Ch. Vimont (p. 43-50).



CHAPITRE VII.


Cette vie de délices et d’uniformité que l’Indienne et Julien trouvèrent dans la solitude pouvait-elle durer au pays des passions politiques, et avec un homme qui avait été déjà membre du Parlement ? Un matin, Julien reçut plusieurs lettres ; en en lisant une, il rougit ; Anna, qui le regardait, prit la lettre, déjà jalouse. Cette lettre disait : « J’ai appris votre retour des Indes ; il faut rentrer aux affaires ; les opinions de votre père n’ont pu engager les vôtres. J’ai un bourg dont nous pourrons causer, si vous venez me voir. »

« Pourquoi avez-vous rougi ? demanda l’Indienne. Est-ce une femme qui a ce bourg ?

— Non, c’est lord Hampshire,

— Pourquoi donc avez-vous rougi ?

— Il parle de quitter les opinions qui me firent avoir les votes de ma province après la mort de mon père ; sa proposition m’a indigné et m’a séduit à la fois : voilà pourquoi j’ai rougi. Je donnerais beaucoup pour rentrer au Parlement ; mais mes opinions, c’est trop.

— Lord Hampshire est donc du parti tory ?

— Oui ; il marche avec le duc de Wellington : autrefois ami de mon père, il lui plairait de m’aider dans la carrière en m’acquérant à son parti, dont il a l’amabilité et la bienveillance ; car ce parti tory, unissant la grâce à la hauteur, accueille avec bonté la jeunesse qui se distingue ou promet de se distinguer.

— Pourquoi ne voulez-vous pas marcher avec les Torys ?

— Si je n’avais pris mes opinions que comme des moyens, ainsi qu’il arrive souvent chez nous, je pourrais accepter les offres de lord Hampshire ; mais mes opinions naissent de mes sentimens et de mes observations, elles tiennent à ma conscience : je ne puis les abandonner.

— Vous n’irez donc pas voir lord Hampshire ?

— Oui, j’irai. Il est à sa terre : cela nous séparera deux jours ; y consentez-vous ?

— Pourquoi le voir, si vous ne voulez pas accepter son offre ?

— Lord Hampshire peut m’apprendre des choses importantes ; c’est à la fois un homme du monde et un homme d’affaires, élégant et ambitieux comme notre haute aristocratie ; d’ailleurs, j’aime qu’il sache ma manière de voir. Mais si vous ne voulez pas que j’aille chez lui, je lui écrirai.

— Non, allez-y, répondit tendrement Anna, et ne restez pas plus de temps qu’il ne faut. »

Julien se décida à partir le soir même ; la lettre qu’il avait reçue l’agitait : c’était le premier souvenir qu’il retrouvait de sa vie politique. Il contait avec chaleur à l’Indienne sa première entrée au Parlement, les succès qu’il avait obtenus alors, malgré sa timidité. Il la pressait ensuite dans ses bras, rappelé à l’amour avec enchantement ; mais cette fois l’amour venait d’une exaltation étrangère à lui. Anna, intéressée, quoique jalouse, curieuse de ce gouvernement dont on lui avait tant parlé dans les Indes, cherchait la supériorité qui faisait dominer l’Angleterre. Mais le soir, quand Julien la quitta, après des adieux touchans où il mit la tendresse dont son âme était remplie, elle pleura long-temps, et souhaita ardemment son retour. Le lendemain elle reçut de lui un mot aimable qui la consola ; et quand vint le soir, comme elle n’avait plus qu’une nuit à passer pour le voir, elle s’endormit dans la joie ; mais son réveil fut triste, car on lui remit une lettre de Julien qui lui disait être retenu chez lord Hampshire pour des affaires importantes. Passe-t-il aux Torys ? se demanda-t-elle, et quelle est donc la force de ces opinions qu’il ne doit pas changer ? Elle dîna seule et triste. Comme elle rentrait, plus tard, dans sa chambre, sans l’espérance de voir Julien le lendemain, elle entendit le bruit d’une chaise de poste, et on frappa à la maison, qui était déjà fermée. L’Indienne sonna, la maison s’éveilla, et la voix de Julien se fit entendre. Anna entendit son pas léger, et rapide, sur l’escalier ; il entra, heureux de la revoir, et si tendre et si gracieux à son retour, qu’Anna fut presque contente de l’avoir perdu deux jours.

« Que je vous aime ! disait-il ; que c’est triste d’être sans vous deux jours ! Que j’ai pensé à vous ! » Il ajouta : « Ce n’est pas que lord Hampshire m’ait laissé libre. Mon Dieu, que d’affaires ! j’ai cru ne pouvoir jamais partir. C’était tous les jours de nouvelles discussions ; les chefs du parti tory étaient là ; les plus graves questions s’agitaient : on a tout passé en revue, et il n’est pas jusqu’à vos Indes dont nous n’ayons décidé l’avenir.

— Enfin, vous passez avec eux ?

— Qu’en diriez-vous, Anna ?

— Je dirais que d’autres l’ont fait aussi.

— Eh bien, j’ai résisté durant trois jours à leur éloquence, à mes passions qui me poussent aux affaires ; je dis plus, à quelques sentimens par lesquels je sympathise avec eux et qui me les feront peut-être joindre dans l’avenir.

— Ainsi vous n’acceptez pas le bourg ?

— Non.

— Mais vous le regrettez beaucoup ; vous n’aimez que la politique.

— Je n’aime que vous, et ne parlons que de vous. »