L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre LXIII

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 654-665).


CHAPITRE LXIII.

Du mauvais résultat qu’eut pour Sancho sa visite aux galères, et de la nouvelle aventure de la belle Morisque.



Don Quichotte s’évertuait à discourir sur les réponses de la tête enchantée ; mais aucune de ses conjectures n’allait jusqu’à soupçonner la supercherie, et toutes, au contraire, aboutissaient à la promesse, certaine à ses yeux, du désenchantement de Dulcinée. Il ne faisait qu’aller et venir, et se réjouissait en lui-même, croyant voir bientôt l’accomplissement de cette promesse. Pour Sancho, bien qu’il eût pris en haine les fonctions de gouverneur, comme on l’a dit précédemment, toutefois, il désirait de se retrouver encore à même de commander et d’être obéi ; car tel est le regret que traîne après soi le commandement, n’eût-il été que pour rire.

Enfin, le tantôt venu, leur hôte Don Antonio Moréno et ses deux amis allèrent avec Don Quichotte et Sancho visiter les galères. Le chef d’escadre, qui était prévenu de leur arrivée, attendait les deux fameux personnages Don Quichotte et Sancho. À peine parurent-ils sur le quai, que toutes les galères abattirent leurs tentes, et que les clairons sonnèrent. On jeta sur-le-champ l’esquif à l’eau, couvert de riches tapis et garni de coussins en velours cramoisi. Aussitôt que Don Quichotte y mit le pied, la galère capitane tira le canon de poupe, et les autres galères en firent autant ; puis, lorsque Don Quichotte monta sur le pont par l’échelle de droite, toute la chiourme le salua, comme c’est l’usage quand une personne de distinction entre dans la galère, en criant trois fois : Hou, hou, hou[1]. Le général (c’est le nom que nous lui donnerons), qui était un gentilhomme de Valence[2], vint lui donner la main. Il embrassa Don Quichotte, et lui dit : « Je marquerai ce jour avec une pierre blanche ; car c’est un des plus heureux que je pense goûter en toute ma vie, puisque j’ai vu le seigneur Don Quichotte de la Manche, en qui brille et se résume tout l’éclat de la chevalerie errante. » Don Quichotte, ravi de se voir traiter avec tant d’honneur, lui répondit par des propos non moins courtois. Ils entrèrent tous deux dans la cabine de poupe, qui était élégamment meublée, et s’assirent sur les bancs des plats bords. Le comite monta dans l’entre-pont, et, d’un coup de sifflet, fit signe à la chiourme de mettre bas casaque, ce qui fut fait en un instant. Sancho, voyant tant de gens tout nus, resta la bouche ouverte ; ce fut pis encore quand il vit hisser la tente avec une telle célérité, qu’il lui semblait que tous les diables se fussent mis à la besogne. Mais tout cela n’était encore que pain bénit, en comparaison de ce que je vais dire. Sancho était assis sur l’estanterol, ou pilier de la poupe, près de l’espalier, ou premier rameur du banc de droite. Instruit de son rôle, l’espalier empoigna Sancho ; et, le levant dans ses bras, tandis que toute la chiourme était debout et sur ses gardes, il le passa au rameur de droite, et bientôt le pauvre Sancho voltigea de main en main et de banc en banc, avec tant de vitesse, qu’il en perdit la vue, et pensa que tous les diables l’emportaient. Les forçats ne le lâchèrent qu’après l’avoir ramené par la bande gauche jusqu’à la poupe, où il resta étendu, haletant, suant à grosses gouttes, et ne pouvant comprendre ce qui lui était arrivé. Don Quichotte, qui vit le vol sans ailes de Sancho, demanda au général si c’était une des cérémonies dont on saluait les nouveaux venus dans les galères. « Quant à moi, ajouta-t-il, comme je n’ai nulle envie d’y faire profession, je ne veux pas non plus prendre un semblable exercice ; et je jure Dieu que si quelqu’un vient me mettre la main dessus pour me faire voltiger, je lui arrache l’âme à coups de pied dans le ventre. » En parlant ainsi, il se leva debout, et empoigna son épée.

