Dans deux heures ! bien des remerciements ! Ah ! j’aime fort cette réponse. Pourquoi donc ne pas dire dans un mois, nous en saurons bien davantage. (À la fenêtre.) Eh ! Avdotia ! Ah !… On t’a dit, Avdotia, que quelqu’un est arrivé… n’est-ce pas ?… Tu ne sais pas ? Qu’elle est bête ! Eh bien, ces signes que tu fais, je les vois bien, mais pourquoi ne pas avoir demandé ?… Elle n’a pas pu le savoir !… Des bêtises, elle ne voit que des amoureux… ? Ah ! partir si vite… Tu aurais dû courir après le drochki ! Vas-y, vas-y tout de suite. Tu entends bien ; cours, informe-toi. Sache où ils sont allés… Et puis ce voyageur, quel homme c’est, tu entends bien ? Regarde par le trou de la serrure, et dis-moi tout… Comment sont ses yeux, noirs, ou non, et reviens sur-le-champ. Tu entends : vite, vite, vite, vite !

(Elle continue à parler à la fenêtre jusqu’à ce que la toile tombe.)


FIN DU PREMIER ACTE.



  1. Dans le russe : à emporter les saintes images. Il y a dans les appartements des images de saints dans un cadre, et les gens pieux ne souffriraient pas qu’on se permît une action indécente devant ces images.
  2. Batouchka, expression familière très-usitée dans la conversation, et que l’on emploie sans faire attention au rapport d’âge entre les personnes qui causent ensemble.
  3. La femme d’un sous-officier est nécessairement une personne libre qui ne peut être soumise sans jugement à un châtiment corporel.
  4. Ty ne po tchinou berëch, mot à mot : tu ne prends pas selon ton grade. Le grade, tchin, règle les préséances en Russie. On entre dans une salle à manger, on s’assied, po tchinou, selon le grade. J’ai été obligé de changer l’expression et d’en affaiblir l’énergie pour la rendre intelligible au lecteur français.