Dans ce moment, on abattit la tente, et on fit tomber la grande vergue de haut en bas, avec un bruit épouvantable. Sancho crut que le ciel se détachait de ses gonds et venait lui fondre sur la tête, si bien que, plein de peur, il se la cacha entre les jambes. Don Quichotte lui-même ne put conserver son sang-froid ; il frissonna aussi, plia les épaules, et changea de couleur. La chiourme hissa la vergue avec autant de vitesse et de tapage qu’elle l’avait amenée, et tout cela en silence, comme si ces hommes n’eussent eu ni voix ni souffle. Le comite donna le signal de lever l’ancre, et, sautant au milieu de l’entre-pont, le nerf de bœuf à la main, il commença à sangler les épaules de la chiourme, et la galère prit bientôt le large.

Quand Sancho vit se mouvoir à la fois tous ces pieds rouges, car telles lui semblaient les rames, il se dit tout bas : « Pour le coup, voici véritablement des choses enchantées, et non celles que raconte mon maître. Mais qu’est-ce qu’ont fait ces malheureux, pour qu’on les fouette ainsi ? et comment cet homme qui se promène en sifflant a-t-il assez d’audace pour fouetter seul tant de gens ? Ah ! je dis que c’est ici l’enfer, ou pour le moins le purgatoire. » Don Quichotte, voyant avec quelle attention Sancho regardait ce qui se passait, s’empressa de lui dire : « Ah ! Sancho, mon ami, avec quelle aisance et quelle célérité vous pourriez, si cela vous plaisait, vous déshabiller des reins au cou, et vous mettre parmi ces gentilshommes pour en finir avec le désenchantement de Dulcinée ! Au milieu des peines et des souffrances de tant d’hommes, vous ne sentiriez pas beaucoup les vôtres. D’ailleurs, il serait possible que le sage Merlin fît entrer en compte chacun de ces coups de fouet, comme appliqués de bonne main, pour dix de ceux que vous avez finalement à vous donner. »

Le général voulait demander quels étaient ces coups de fouet et ce désenchantement de Dulcinée, quand le marin de quart s’écria : « Le fort de Monjuich fait signe qu’il y a un bâtiment à rames sur la côte, au couchant. » À ces mots, le général sauta dans l’entre-pont. « Allons, enfants ! dit-il, qu’il ne nous échappe pas. Ce doit être quelque brigantin des corsaires d’Alger que la vigie signale. » Les trois autres galères s’approchèrent de la capitane, pour savoir ce qu’elles avaient à faire. Le général ordonna à deux d’entre elles de prendre la haute mer, tandis qu’il irait terre à terre avec la troisième, de façon que le brigantin ne pût les éviter. La chiourme fit force de rames, poussant les galères avec tant de furie, qu’elles semblaient voler sur l’eau. Celles qui avaient pris la haute mer découvrirent, à environ deux milles, un bâtiment, auquel on supposa, à vue d’œil, quatorze ou quinze bancs de rames, ce qui était vrai. Quand ce bâtiment aperçut les galères, il se mit en chasse, avec l’intention et l’espoir d’échapper par sa légèreté. Mais mal lui en prit, car la galère capitane était l’un des navires les plus légers qui naviguassent en mer. Elle gagnait tellement d’avance, que ceux du brigantin virent aussitôt qu’ils ne pouvaient échapper. Aussi l’arraez[3] voulait-il qu’on abandonnât les rames, et qu’on se rendît, pour ne point irriter le commandant de nos galères. Mais le sort, qui en avait ordonné d’une autre façon, voulut qu’au moment où la capitane arrivait si près que ceux du bâtiment chassé pouvaient entendre qu’on leur criait de se rendre, deux Turcs ivres, qui se trouvaient avec douze autres sur ce brigantin, tirèrent leurs arquebuses, et frappèrent mortellement deux de nos soldats montés sur les bordages. À cette vue, le général fit serment de ne pas laisser en vie un seul de ceux qu’il prendrait dans le brigantin. Il l’assaillit avec furie, mais le petit navire échappa au choc en passant sous les rames. La galère le dépassa de plusieurs nœuds. Se voyant perdus, ceux du brigantin déployèrent les voiles pendant que la galère tournait ; puis, à voiles et à rames, se mirent en chasse de nouveau. Mais leur diligence ne put pas les servir autant que les avait compromis leur audace ; car la capitane, les atteignant à un demi-mille environ, leur jeta dessus un rang de rames, et les prit tous vivants. Les autres galères arrivèrent en ce moment, et toutes quatre revinrent avec leur prise sur la plage, où les attendaient une multitude de gens, curieux de voir ce qu’elles ramenaient. Le général jeta l’ancre près de terre, et s’aperçut que le vice-roi de la ville était sur le port[4]. Il fit mettre l’esquif à l’eau, pour le chercher, et commanda d’amener la vergue pour y pendre l’arraez, ainsi que les autres Turcs pris dans le brigantin, et dont le nombre s’élevait à trente-six, tous beaux hommes, et la plupart arquebusiers.

Le général demanda quel était l’arraez du brigantin ; et l’un des captifs, qu’on reconnut ensuite pour renégat espagnol, répondit en langue castillane : « Ce jeune homme, seigneur, que tu vois là, est notre arraez ; » et il lui montrait un des plus beaux et des plus aimables garçons que pût se peindre l’imagination humaine. Son âge ne semblait pas atteindre vingt ans. « Dis-moi, chien inconsidéré, lui demanda le général, qui t’a poussé à tuer mes soldats, quand tu voyais qu’il était impossible d’échapper ? Est-ce là le respect qu’on garde aux capitanes ? et ne sais-tu pas que la témérité n’est pas de la vaillance ? Les espérances douteuses peuvent rendre les hommes hardis, mais non pas téméraires. » L’arraez allait répondre, mais le général ne put entendre sa réponse, parce qu’il accourut recevoir le vice-roi, qui entrait dans la galère, suivi de quelques-uns de ses gens et d’autres personnes de la ville. « Vous avez fait là une bonne chasse, seigneur général, dit le vice-roi. — Fort bonne en effet, répondit le général, et votre excellence va la voir pendue à cette vergue. — Pourquoi pendue ? reprit le vice-roi. — Parce qu’ils m’ont tué, répliqua le général, contre toute loi, toute raison et toute coutume de guerre, deux soldats des meilleurs qui montassent ces galères ; aussi ai-je juré de hisser à la potence tous ceux que je prendrais, particulièrement ce jeune garçon, qui est l’arraez du brigantin. » En même temps, il lui montrait le jeune homme, les mains attachées et la corde au cou, attendant la mort. Le vice-roi jeta les yeux sur lui ; et, le voyant si beau, si bien fait, si résigné, il se sentit touché de compassion, et le désir lui vint de le sauver. « Dis-moi, arraez, lui demanda-t-il, de quelle nation es-tu ? Turc, More ou renégat ? — Je ne suis, répondit le jeune homme en langue castillane, ni Turc, ni More, ni renégat. — Qui es-tu donc ? reprit le vice-roi. — Une femme chrétienne, répliqua le jeune homme. — Une femme chrétienne, en cet équipage et en cette occupation ! Mais c’est une chose plus faite pour surprendre que pour être crue ! — Suspendez, ô seigneurs, reprit le jeune homme, suspendez mon supplice ; vous ne perdrez pas beaucoup à retarder votre vengeance aussi peu de temps qu’il faudra pour que je vous raconte ma vie. » Qui aurait pu être d’un cœur assez dur pour ne pas s’adoucir à ces paroles, du moins jusqu’à entendre ce que voulait dire le triste jeune homme ? Le général lui répondit de dire ce qu’il lui plairait ; mais qu’il n’espérât point toutefois obtenir le pardon d’une faute si manifeste. Cette permission donnée, le jeune homme commença de la sorte :

«  Je suis de cette nation plus malheureuse que prudente, sur laquelle a fondu, dans ces derniers temps, une pluie d’infortunes. J’appartiens à des parents morisques. Dans le cours de nos malheurs, je fus emmenée par deux de mes oncles en Berbérie, sans qu’il me servît à rien de dire que j’étais chrétienne, comme je le suis en effet, non de celles qui en feignent l’apparence, mais des plus sincères et des plus catholiques. J’eus beau dire cette vérité, elle ne fut pas écoutée par les gens chargés d’opérer notre déportation, et mes oncles non plus ne voulurent point la croire ; ils la prirent pour un mensonge imaginé dans le dessein de rester au pays où j’étais née. Aussi m’emmenèrent-ils avec eux plutôt de force que de gré. J’eus une mère chrétienne, et un père qui eut la discrétion de l’être. Je suçai avec le lait la foi catholique ; je fus élevée dans de bonnes mœurs ; jamais, ni par la langue, ni par les usages, je ne laissai croire, il me semble, que je fusse Morisque. En même temps que ces vertus, car je crois que ce sont des vertus, grandit ma beauté, si j’en ai quelque peu ; et, bien que je vécusse dans la retraite, je n’étais pas si sévèrement recluse que je ne laissasse l’occasion de me voir à un jeune homme nommé Don Gaspar Grégorio, fils aîné d’un seigneur qui possède un village tout près du nôtre. Comment il me vit, comment nous nous parlâmes, comment il devint éperdument épris de moi, et moi presque autant de lui, ce serait trop long à raconter, surtout quand j’ai à craindre qu’entre ma langue et ma gorge ne vienne se placer la corde cruelle qui me menace. Je dirai donc seulement que Don Grégorio voulut m’accompagner dans notre exil. Il se mêla parmi les Morisques chassés d’autres pays, car il savait fort bien leur langue ; et, pendant le voyage, il se fit ami des deux oncles qui m’emmenaient avec eux. Mon père, en homme prudent et avisé, n’eut pas plus tôt entendu le premier édit prononçant notre exil, qu’il quitta le pays, et fut nous chercher un asile dans les royaumes étrangers. Il enfouit et cacha sous terre, dans un endroit dont j’ai seule connaissance, beaucoup de pierres précieuses et de perles de grand prix, ainsi qu’une assez forte somme en cruzades et en doublons d’or. Il m’ordonna de ne pas toucher au trésor qu’il laissait, si par hasard on nous déportait avant qu’il fût de retour. Je lui obéis, et passai en Berbérie avec mes oncles et d’autres parents et alliés. L’endroit où nous nous réfugiâmes fut Alger, et c’est comme si nous nous fussions réfugiés dans l’enfer même. Le dey apprit par ouï-dire que j’étais belle, et la renommée lui fit aussi connaître mes richesses, ce qui devint un bonheur pour moi. Il me fit comparaître devant lui, et me demanda dans quelle partie de l’Espagne j’étais née, quel argent et quels bijoux j’apportais. Je lui nommai mon pays, et j’ajoutai que l’argent et les bijoux y restaient enterrés, mais qu’on pourrait les recouvrer facilement si j’allais les chercher moi-même. Je lui disais tout cela, pour que son avarice l’aveuglât plutôt que ma beauté. Pendant cet entretien, on vint lui dire que j’étais accompagnée par un des plus beaux jeunes hommes qui se pût imaginer. Je reconnus aussitôt qu’on parlait de Don Gaspar Grégorio, dont la beauté surpasse en effet celles que l’on vante le plus. Je me troublai, en considérant le péril que courait Don Grégorio ; car, parmi ces barbares infidèles, on estime plus un garçon jeune et beau qu’une femme, quelque belle qu’elle soit. Le dey donna l’ordre qu’on l’amenât sur-le-champ devant lui, et me demanda si ce qu’on disait de ce jeune homme était la vérité. Alors, moi, comme si le ciel m’eût inspirée, je lui répondis sans hésiter : « Oui, cela est vrai ; mais je dois vous faire savoir que ce n’est point un garçon : c’est une femme comme moi. Permettez, je vous en supplie, que j’aille l’habiller dans son costume naturel, pour qu’elle montre complètement sa beauté, et qu’elle paraisse avec moins d’embarras devant vous. » Il répliqua qu’il y consentait, et que le lendemain nous nous entendrions sur les moyens à prendre pour que je retournasse en Espagne chercher le trésor enfoui. Je courus parler à Don Gaspar ; je lui contai le péril qu’il courait à se montrer sous ses habits d’homme. Je l’habillai en femme moresque ; et, le soir même, je le conduisis en présence du dey, qui fut ravi en le voyant, et conçut l’idée de garder cette jeune fille pour en faire présent au grand-seigneur. Mais, afin d’éviter le péril qu’elle pourrait courir, même de lui, dans le sérail de ses femmes, il ordonna qu’elle fût confiée à la garde et au service de dames moresques de qualité, chez lesquelles Don Grégorio fut aussitôt conduit. La douleur que nous ressentîmes tous deux, car je ne puis nier que je l’aime, je la laisse juger à ceux qui se séparent quand ils s’aiment tendrement. Le dey, bientôt après, décida que je reviendrais en Espagne sur ce brigantin, accompagnée par deux Turcs de nation, ceux-là mêmes qui ont tué vos soldats. Je fus également suivie par ce renégat espagnol (montrant celui qui avait parlé le premier), duquel je sais qu’il est chrétien au fond de l’âme, et qu’il vient plutôt avec le désir de rester en Espagne que de retourner en Berbérie. Le reste de la chiourme se compose de Mores et de Turcs, qui ne servent qu’à ramer sur les bancs. Les deux Turcs, insolents et avides, sans respecter l’ordre qu’ils avaient reçu de nous mettre à terre, moi et ce renégat, sur la première plage espagnole, et en habits de chrétiens, dont nous étions pourvus, voulurent d’abord écumer cette côte, et faire, s’ils pouvaient, quelque prise, craignant que, s’ils nous mettaient d’abord à terre, il ne nous arrivât quelque accident qui fît découvrir que leur brigantin restait en panne, et que, s’il y avait des galères sur la côte, on ne les eût bientôt pris. Hier soir, nous avons abordé cette plage sans avoir connaissance de ces quatre galères ; on nous a découverts aujourd’hui, et il nous est arrivé ce que vous avez vu. Finalement, Don Grégorio reste en habit de femme parmi des femmes, et dans un imminent danger de la vie ; moi, je me vois les mains attachées, attendant la mort, qui me délivrera de mes peines. Voilà, seigneurs, la fin de ma lamentable histoire, aussi véritable que pleine de malheurs. La grâce que je vous prie de m’accorder, c’est de me laisser mourir en chrétienne ; car, ainsi que je l’ai dit, je n’ai nullement partagé la faute où sont tombés ceux de ma nation. » À ces mots, elle se tut, les yeux gonflés de larmes amères, auxquelles se mêlaient les pleurs de la plupart des assistants.

Ému, attendri, le vice-roi s’approcha d’elle sans dire une parole, et, de ses propres mains, détacha la corde qui attachait les belles mains de la Morisque chrétienne. Tout le temps qu’elle avait conté son étrange histoire, un vieux pèlerin, qui était entré dans la galère à la suite du vice-roi, avait tenu ses yeux cloués sur elle. Dès qu’elle eut cessé de parler, il se précipita à ses genoux, les serra dans ses bras, et, la voix entrecoupée par mille soupirs et mille sanglots, il s’écria : « Ô Ana-Félix, ma fille, ma fille infortunée ! je suis ton père Ricote, qui retournais te chercher, car je ne puis vivre sans toi, sans toi qui es mon âme. » À ces paroles, Sancho ouvrit les yeux, et releva la tête qu’il tenait penchée, rêvant à sa disgracieuse promenade ; et, regardant avec attention le pèlerin, il reconnut que c’était bien Ricote lui-même, qu’il avait rencontré le jour où il quitta son gouvernement. Il reconnut également sa fille, qui, les mains détachées, embrassait son père, en mêlant ses larmes aux siennes. Le père dit au général et au vice-roi : « Voilà, seigneurs, voilà ma fille, plus malheureuse dans ses aventures que dans son nom. Elle s’appelle Ana-Félix, et porte le surnom de Ricote, aussi célèbre par sa beauté que par ma richesse. J’ai quitté ma patrie pour aller chercher un asile chez les nations étrangères, et, l’ayant trouvé en Allemagne, je suis revenu en habit de pèlerin, et en compagnie d’autres Allemands, pour chercher ma fille et déterrer les richesses que j’avais enfouies. Je n’ai plus trouvé ma fille, mais seulement le trésor que je rapporte avec moi ; et maintenant, par ces étranges détours que vous avez vus, je viens de retrouver le trésor qui me rend le plus riche, ma fille bien-aimée. Si notre innocence, si ses larmes et les miennes peuvent, à la faveur de votre justice, ouvrir les portes à la miséricorde, usez-en à notre égard, car jamais nous n’avons eu le dessein de vous offenser, et jamais nous n’avons pris part aux projets de nos compatriotes, qui sont exilés justement. — Oh ! je connais bien Ricote, dit alors Sancho, et je sais qu’il dit vrai quant à ce qu’Ana-Félix est sa fille. Mais pour ces broutilles d’allées et de venues, de bonnes ou de mauvaises intentions, je ne m’en mêle pas. »

Tous les assistants restaient émerveillés d’une si étrange aventure. « En tout cas, s’écria le général, vos larmes ne me laisseront point accomplir mon serment. Vivez, belle Ana-Félix, autant d’années que le Ciel vous en réserve, et que le châtiment de la faute retombe sur les insolents et les audacieux qui l’ont commise. » Aussitôt il ordonna de pendre à la vergue les deux Turcs qui avaient tué ses soldats. Mais le vice-roi lui demanda instamment de ne pas les faire mourir, puisqu’il y avait de leur part plus de folie que de vaillance. Le général se rendit aux désirs du vice-roi ; car il est difficile que de sang-froid les vengeances s’exécutent.

On s’occupa aussitôt des moyens de tirer Gaspar Grégorio du péril où il était resté. Ricote offrit pour sa délivrance plus de deux mille ducats qu’il avait en perles et en bijoux. Plusieurs moyens furent mis en avant ; mais aucun ne valut celui que proposa le renégat espagnol dont on a parlé. Il s’offrit de retourner à Alger dans quelque petit bâtiment d’environ six bancs de rames, mais armé de rameurs chrétiens, parce qu’il savait où, quand et comment on pourrait débarquer, et qu’il connaissait aussi la maison où l’on avait enfermé Don Gaspar. Le général et le vice-roi hésitaient à se fier au renégat, et surtout à lui confier les chrétiens qui devraient occuper les bancs des rameurs. Mais Ana-Félix répondit de lui, et Ricote s’engagea à payer le rachat des chrétiens s’ils étaient livrés. Quand cet avis fut adopté, le vice-roi descendit à terre, et Don Antonio Moréno emmena chez lui la Morisque et son père, après que le vice-roi l’eût chargé de les accueillir et de les traiter avec tous les soins imaginables, offrant de contribuer à ce bon accueil par tout ce que renfermait sa maison, tant étaient vives la bienveillance et l’affection qu’avait allumées dans son cœur la beauté d’Ana-Félix !


  1. C’était le hourra de l’époque.
  2. Don Luis Coloma, comte d’Elda, commandait l’escadre de Barcelone, en 1614, lorsqu’on achevait l’expulsion des Morisques.
  3. Commandant d’un navire algérien.
  4. Le vice-roi de Barcelone était, en 1614, don Francisco Hurtado de Mendoza, marquis d’Almazan.